La question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est à nouveau au cœur des débats en France et en Allemagne à l'occasion des élections européennes du 7 juin. Lors d'une réunion de L'Union démocrate chrétienne à laquelle il a participé le 10 mai dernier, le président Nicolas Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel ont réaffirmé leur opposition à l'adhésion de la Turquie, s'exprimant en faveur d'un "partenariat privilégié".
Nous en sommes persuadés : le soutien de la France et de l'Allemagne à l'option floue du "partenariat privilégié" avec la Turquie a gravement nui à l'influence de l'UE en Turquie pour la promotion des droits humains, de la démocratisation et de l'Etat de droit. Les Etats membres de l'UE qui sont hostiles à l'adhésion de la Turquie doivent reconnaître que l'alternative qu'ils soutiennent a favorisé le conservatisme plutôt que les réformes.
La notion de "partenariat privilégié" n'est pas claire. La Turquie a conclu une union douanière avec l'UE en 1995. Elle fait partie de l'OTAN depuis des décennies et est membre du Conseil de l'Europe depuis 1949. Aucun Etat européen n'a fourni d'explication sur ce que serait un "partenariat privilégié" au-delà de la relation que la Turquie entretient déjà avec l'UE.
La perspective de l'adhésion à l'UE a été un facteur important de motivation au cours de la remarquable période de réformes en Turquie entre 2001 et 2005. Cette période a vu des avancées importantes telles que l'abolition de la peine de mort, le droit au conseil juridique pour les personnes incarcérées, l'amélioration des procédures criminelles, la révision du code pénal et une meilleure protection du droit d'association.
Le gouvernement du Parti pour la Justice et le Développement (AKP) n'a clairement pas su maintenir le rythme des réformes après l'ouverture en novembre 2005 des négociations pour l'adhésion de la Turquie à l'UE.
Il a aussi trahi sa promesse de réviser la Constitution après sa large victoire aux élections de juillet 2007. De surcroît, même si le gouvernement aurait dû se montrer bien plus résolu à continuer les réformes, il a dû faire face à l'obstruction d'une armée et d'un pouvoir judiciaire hostiles.
En juillet dernier, le parti au pouvoir a manqué de peu d'être dissout par la Cour constitutionnelle turque, qui a jugé que les mesures prises par le gouvernement en vue de lever l'interdiction du port du voile pour les femmes dans les universités était "anti-laïque". Un procès est en cours, sans doute le plus important dans toute l'histoire de la Turquie, tendant à prouver que des haut-gradés de l'armée auraient participé à fomenter un coup d'Etat contre le gouvernement de l'AKP.
Ainsi, beaucoup des problèmes de la Turquie relèvent de luttes politiques internes. Mais pas uniquement.
L'UE est aussi en partie responsable de cette situation. En dépit de la décision d'ouvrir des négociations en 2005, certains Etats européens, dont la France et l'Allemagne, sont revenus sur leur engagement, autorisant la poursuite des négociations tout en affirmant que l'adhésion pure et simple ne serait jamais une option. La conclusion qui s'impose est la suivante : la position équivoque de l'UE sur la Turquie et le fait que les membres les plus influents de l'UE poussent dans la direction du "partenariat privilégié", ont amoindri la capacité de l'UE à promouvoir les réformes en faveur des droits humains en Turquie et ont, de fait, renforcé les juges turcs, qui se voient désormais comme les protecteurs des intérêts de la Turquie contre le droit international, et les procureurs qui, eux, ferment les yeux sur la violence policière.
Suite aux élections locales du 29 mars remportées par l'AKP - avec un score en baisse sensible - l'attente est forte pour que ce parti mette un terme à cette période d'impasse politique et renoue avec les réformes, modifie la Constitution et prenne des mesures décisives pour concrétiser son ambition européenne. Le procès en cours d'officiers accusés d'avoir fomenté un coup d'Etat est également une occasion unique pour la Turquie de commencer à se pencher sur les graves violations des droits humains perpétrées en Turquie au cours des dernières années, et de promouvoir le respect de l'Etat de droit et de la démocratie.
Si l'UE s'intéresse à ces avancées et veut favoriser la réforme en Turquie, les Etats membres devraient s'exprimer d'une seule voix et soutenir clairement le processus d'adhésion de la Turquie, tout en veillant à ce que la Turquie se conforme aux "critères de Copenhague" qui exigent un respect véritable des droits humains. Même si une incertitude plane sur la capacité de la Turquie à se conformer à ces critères, l'engagement sincère à juger ce pays équitablement au regard de ces critères reste la meilleure façon de s'assurer que la Turquie respecte les droits humains.
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Emma Sinclair-Webb, chercheuse sur la Turquie au sein de Human Rights Watch
Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau de Paris de Human Rights Watch