(Tunis) – L'un des dirigeants d'un syndicat de la police tunisienne, accusé de diffamation envers l'armée, a été condamné à deux ans de prison. Le tribunal militaire de première instance de Tunis a infligé cette peine à Sahbi Jouini le 18 novembre 2014, à l'issue d'un procès qui s'est tenu en l'absence de l'accusé et sans qu'il en ait été notifié à l'avance.
Un procureur militaire a tout d'abord appelé Jouini à comparaitre en tant que témoin après qu'il eut déclaré, lors d'un débat télévisé, que le ministère tunisien de la Défense avait été informé à l'avance d'une attaque préparée par un groupe armé qui avait causé la mort de 16 soldats tunisiens, mais s'était abstenu de prendre des mesures de protection. Il a déclaré à Human Rights Watch que le procureur avait ensuite modifié son statut, le faisant passer de témoin à accusé, sans le lui notifier.
« La réponse appropriée des autorités aux accusations de Jouini serait d'enquêter à leur sujet », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du nord. « En envoyant le messager en prison, les autorités tunisiennes tentent d'étouffer le débat public sur le comportement et les compétences du ministère de la Défense. »
Jouini a affirmé qu'il n'avait pas reçu de convocation pour assister à son propre procès, comme l'exige le code de procédure pénale, et qu'il a appris sa condamnation dans les médias sociaux.
Il a précisé qu'en juillet, il avait été cité à comparaître devant le procureur en qualité de témoin et qu'il ignorait que le procureur militaire l'avait accusé d'avoir attenté à la renommée de l'armée, en vertu de l'article 91 du code de justice militaire. Il n'a pas été arrêté et il attend de recevoir notification officielle de sa condamnation pour réclamer la réouverture de son procès, du fait qu'il a été jugé par contumace.
Les déclarations qu'il a faites lors d'un débat télévisé étaient consécutives à une attaque perpétrée le 16 juillet, lors de laquelle 16 militaires ont été tués et 23 autres blessés dans la région des monts Chaambi, proche de la frontière entre la Tunisie et l'Algérie. Les assaillants étaient apparemment membres d'un groupe islamiste armé. Le 17 juillet, Jouini a déclaré, sur la chaîne de télévision Nessma, que le ministère tunisien de la Défense avait reçu une semaine à l'avance des informations émanant des services de renseignement qui comprenaient la date et les détails du projet d'attaque, mais qu'il n'avait pris aucune mesure pour protéger les soldats. Le ministre de la Défense, Ghazi Jeribi, a démenti les affirmations de Jouini et annoncé qu'il allait porter plainte contre lui pour atteinte à la réputation de l'armée.
Les poursuites pénales contre Jouini constituent une violation de son droit à la liberté d'expression, qui est garanti par l'article 31 de la nouvelle Constitution tunisienne, et par l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont la Tunisie est un État partie. En 2011, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies (CDH) a émis des directives à l'intention des États parties concernant leurs obligations en matière de respect de la liberté d'expression aux termes de l'article 19, qui soulignaient l'importance que le PIDCP accorde à l'exercice sans entraves de la liberté d'expression « dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques dans le domaine politique et dans les institutions publiques. »
Le Comité a également exprimé sa préoccupation au sujet des lois qui criminalisent « le manque de respect » à l'égard des autorités gouvernementales, des drapeaux et des symboles nationaux ou qui protègent « l'honneur » des personnages publics, et a affirmé que les États parties devraient s'abstenir d'interdire la critique des institutions, telles que l'armée ou l'administration. Afin d'assurer une solide liberté d'expression, les responsables et les institutions étatiques ne devraient pas être en mesure d'engager des poursuites judiciaires pour diffamation ou de faire engager de telles poursuites en leur nom par des tiers, en réponse à des critiques, a affirmé le comité.
Les principes de Johannesburg relatifs à la sécurité nationale, à la liberté d'expression et à l'accès à l'information, qui énoncent un certain nombre de bonnes pratiques dans ce domaine, affirment, dans le principe 7(b):
Nul ne peut être puni pour avoir critiqué ou insulté la nation, l'État ou ses symboles, le gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires, ou une nation étrangère, un État étranger ou ses symboles, son gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires à moins que la critique ou l'insulte ne soit destinée à inciter à la violence imminente.
Le parlement tunisien, élu le 26 octobre 2014, devrait réviser d'urgence toutes les lois qui prévoient des peines de prison pour diffamation et insultes à l'égard des institutions gouvernementales. Dans leur interprétation des lois, les juges devraient s'appuyer sur l'article 49 de la Constitution, qui limite le champ des restrictions autorisées aux droits et libertés. Cet article stipule que toute restriction imposée à l'exercice de droits humains garantis par la constitution ne doit pas compromettre l'essence de ces droits; ne doit être imposée que lorsque c'est nécessaire, dans une société civile et démocratique, pour protéger les droits de tierces personnes, l'ordre public, la défense nationale, la santé publique ou la moralité publique; et que de telles restrictions doivent être proportionnées à l'objectif visé.
« Les autorités tunisiennes se doivent de faire toute la lumière sur les allégations de Jouini mais ce n'est pas en l'emprisonnant qu'elles y parviendront », a affirmé Eric Goldstein. « Au contraire, la manière dont les autorités l'ont traité pourrait bien donner davantage de crédibilité à ses allégations. »