Situé dans la province burkinabè du Loroum, près de la frontière avec le Mali, ce collège d’enseignement général – le seul dans un rayon de 45 kilomètres – se trouve dans une région qui avait connu cette année-là une hausse du nombre d’attaques perpétrées par des groupes armés islamistes. Les établissements scolaires étaient devenus une cible de choix pour les insurgés. Les élèves en avaient conscience. C’était donc avec une appréhension grandissante qu’ils poursuivaient leur scolarité.
Dans de nombreux coins des zones frontalières du Burkina Faso avec le Mali et le Niger, des écoles partaient en fumée, des enseignants étaient enlevés ou tués et des parents étaient terrorisés afin qu’ils cessent d’envoyer leurs enfants à l’école. Concernant le village de Toulfé, dans la région du Nord, les attaques sans relâche lancées contre le secteur de l’éducation s’avéreraient catastrophiques. Par ailleurs, comme cela est documenté dans un nouveau rapport de Human Rights Watch intitulé « Leur combat contre l’éducation », ce sont les enseignants et les jeunes qui subissent les effets les plus graves de ce conflit.
En cette journée de novembre, les islamistes armés se rapprochaient rapidement de leur objectif consistant à fermer les établissements d’enseignement de style français ou occidental. Des centaines d’écoles avaient déjà fermé, et des enseignants étaient partis se cacher. « La peur », pouvait-on lire à l’époque dans un rapport de l’UNICEF, était « généralisée ».
Les collégiens de Toulfé, anxieux, scrutaient la cour de leur école par la fenêtre. Trois semaines auparavant, un centre de santé avait été attaqué dans un village voisin et le bâtiment d’un établissement scolaire avait été incendié. Quelques mois plus tôt, lors d’une attaque visant une école primaire de la province voisine du Soum, une écolière avait été tuée par balle et un enseignant enlevé. Ils craignaient qu’un de ces jours, les « djihadistes » ne viennent aussi à Toulfé.
Grégoire a entendu les cris des élèves avant de voir les assaillants : quatre hommes en tenue militaire à moto, fusils d’assaut AK-47 à l’épaule et ceintures de balles autour de la taille. Du fait du turban qu’ils portaient autour de la tête et du visage, seuls leurs yeux étaient visibles. C’était un spectacle terrifiant.
Choqué, Grégoire a vu des élèves se mettre à sauter par les fenêtres et à courir pour se mettre à l’abri. Ceux qui n’ont pas réussi à s’échapper à temps ont reçu l’ordre de s’allonger par terre. Les assaillants sont ensuite venus le chercher, lui et ses collègues. « Un [assaillant] a pointé son arme sur moi », raconte Grégoire. « Il a dit... qu’il était là pour le djihad [et] qu’ils avaient déjà demandé de ne plus enseigner le français, donc pourquoi est-ce qu’on continuait d’enseigner le français ?... Puis l’un d’eux a demandé à l’autre : ‘On les tue ou non ?’ »
Grégoire et ses collègues n’ont pas été abattus, mais ils ont été flagellés, l’un après l’autre, le visage dans la poussière, des fusils pointés sur eux et leurs élèves assistant à la scène. En repartant, après avoir incendié l’un des bureaux de l’établissement, les assaillants ont laissé un groupe d’hommes tellement traumatisés qu’ils avaient du mal à démarrer leurs motos, ainsi qu’un message adressé « aux autorités burkinabè » réclamant la fermeture de tous les établissements d’enseignement dans les provinces du Soum et du Loroum. « Après [cet] avertissement, si on trouve un enseignant [en train d’]enseigner on va le tu[er] », pouvait-on lire griffonné sur une page de cahier arrachée. « Démocratie barré [sic]. » Le message était signé « Ansaroul Islam », le nom d’un groupe armé.
Depuis l’émergence de ce groupe en 2016, le Burkina Faso est aux prises avec une flambée d’attaques d’islamistes armés s’étendant du centre du Mali à la région du Sahel, située dans le nord du Burkina Faso. Entre 2017 et 2020, Human Rights Watch a pu documenter au moins 126 attaques perpétrées par Ansaroul Islam et d’autres groupes alliés à Al-Qaïda ou à l’État islamique (EI, également connu sous le nom de Daech) visant des professionnels de l’éducation, des élèves et des écoles. Des dizaines d’autres attaques ont été signalées par les médias et des sources locales.
Des opérations abusives de lutte contre le terrorisme lancées par les forces de sécurité de l’État ont encore aggravé la situation. Les populations se sont ainsi mises à fuir les zones de conflit en masse. Aujourd’hui, ce pays autrefois relativement stable est ébranlé par la plus rapide des crises liées aux déplacements de populations que connaisse la planète, et Toulfé n’est plus qu’une ville-fantôme. « Il n’est pas resté une seule personne dans le village », déclare Grégoire.
Des centaines d’établissements d’enseignement ont été incendiés, pillés et détruits, exposant des élèves à un avenir incertain. En mars de cette année – soit avant la fermeture générales des écoles en réponse à la pandémie de coronavirus –, près de 350 000 élèves ne pouvaient plus poursuivre leur scolarité. Ces attaques ont balayé des décennies de progrès en termes d’assiduité scolaire. Par ailleurs, des milliers de travailleurs de l’éducation ont fui leurs postes pour les mêmes raisons. C’est aussi le cas de Grégoire.
Comme la plupart des personnes interrogées pour les besoins de son rapport par la chercheuse de Human Rights Watch Lauren Seibert, Grégoire veut que ni son vrai nom, ni l’endroit où il se trouve actuellement ne soient divulgués. Même un an et demi après l’attaque de Toulfé, il a peur que les assaillants ne le pourchassent. Il ignore si une enquête officielle sur l’incident a été ouverte, et ne s’est jamais vu proposer de services de soutien psychologique. « Nous avons eu l’impression d’être abandonnés à nous-mêmes », déplore-t-il, ce qui lui fait plus de mal que le passage à tabac qu’il a subi.
Le soutien psychologique à l’attention des enseignants et des élèves victimes d’attaques reste inadéquat. Tout comme Grégoire, de nombreuses personnes continuent de souffrir de crises d’anxiété, de cauchemars et d’insomnie ou ont peur de sortir à la nuit tombée. « Pendant des mois après l’attaque, je me suis réveillé en criant fort », se souvient Grégoire. Encore aujourd’hui, le bruit d’une moto le fait tressaillir. « On ne sait jamais qui arrive », dit-il. Dorénavant, toutefois, c’est plutôt de penser aux enfants « qui vont perdre leur chance de réussir » qui l’empêche de dormir.
Si le gouvernement, avec le soutien d’agences d’aide, a pris des mesures pour renforcer les capacités des écoles à se préparer à d’éventuelles attaques et à y répondre, ces initiatives n’ont atteint qu’une petite partie des établissements d’enseignement situés dans les régions affectées, de nombreux autres restant vulnérables. Les efforts visant à réintégrer les enfants déplacés dans les établissements scolaires de villes moins touchées par l’insécurité ont entraîné un grave surpeuplement des salles de classe. La taille de certaines classes atteignant parfois 150 élèves pour seulement deux enseignants, les écoles sont saturées et incapables d’inscrire le nombre croissant d’élèves qui fuient les zones visées par des attaques. « Qu’est-ce qui ces enfants vont devenir ? », s’interroge Grégoire.
Il a connaissance d’un grand nombre d’élèves de Toulfé qui n’ont pas fini leur année scolaire 2018-2019, leurs parents n’ayant pas pu les réinscrire ailleurs. Comme tant d’autres qui ont été déplacés ou dont les écoles ont fermé, ces enfants travaillent désormais en tant que vendeurs ambulants, aides-ménagères, fabricants de briques ou orpailleurs dans l’une des nombreuses mines d’or artisanales que compte le Burkina Faso. Les filles, forcées d’interrompre leur scolarité à cause de toute une série de fermetures d’écoles, s’exposent plus particulièrement à un risque de mariages précoces, de violence au foyer ou d’abus sexuels.
Un si grand nombre d’enfants ne pouvant plus suivre une scolarité, plusieurs pourraient être à la merci des campagnes de recrutement des groupes armés islamistes, avertit Jacob Yarabatioula, chercheur burkinabè spécialiste du terrorisme. « C’est ce que les terroristes veulent – des enfants ignorants, pour pouvoir les influencer et leur mettre dans la tête tout ce qu’ils veulent », remarque-t-il. « C’est cela que nous devons tous craindre. » Grégoire partage ces préoccupations. « Il faut que le gouvernement aide ces élèves », dit-il. « Si on les laisse grandir comme ça, traîner dans les rues, cela pourrait poser problème par la suite. »
Il reprendrait son travail au collège de Toulfé demain, précise-t-il, si la sécurité du personnel et des élèves pouvait être garantie, ce qui s’avérera difficile tant que les groupes armés islamistes n’auront pas cessé d’attaquer des écoles. « Je suis prêt à repartir », conclut Grégoire, « par amour pour ces enfants ».
Cet article s’appuie sur des entretiens réalisés avec et par la chercheuse de Human Rights Watch Lauren Seibert.