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Desks in an empty classroom

Défier les attaques contre l’éducation dans les régions anglophones du Cameroun

Comment une enseignante trouve le courage de faire son travail malgré les risques pour sa vie

Une salle de classe vide dans une école abandonnée à Buea, dans la région du Sud-Ouest au Cameroun, photographiée le 12 mai 2019. © 2019 Giles Clarke/UNOCHA via Getty Images

Quand Juliana (pseudonyme), 31 ans, a accepté un poste à plein temps d’enseignante d’histoire dans une école située à proximité de Buea, la capitale de la région anglophone du Sud-Ouest du Cameroun, elle ne se doutait pas que sa profession pourrait mettre sa vie en danger.

Aujourd’hui, Juliana et nombre de ses collègues font l'objet de menaces ou d'attaques en raison de leur dévouement à leur travail, et de leur conviction que tous les enfants ont droit à une éducation.

Depuis 2017, des groupes armés dans les régions anglophones du Cameroun cherchent à obtenir l’indépendance en se séparant du reste du pays, majoritairement francophone. Dans le cadre de leur campagne, les combattants séparatistes, connus localement sous le nom d’« amba boys », ont fait de l’éducation un champ de bataille. Convaincus que le gouvernement central tente de marginaliser et d’assimiler leur système éducatif anglophone, ils ont pris les écoles pour cible. Ils tuent, kidnappent, agressent et menacent des élèves, des enseignants et d’autres professionnels de l’éducation qui ne se plient pas aux exigences du boycott scolaire qu’ils ont imposé. Dans les régions anglophones, des écoles ont été contraintes de fermer, des milliers d’enseignants ont abandonné leur travail ou se sont enfuis, et des centaines d’élèves ont été enlevés. Ces attaques ont, selon un nouveau rapport de Human Rights Watch, traumatisé les enseignants et les élèves, intimidé les parents pour qu’ils déscolarisent leurs enfants et privé environ 700 000 élèves d’une éducation.

La crise actuelle a commencé fin 2016, lorsque les forces de sécurité camerounaises ont lancé une violente répression contre des enseignants, des avocats et d’autres personnes qui protestaient pacifiquement contre ce qu’ils percevaient comme des tentatives du gouvernement d’assimiler les tribunaux et écoles anglophones dans le système francophone. Un an plus tard, la crise a atteint son paroxysme quand les forces de sécurité ont à nouveau violemment réprimé des rassemblements pacifiques organisés pour célébrer l’indépendance symbolique de l’« Ambazonie », nom donné par les sécessionnistes anglophones à leur État indépendant autoproclamé, et composé des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Depuis lors, le clivage entre la population anglophone du Cameroun et le gouvernement du pays, dominé par les francophones, s’est durci.

En tant qu’enseignante d’histoire, Juliana sait bien que les racines de cette crise remontent bien plus loin dans le temps. Pendant des décennies, les Camerounais anglophones se sont sentis marginalisés et victimes de discrimination. Juliana, bien qu’anglophone, voit invariablement ses interlocuteurs s’adresser à elle en français dans ses échanges avec les fonctionnaires ; ses élèves ont du mal à trouver un emploi dans les régions majoritairement francophones du pays. « Notre culture, notre langue et notre identité ont été assimilées [dans le système francophone] », explique-t-elle. « C’est un problème récurrent qui remonte à l’indépendance. »

Après la Première Guerre mondiale, l’ancienne colonie allemande connue sous le nom de Kamerun avait été divisé en mandats français et britannique. En accédant à l’indépendance en 1961, le Cameroun est devenu une République fédérale jusqu’en 1972, date à laquelle un gouvernement unitaire a été adopté. Depuis lors, les appels des groupes anglophones en faveur d’un retour à un système fédéral à deux États qui préserve la culture, la langue et les systèmes judiciaire et éducatif propres aux régions anglophones n’ont pas été pris en compte par le gouvernement central. Ceci a eu pour conséquences l’intensification des demandes de sécession, et la marginalisation de plus en plus nette des voix modérées. Quant aux séparatistes armés, ils ont bénéficié d’un soutien renforcé et d’une influence accrue.

Bien que Juliana ne soit pas descendue dans la rue en 2016, elle sympathise avec celles et ceux qui l’ont fait. Elle croit fermement que tous les habitants, y compris les enseignants, devrait avoir le droit d’exprimer leurs griefs de manière pacifique, et que la réponse brutale du gouvernement était injustifiée. Ce qu’elle n’approuve pas, en revanche, ce sont les attaques des séparatistes contre l’éducation. « C’est déplorable de voir les amba boys agir de la sorte », dit-elle. « J’ai honte. Je ne comprends pas comment on peut s’attaquer à des enfants pour atteindre des objectifs politiques. »

Chaque fois que, dans la campagne environnante, une nouvelle école est abandonnée, détruite ou incendiée, le nombre d’enfants dans la salle de classe de Juliana augmente. Avec la fuite des familles des zones rurales vers la relative sécurité urbaine à Buea, l’effectif de son école a doublé. L’enseignement devient de plus en plus difficile, marqué par la pénurie d’enseignants, de bureaux et de matériel pédagogique. Selon Juliana, il est arrivé que six élèves soient obligés de partager le même petit banc.

Des élèves discutaient dans la cour d’un lycée dans la ville de Buea, dans la région du Sud-Ouest au Cameroun, en novembre 2021. © 2021 Privé

Non seulement le soutien offert par le gouvernement pour faire face à l’afflux constant d’élèves en fuite a été limité, mais il n’a pas non plus fourni d’assistance psychologique pour les aider à gérer leur détresse. Selon Juliana, certains de ses élèves sont tellement traumatisés qu’ils fondent en larmes dès qu’elle élève la voix. Beaucoup ne savent pas où sont leurs parents, ni même s’ils sont encore en vie, alors qu’ils ont eux-mêmes survécu aux attaques des soldats ou des combattants séparatistes contre leurs villages. Certains enfants ont fui dans la brousse, où ils se sont réfugiés pendant des semaines, voire des mois. Juliana craint que la plupart de ces enfants ne mettent beaucoup de temps à se reconstruire, surtout ceux dont les parents ont été tués sous leurs yeux. « Ces scènes horribles sont gravées dans leur esprit », raconte-t-elle. « Il faut écouter leurs douleurs et être compréhensif, même si leur comportement est parfois problématique. »

Juliana a accueilli deux enfants déplacés dans son propre domicile, où vivent déjà trois de ses propres enfants et quatre de ses beaux-enfants. Elle voit les traumatismes se manifester quotidiennement, même dans la sécurité de sa propre maison. La fillette de 11 ans qu’elle héberge a échappé de justesse à une opération militaire au cours de laquelle les forces gouvernementales ont incendié son village ; cette fillette est hantée par le fait de ne pas savoir si ses parents sont encore en vie. Le petit garçon de 6 ans que Juliana a ramené chez elle, après l’avoir trouvé, seul, dans la rue, pleure chaque fois qu’on lui demande des nouvelles de ses parents. Juliana, qui sait que les routines aident souvent à guérir, a fait en sorte que les deux enfants aient une place dans son école. « Ils aiment apprendre », dit-elle. « Ça leur occupe l’esprit. »

Juliana s’inquiète cependant pour leur sécurité. L’école, située dans une zone urbaine, est fortement surveillée par les forces de sécurité. Bien qu’elle soit consciente que certains enseignants et élèves se sentent mal à l’aise face au déploiement des forces de sécurité à l’intérieur ou à l’extérieur des écoles, car leur présence pourrait augmenter le risque d’être pris pour cible par des séparatistes armés, elle considère que l’école est le seul endroit où l’on se sent en sécurité ces temps-ci. En revanche, le chemin de l’école, lui, est loin d’être sûr. Les amba boys rôdent aux abords de la ville et la plupart des élèves ne portent plus leur uniforme scolaire sur le chemin de l’école. Beaucoup d’entre eux laissent même leurs livres et leurs cahiers derrière eux, ou les cachent dans des sacs à provisions de peur d’être repérés et arrêtés – ou même enlevés – par des combattants séparatistes, comme c’est arrivé à de nombreux enfants scolarisés depuis le début de la crise.

Bien qu’elle ait une conscience aiguë des dangers qui se cachent derrière les portes de l’école, Juliana n’était pas préparée lorsque ce danger s’est présenté à sa porte, sous forme d’amba boys lourdement armés.

Ils ont débarqué de nulle part. C’était un jeudi, trois jours après qu’on ait demandé à Juliana de venir à l’école pour rattraper quelques heures de cours. Elle était allée à l’école le lundi précédent, malgré ses craintes, car les lundis avaient été déclarés comme journées « ville morte » (des jours où l’on doit rester chez soi) par les séparatistes. Personne ne doit travailler, ni aller à l’école, ni même sortir de chez soi le lundi. Mais comme Juliana enseigne dans une école publique dont les administrateurs sont censés tenir tête aux séparatistes et d’ignorer le boycott, elle se sent « sous pression ». Les événements qui ont suivi ont coûté la vie à ses chats et l’ont terrifiée, elle et ses enfants.

« Ils sont arrivés en moto », se souvient-elle. « Ils étaient trois, mal vêtus et armés de fusils et de machettes. » Ils sont entrés de force chez elle et l’ont avertie de ne plus jamais enseigner le lundi. Puis, sans doute pour illustrer leur avertissement, ils ont tiré sur ses chats devant ses enfants. « Les enfants criaient », se souvient Juliana. « C’était effrayant. » Elle n’a pas réussi à se débarrasser du souvenir des voix des intrus et a demandé à son école de ne plus jamais faire appel à elle un lundi.

Ses collègues sont de plus en plus nombreux à avoir aussi été menacés récemment. Certains ont reçu la visite de combattants séparatistes chez eux et ont fait l’objet d’intimidations, d’autres ont reçu des avertissements anonymes leur demandant de ne plus enseigner, ou ont été interpellés sur le chemin de l’école. Les nouvelles en provenance de la campagne ne sont pas rassurantes non plus. En septembre, 15 soldats et plusieurs civils ont été tués lors d’un affrontement entre des combattants séparatistes et les forces de sécurité dans la région du Nord-Ouest. « Nous n’avons pas seulement besoin de sécurité dans nos écoles », déclare Juliana. « Nous avons besoin de sécurité dans nos villes et nos quartiers. »

Jusqu’à présent pourtant, le gouvernement camerounais n’a pas fait assez pour assurer la sécurité des enseignants et des élèves en dehors des écoles. Les attaques des combattants séparatistes ainsi que des forces de sécurité contre les civils se poursuivent et ne font qu’alimenter le cycle de violences. Le dialogue national qui s’est tenu du 30 septembre au 4 octobre 2019 a débouché sur un statut spécial pour les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ; toutefois, ce dialogue a été boycotté par les principaux groupes séparatistes, et n’a pas permis d’aborder la question des multiples violations des droits humains commises tant par les séparatistes que par les forces de sécurité.

Ce qui permet à Juliana d’avancer malgré les menaces et les dangers extrêmes, c’est la soif d’apprendre dont font preuve ses élèves. « Ils ont grandi avec l’idée que l’éducation, c’est important », explique-t-elle. Mais à moins que la paix ne soit rétablie, elle ne voit pas comment les élèves pourront retourner en classe en toute sécurité. Et elle craint que les enfants traumatisés qu’elle voit chaque jour dans ses classes surchargées « ne soient pas en mesure de surmonter de sitôt les dommages causés par cette crise ». Malgré tout, du mardi au vendredi, elle emprunte le dangereux chemin de l’école pour retourner en classe, car elle croit fermement que chaque enfant mérite un avenir et une éducation.

Cet article s’appuie sur des entretiens conduits par Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior à Human Rights Watch sur l’Afrique de l’Ouest et le Cameroun.

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