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Entretien : Le traitement réservé aux Chagossiens par le Royaume-Uni et les États-Unis est un crime colonial persistant

Comment la construction d’une base militaire états-unienne a conduit à des crimes contre l’humanité

Le navire MV Nordvaer quittant East Point Plantation, Diego Garcia, archipel des Chagos, vers avril 1969. © Kirby Crawford

Cette année marque le cinquantième anniversaire des déportations forcées définitives des habitants de l’archipel des Chagos, un groupe d’îles de l’océan Indien, dans le but de permettre aux États-Unis d’établir des installations militaires sur la plus grande île, Diego Garcia. Il est terrible de constater qu’aucune considération n’a été accordée à plus d’un millier de Chagossiens expulsés de leurs foyers pour installer la base, condamnant beaucoup d’entre eux à vivre dans la pauvreté et la misère. Dans un nouveau rapport intitulé « C’est là que le cauchemar a commencé », Human Rights Watch a conclu que l’expulsion des Chagossiens par les gouvernements britannique et américain constitue un crime contre l’humanité. Ce constat accablant concernant les deux gouvernements intervient alors que de nouvelles négociations sur la souveraineté des îles ont été entamées entre le Royaume-Uni et Maurice, qui revendique l’archipel des Chagos comme faisant partie de son territoire. Anthony Gale, attaché de presse senior, s’est entretenu avec l’auteur principal du rapport, Clive Baldwin, conseiller juridique senior au sujet de ses conclusions.

Tout d’abord, pouvez-vous expliquer ce qui est arrivé aux Chagossiens et quelles ont été les conséquences de leur expulsion il y a 50 ans ?

Les îles Chagos sont un groupe d’îles situées dans l’océan Indien. Avant que les Britanniques n’expulsent de force leurs habitants, ces îles abritaient environ 1 500 Chagossiens, un peuple autochtone. Aujourd’hui, plus aucun Chagossien ne vit sur les îles. Ses seuls habitants sont l’état-major et le personnel des installations militaires états-uniennes sur Diego Garcia et quelques responsables britanniques.

Il y a plus de 50 ans, les gouvernements du Royaume-Uni et des Etats-Unis ont planifié secrètement l’expulsion de force des Chagossiens, d’abord de Diego Garcia, la plus grande île de l’archipel, afin que les États-Unis puissent y construire une base militaire sans habitants à proximité. Par la suite, le Royaume-Uni a décidé d’expulser la totalité de la population des îles Chagos, pour éviter d’avoir à rendre compte aux Nations Unies du maintien de son contrôle sur une colonie avec une population permanente. D’après les conclusions de Human Rights Watch, ce traitement constitue des crimes contre l’humanité.

Les témoignages que nous avons recueillis brossent un terrible tableau de ce qu’a été la vie des Chagossiens. Les familles qui ont quitté l’île pour de simples déplacements ont été informées que leur île avait été vendue et qu’elles ne pourraient jamais y retourner. Ceux qui ne sont pas partis à l’époque ont été, quelques années plus tard, forcés de quitter les îles Chagos pour rejoindre Maurice et les Seychelles, à des centaines de kilomètres de là. Ils n’ont pas reçu d’aide ou très peu, et beaucoup ont été confrontés à une pauvreté épouvantable. Certains nous ont décrit qu’ils vivaient dans des maisons qui devaient être consolidées en utilisant de la bouse de vache. Une femme avec qui j’ai discuté a raconté comment, après que sa famille a été forcée de quitter les îles Chagos, son frère encore bébé est mort parce que sa mère n’avait plus de lait pour l’allaiter.

L’un des récits certainement les plus troublants concerne la dureté des expulsions des Chagossiens de leurs maisons. Les autorités britanniques ont donné l’ordre de tuer les chiens sur Diego Garcia, y compris les animaux domestiques des Chagossiens. Une Chagossienne se souvient que l’animal de compagnie de sa famille avait été emmené et tué. Pour sa famille, le but était de les inciter à partir.

Les Chagossiens qui ont été expulsés des îles Chagos par bateau ont décrit à quel point ils ont été maltraités. Lors d’un voyage, ils ont été enfermés en bas dans la cale, alors que les chevaux des îles Chagos ont voyagé sur le pont. Un haut responsable britannique avait ordonné de sauver les chevaux.

Le rapport implique le Royaume-Uni et les États-Unis dans des crimes contre l’humanité. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit et comment ces critères ont été appliqués aux événements qui ont eu lieu sur les îles Chagos ?

Les crimes contre l’humanité figurent parmi les types de crimes les plus graves connus du système de justice internationale, émanant des procès de Nuremberg après la Deuxième Guerre mondiale. Compte tenu de l’ampleur et de la gravité de ces crimes, il ne s’agit pas d’une conclusion établie à la légère.

Nous estimons que le Royaume-Uni a commis au moins trois crimes contre l’humanité dans la façon dont il a traité et continue de traiter le peuple chagossien. Le premier crime, qu’il a commis avec les États-Unis, est le déplacement forcé des Chagossiens de leur terre natale. Le second est de maintenir l’interdiction faite aux Chagossiens de retourner dans leurs îles d’origine. Et le troisième est la persécution des Chagossiens fondée sur la race et l’origine ethnique.

Nous considérons que ces trois crimes ont atteint le seuil pour être qualifiés de crimes contre l’humanité. Ils sont le fait de politiques d’État systématiques et délibérées.

Parlons de la persécution raciale des Chagossiens. Comment êtes-vous parvenu à la conclusion que le traitement des Chagossiens avait un caractère raciste ?

Les autorités britanniques ont utilisé des termes racistes pour désigner les Chagossiens, d’après des documents officiels secrets qui ont maintenant été publiés. Ces documents les décrivaient entre autres comme des « hommes-vendredi », nom tiré du personnage « Vendredi » qui était un serviteur noir dans Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Ils ont également utilisé le terme « Tarzans », une référence à l’enfant sauvage fictif qui a été élevé par de grands singes en Afrique. Ces deux qualificatifs sont sans aucun doute racistes.

Mais cela se manifeste aussi dans la façon dont le gouvernement britannique continue de traiter les Chagossiens. Le gouvernement s’est efforcé de faire valoir que les traités relatifs aux droits humains qu’il a ratifiés ne s’appliquent pas aux îles Chagos. Selon lui, les Chagossiens ne devraient pas voir leurs droits fondamentaux protégés. Lorsque vous comparez les Chagossiens avec les habitants d’autres territoires britanniques similaires abritant des bases militaires, comme les îles Malouines et Chypre, le traitement des Chagossiens est radicalement différent.

Contrairement à ce qu’il a fait aux îles Chagos, le gouvernement britannique n’a pas expulsé de force les habitants des îles Malouines, où plusieurs milliers d’habitants sont des descendants d’Européens blancs, aux fins de préserver la sécurité de ses bases, bien qu’elles accueillent d’importantes installations militaires. Il n’a pas non plus mis tout en œuvre pour priver les habitants de leurs droits humains. En réalité, le gouvernement britannique a explicitement étendu l’application de la Convention européenne des droits de l’homme aux personnes vivant à proximité de ses bases à Chypre et permet aux insulaires de saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

Votre rapport indique que les États-Unis sont complices de crimes contre l’humanité, mais d’après ce que vous me dites, il semble que ce soit avant tout un problème britannique ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni sont conjointement responsables du déplacement forcé des Chagossiens. Ce sont les États-Unis qui ont voulu établir une base sur Diego Garcia et les deux pays ont planifié le déplacement forcé de la population. En examinant certaines des notes secrètes qui ont été rendues publiques, on peut voir que les États-Unis ont accepté leur part de responsabilité dans le déplacement. Depuis le moment où la décision a été prise jusqu’à ce jour, le Royaume-Uni et les États-Unis ont travaillé main dans la main. Cela fait plusieurs années que les États-Unis ont tendance à tergiverser lorsque la question est soulevée ; pourtant, d’après les quelques informations qui ont été divulguées, les États-Unis semblent s’opposer au retour des Chagossiens sur les îles Chagos, en particulier sur l’île de Diego Garcia. Les gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni devraient accorder des réparations complètes aux Chagossiens pour les décennies de souffrance et de tourment provoquées par leurs actes.

Le Royaume-Uni et Maurice sont actuellement en discussion sur la souveraineté des îles Chagos. Dans quelle mesure espérez-vous que ce rapport puisse avoir une influence sur ces négociations ?

Il est important que le peuple chagossien fasse partie de ce processus. Après avoir été ignorés et malmenés pendant des décennies, il est tout à fait justifié que les Chagossiens trouvent une place centrale dans toute négociation portant sur l’avenir de leurs îles. Cela permettrait de fonder les négociations sur les droits humains.

Nous voulons également avoir la garantie que le peuple chagossien recevra des réparations ; qu’il aura le droit de retourner sur les îles s’il le souhaite ; que les îles seront restaurées afin qu’il puisse y vivre dans la dignité et qu’il recevra une indemnisation pour les mauvais traitements et les abus qu’il a subis en raison des actes des gouvernements états-unien et britannique.

Et enfin, quelle réponse aimeriez-vous voir de la part des gouvernements britannique et américain ?

Nous aimerions qu’ils assument la responsabilité de ce qu’ils ont fait, et de ce qu’ils continuent de faire, envers le peuple chagossien. Depuis des années, les ministres et les autorités britanniques affirment que le traitement des Chagossiens était honteux ou inapproprié, comme si c’était un crime qui remontait à un temps lointain. Ce sont des crimes qui ont lieu aujourd’hui, et ils doivent des réparations aux Chagossiens. Ces derniers devraient avoir le droit de décider s’ils souhaitent retourner ou non sur la terre qui leur a été volée et de recevoir une compensation financière complète pour les préjudices qu’ils ont subis. Ce crime devrait être reconnu comme le crime colonial qu’il est, et le gouvernement britannique doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer que rien de tel ne se reproduira à l’avenir.

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