(Dakar, le 22 octobre 2010) - Dans l'ouest de la Côte d'Ivoire, des gangs criminels bien armés infligent aux habitants un flot incessant d'exactions, notamment des agressions, des vols et des violences sexuelles, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Les autorités ivoiriennes, qui se sont abstenues d'empêcher ces violences ou d'y répondre, devraient effectuer des patrouilles dans les zones durement touchées, mener des enquêtes sur les crimes, engager des poursuites contre leurs auteurs, et sanctionner les membres des forces de sécurité qui ont failli à leur devoir de protéger la population.
Le rapport de 72 pages, intitulé « Terrorisés et abandonnés : L'anarchie, le viol et l'impunité dans l'ouest de la Côte d'Ivoire », documente les violences physiques et sexuelles souvent brutales qui ont lieu dans les régions administratives du Moyen Cavally et des Dix-Huit Montagnes, situées dans l'ouest du pays. La criminalité généralisée a été alimentée par la désintégration des institutions juridiques, l'échec du processus de désarmement qui a laissé la région envahie par les armes ainsi que par le refus des agents de l'État de répondre aux attaques.
Après des reports répétés de l'organisation de l'élection présidentielle au cours des cinq dernières années, les Ivoiriens doivent finalement se rendre aux urnes le 31 octobre 2010. Les candidats présidentiels devraient aborder la façon dont ils répondront à ces questions relatives aux droits humains et rétablir des institutions judiciaires fonctionnelles dans tout le pays, a ajouté Human Rights Watch.
« Tandis que les politiciens et les diplomates étrangers débattent au sujet des préparatifs de l'élection, les habitants de l'ouest de la Côte d'Ivoire sont consumés par la peur d'être victime d'un vol commis avec violence, ou d'être tirée hors d'un autobus et violée », a déclaré Corinne Dufka, chercheuse senior pour l'Afrique de l'Ouest à Human Rights Watch. « Améliorer cet état de choses honteux devrait représenter une priorité urgente pour le vainqueur de l'élection. »
Le rapport s'appuie sur des entretiens menés auprès de plus de 80 victimes et témoins d'actes de violence et d'extorsion, ainsi que de fonctionnaires, de membres des forces de l'ordre et de l'armée, de soldats rebelles, de représentants des Nations Unies et d'organisations non gouvernementales, et de diplomates.
Un conflit armé qui s'est déroulé en 2002 et 2003 a opposé les forces gouvernementales et les milices soutenues par le gouvernement - 25 000 pour la seule région du Moyen Cavally - aux Forces nouvelles, une alliance de factions rebelles du nord et de l'ouest. En raison de la prolifération d'armes et aussi de la présence de combattants irréguliers dans la région, l'ouest a été la zone la plus durement touchée par le conflit.
Un cessez-le-feu en mai 2003 a marqué la fin officielle des hostilités, suivi par plusieurs accords de paix initiés par la France, l'organisation régionale de la CEDEAO, l'Union africaine et les Nations Unies. Le pays demeure divisé cependant, et le gouvernement s'abstient largement de rétablir le contrôle dans certaines zones du pays ou de reconstruire les institutions. L'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) reste dans le pays avec un effectif de 8 400 personnes, tandis qu'un embargo de l'ONU sur les armes, une force française de maintien de la paix, ainsi que d'autres mesures sont toujours en place pour aider à maintenir la paix.
Une existence quotidienne sous le signe de la peur
Des gangs criminels dans l'ouest de la Côte d'Ivoire attaquent régulièrement les habitants dans leurs maisons, alors qu'ils travaillent dans leurs champs, et tandis qu'ils se rendent à pied au marché ou se déplacent entre leurs villages et les principales villes de la région. Les attaques atteignent un point culminant les jours de marchés hebdomadaires, quand les femmes des villages convergent vers le marché pour acheter et vendre des marchandises, et aussi pendant la récolte de cacao, de novembre à mars.
Les groupes de bandits, connus sous le nom de « coupeurs de route », mettent en place des barrages routiers de fortune pour ensuite encercler leurs victimes alors qu'elles se rendent à pied au marché ou qu'elles voyagent à bord de véhicules de transport. Presque toujours masqués, ces gangs sont armés de fusils d'assaut kalachnikovs, de fusils de chasse, de longs couteaux et de machettes. Les assaillants travaillent méticuleusement, dépouillant souvent leur victimes pour trouver jusqu'à la dernière pièce de monnaie, leur font subir des agressions physiques et, parfois, tuent les personnes qui refusent de se séparer de leur argent ou qui tentent d'identifier leurs agresseurs.
Human Rights Watch a interrogé 10 chauffeurs de véhicules de transport public dans l'ouest qui, à eux tous, avaient été victimes de 17 attaques sur les routes entre novembre 2009 et juillet 2010. Ils ont fourni des exemples de dizaines d'attaques similaires contre d'autres chauffeurs.
Lors de ces attaques, des centaines de femmes et de filles ont été agressées sexuellement, violées, parfois collectivement. Au cours des entretiens menés auprès des victimes et des témoins, Human Rights Watch a documenté 109 cas de viol au Moyen Cavally et aux Dix-Huit Montagnes depuis janvier 2009, et le nombre total de victimes est très probablement beaucoup plus élevé.
Les assaillants procèdent habituellement en tirant les femmes et les filles hors des camions, une par une, les entraînent dans la brousse et les violent tandis que d'autres bandits montent la garde. Human Rights Watch a documenté plusieurs attaques au cours desquelles des hommes armés ont violé plus d'une dizaine de femmes et de filles qu'ils avaient fait sortir de force de véhicules de transport. Lors d'un incident unique en janvier, au moins 20 femmes et filles ont été violées. Au cours des violations de propriétés, les gangs criminels ligotent les maris et les forcent à regarder les attaquants en train de violer leurs épouses, leurs filles et d'autres parentes. Les bandits s'en sont pris aussi à des enfants très jeunes, y compris des bébés, et à des femmes de plus de 70 ans.
Une femme de 32 ans a décrit une de ces attaques survenue alors qu'elle revenait du marché avec quatre autres femmes au mois de janvier :
« Nous étions loin de chez moi dans la forêt ; j'avais mon bébé avec moi quand [les bandits] nous ont arrêtées au milieu de la route. Ils m'ont attrapée et ils ont dit : ‘Enlève le bébé', et ils ont pris mon bébé et l'ont jeté par terre. Ils m'ont battue encore et encore avec l'extrémité de la kalach [fusil d'assaut kalachnikov]. Mon bébé était dans les buissons et ils me violaient.... Quand ils ont eu fini, je suis allée ramasser mon bébé. Ils m'ont frappée, et mon bébé est tombé de nouveau. »
Les habitants vivent dans la peur en raison de la fréquence de ces attaques ; pour beaucoup d'entre eux, cette peur a gravement porté atteinte à leur mode de vie et entraîné des changements importants de style de vie. D'autres vivent tout simplement dans la terreur d'une attaque éventuelle la prochaine fois qu'eux-mêmes ou un de leurs proches se rendra à pied au marché ou se déplacera pour vendre du cacao. Voyager de nuit est impossible dans la plupart des endroits, mais de jour c'est à peine mieux. Terrifiés par les répercussions s'ils parlent des attaques, les victimes et les témoins interrogés dans le cadre du rapport ont souvent refusé de divulguer ne serait-ce que leur prénom, tandis que d'autres personnes regardaient autour d'elles à maintes reprises au cours des entretiens, disant qu' « aucun endroit n'est sûr ».
« La récolte de cacao, l'activité économique la plus importante pour de nombreuses familles ivoiriennes, commence bientôt », a indiqué Corinne Dufka. « Les autorités ivoiriennes, avec la force de maintien de la paix de l'ONU, devraient prendre des mesures urgentes afin de renforcer leurs patrouilles et éviter que les habitants de l'extrême ouest ne traversent cinq mois de cauchemar. »
Inaction et pratiques abusives des autorités ivoiriennes
Le gouvernement de la Côte d'Ivoire a failli à son obligation de protéger la population dans l'ouest du pays, en dépit des appels à l'aide lancés par les habitants. Les demandes de protection des victimes contre un danger immédiat et les signalements de crimes aux policiers ou aux gendarmes se heurtent à l'inaction voire, dans de multiples cas, à des tentatives d'extorsion.
Des dizaines de victimes, notamment des chauffeurs, des passagers, ainsi que des femmes et des filles qui ont été violées alors qu'elles voyageaient à bord de véhicules de transport, ont indiqué s'être rendues à des postes de contrôle tenus par des policiers et des gendarmes - ostensiblement mis en place par le gouvernement pour apporter la sécurité dans des zones à criminalité élevée - immédiatement après une attaque et avoir demandé aux policiers et aux gendarmes de poursuivre les assaillants. Les victimes ont unanimement indiqué avoir été accueillies avec peu d'intérêt ou des réactions dédaigneuses et, dans presque chaque cas, les policiers ou les gendarmes ont refusé de quitter leurs postes de contrôle ou bien d'appeler des renforts par téléphone ou par radio.
Dans un cas, un groupe de cinq femmes qui avaient échappé à pied à une attaque d'hommes armés et avaient réussi à arriver jusqu'à un poste de contrôle ont signalé aux gendarmes que quatre autres femmes étaient encore détenues par leurs agresseurs. Ces femmes ont supplié les autorités de secourir leurs amies, mais elles ont rapporté que les policiers leur avaient dit : « Ce n'est pas notre travail, notre travail se limite à la garde du poste de contrôle. »
Dans un autre cas, un chauffeur a expliqué à Human Rights Watch qu'il avait imploré les forces de sécurité de poursuivre les bandits qui venaient tout juste d'attaquer son véhicule transportant 20 passagers à quelques kilomètres de là. Les gendarmes ne se sont jamais déplacés et, devant une jeune fille qui venait d'être violée, ont déclaré dédaigneusement : « Vous avez de la chance, il n'y a aucun mort parmi vous. »
Dans des dizaines de cas documentés par Human Rights Watch, les victimes de violences tant au Moyen Cavally qu'aux Dix-Huit Montagnes ont indiqué que les policiers ou les gendarmes réclament de l'argent quand les victimes portent plainte, aggravant le manque d'accès à la justice. Ceux qui se livrent ouvertement à des actes d'extorsion sont rarement sanctionnés et, dans certains cas, leurs supérieurs sont directement impliqués dans les profits tirés de ce racket.
Les rares cas qui donnent lieu à des enquêtes sont jugés au sein d'un système criblé de déficiences, notamment des tribunaux inaccessibles, des officiers judiciaires corrompus et absents et la non existence de programmes de protection des témoins. En même temps, des lacunes dramatiques au sein du système carcéral, notamment la corruption ainsi que des installations et un nombre de gardiens insuffisants, ont conduit à la libération prématurée ou illégale des auteurs présumés qui sont en détention provisoire ou même de criminels condamnés. Une fois libérés, ces individus sont libres de se venger de leurs victimes pour les avoir dénoncés.
En outre, les forces de sécurité ivoiriennes et les rebelles des Forces nouvelles dans le nord sont impliqués dans des actes généralisés d'extorsion, du racket à petite et grande échelle ainsi que dans d'autres atteintes aux droits humains. Dans la région du Moyen Cavally contrôlée par le gouvernement, les policiers et les gendarmes utilisent leurs postes de contrôle pour réclamer des pots-de-vin pour traverser, portant atteinte aux moyens de subsistance des chauffeurs, des marchands et des femmes vendant sur les marchés. Les personnes perçues comme des immigrants sont prises pour cible d'actes d'extorsion particulièrement acharnée et sont souvent provoquées, volées et agressées physiquement si elles refusent de payer.
Dans la région des Dix-Huit Montagnes, encore largement sous le contrôle de fait des Forces nouvelles, des soldats rebelles se répandent dans les postes de contrôle, les commerces et les stands des marchés pour réclamer de l'argent, en recourant à l'intimidation et à la violence pour faire respecter leurs exigences. Human Rights Watch a établi que dans la seule région des Dix-Huit Montagnes, les Forces nouvelles extorquent chaque année l'équivalent de dizaines de millions d'euros, pour l'essentiel aux personnes impliquées dans tous les secteurs des industries du cacao et du bois de construction.
« Les forces de police et de sécurité ont complètement failli à leur obligation de protéger la population de l'ouest de la Côte d'Ivoire contre le banditisme effroyable de ces gangs criminels », a conclu Corinne Dufka. « Le gouvernement doit de toute urgence améliorer sa riposte à cet état d'anarchie complète, qui cause des ravages dans les vies de la population locale. »