(Bruxelles) – Il n'y a toujours pas eu d'enquête crédible ni de justice pour les victimes des horribles violences et pour les demandeurs d’asile et migrants tués à la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla il y a un an, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
« L'Espagne ainsi que le Maroc ont disculpé leurs forces de sécurité à la suite d'enquêtes déficientes ou insuffisantes sur les violences commises à la frontière de l'enclave de Melilla », a déclaré Alice Autin, chercheuse auprès de la division Europe et l'Asie centrale à Human Rights Watch. « Et l’on ne sait toujours pas ce qui est arrivé à des dizaines de personnes qui ont tenté de traverser la frontière ce jour-là. »
Les frontières autour de Ceuta et Melilla, les deux enclaves espagnoles, sont lourdement fortifiées. Au fil des ans, les migrants et demandeurs d'asile africains ont parfois tenté d’escalader en masse les clôtures entourant les enclaves, du fait du manque de voies sures et légales de migration et des obstacles pour atteindre les postes frontaliers officiels.
Le gouvernement marocain affirme que 23 personnes sont mortes le 24 juin 2022, lorsque de 1 300 à 2 000 hommes, originaires pour la plupart du Soudan, du Soudan du Sud et du Tchad, ont tenté d'escalader les clôtures grillagées de 6 à 10 mètres de haut autour de Melilla, l'une des deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord. Des experts de l’ONU estiment qu'au moins 37 personnes sont mortes, et l'Association marocaine non gouvernementale des droits humains de Nador (AMDH Nador) affirme que 77 personnes sont toujours portées disparues.
Des médias et des organisations non gouvernementales ont documenté le recours à une force excessive par la police et les gardes-frontières espagnols et marocains, notamment le lancement de gaz lacrymogène, le tir de balles en caoutchouc et le jet de pierres. Des centaines de blessés ont été laissés pendant des heures sans assistance médicale des deux côtés de la clôture.
Les personnes à la recherche de proches ont fait état auprès de Human Rights Watch d’un manque d'accès aux informations officielles et à un soutien, qui a été dévastateur pour les familles. Le frère d'un homme de 24 ans de Khartoum, porté disparu depuis ce jour, a déclaré qu'il le recherchait sans succès. « J'ai vu les vidéos sur les réseaux sociaux, mais pour moi, je ne pouvais pas dire si c'était l'endroit où se trouvait mon frère ou si c'était au moment où il était là », a déclaré le frère qui, tout comme d’autres personnes, n’est pas désigné par son nom pour sa sécurité. « Ce n'est pas assez clair pour savoir quoi que ce soit. Tout le monde est très triste. »
Un homme originaire du Soudan a déclaré qu'il n'avait pas non plus de nouvelles de son frère Ahmed, âgé de 23 ans, qui lui avait dit qu'il allait traverser ce jour-là. L'homme se demandait s'il pouvait se trouver dans une prison au Maroc. « Ce que je vis avec Ahmed, c'est pareil pour tous ceux qui ont perdu la trace des gens ce jour-là », a expliqué son frère.
Bien que les autorités marocaines aient procédé à des autopsies et à des tests ADN sur 23 corps qui ont été transportés à la morgue de Nador le 24 juin, AMDH Nador a déclaré qu'une seule personne avait été identifiée et enterrée. Les personnes à la recherche de proches disparus qui peuvent se rendre au Maroc n’ont pas été autorisées à entrer dans la morgue pour voir les corps, y compris dans les trois mois qui ont suivi le 24 juin, ce qui est contraire à la pratique normale, et elles se voient montrer des photographies à la place.
En mars 2023, les autorités marocaines ont demandé aux familles soudanaises de partager des échantillons d'ADN à comparer avec les restes. Le frère d’Ahmed a expliqué que le conflit armé au Soudan a rendu difficile pour sa famille, qui vit loin de la capitale, Khartoum, de voyager et de faire le test.
Le gouvernement marocain n'a pas facilité l'accès au pays pour certaines personnes à la recherche de leurs proches. Trois hommes vivant au Soudan et en Europe ont déclaré avoir dû faire face à des procédures administratives longues et compliquées pour demander des visas, et dans deux cas, l'ambassade du Maroc au Soudan a tout simplement refusé de prendre leurs demandes.
L'Espagne tout comme le Maroc nient toute responsabilité dans les morts et les disparitions. Le ministère public espagnol a clos son enquête au bout de six mois en décembre 2022, exonérant les forces de sécurité espagnoles et appelant uniquement à des mesures disciplinaires contre les agents des forces de l'ordre espagnoles, la Guardia Civil, qui ont jeté des pierres.
Quelques jours seulement après les faits et avant même qu'aucune autopsie ne soit pratiquée, le procureur général près la cour d'appel de Nador a déclaré au Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH) du Maroc, un organe nommé par le gouvernement, que les forces de sécurité marocaines n'avaient pas fait un usage excessif de la force ou des armes à feu, et que des personnes étaient mortes asphyxiées dans la bousculade. Le CNDH a publié des conclusions préliminaires en juillet 2022 faisant largement écho à la version des événements des autorités.
Human Rights Watch a écrit au gouvernement marocain le 15 juin afin de s'enquérir des efforts déployés pour garantir une enquête indépendante et efficace sur les événements, sur la responsabilité des violations, et pour mieux comprendre le type de soutien qu'il avait fourni aux familles à la recherche de proches. Le gouvernement marocain n'a pas répondu.
Les experts de l’ONU ont conclu que le « manque de responsabilité significative » révèle « l'exclusion sur une base raciale et la violence meurtrière déployée pour repousser les personnes d'ascendance africaine et moyen-orientale et d'autres populations non blanches » aux frontières de l'UE. Des organisations non gouvernementales ont fait état d’une récente répression contre les migrants au Maroc, faisant suite à des années d’abus à l’encontre des migrants subsahariens au Maroc et aux frontières extérieures de l’UE.
Selon AMDH Nador, des tribunaux marocains ont condamné au moins 87 personnes, sur des accusations comprenant entre autres, « entrée illégale sur le territoire marocain », « attroupement armé » et « violence contre des agents publics ».
Dans ce contexte de violences et de décès, la Guardia Civil espagnole a renvoyé sommairement et illégalement 470 personnes au Maroc, selon le Médiateur espagnol et l’agence de l'ONU pour les réfugiés (HCR).
Un Soudanais de 23 ans, qui a également perdu son oncle ce jour-là, a déclaré avoir été battu des deux côtés de la frontière et être retourné au Maroc sans avoir eu la possibilité de demander protection : « Nous étions allongés, le visage contre le sol, si vous essayiez de lever la tête, ils [la Guardia Civil] vous frappaient. (…) ils m'ont traîné par terre à travers la route [frontalière]. »
De tels retours sommaires sans aucune garantie procédurale violent à la fois le droit européen et le droit international, selon Human Rights Watch.
Malgré le carnage de juin 2022 et un passé de morts et de dissuasion violente, l’Espagne et le Maroc ont annoncé en février 2023 une coopération « intensifiée », notamment dans « la lutte contre la migration irrégulière, le contrôle des frontières ». Depuis 2015, l’ Union européenne a alloué 234 millions d’euros à la coopération sur la migration avec le Maroc, dont 77 % est consacré à la gestion des frontières ; 150 millions d'euros supplémentaires ont été alloués pour 2022-2026.
La Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a récemment souligné que l’Espagne « ne devrait pas contribuer directement ou indirectement aux violations des droits de l'homme par le biais de sa coopération en matière de migration. »
L'Espagne et le Maroc devraient convenir d'une enquête indépendante, impartiale et complète sur les événements de juin 2022 à la frontière de Melilla, afin de traduire en justice les responsables de graves violations des droits humains et de veiller à ce que ces violations ne se reproduisent pas, a déclaré Human Rights Watch. Les violations comprennent l'usage d'une force excessive, les expulsions collectives et les refoulements. Les autorités des deux côtés de la frontière devraient coopérer pour aider les familles à retrouver des proches disparus et leur fournir des informations sur l'enquête en temps opportun.
Les autorités marocaines, avec le soutien de l'Espagne et du Soudan, devraient travailler avec diligence pour collecter et analyser les échantillons d'ADN des proches, identifier les morts, informer les familles et organiser le transfert des défunts à leurs familles pour des enterrements conformément à leurs souhaits.
Les autorités marocaines, si elles ne l'ont pas déjà fait, devraient partager toutes les informations dont elles disposent avec les familles à la recherche de leurs proches, les faire participer à l'identification de toute personne encore sous leur garde et leur garantir l'accès aux prisons, aux hôpitaux ou aux morgues. Toute personne détenue pour sa participation aux événements du 24 juin doit pouvoir communiquer son lieu de détention aux membres de sa famille.
Cet anniversaire intervient à un moment crucial alors que l'Espagne assume la présidence tournante du Conseil de l'UE et jouera un rôle de premier plan dans la direction des négociations avec le Parlement européen pour une large réforme de l’UE de son système de migration et d’asile.
« L'Espagne, le Maroc et l'UE ne peuvent plus ignorer les souffrances causées par des politiques migratoires néfastes », a conclu Alice Autin. « L'Espagne devrait montrer l'exemple en préconisant une approche respectueuse des droits qui inclut des itinéraires sûrs et légaux, la responsabilité pour les violations aux frontières et une forte conditionnalité en matière de droits humains pour la coopération avec d'autres pays. »