Monsieur le Procureur,
Nous répondons à l’appel à commentaires de votre Bureau sur le « [projet de] politique générale relative à la complémentarité et à la coopération » (ci-après « projet de politique »). Les organisations soussignées se félicitent de l’occasion qui leur est donnée de formuler des observations sur le projet de politique et prennent note de la demande spécifique de « propositions de ses partenaires de la société civile quant aux moyens d’approfondir le dialogue et les relations afin d’intensifier les efforts en vue de mettre plus efficacement en œuvre le Statut de Rome et, en particulier, les principes de coopération et de complémentarité » (paragraphe 72).
Certaines de nos organisations ont participé aux consultations en cours ou soumettront des commentaires écrits distincts sur d’autres aspects de la politique. Nous vous écrivons aujourd’hui pour vous faire part d’une proposition clé : Pour mieux mettre en œuvre la politique et apporter une plus grande transparence au travail du Bureau du Procureur sur la complémentarité et la coopération, le Bureau devrait s’engager à présenter des rapports publics réguliers, détaillés et spécifiques aux situations sur ses examens préliminaires, ses enquêtes et tout autre contexte dans lequel il apporte un soutien actif aux procédures nationales. Ces rapports devraient inclure ce que l’on a précédemment appelé les « situations de la phase 1 ». Pour les raisons évoquées ci-dessous, cela favoriserait la mise en œuvre effective du projet de politique et, en particulier, des deux piliers "rapprocher la justice des communautés" et "créer une communauté de pratique".
Les rapports antérieurs du Bureau sur les examens préliminaires fournissent un exemple du type de communication qui est le plus susceptible de contribuer à une mise en œuvre fructueuse de cette politique dans toutes les situations.
Rapports relatifs aux examens préliminaires
De 2011 à 2020, le Bureau du Procureur a publié des rapports annuels sur ses examens préliminaires. Au fil du temps, ces rapports sont devenus de plus en plus substantiels et ont reflété :
- les détails des communications au titre de l’article 15, reçues par le Bureau du Procureur mais n’ayant pas encore formellement fait l’objet d’un examen préliminaire (les « situations de la phase 1 ») ;
- dans les examens préliminaires en cours, l’évaluation du Bureau à ce jour, y compris, le cas échéant, des détails sur le contexte procédural, les questions préliminaires de compétence, la compétence matérielle et l’évaluation de la recevabilité, notamment les informations sur les procédures nationales applicables ; et
- le catalogage des activités du Bureau dans une situation donnée, y compris dans le cadre de la collaboration avec les autorités nationales et autres parties prenantes, ainsi que l’identification des étapes à suivre.
Ces communications annuelles ont parfois été complétés par des rapports détaillés à d’autres moments clés, notamment sur la clôture d’examens préliminaires sans procéder à une enquête (par exemple, le Rapport final sur la situation en Irak/Royaume Uni) et l’ouverture de situations à la suite de renvois par un État (par exemple, Situation au Mali : Rapport en vertu de l’article 53(1)). Le Bureau a également publié un rapport détaillé au cours d’un examen préliminaire pour fournir des mises à jour importantes sur ses progrès, comme le rapport intérimaire 2012 sur la situation en Colombie.
Le Bureau du Procureur publie désormais un rapport annuel offrant une vue d’ensemble de ses activités. Le rapport 2022 contenait des détails sur la collaboration du Bureau avec les autorités nationales et sur les activités de complémentarité en Colombie, en Guinée, en République centrafricaine, au Venezuela et au Nigeria. Cependant, le rapport n’a pas le niveau de détail qu’ont généralement offert les rapports passés du Bureau sur les examens préliminaires, que nous recommandons désormais au Bureau de reproduire dans toutes les situations
Rapprocher la justice des communautés : La transparence comme valeur fondamentale
En faisant preuve de transparence par le biais de rapports réguliers, dans lesquels on retrouve le type d’informations qui figuraient auparavant dans le rapport annuel d’examen préliminaire, le Bureau peut être un vecteur essentiel pour rapprocher la justice des communautés et pour soutenir la légitimité de la Cour.
L’indépendance et la légitimité de la Cour sont démontrées et renforcées par la transparence et les rapports sur les situations, dans les limites du respect de la confidentialité des informations sensibles. Une pratique en matière de rapports publics qui vise à assurer une application cohérente du projet de politique et de l’approche du Bureau en matière de complémentarité dans les pays où se posent des situations devrait protéger le Bureau contre les accusations de partialité et montrer que le Bureau fonctionne à l’abri de toute ingérence politique ou extérieure.
En effet, les rapports annuels d’examen préliminaire du Bureau ont fourni une mesure importante en termes de transparence quant aux progrès réalisés par le Bureau dans l’évaluation des communications au titre de l’article 15 et des renvois par les États devant le Bureau, lorsque ces communications et renvois sont connus du public. Cela répondait au droit des victimes d’être informées sur les processus susceptibles d’affecter leurs intérêts. Les rapports ont également fourni des informations spécifiques et publiques sur le processus juridique et les critères de détermination de l’action de la CPI qui pourraient être cités pour contrer les efforts de désinformation, notamment ceux qui visent à saper la crédibilité des défenseurs des droits humains qui travaillent au nom de la justice.
Ces rapports annuels détaillés – ainsi que la publicité donnée par le Bureau à ces rapports – ont également permis de :
- permettre aux victimes de constater que les crimes commis à leur encontre ont bien été pris en compte ;
- communiquer des informations permettant aux victimes d’exercer leurs droits de participation en vertu du Statut de Rome ; et
- permettre des caractérisations juridiques qui pourraient être utilisées par les organisations de la société civile pour soutenir le plaidoyer en vue de trouver des réponses efficaces en matière de justice et de prévention des atrocités.
Nous reconnaissons que le Bureau du Procureur dispose désormais d’un nombre plus limité d’examens préliminaires en cours et qu’il cherche à procéder plus rapidement à l’évaluation de l’opportunité d’ouvrir ou non une enquête. Cependant, la transparence qui suit la clôture d’un examen préliminaire avec une décision de ne pas enquêter et un engagement à soutenir ou à superviser les autorités nationales (par exemple, en vertu d’un protocole d’accord) est d’autant plus importante.
En effet, les rapports établis par le Bureau peuvent fournir aux victimes une source d’information essentielle, parfois même la seule source officielle d’information nécessaire pour comprendre si et comment leurs droits seront défendus par les autorités nationales. Des rapports réguliers permettront également de soutenir les engagements déclarés du Bureau de mettre l’accent sur la complémentarité au cours des enquêtes et lors de la clôture des examens préliminaires et des enquêtes, ou lorsqu’il décide de ne pas donner la priorité à certains aspects des enquêtes tout en indiquant qu’il soutient les efforts en matière de complémentarité. Le droit des victimes d’accéder à la justice a pour corollaire le droit de comprendre la décision du Bureau de ne pas poursuivre l’enquête, comme c’est le cas en Colombie et en Guinée. L’absence de rapports détaillés dans ces deux situations affecte cette compréhension. En outre, étant donné que la politique envisage une nouvelle approche " à deux volets " fondée sur la coopération et la complémentarité, la publication de rapports détaillés permettra aux victimes et aux survivants de mieux comprendre cette nouvelle approche et de savoir si et comment elle servira leurs droits en matière d’accès à une justice efficace.
Créer une communauté de pratique : Valeur des rapports publics pour les efforts de complémentarité
Le projet de politique vise à créer une « communauté de pratique » pour soutenir les efforts de complémentarité. C’est précisément ce qu’ont fait les rapports annuels du Bureau sur les examens préliminaires, qui sont devenus des points de référence essentiels pour les groupes de la société civile dans ses efforts pour obtenir justice, tant devant les tribunaux nationaux que devant la CPI. À plus long terme, la présentation régulière de rapports pourrait également jouer ce rôle dans le cadre des efforts de complémentarité du Bureau, quel que soit le moment où ceux-ci sont déployés, que ce soit conjointement avec des examens préliminaires ou des enquêtes, ou après la clôture des activités du Bureau.
Les rapports réguliers sont utiles pour créer la communauté de pratique nécessaire au soutien d’une véritable justice, et ce pour plusieurs raisons :
- Le rapport annuel du Bureau a mis en évidence, pour la société civile et d’autres partenaires potentiels en matière de complémentarité, l’existence de crimes possibles relevant du Statut de Rome dans une situation donnée et, généralement, la nécessité de déployer des efforts concertés pour soutenir la justice. Si ces informations étaient largement connues des organisations de la société civile travaillant dans un contexte particulier, l’existence d’un examen préliminaire et les détails de l’évaluation et des enquêtes du Bureau ont suscité un regain d’attention, que ce soit de la part des médias, d’autres ONG, de partenaires internationaux ou d’agences de l’ONU. Parfois, le Bureau a fait état d’indicateurs de référence clés ou signalé des obstacles à la mise en place de procédures nationales effectives, en donnant des indications non seulement aux autorités quant aux étapes à suivre, mais aussi aux partenaires désireux de dialoguer directement avec ces autorités. Un partenariat solide en matière de justice, qui s’inscrit dans la durée, est nécessaire pour obtenir des résultats dans le cadre d’efforts positifs de complémentarité.
- Les organisations de la société civile ont consulté les rapports annuels du Bureau pour comprendre sur quelles informations le Bureau s’appuyait pour réaliser ses évaluations de l’objet ou de la recevabilité. Cela leur a permis de s’adapter de manière à renforcer l’efficacité et la performance des interventions du Bureau. Cela pourrait également s’appliquer à des situations qui ne font plus l’objet d’un examen préliminaire, mais dans lesquelles le Bureau procède au suivi des efforts nationaux, ou les encourage. Comme le souligne le projet de politique, l’une des principales contraintes de ce travail est de veiller à ce que les efforts de complémentarité affichés ne deviennent pas un prétexte à l’impunité. Les rapports publics du Bureau permettent à d’autres acteurs, et notamment à la société civile, de proposer des informations supplémentaires pour soutenir le dialogue sur le statut ou l’authenticité des procédures.
- Les rapports ont servi à mettre en évidence l’(in)activité des États parties dans une situation d’examen préliminaire donnée et à faire pression sur les États parties pour qu’ils respectent leurs obligations au titre du Statut de Rome, dans le cadre d’une fonction globale de « catalyseur » de la justice nationale.
- Le rapport du Bureau dans une situation donnée a également contribué aux efforts de complémentarité déployés ailleurs. En clarifiant les critères utilisés et la manière dont ces critères ont été appliqués par le Bureau, les rapports ont fourni aux acteurs de la société civile dans les situations qui n’ont pas encore fait l’objet d’un examen préliminaire des informations cruciales qui pourraient être utilisées pour dialoguer avec les autorités nationales pour qu’elles assument leurs responsabilités, ainsi que la CPI. L’ensemble des rapports annuels du Bureau a également constitué une ressource utile pour faire progresser l’analyse des situations futures.
Pour ces raisons, nous vous encourageons à faire en sorte que votre Bureau rende compte régulièrement, publiquement et de manière détaillée des situations spécifiques dans l’ensemble de ses activités. Cette transparence sera essentielle à la concrétisation des droits des victimes dans le cadre du système du Statut de Rome, notamment par la mise en œuvre d’initiatives visant à soutenir la complémentarité et la coopération avec la CPI.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Procureur, l’expression de nos sentiments distingués,
Afghanistan Transitional Justice Coordination Group
Africa Youth Coalition Against Hunger Sierra Leone
Al-Haq (Palestine)
Amnesty International
Armanshahr/OPEN ASIA (Afghanistan)
Australian Centre for International Justice
Bahrain Transparency Socierty
Canada House of resilience Society
Centre des droits de l'homme et du développement (Democratic Republic of Congo)
Citizens for Global Solution
Coalition for Prevention of Hazara Genocide (Afghanistan)
Collectif des Associations Contre l’Impunité au Togo
Comisión Mexicana de Defensa y Promoción de los Derechos Humanos
Ditshwanelo - The Botswana Centre for Human Rights
Ecumenical Service For Peace (Cameroon)
European Center for Constitutional Rights
Global Centre for the Responsibility to Protect
Human Rights Watch
In Defense of Human Rights and Dignity Movement
International Federation for Human Rights (FIDH)
Just Access e.V.
Justice Call
Kenyan Section of the International Commission of jurists
Koncicc (Iraq)
Kurdistan without genocide
Lawyers for Justice in Libya
Legal Action Worldwide
Libya Crimes Watch
No Peace Without Justice
Palestinian Human Rights Organization
Parliamentarians for Global Action
People for Equality and Relief in Lanka
Philippine Coalition for the International Criminal Court
Rescue and Hope (Benin)
Solidarité Echange pour le Développement Intégral (Democratic Republic of Congo)
StoptheDrugWar.org
Transitional Justice Working Group (South Korea)
Ukrainian Legal Advisory Group
United Nations Association of Sweden
Vous et Vos Droits (Democratic Republic of Congo)
Women's Initiatives for Gender Justice
Youth for peace and Dialogue between cultures (Morocco)