(Beyrouth, le 26 mai 2015) – Les parties au conflit en Libye devraient permettre aux civils de quitter en toute sécurité des quartiers de la ville de Benghazi, dans l'est du pays, et d'autres zones où les hostilités font rage, et y autoriser l’acheminement sans entrave de vivres et de fournitures médicales, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.
Des habitants de Benghazi, que Human Rights Watch a rencontrés le 17 avril 2015 et interrogés par téléphone le 21 mai, ont affirmé que des familles libyennes et des civils étrangers étaient pris au piège dans le centre-ville de Benghazi, qui est le théatre de violents combats, notamment les quartiers d'El-Blad, Sidi Khreibish et El-Sabri. Ils ont précisé que les militants qui contrôlent ces zones n'autorisaient pas les civils à partir et que les conditions de vie y devenaient de plus en plus précaires, en raison de la pénurie de nourriture, de l'impossibilité de recevoir des soins médicaux, ainsi que de coupures d’électricité dans la plupart de ces zones. Un habitant du quartier de Sidi Khreibish, qui a réussi à partir, a affirmé que l'armée libyenne n'allait plus autoriser les départs, sauf si la sécurité de passage était coordonnée par le Croissant-Rouge libyen, et que les militants empêchaient les gens de quitter les zones sous leur contrôle.
Un autre habitant de Benghazi, qui a également pu quitter les zones tombées sous le contrôle des milices, a affirmé que depuis le mois de mars, au moins quatre civils étaient morts, dont un qui a été tué par balles et trois qui ont succombé à des blessures non soignées.
« Alors que les affrontements s'intensifient à Benghazi, toutes les forces en présence devraient prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages subis par les civils et la destruction de leurs biens », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « L'Armée libyenne, tout comme les milices présentes à Benghazi, devraient impérativement permettre aux civils de quitter les lieux en toute sécurité, et faciliter l'accès l’acheminement crucial d’aide humanitaire aux personnes restées à l'intérieur. »
Le nombre de personnes tuées et blessées à Benghazi a continué de croître depuis que Human Rights Watch a visité la ville en avril. Le 12 mai, un obus tiré sur le quartier d'Ard Baloun a tué trois enfants et en a blessé deux autres, tous membres de la même famille, selon des informations parues dans la presse locale. Des militants affiliés au groupe extrémiste État islamique (EI, ou Daech) ont revendiqué la responsabilité de cette attaque. Deux jours plus tard, un homme et sept enfants ont été tués par un tir d'obus dans le quartier de Hay Al-Salam, selon le site internet de l'hôpital Al-Jalaa à Benghazi.
Les habitants de Benghazi interrogés par Human Rights Watch ont affirmé que le Croissant-Rouge libyen avait conclu des arrangements avec les forces fidèles à l'Armée libyenne et avec les militants qui les combattent, afin de permettre aux civils de sortir en toute sécurité des quartiers de la ville, jusqu'au 4 novembre 2014. Mais depuis cette date, toutes les tentatives du Croissant-Rouge libyen de faciliter l'évacuation de civils ont échoué, notamment trois tentatives en février et mars 2015, soit parce que les militants s'y opposaient, soit parce que les forces fidèles à l'Armée refusaient de donner leur feu vert, arguant que cela mettrait en danger la vie des civils.
Lors d'une de ces tentatives infructueuses en mars, un habitant blessé a succombé à ses blessures après que l'Armée eut refusé de laisser passer une voiture dans laquelle il était transporté, insistant sur le fait que les habitants ne pouvaient quitter le secteur qu'à pied.
Abdelrazeq al-Nadhouri, chef d'état-major de l'Armée libyenne, a reçu Human Rights Watch le 18 avril dans son quartier général d'Al-Marj, à 100 kilomètres à l'est de Benghazi. Il a estimé que les familles vivant encore dans les zones affectées par les combats « s'y trouvaient par leur propre volonté et refusaient de partir », mais a affirmé que l'armée autoriserait à partir quiconque souhaitait quitter les lieux.
Le même jour, Zakaria Beltamer, chef du Comité de crise de Benghazi, un organisme créé par les services du Premier ministre avec plusieurs membres du conseil local et le Croissant-Rouge libyen, a déclaré à Human Rights Watch, lors d'une rencontre distincte, que le Croissant-Rouge avait lancé plusieurs appels à l'évacuation des civils, que toutes les familles avaient été évacuées des zones affectées des quartiers de Benghazi, et que « quiconque est toujours à l'intérieur est avec eux », faisant allusion aux membres du groupe Ansar Al-Sharia c'est-à-dire aux militants islamistes.
Mais des habitants de Benghazi qui ont parlé à Human Rights Watch, dont un bénévole travaillant pour le Croissant-Rouge qui a aidé à coordonner des évacuations, ont contredit cette version des choses. Le travailleur bénévole a affirmé que le Croissant-Rouge avait enregistré par téléphone 58 personnes vivant dans des zones contrôlées par les milices et qui souhaitaient partir, mais n'étaient pas en mesure de le faire car elles craignaient d'être attaquées par les miliciens.
Beltamer a indiqué que d'importants déplacements de familles de Benghazi avaient eu lieu depuis le début des violences en mai 2014. Il a affirmé que 15 000 familles étaient enregistrées auprès du Comité de crise comme personnes déplacées à l'intérieur des frontières, mais a reconnu que de nombreuses autres avaient trouvé refuge chez des proches ou avaient quitté la ville et ne s'étaient pas enregistrées. Benghazi, deuxième ville de Libye – après la capitale, Tripoli – comptait 650 000 habitants avant le début du conflit, sur une population libyenne totale de 6,4 millions.
Aux termes du droit humanitaire international – les lois de la guerre – toutes les forces engagées dans un conflit armé doivent permettre aux civils d'évacuer dans des conditions sûres les zones affectées par les combats et les « aviser effectivement à l'avance » de toute attaque susceptible de les mettre en danger, chaque fois que les circonstances le permettent. Même après avoir averti les civils d'une attaque imminente, les forces armées sont tenues de prendre toutes les précautions possibles pour éviter de causer des pertes en vies humaines parmi les civils. Ceci inclut l'obligation de renoncer à une offensive s'il apparaît que la cible visée est un objectif civil ou que les pertes en vies civiles seraient hors de proportion avec les avantages militaires attendus.
Les avertissements tels que ceux émis par l'Armée libyenne en novembre, conseillant aux civils d'évacuer leurs quartiers, ne la dispensent pas du devoir d'éviter des attaques susceptibles de causer des pertes en vies humaines sans discernement et disproportionnées parmi les civils, a déclaré Human Rights Watch.
Le droit humanitaire international exige également que les parties à un conflit permettent et facilitent le passage rapide et sans entraves de l'assistance humanitaire destinée aux civils qui en ont besoin. Empêcher l'accès des civils à de la nourriture et à des soins médicaux constitue une grave violation du droit humanitaire international et s'attaquer délibérément à des personnels, à des installations, à du matériel, à des appareils ou à des véhicules engagés dans des opérations de secours humanitaire constitue un crime de guerre.
Face à l’escalade des atrocités, Human Rights Watch a appelé la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) à ouvrir une enquête sur les graves violations des droits humains actuellement perpétrées en Libye. La Procureure de la CPI a compétence pour enquêter et pour juger les auteurs de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et crimes de génocide commis en Libye depuis le 15 février 2011.
Lors de la 28ème session du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies en mars 2015, les États membres ont créé une mission d'investigation de l'ONU pour enquêter sur les graves crimes commis en Libye depuis 2014. Human Rights Watch a instamment prié le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme d'accélérer le déploiement de cette mission afin qu'elle puisse s'acquitter de son mandat.
« Chaque jour qui passe aggrave les conditions de vie et les dangers pour les civils qui demeurent pris au piège dans les quartiers de Benghazi affectés par les combats », a affirmé Sarah Leah Whitson.
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Complément d’information
Les forces en présence à Benghazi
Benghazi est le théâtre de combats depuis mai 2014, lorsque le général Khalifa Hiftar, qui était à l'époque à la retraite, et des miliciens alliés opérant sous le nom de « Dignité pour la Libye (Libya Dignity) » ont lancé une campagne militaire contre des groupes militants à Benghazi. L'Alliance pour la dignité à Benghazi comprend des unités de l'Armée, les Forces spéciales de l'Armée (Sa’eqa) et des combattants volontaires. L'Armée libyenne est fidèle au gouvernement libyen reconnu internationalement qui est basé dans les villes de Tobrouk et Al-Bayda, dans l'est du pays, et en mars 2015, Hiftar a été nommé commandant en chef de l'armée.
En juillet 2014, les groupes militants islamistes Ansar Al-Sharia, Rafallah Al-Sahati et Libya Shield Forces (« Bouclier de la Libye »), qui figurent parmi les groupes que l'armée combat à Benghazi, ont formé le Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi (Benghazi Revolutionaries Shura Council, BRSC), qui est opposé au gouvernement reconnu internationalement et est allié au gouvernement auto-proclamé rival basé à Tripoli. Des membres de groupes qui ont prêté allégeance au groupe extrémiste État islamique prennent aussi part aux combats contre l'Armée libyenne aux côtés du BRSC mais n'ont pas formé d'alliance militaire officielle avec le BRSC, selon les habitants de Benghazi.
Témoignages d'habitants
En raison de la poursuite des opérations militaires et des restrictions imposées aux déplacements, Human Rights Watch n'a pas été en mesure de pénétrer dans les quartiers du centre-ville de Benghazi afin de confirmer de manière indépendante le nombre des civils pris au piège et leur localisation.
Un habitant de Benghazi, dont le père et le frère avaient réussi à fuir la zone du centre-ville la veille, a déclaré le 17 avril 2015 à Human Rights Watch, de vive voix, puis a répété le 21 mai au téléphone, qu'il connaissait 50 à 60 maisons du quartier d'El Blad qui étaient toujours occupées par au moins 15 à 20 familles, ainsi qu'au moins 15 familles qui étaient toujours à El-Sabri, et environ 60 maisons du quartier de Sidi Khreibish, dont 10 habitées par des familles libyennes et les autres par des familles étrangères, dont des Syriens, des Palestiniens et des personnes d'origine asiatique et africaine. Ce résident a précisé que la zone la plus difficile à évaluer était le quartier d'El-Sabri car il est contrôlé par des groupes affiliés à l'EIIL. Il pensait que plusieurs dizaines de familles vivaient toujours à El-Sabri, près du littoral, mais il n'avait pas de contact avec elles.
Cet habitant a déclaré que si certains hommes jeunes refusaient de partir, la plupart des familles étaient impatientes de quitter les lieux pour se rendre dans des zones moins dangereuses. « La plupart des familles pensaient que les hostilités dans leur zone ne dureraient que quelques semaines, donc elles ont choisi de rester et de s'occuper de leurs maisons », a-t-il dit. « Et maintenant, elles se retrouvent coincées ici, avec des femmes, des enfants et des personnes âgées. »
Il a précisé qu'il n'avait fallu que trois jours à l'Armée libyenne pour prendre le contrôle du quartier de Salmani, ce qui a amené de nombreuses familles à penser que les autres zones seraient aussi rapidement débarrassées du BRSC et des autres militants.
Il a également indiqué que sa propre famille avait quitté sa maison du centre-ville de Benghazi le 3 novembre 2014, en vertu d'un accord de sécurité de passage que le Croissant-Rouge avait négocié, mais que son père et son frère étaient restés pour garder la maison. Ils ne l'ont quittée que le 16 avril 2015:
Ils ont nagé [dans la mer, le long de la côte] pendant quatre heures, de nuit, et je les attendais lorsqu'ils sont arrivés en sécurité. Ceux qui sont pris au piège ont quelques réserves de nourriture sèche mais aucun soin médical n'est disponible car la seule clinique de campagne appartient au groupe islamique Ansar Al-Sharia et ils ne soignent pas les civils malades ou blessés. La plupart de ces zones n'ont plus d'électricité et les habitants rechargent leurs téléphones portables dans leurs voitures.
Il a ajouté que la fuite de son père et de son frère avait été dangereuse mais coordonnée avec l'armée libyenne, qui a brièvement détenu les deux hommes à leur arrivée pour les interroger mais les a libérés au bout de deux jours. Ce résident a précisé que seulement quelques autres hommes et une famille avaient réussi à fuir la zone de conflit à la nage.
Le même habitant a déclaré avoir appris la mort de quatre civils grâce à des informations recueillies par des proches dans la région:
- Abu Shawki, âgé de 75 ans, un Palestinien, est mort en mars, atteint d'une balle à la tête alors qu'il marchait dans la rue Al-Sharif, dans le quartier de Sidi Khreibish;
- Ossma Al-Greitli, 65 ans, est mort début avril de blessures reçues en février lorsqu'il a été atteint d'éclats d'obus dans la rue El-Gzeir. Il n'avait reçu aucun traitement médical;
- Un ressortissant syrien non identifié est mort également début avril, deux jours après avoir reçu des éclats d'obus dans le ventre alors qu'il quittait la Vieille Mosquée dans le centre-ville. Aucun soin médical n'était disponible; et
- Ahmed al-Zlitni est mort à la mi-mars, à son domicile dans le quartier d'El-Sabri, d'un manque de soins médicaux après avoir subi de graves brûlures dans un incendie causé par les bougies qu'il utilisait à cause des coupures d'électricité.
Un ressortissant mauritanien non identifié a été trouvé mort devant une mosquée dans le quartier d'El-Sabri lors de la première semaine de mai. Deux habitants interrogés par Human Rights Watch ont déclaré qu'ils pensaient que des membres de milices affiliées à l'EIIL l'avaient tué au moment où un groupe de civils tentait de quitter la zone, qui est sous le contrôle de ces milices.
Une autre habitante a affirmé à Human Rights Watch le 20 mai que son père était toujours piégé dans le quartier de Sidi Khreibish. Elle a déclaré qu'elle avait évacué la zone le 4 novembre en compagnie d'autres membres de sa famille, mais que son père était resté pour garder leur maison car il pensait que l'armée chasserait rapidement les milices de ce quartier.
Elle a déclaré qu'environ 80 autres familles étaient également restées à Sidi Khreibish et, comme son père, vivaient sur des réserves de farine provenant d'une boulangerie du quartier et de nourriture sèche ou en conserve obtenue dans des supermarchés qui avaient été fermés et dans des maisons du quartier. Son père et ses voisins ne faisaient qu'un repas par jour, a-t-elle dit. L'approvisionnement électrique de ce quartier avait été coupé quatre mois plus tôt et les habitants n'avaient que peu d'accès aux réseaux téléphoniques et à l'Internet:
J'ai peur pour mon père car la situation est devenue très mauvaise. Après notre départ en novembre, nous avons tenté à plusieurs reprises de coordonner avec le Croissant-Rouge un passage en toute sécurité pour que lui et d'autres résidents puissent quitter la zone mais les takfiris [miliciens islamistes] qui contrôlent le quartier ont refusé de laisser partir les civils. Désormais, même l'armée ne laisse plus sortir personne car il n'y a aucune garantie de l'autre camp [les milices islamistes].
Un bénévole travaillant pour le Croissant-Rouge libyen, chargé des évacuations de civils des quartiers du centre-ville de Benghazi, a affirmé le 21 mai à Human Rights Watch que le Croissant-Rouge n'avait recensé par téléphone que 28 citoyens libyens et 30 étrangers, dont des femmes et des enfants, restés pris au piège dans cette zone du centre-ville. Le Croissant-Rouge n'a eu aucun accès à ce secteur depuis novembre, selon ce bénévole. Il a confirmé que de nombreuses familles, ainsi que des individus isolés, ne s'étaient pas fait enregistrer auprès du Croissant-Rouge, soit de crainte d'être pris pour cible par les extrémistes, soit parce qu'ils sympathisaient avec eux :
En dépit des assurances données par l'armée selon lesquelles tout le monde sera autorisé à quitter les zones de combat, y compris les blessés de l'autre camp [les groupes armés islamistes], de nombreuses personnes qui se trouvent dans le centre-ville ont peur des extrémistes. Nous avons appris qu'un homme qui avait l'habitude de négocier avec eux [les groupes de miliciens islamistes] est maintenant porté disparu et qu'on est sans nouvelles de lui depuis cinq jours. C'est devenu très compliqué pour nous, car nous ne sommes plus en mesure d'essayer de coordonner des arrangements avec une seule personne ou un seul côté. Il y en a maintenant au moins trois, avec Ansar Al-Sharia, les Libya Shield Forces et les forces affiliées à l'État islamique, qui se sont partagé la zone du centre-ville.