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Lettre au gouvernement français

Lettre à Mme Dati, Garde des Sceaux, et à Mme Alliot-Marie, Ministre de l'Intérieur

Nous nous adressons à vous afin d'attirer votre attention sur les conclusions de deux examens récents du bilan de la France en matière de droits humains, réalisés par deux instances internationales des droits humains faisant autorité. En juillet, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a effectué un examen approfondi du respect par la France de ses obligations envers le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En mai, la France se trouvait parmi le deuxième groupe de pays examinés dans le cadre du nouveau mécanisme d'Examen périodique universel (EPU) au Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Les deux mécanismes ont rigoureusement étudié la compatibilité des politiques et de la législation de la France en matière de lutte contre le terrorisme avec ses obligations internationales au regard des droits humains.

Dans le contexte de son projet global portant sur le respect des droits humains dans la lutte contre le terrorisme, Human Rights Watch a examiné les pratiques et la législation françaises en matière de lutte contre le terrorisme dans deux rapports en 2007 et 2008. «Au nom de la prévention : des garanties insuffisantes concernant les éloignements pour des raisons de sécurité nationale », publié en juin 2007, examine comment les procédures relatives à l'éloignement  
 
forcé de ressortissants étrangers accusés de liens avec le terrorisme et l'extrémisme manquent de garanties suffisantes contre des violations des droits fondamentaux, par exemple la protection contre le renvoi vers un pays où existent des risques de tortures ou autres mauvaistraitements. « La justice court-circuitée : les lois et procédures antiterroristes en France. » publié en juillet 2008, montre que plusieurs aspects de l'approche de la justice pénale de la France en matière de lutte contre le terrorisme posent problème et mettent à mal l'Etat de droit et les normes internationales en matière de procès équitable. Les préoccupations exprimées par le Comité des droits de l'homme, ainsi que par des pays pairs au cours de l'Examen périodique universel (EPU), rejoignent nombre de nos conclusions. Nous vous pressons d'agir sur la base des recommandations formulées dans les Observations finales du Comité et le Rapport du Groupe de travail sur l'EPU de la France, afin de mettre les pratiques et les lois françaises en conformité avec les lois internationales en matière de droits humains.  
 
Interdiction absolue de renvois vers un pays où existent des risques de torture et autres mauvais traitements. Le Comité des droits de l'homme a souligné que la France avait une obligation contraignante de garantir que toute décision de renvoyer un étranger, y compris un demandeur d'asile, vers son pays d'origine soit prise à l'issue d'une procédure équitable permettant d'évaluer effectivement le risque de violations des droits humains encouru par l'intéressé à son retour. A cet égard, le Comité a exprimé son inquiétude concernant l'absence de suspension automatique de l'expulsion en cas d'appel, lorsque la « sécurité nationale » est en jeu. Tous les individus frappés d'un arrêté d'expulsion, selon le Comité, devraient disposer de suffisamment de temps pour déposer une demande d'asile, bénéficier de l'assistance d'un traducteur et pouvoir « exercer leur droit de recours avec effet suspensif ».  
 
La question a également été soulevée au cours de l'EPU de la France au Conseil des droits de l'homme. Le Rapport du Groupe de travail sur l'examen de la France a noté parmi ses recommandations que la France devrait « faire des efforts concluants pour respecter ses obligations internationales lui imposant de ne renvoyer aucune personne par la force dans un pays où elle pourrait risquer de subir de graves violations de ses droits fondamentaux, notamment la torture ou d'autres mauvais traitements », et qu'elle devrait « adopter de nouvelles mesures (...) pour être sûre de pouvoir répondre aux demandes éventuelles du Comité contre la Torture en prenant dans certains cas des mesures provisoires en vue de prévenir les infractions aux dispositions de la Convention contre la Torture ».  
Selon la loi en vigueur, le défaut de suspension automatique des expulsions en cas d'appel crée une situation dans laquelle les personnes frappées d'expulsion n'ont pas accès à un recours effectif. Les personnes craignant que leur expulsion ne les expose à des risques de subir la torture ou des mauvais traitements peuvent présenter une requête en référé liberté, et le juge du référé liberté doit décider dans les 48 heures de suspendre ou non l'arrêté d'expulsion et/ou l'arrêté désignant le pays de retour.  
 
Une décision négative peut faire l'objet d'un recours devant la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d'Etat. Si les autorités suspendent en général l'expulsion pendant que le juge de référé liberté examine le cas, elles n'en ont pas l'obligation. Dans des cas impliquant la sécurité nationale, la présentation d'un recours en matière d'asile suspend l'expulsion seulement en première instance. De ce fait, une décision négative initiale de l'Office français des réfugiés peut entraîner la reconduite immédiate à la frontière même si l'intéressé a formé un recours contre la décision devant la Commission de recours des réfugiés.  
 
Human Rights Watch note avec satisfaction la réforme législative de novembre 2007 donnant aux personnes désirant demander asile en France le droit à un recours dans ce pays contre le refus d'entrée sur le territoire. La réforme a été entreprise pour se conformer avec une décision d'avril 2007 de la Cour européenne des droits de l'homme jugeant que la France avait violé les droits d'un demandeur d'asile érythréen, parce qu'il n'avait eu accès à aucun recours suspensif à la suite du refus de son admission en France au titre de l'asile. Dans cette affaire, la Cour européenne a jugé que la « pratique » de suspendre l'expulsion jusqu'à ce qu'une décision soit prise sur des requêtes en référé liberté « ne peut pas se substituer à une garantie de procédure fondamentale de recours suspensif ». Toutefois, la réforme n'a pas étendu ce droit à d'autres personnes qui encourent un risque de mauvais traitement en cas de renvoi vers le pays d'origine.  
 
Le Comité de l'ONU contre la Torture (CAT) a condamné la France par deux fois depuis 2005 pour avoir refoulé des personnes qui avaient fait état de leurs craintes d'être torturées au retour dans leur pays, avant que leurs recours aient été complètement examinés. Dans les deux cas, la France a ignoré les demandes formulées par le CAT pour l'adoption de mesures provisoires pendant que le Comité examinait les recours. Le cas le plus récent, en mai 2007, concernait Adel Tebourski, détenteur de la double nationalité française et tunisienne, et déchu de sa nationalité française afin d'être expulsé vers la Tunisie en août 2006.  
 
Normes internationales pour un procès équitable. Le Comité des droits de l'homme ainsi que le mécanisme de l'EPU ont noté que des aspects des procédures et du droit pénal français dans les affaires de terrorisme posent problème. Le Comité a exprimé de graves préoccupations au sujet du manque de protections appropriées pendant la garde à vue ainsi que de la longueur de la détention provisoire dans les affaires de terrorisme. Le Rapport du Groupe de travail sur l'EPU de la France fait référence aux préoccupations exprimées par le Rapporteur spécial de l'ONU, Martin Scheinin, à l'égard de la protection des droits humains dans le cadre de la lutte de la France contre le terrorisme. Ces préoccupations ont fait l'objet d'une communication au gouvernement français en avril 2006. M. Scheinin a soulevé des questions portant sur la définition vague des délits de terrorisme dans le code pénal, la prolongation de la garde à vue et l'accès tardif à un avocat pendant la garde à vue, ainsi que sur la longueur de la détention provisoire. Human Rights Watch souhaite savoir si le gouvernement français a déjà répondu au Rapport du Groupe de travail, comme il s'était engagé à le faire pour juillet 2008.  
 
Garde à vue. Notant que les personnes soupçonnées d'actes de terrorisme peuvent être maintenues jusqu'à six jours en garde à vue avant d'être déférées devant un juge, le Comité s'est dit préoccupé par le fait que les suspects n'ont accès à un avocat qu'après 72 heures de garde à vue, et que les suspects ne sont pas informés de leur droit à garder le silence.  
 
Le Comité a pressé le gouvernement de faire en sorte que toute personne arrêtée du chef d'une infraction pénale, y compris d'un acte de terrorisme, soit déférée devant un juge « dans les plus brefs délais ». Conscient que le droit de s'entretenir avec un avocat « constitue (...) une garantie fondamentale contre les mauvais traitements », le Comité a déclaré que le gouvernement devrait faire en sorte que les personnes soupçonnées de terrorisme bénéficient sans délai de l'assistance d'un avocat. Le Comité a exprimé ses préoccupations sur l'accès tardif à un avocat dans les affaires de terrorisme dans ses Observations finales de 1997 sur le troisième rapport périodique de la France. Enfin, le Comité a stipulé que toute personne arrêtée du chef d'une infraction pénale devrait être informée qu'elle a le droit de garder le silence pendant l'interrogatoire de police.  
 
Le manque de protections pendant la garde à vue dans les pratiques et les lois en vigueur met à mal le droit des détenus à une défense effective, garanti à l'Article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR), à un moment critique. Pendant la garde à vue, les détenus ont un accès extrêmement limité aux conseils d'un avocat. Cet accès n'est garanti qu'au bout de 72 heures (ou 96 heures si la garde à vue est portée à six jours). Les visites suivantes ne sont autorisées qu'au bout de 24 heures. Chaque visite est limitée à 30 minutes, et l'avocat n'a accès à aucune information détaillée quant aux charges qui pèsent sur son client. Un tel système bafoue l'une des protections les plus fondamentales contre les erreurs judiciaires et le risque de mauvais traitements en détention, à savoir l'accès à un avocat dès le début de la détention. Le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l'Europe a critiqué à maintes reprises ces restrictions de l'accès à un avocat et a exhorté la France dans chaque rapport sur le pays depuis 1996 à améliorer les protections pendant la garde à vue, notamment l'accès à un avocat dès le début de la détention.  
 
La police peut interroger les détenus selon son bon vouloir pendant la garde à vue en l'absence de leur avocat, à toute heure du jour ou de la nuit, ce qui conduit à des interrogatoires oppressants. Human Rights Watch a recueilli des témoignages faisant état de privations de sommeil, de cas de désorientation, d'interrogatoires constants et répétitifs, de pressions psychologiques intenses et même de sévices corporels pendant cette période. Bien que tous les détenus en France aient le droit de garder le silence, ce droit ne leur est pas notifié avant ou pendant les interrogatoires, et toutes les déclarations faites pendant la garde à vue sont recevables au tribunal. Une réforme récente instituant l'enregistrement audio et vidéo de tous les interrogatoires ainsi que des audiences avec le juge d'instruction a explicitement exclu les affaires de terrorisme.  
 
Détention provisoire. Le Comité a exprimé ses préoccupations au sujet du fait que les personnes soupçonnées de terrorisme peuvent être maintenues en détention provisoire pour des durées pouvant aller jusqu'à quatre ans et huit mois, concluant qu'une « pratique institutionnalisée d'une détention prolongée aux fins d'enquête (...) est difficilement conciliable avec le droit garanti dans le Pacte d'être jugé dans un délai raisonnable ». Le Comité a pour la première fois exprimé ses préoccupations au sujet de la longueur de la détention provisoire dans ses Observations finales de 1997 sur le troisième rapport périodique de la France. Dans ses récentes conclusions, le Comité a recommandé que la France limite la durée de la détention provisoire et renforce le rôle des juges des libertés et de la détention.  
 
La grande majorité des suspects de terrorisme sont détenus et poursuivis sous le chef d'accusation vague d'appartenance à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Classifiée comme un délit mineur, cette infraction donne lieu à une durée maximum de trois ans et quatre mois en détention provisoire et elle est punie d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à dix ans. Les infractions terroristes graves -notamment un rôle de direction dans une telle organisation- donnent lieu à un maximum de quatre ans et huit mois en détention provisoire et sont punies d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à la perpétuité. Les enquêtes sur les réseaux de terrorisme international présumés en France peuvent souvent durer des années, au cours desquelles un grand nombre de personnes - y compris les conjoints des principaux suspects - peuvent être détenues, interrogées et placées en détention provisoire sur la base de preuves minimes.  
 
Si une réforme positive de 2001 a confié la responsabilité de la décision de placer un suspect en détention provisoire dans les mains de magistrats spécialisés, les juges des libertés et de la détention, en pratique ces juges contredisent rarement les recommandations des juges d'instruction. Ceci semble être le cas tout particulièrement dans les enquêtes vastes et complexes impliquant de nombreux accusés et des dossiers volumineux.  
 
Détention provisoire. Le Comité a conclu que la loi adoptée en février 2008, qui permet de placer certains auteurs de crimes violents en rétention de sûreté pour des périodes d'un an renouvelables après qu'ils ont accompli leur peine de réclusion, pourrait violer le Pacte. En particulier, le Comité a conclu que le régime de détention provisoire prévu par la nouvelle loi remet en question le droit à la présomption d'innocence et le droit à ne pas être condamné deux fois pour le même délit (ICCPR article 14), ainsi que le droit de contester la légalité de la détention (ICCPR article 9). Le Comité a également noté que la loi pose des problèmes par rapport à l'article 15 de l'ICCPR interdisant d'imposer une peine plus lourde que celle qui était applicable au moment où le délit a été commis. Le Comité a recommandé que la loi soit réexaminée à la lumière des obligations de la France à l'égard de l'ICCPR.  
 
La France est à la pointe pour faire avancer le respect pour le droit international en matière de droits humains, ainsi que pour élargir ses limites, dans le monde entier. Elle est aussi devenue une voix faisant autorité sur les questions de la lutte contre le terrorisme. La France peut encore mieux faire la preuve de son autorité dans ces deux domaines en garantissant que ses politiques et sa législation en matière de lutte contre le terrorisme, ainsi que les mesures prises contre la récidive, sont pleinement en accord avec la totalité des obligations en matière de droits humains. Aussi, nous vous invitons instamment à mettre en œuvre les recommandations émanant du Comité des droits de l'homme et de l'Examen périodique universel.  
 
Nous vous remercions de votre attention et serions heureux de poursuivre le dialogue sur ces questions importantes.  
 
Nous vous prions d'agréer l'expression de notre haute considération.  
 
 
 
Holly Cartner  
Directrice exécutive  
Division Europe et Asie Centrale  
Human Rights Watch  
 
Jean-Marie Fardeau  
Directeur  
Bureau de Paris  
Human Rights Watch  
 
Copie à :  
 
M. Jean-Luc Warsmann, Président de la Commission des lois de l'Assemblée Nationale  
M. Jean-Jacques Hyest, Président de la Commission des lois du Sénat  
M. Jean-Baptiste Mattei, Ambassadeur, Représentant permanent de la France auprès des Nations Unies à Genève  
M. François Zimeray, Ambassadeur pour les droits de l'Homme  
M. Joël Thoraval, Président de la Commission nationale consultative des Droits de l'homme  
M. Michel Forst, Secrétaire général de la Commission nationale consultative des Droits de l'homme  
M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté

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