Anticipant les élections nationales de juillet 2018, le gouvernement du Premier ministre Hun Sen et son Parti du peuple cambodgien (CPP) ont intensifié leur offensive contre les opposants politiques, les groupes de la société civile et les médias indépendants. Fin 2017, la Cour suprême, contrôlée par le CPP, avait dissous le principal parti d’opposition, le Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP). L’ancien leader de l’opposition Sam Rainsy est resté en exil après avoir été condamné à l’issue d’un procès à motif politique, tandis que le chef du parti, Kem Sokha, a été emprisonné pendant environ un an, inculpé de chefs d’accusation peu crédibles, avant d’être assigné à résidence. Le CPP, qui n’affrontait plus aucun grand parti d’opposition, a remporté les 125 sièges de l’Assemblée nationale, créant ainsi de fait un État à parti unique. Hun Sen, au pouvoir depuis 1985, a annoncé qu’il avait l’intention de devenir le dirigeant qui est resté en poste depuis le plus longtemps dans l’histoire mondiale.
Dans le cadre d’un système judiciaire politisé et corrompu, les autorités cambodgiennes ont continué à cibler des personnes qui avaient critiqué pacifiquement le gouvernement, y compris sur Internet. Au cours de l’année 2018, de nombreux activistes et membres du parti d’opposition ont fui le pays pour se protéger des arrestations arbitraires. Le nombre de prisonniers politiques atteignait plus de 30 personnes en juillet 2018, mais 16 ont été libérées après le vote via des grâces royales, à la demande de Hun Sen, afin d’atténuer les critiques de la communauté internationale dirigées contre les élections.
La liberté des médias, qui était déjà précédemment entravée, a été réduite à néant en 2018. Brandissant la menace d’une facture fiscale exorbitante et basée sur des critères fallacieux, le gouvernement a forcé les propriétaires du respecté Phnom Penh Post à vendre ce journal à un homme d’affaires malaisien qu’on dit proche de Hun Sen, de sorte qu’il est peu probable désormais qu’il publie des articles critiques. Fin 2018, le Cambodge n’avait plus aucun média local indépendant, que ce soit parmi les journaux, les radios ou les chaînes télé. Les médias sociaux ont également été attaqués, avec notamment des poursuites pénales pour des publications Facebook critiquant le gouvernement.
Le gouvernement a eu souvent recours à des lois répressives, comme la loi sur les associations et les organisations non gouvernementales (LANGO), afin de restreindre arbitrairement les activités des organisations de défense des droits humains et de les réduire au silence. L’espace démocratique du Cambodge a atteint son niveau le plus bas depuis que la communauté internationale avait dû intervenir, il y a plus de 25 ans, à travers l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC), pour faciliter la mise en œuvre des Accords de paix de Paris de 1991. L’APRONUC avait aidé à mettre fin à la Guerre civile cambodgienne, créé un environnement propice à la société civile et mis en place un État qui avait promis de respecter la démocratie, la primauté du droit et les droits humains.
Agression de défenseurs des droits humains
Le 4 janvier 2018, un juge d’instruction de Phnom Penh a inculpé le défenseur des droits des travailleurs Moeun Tola, directeur du Centre pour l’alliance du travail et des droits humains (CENTRAL), le défenseur de la liberté des médias Pa Nguon Teang, directeur du Centre cambodgien pour les médias indépendants (CCIM), et l’activiste social But Buntenh, un moine bouddhiste, de détournement de fonds, en représailles pour avoir fait partie du comité funéraire de Kem Ley, un chroniqueur politique populaire assassiné en 2016. En juillet, les accusations contre Moeun Tola ont été abandonnées grâce aux pressions de la part de plusieurs marques mondiales d’habillement, mais les poursuites contre les deux autres militants sont toujours en cours à l’heure où nous écrivons.
Le 20 août, le roi a gracié Tep Vanny, qui défend depuis longtemps les droits fonciers, après deux ans de prison pour avoir réclamé justice lors d’une manifestation au sujet d’un litige foncier impliquant une entreprise chinoise qui s’était vu octroyer une concession dans la communauté du lac Boeung Kak, près de Phnom Penh. Pourtant, juste après, un tribunal l’a reconnue coupable d’avoir émis des menaces de mort dans le cadre de ce qui a démarré comme un litige communautaire interne en 2012. Alors que la plaignante avait abandonné les poursuites, le procureur a décidé d’entamer une action publique. Tep Vanny et cinq autres activistes de la communauté du lac Boeung Kak ont ainsi été condamnés à six mois de prison. Le juge a suspendu l’application de la peine pendant cinq ans.
Les tribunaux ont également jugé des affaires contre d’autres activistes. Le 26 septembre, un tribunal de Phnom Penh a reconnu coupables de subornation de témoin cinq personnes faisant ou ayant fait partie des membres dirigeants de l’Association pour les droits de l'homme et le développement au Cambodge (ADHOC), lors d’un procès qui a été largement critiqué pour ses motifs politiques. Ils ont écopé de cinq ans d’emprisonnement avec sursis. En juin 2017, un juge d’instruction les avait libérés sur caution après 427 jours passés en détention préventive.
Attaques contre l’opposition politique
Les élections du 29 juillet étaient fondamentalement irrégulières, ce qui a privé les Cambodgiens de leur droit à choisir librement leurs représentants. En plus de dissoudre le CNRP, la Cour suprême avait infligé à 118 responsables du parti l’interdiction d’exercer toute activité politique pendant cinq ans.
D’autres graves problèmes ont affecté le processus électoral : l’accès aux médias n’était ni équitable ni égal ; la commission électorale nationale était progouvernement ; et d’importants membres de l’opposition ont subi surveillance, intimidations, détention ou poursuites judiciaires à motif politique. Pour justifier cette vague de répression, le CPP a avancé sans fondement que le CNRP avait l’intention de mener une « révolution de couleur » pour renverser le gouvernement.
Le fondateur du CNRP, Sam Rainsy, ainsi que d’autres figures de l’opposition de premier plan, sont demeurés en exil pour éviter que les poursuites dont on les menaçait ne soient entamées ou que leurs condamnations en suspens ne soient exécutées. Le successeur de Rainsy à la tête du CNRP, Kem Sokha, est resté en détention préventive sur la base de chefs d’inculpation de trahison montés de toutes pièces.
Un député du CNRP, Um Sam An, bénéficiant d’une grâce royale, a été libéré le 25 août 2018. Il était en prison depuis deux ans, condamné pour incitation suite à ses accusations contre le gouvernement, selon lesquelles la frontière entre Cambodge et Vietnam avait été faussement délimitée. Le 20 mai, la cour d’appel a confirmé la condamnation de onze militants du CNRP pour « insurrection ». Ces onze personnes avaient déjà purgé 3 ans de leurs peines de prison, allant de 7 à 20 ans, prononcées pour des chefs d’inculpation sans fondement liés à une manifestation à Phnom Penh en 2014, où des policiers avaient été attaqués après que les forces de sécurité avaient agressé des manifestants pacifiques. Le 28 août, les onze détenus, plus trois autres activistes du CNRP condamnés séparément pour les mêmes accusations, ont été graciés et libérés.
Liberté des médias
Le gouvernement est allé encore plus loin pour rogner la liberté des médias, y compris des publications en ligne. En mai 2018, le gouvernement a forcé la vente du dernier journal local indépendant, le Phnom Penh Post, à un homme d’affaires malaisien qu’on dit lié au gouvernement cambodgien, en mettant le journal à genoux au moyen d’une facture fiscale peu crédible de 3,9 millions USD. Le Post, de même que le Cambodia Daily, qui lui aussi avait été obligé à fermer, réalisait depuis longtemps des enquêtes qui critiquaient souvent le gouvernement.
Le 21 août, deux anciens journalistes de Radio Free Asia (RFA), Yeang Sothearin et Uon Chhin, ont été libérés sur caution. Ils avaient été arrêtés arbitrairement le 14 novembre 2017 pour des accusations d’espionnage fabriquées de toutes pièces, ayant soi-disant continué à enquêter pour RFA après la fermeture du bureau cambodgien de la radio. Les deux journalistes restent sous surveillance et le 18 septembre 2018, la Cour suprême a jugé que l’instruction judiciaire contre eux devait se poursuivre.
Le 31 août, après 14 mois de détention préventive, un réalisateur australien a été reconnu coupable d’espionnage sur la base de chefs d’inculpation inventés, et condamné à six ans de prison. Gracié par le roi le 21 septembre, il a été déporté vers l’Australie peu après.
Les réseaux des médias sociaux ont fait l'objet d’une surveillance et d’interventions accrues de la part du gouvernement. Le 28 mai, le gouvernement a émis un décret national autorisant les ministères de l’Intérieur, de l’Information et des Postes et Télécommunications à faire retirer des médias sociaux ou des sites web les contenus considérés par le gouvernement comme constituant « une incitation, une rupture de solidarité, une discrimination ou une création volontaire de troubles portant atteinte à la sûreté nationale, à l’intérêt public ou à l’ordre social ».
Nouvelles lois répressives
En mars 2018, le gouvernement a introduit dans le code pénal du Cambodge une nouvelle disposition de lèse-majesté (insulte à la monarchie), assortie d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison et 2 500 USD d’amende. Deux mois plus tard, les autorités ont arrêté deux personnes en vertu de cette disposition, qui sont toujours détenues à l’heure où nous écrivons.
Une série de nouvelles lois et d’amendements répressifs ont été votés en 2018, réduisant encore la liberté d’association. Il s’agit notamment d’amendements des articles 34 et 42 de la Constitution du Cambodge, exigeant que tout Cambodgien « défende la patrie » et donnant au gouvernement le moyen d’agir contre les partis politiques s’ils ne « placent pas l’intérêt du pays et de la nation au-dessus de tout ». Les amendements répressifs et controversés de la loi cambodgienne sur les partis politiques, qui permettent de dissoudre arbitrairement des partis et d’interdire à leurs dirigeants d’exercer, sont restés en vigueur.
Principaux acteurs internationaux
Les États-Unis ont réagi aux attaques contre l’opposition et à l’environnement de plus en plus répressif en vue des élections en mettant fin à toute assistance électorale et en suspendant leurs autres programmes d’assistance, pour un total de 8,3 millions USD. Avant les élections, le département d’État des États-Unis a infligé de nouvelles restrictions de visas contre les fonctionnaires cambodgiens responsables des mesures « antidémocratiques ».
Le 12 juin 2018, le département du Trésor américain a instauré des sanctions en vertu de la loi Magnitski contre le commandant de la garde rapprochée de Hun Sen, Hing Bun Hieng, identifié comme le chef d’une entité impliquée dans de graves atteintes aux droits humains. Le 25 juillet, le Congrès des États-Unis a voté une loi appelée Cambodia Democracy Act, prévoyant d’infliger « des sanctions à tous les membres du cercle rapproché de Hun Sen, pour leur rôle dans les atteintes à la démocratie au Cambodge et dans de graves violations des droits humains ». Le rapporteur spécial des Nations Unies sur le Cambodge et le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme ont également exprimé leur inquiétude au sujet des élections.
Suite à la dissolution du CNRP, la Suède – le plus ancien donateur occidental au Cambodge – a interrompu de nouvelles aides au développement d’État à État, excepté dans les domaines de l’éducation et de la recherche. L’Union européenne et ses États membres, la Corée du Sud, l’Australie et d’autres pays démocratiques ont interrompu leur assistance électorale et/ou n’ont pas envoyé d’observateurs des élections. Plusieurs pays ont condamné les élections, estimant qu’elles étaient loin de respecter les normes internationales.
En février, les 28 ministres des Affaires étrangères de l’UE ont menacé d’instaurer des sanctions ciblées et de suspendre les préférences commerciales, en réaction à l’offensive gouvernementale contre les droits humains. En juillet, la Commission européenne a envoyé une mission au Cambodge afin d’évaluer dans quelle mesure le pays respecte ses obligations en termes de droits humains. En septembre, le Parlement européen a réitéré sa profonde inquiétude face à la situation des droits humains, appelant la Commission à rendre son rapport sur les conclusions de sa mission. La commissaire au Commerce de l’UE, Cecilia Malmström, a informé en octobre le Cambodge que l’UE entamait sa procédure de suspension des préférences commerciales.
Le Japon, qui rivalise avec la Chine pour renforcer son influence au Cambodge, a maintenu son don de 7,5 millions USD pour y soutenir le processus électoral. Mais une semaine avant le vote, le Japon a décidé de ne pas envoyer d’observateurs officiels des élections. En février, ce pays avait déclaré qu’il octroierait en 2018 168 millions USD d’aide au développement au Cambodge.
Quant à la Chine, bien qu’elle-même n’ait pas d’élections ouvertes à la concurrence, elle a envoyé des observateurs et fait l’éloge des élections. La Chine était le premier donateur d’aide au Cambodge en 2018. En juin, elle lui a apporté plus de 100 millions USD d’assistance militaire. Dans le cadre de l’initiative chinoise dite « Nouvelle route de la soie », le Cambodge a reçu environ 5,3 milliards d’investissements et d’accords de prêts entre 2013 et 2018. La Chine promet 7 milliards USD supplémentaires sous forme de nouveaux projets. La dette extérieure publique du Cambodge était de 9,6 milliards en 2017 et pourrait atteindre 17 milliards en 2020.
En janvier 2018, le ministre des Affaires étrangères chinois a annoncé que le commerce bilatéral attendrait 6 milliards USD en 2020. Dans ce contexte où l’appui des gouvernements occidentaux au Cambodge se tarit, la Chine a cherché à étendre son influence politique et son pouvoir économique dans le pays. Dans la dispute régionale qui oppose les pays d’Asie du Sud-Est au sujet de la mer de Chine méridionale, le Cambodge a soutenu les prétentions territoriales de la Chine sur les Îles Spratleys.
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Rapport mondial 2019 / Chapitre #Cambodge. Parmi les sujets évoqués : le procès en 2018 de membres du Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP), parti d’opposition dissous en 2017. Chapitre https://t.co/IegILj6BEi @hrw #Rights2019
— HRW en français (@hrw_fr) 25 janvier 2019