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Liban : Enquêtes défectueuses sur des meurtres à connotation politiquement sensible

Les bailleurs de fonds devraient réexaminer le bien-fondé de leur soutien aux Forces de sécurité intérieure et au pouvoir judiciaire

Des membres des forces de sécurité libanaises inspectent la scène du crime dont a été victime Lokman Slim, un militant politique et chercheur, abattu dans sa voiture à Addoussieh (sud du Liban), le 4 février 2021. © 2021 AP Photo/Mohammed Zaatari

(Beyrouth) – Les enquêtes politiquement sensibles sur quatre meurtres commis au Liban au cours des deux dernières années ont été marquées par de nombreux manquements, des négligences manifestes et des violations de la procédure ; ceci montre que les généreuses contributions de donateurs visant à financer et former les forces de sécurité et le pouvoir judiciaire n’ont pas permis de renforcer l’état de droit, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Human Rights Watch a analysé les enquêtes préliminaires menées sous l’autorité du Ministère public par le Département de l’information des Forces de sécurité intérieure (FSI) sur quatre meurtres dans lesquels pourraient être impliqués des personnes ou des groupes puissants ou proches du pouvoir. Aucun suspect ni aucun mobile n’a été identifié pour ces meurtres. Les violations de la procédure, l’abandon de pistes politiquement sensibles et l’incapacité à identifier des suspects jettent le doute sur le professionnalisme et l’impartialité des forces de l’ordre au Liban, et par suite sur la justice et l’établissement des responsabilités.

« Ces meurtres non élucidés et ces enquêtes bâclées rappellent les dangereuses faiblesses de l’état de droit libanais face à des élites intouchables et des groupes armés », a déclaré Aya Majzoub, chercheuse sur le Liban à Human Rights Watch. « Les forces de sécurité et le pouvoir judiciaire, qui reçoivent de généreux subsides et des formations des pays donateurs, disposent des capacités techniques d’enquêter sur ces meurtres, mais ils n’ont identifié aucun suspect dans ces affaires sensibles et ils ont négligé des pistes évidentes. »

Les affaires étudiées par Human Rights Watch sont les suivantes : l’assassinat de Lokman Slim, un intellectuel critique du Hezbollah, le 3 février 2021, le meurtre de Joe Bejjani, un employé des télécommunications et photographe militaire amateur le 21 décembre 2020, la mort suspecte du colonel à la retraite Mounir bou Rjeily, retrouvé sans vie à son domicile le 2 décembre 2020 avec à la tête une plaie causée par un objet tranchant et le meurtre d’Antoine Dagher, le responsable de l’éthique et de la lutte contre la fraude et ancien directeur de l’unité chargée du respect des normes applicables à la banque Byblos, qui a été poignardé le 4 juin 2020.  

Human Rights Watch a mené des entretiens avec des proches des personnes assassinées, des avocats, des journalistes, des spécialistes du droit pénal et des sources proches de leur famille au Liban et a consulté les dossiers de police et les vidéos des scènes de crime disponibles. Human Rights Watch a également adressé des courriers aux Forces de sécurité intérieure, au ministère de la Justice et au procureur de la Cour de cassation pour leur poser des questions sur leurs pratiques au cours de ces enquêtes et les procédures standard dans les enquêtes pour homicide. Aucun d’entre eux n’a répondu. Human Rights Watch a également écrit aux ambassades des États-Unis, du Royaume-Uni, de France, d’Allemagne et à la délégation de l’Union européenne au Liban pour s’enquérir du soutien et de la formation qu’ils ont assurés aux services de sécurité libanais en matière d’enquête criminelle et médico-légale. La délégation de l’Union européenne et les ambassades de l’Allemagne et des États-Unis ont répondu.

Les quatre enquêtes ont été menées par le Département de l’information des Forces de sécurité intérieure, laquelle, selon les avocats rencontrés par Human Rights Watch, dispose des capacités techniques les plus avancées pour enquêter sur des crimes présumés. Les enquêtes préliminaires sont menées sous la supervision du ministère public qui, en fonction des preuves rassemblées, met des suspects en accusation. Le ministère public confie ensuite l’affaire à un juge d’instruction qui peut choisir d’élargir l’enquête avant d’émettre une mise en examen et de porter l’affaire devant un tribunal.

Les avocats, les membres de la famille et les sources proches des familles décrivent une police manquant de sérieux lors de l’enquête et surtout l’abandon de pistes importantes pour déterminer d’éventuels mobiles du meurtre. Les familles ont indiqué que les questions qu’on leur avait posées étaient superficielles et limitées à d’éventuels mobiles improbables d’ordre personnel, écartant prématurément les autres scénarios possibles, en particulier le fait que ces meurtres pourraient être liés aux travaux politiquement sensibles des victimes. Les familles ont affirmé que des personnes clés, qui pourraient avoir eu des informations sensibles, voire décisives, au sujet de ces meurtres ou de leurs mobiles n’ont pas été interrogées.

Les familles et les avocats se sont également dits stupéfaits qu’aucun suspect n’ait pu être identifié, bien que les meurtres aient été commis soit à proximité de zones résidentielles densément peuplées, en plein jour, voire comme dans l’affaire Bejjani, sous l’œil d’une caméra.

Human Rights Watch a relevé les preuves de plusieurs violations de la procédure par le Département de l’information au cours de l’enquête préliminaire.

Dans les affaires Slim et Bejjani, les vidéos et les photos analysées par Human Rights Watch montrent que les scènes des crimes n’ont pas été sécurisées ni bouclées, ce qui a permis à des hommes en civil non identifiés de toucher les voitures dans lesquelles ont été retrouvés les corps de Slim et Bejjani, au risque de détruire d’éventuels indices. Dans un courrier adressé aux Forces de sécurité intérieure resté sans réponse, Human Rights Watch a demandé des informations sur les normes et les protocoles en vigueur pour sécuriser les scènes de crime.

Les familles des victimes et leurs proches ont signalé que la police avait examiné les téléphones des témoins sans leur accord et avait rendu aux familles leurs appareils électroniques et leurs caméras de surveillance vierges de toute donnée. Trois avocats interrogés soulignent que la loi nationale interdit de supprimer des données personnelles.

Dans les affaires Bejjani et Dagher, les agents du Département de l’information ont donné un faux nom aux familles des victimes : « Jad Daou ». Or, lorsque la famille d’Antoine Dagher a appelé l’agence pour parler à Jad Daou, il leur a été répondu qu’« ils s’appellent tous Jad Daou ». Ce nom serait une version arabisée de l’américain « John Doe » (c’est-à-dire « Monsieur Tout-le-monde »). Les avocats signalent que la loi nationale interdit aux agents des forces de sécurité de donner de faux noms.

La famille d’Antoine Dagher affirme que les informations sensibles qu’elle a transmises aux enquêteurs au sujet du travail de Dagher à la banque Byblos et qui pourraient être utiles à l’enquête ne figurent pas dans le rapport de police que Human Rights Watch a consulté.

Les avocats et les experts interrogés ont tous déclaré que les services de sécurité libanais, et notamment le Département de l’information des Forces de sécurité intérieure, disposent de la formation et des capacités techniques d’enquêter sur des homicides et sont souvent en mesure de résoudre des crimes complexes.

Des organisations libanaises et internationales de défense des droits humains compilent depuis des années des informations sur les ingérences politiques dans le travail de la magistrature et ont souvent critiqué le manque d’indépendance de la justice. Human Rights Watch a également rendu compte d’autres exemples de manquements du pouvoir judiciaire à l’état de droit ou à l’obligation d’enquêter de manière indépendante et approfondie sur des allégations de graves mauvais traitements. En 2018, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a fait part de ses inquiétudes quant à « la pression politique qui s’exercerait sur le pouvoir judiciaire [libanais], notamment pour la nomination des principaux procureurs et magistrats enquêteurs, et l’usage par les dirigeants politiques de leur influence pour protéger leurs soutiens de toutes poursuites ».

Les autorités libanaises devraient assurer que les enquêtes relatives à des homicides soient rapides, minutieuses et impartiales, et qu’elles respectent les normes les plus rigoureuses en matière de preuve. Le ministère public et les Forces de sécurité intérieure devraient ouvrir des enquêtes sur toutes les mauvaises pratiques et les négligences manifestes de leurs membres dans la conduite de ces enquêtes et assurer que les responsables de manquements rendent des comptes. Les juges d’instruction devraient élargir leurs enquêtes pour assurer que toutes les pistes soient explorées de manière impartiale. Les autorités devraient également respecter les droits des victimes au titre du droit international des droits humains d’être informées des résultats des enquêtes en cours. Le Parlement devrait de toute urgence adopter une loi garantissant l’indépendance du pouvoir judiciaire qui soit conforme aux normes internationales. Il conviendrait de mettre en place des mécanismes permettant aux agents du pouvoir judiciaire, du ministère public et de la police de porter plainte en toute sécurité en cas d’ingérence politique dans des enquêtes et des poursuites pénales.

Les ambassades d’Allemagne et des États-Unis et la Délégation de l’Union européenne ont indiqué à Human Rights Watch avoir fourni aux Forces de sécurité intérieure et au ministère de la Justice un soutien et des formations au cours des dernières années, notamment eu égard à la professionnalisation des effectifs, à l’utilisation efficace des preuves médico-légales et biométriques, à la gestion des preuves en matière pénale, à la surveillance du grand banditisme et à la gestion des scènes de crime.

« La communauté internationale a alloué pendant des années des millions de dollars aux agences de sécurité libanaises sans que cela n’entrave la culture d’impunité dominante », a observé Aya Majzoub. « Les bailleurs de fonds devraient réexaminer leur soutien et assurer qu’il ne profite pas à des unités qui couvrent les meurtres politiquement sensibles et d’autres violations des droits humains. »

Communiqué en anglais avec des informations complémentaires : en ligne ici.

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