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Il faut avoir le courage de sortir de l'état d'urgence

Où est le besoin de ce régime dérogatoire dont l'efficacité dans la durée et les conséquences sur la vie des personnes visées par ses mesures posent sérieusement question ?

Publié dans: Libération

Par Camille Blanc, présidente d'Amnesty International France et Bénédicte Jeannerod, directrice France de Human Rights Watch

Depuis un an, l’état d’urgence en France a déjà été renouvelé quatre fois. Depuis un an, des personnes sont assignées à résidence, interpellées, interdites de manifestations, des domiciles perquisitionnés, hors de tout cadre judiciaire. Depuis un an, les discours de peur dominent le débat public et étouffent les questionnements et critiques. Depuis un an, les responsables politiques français valident massivement la normalisation d’un régime dérogatoire au droit commun.

Pourtant, depuis un an, les manifestations d’inquiétude et les condamnations se succèdent, au niveau national comme international : la Commission nationale des droits de l’homme, le défenseur des droits, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, des experts indépendants des Nations unies ont alerté les autorités françaises sur les risques et dérives d’un état d’urgence qui se pérennise.

Des policiers et une brigade anti-criminalité sécurisent une rue lors d'une opération anti-terroriste à Argenteuil (banlieue parisienne) le 21 juillet 2016, date à laquelle l'état d'urgence en vigueur en France depuis le 14 novembre 2015 a été prorogé. © 2016 Reuters / Charles Platiau

Des voix multiples de la société civile se sont fait entendre. Associations citoyennes, avocats, juges, défenseurs des droits humains, organisations de quartier, syndicats, depuis un an nous sommes nombreux à avoir questionné, critiqué, alerté sur la base de nos enquêtes et pratiques de terrain. Parce que cet état d’urgence a depuis longtemps dépassé le cadre déjà fragile qu’il s’était donné.

4 292 perquisitions, 612 mesures d’assignation à résidence, 1 657 mesures de contrôles d’identité ou de fouilles de véhicules ont, d’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, mobilisé les forces de sécurité depuis un an. Elles ont donné lieu à 20 enquêtes préliminaires pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste».

Pendant ce temps, entre novembre 2015 et juillet 2016, le parquet antiterroriste, dans le cadre de ses prérogatives habituelles, a ouvert 96 procédures judiciaires pour les mêmes charges. Où est le besoin d’un régime dérogatoire ?

Leurres sécuritaires

Si l’efficacité de l’état d’urgence dans la durée pose sérieusement question, les conséquences sur la vie des personnes visées par ses mesures sont bien réelles. En son nom, des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants ont vécu des perquisitions souvent traumatisantes. En son nom, 612 personnes ont été assignées à résidence sans qu’aucune ne soit poursuivie en justice pour des faits liés au terrorisme. En son nom, des centaines de personnes ont été empêchées de manifester, des dizaines de manifestations ont été interdites.

S’il est de leur devoir de prendre les mesures nécessaires pour protéger la population, les dirigeants ont la responsabilité de s’assurer que l’état d’exception ne devienne pas la norme et de questionner la nécessité de renouveler l’état d’urgence. Or la politique de la peur semble avoir pris le pas sur celle de la raison. Et la peur a entraîné l’aveuglement et l’absence de courage politique.

Car le courage, ce n’est pas de se réfugier systématiquement derrière des leurres sécuritaires. Le courage, c’est de réaffirmer les principes fondamentaux de l’Etat de droit dans la lutte contre la menace terroriste, parmi lesquels la nécessité d’un réel contrôle par l’autorité judiciaire. Le courage, c’est de savoir dire stop quand pointe la tentation de l’arbitraire comme réponse aux peurs légitimes de la population. Le courage, c’est parfois de choisir le chemin qui paraît ardu, exigeant, mais qui est celui de la cohérence. Car on ne peut défendre l’Etat de droit en y renonçant.

Depuis un an, notre régime pénal se durcit tandis que les mécanismes de contrôle s’effritent. Au nom de la sécurité, les responsables politiques français renonceront-ils encore aux principes fondamentaux que sont la présomption d’innocence, la séparation des pouvoirs, le droit à une procédure équitable, le droit d’être protégé contre les discriminations ? Les parlementaires prendront-ils une nouvelle fois le risque de fragiliser l’Etat de droit au nom d’un régime dangereux et à l’hypothétique efficacité ?

Cet état d’urgence qui s’éternise nous entraîne dans une spirale redoutable. Il est temps que les parlementaires relèvent la tête et osent dire stop. C’est précisément dans les périodes difficiles que l’on reconnaît les femmes et les hommes politiques de courage. Le 19 novembre 2015, six députés en ont fait preuve. Le 19 juillet 2016, ils étaient cinq. Combien auront ce sursaut de responsabilité dans les prochains jours ?

L’Etat de droit se construit chaque jour avec une justice qui, garante des droits et devoirs de chacun, prévient, enquête et poursuit. Une justice qui protège, rend justice aux victimes. Une justice qui nous protège de l’arbitraire.

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Camille Blanc présidente d'Amnesty International France , Bénédicte Jeannerod directrice France de Human Rights Watch

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