(Tunis, le 25 juin 2014) – Les autorités tunisiennes devraient enquêter sans tarder sur des allégations selon lesquelles des combattants tunisiens ont commis des crimes de guerre en Irak et en Syrie, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Le 13 juin 2014, un homme affirmant s'appeler Abu Hamza al-Mouhamadi et être de nationalité tunisienne a affiché sur sa page Facebook - qui a été fermée depuis lors - trois vidéos et des photos décrivant apparemment son rôle dans des exactions commises contre cinq gardes-frontières irakiens détenus, ainsi que dans leur subséquente exécution.
La Tunisie, État partie à la Cour pénale internationale (CPI) depuis 2011, devrait adopter une loi sur les crimes de guerre, intégrer le statut de la CPI au sein de sa législation nationale et prendre d'urgence des mesures pour enquêter sur les ressortissants tunisiens impliqués dans des abus équivalant à des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité en Syrie ou en Irak, a affirmé Human Rights Watch. Lors d'une conférence de presse tenue le 24 juin, le ministre de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, a déclaré qu'au moins 2 400 djihadistes tunisiens combattent actuellement en Syrie, pour la plupart dans les rangs du Front Al Nusra et de l'État islamique d'Irak et du Levant (EIIL, ou ISIS en anglais).
« Les vidéos affichées sur Facebook, qui semblent montrer un combattant tunisien impliqué dans le meurtre de gardes-frontières irakiens, devraient réveiller la consciences des autorités tunisiennes, et les inciter à enquêter et à poursuivre en justice les auteurs de tout crime de guerre perpétré par des ressortissants tunisiens en Irak et en Syrie », a déclaré Nadim Houry, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Quand un Tunisien extrémiste se vante ouvertement de ses crimes sur les réseaux sociaux, il est temps que les autorités adressent à tous les Tunisiens le message clair et sans équivoque qu'un tel comportement ne sera pas toléré. »
La première vidéo affichée montre Abu Hamza al-Mouhamadi - c'est apparemment son nom de guerre - procédant à l'interrogatoire des cinq gardes détenus, et les giflant. Dans une deuxième vidéo, il ordonne aux détenus de faire allégeance à l'EIIL et de renier le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki. Quand l'un des hommes capturés refuse de répéter les mots « L'État islamique pour l'éternité », on voit Abu Hamza le plaquer à terre sur le dos, placer son fusil contre sa gorge et réitérer sa demande.
La vidéo ne montre pas l'exécution mais, sur une troisième vidéo, Abu Hamza brandit la carte d'identité de la victime devant la caméra et demande aux autres détenus si la victime était chiite. Quand les autres détenus confirment que l'homme était bien chiite, Abu Hamza s’exclame : « Que Dieu soit loué ! », puis il prononce le nom de cet homme et la caméra montre la victime, tuée d'une balle dans la tête.
Sur la page Facebook d'Abu Hamza figurent aussi plusieurs photos tirées de la même séquence et semblant montrer que les quatre autres hommes ont également été exécutés. Une photo montre Abu Hamza avec un fusil mitrailleur Kalachnikov se tenant derrière les cinq détenus qui sont assis sur le sol. Une deuxième photo montre Abu Hamza devant ces hommes, dont l'un a été exécuté. Une troisième photo montre les quatre autres détenus exécutés, leur sang répandu sur le sol, les mains liées derrière le dos.
En guise de commentaire accompagnant ces photos d’exécutions affichées sur Facebook, Abu Hamza a écrit: « Voici des photos de quelques-uns des 'rafidah' [terme péjoratif désignant les chiites] que nous avons capturés lors d'une attaque contre un convoi militaire de ‘Haliki’ [allusion ironique à Maliki] à Tal Safouk en Irak. »
Le 17 juin, au sujet d'un reportage de CNN faisant état de son implication dans l'assassinat des cinq chiites, Abu Hamza a écrit sur sa page Facebook: «.... [CNN], vous pouvez dire ce que vous voulez. La prochaine fois, je tuerai un Rafidh et si l'Amérique intervient en Irak ou au Levant, eh bien, si Dieu le veut, je tuerai un Américain et je le forcerai à parler arabe et à dire 'L'État islamique pour l'éternité'. »
Le même jour, une journaliste étrangère s'est entretenue avec la veuve de l'une des victimes. Selon les informations fournies par cette journaliste à Human Rights Watch, cette veuve a affirmé que son mari, père de trois enfants, travaillait au poste frontière de Khana Sor entre l'Irak et la Syrie, et que les familles n'avaient pas pu récupérer les corps des cinq hommes.
Les responsables de Facebook ont fermé la page d'Abu Hamza pour violation des termes contractuels d'utilisation, mais Human Rights Watch a préservé les vidéos, ainsi qu’une copie de la page Facebook en format pdf.
Bien que leur nombre exact ne soit pas connu, de nombreux Tunisiens ont rejoint les rangs des combattants en Syrie et en Irak, certains au sein de groupes extrémistes tels que Jabhat al-Nusra et l'EIIL. Le 24 juin, ce nombre a été estimé à au moins 2 400 par le ministre tunisien de l'Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, comme indiqué ci-dessus.
Début février, le ministre avait affirmé que le gouvernement avait empêché plus de 8 000 Tunisiens de se rendre en Syrie pour prendre part aux combats.
D'autres informations font état de l'implication de combattants tunisiens dans des attaques menées par l'EIIL en Irak. Selon des informations de presse, un commando-suicide de l'EIIL, comprenant un combattant tunisien, a pris d'assaut un complexe gouvernemental dans la ville de Samarra en mars. L'EIIL a identifié l'un des membres de ce commando-suicide sous le nom d'« Abu Anas al Tunisi ».
Human Rights Watch a d'ores et déjà documenté de graves crimes commis par le Front Al-Nusra et par l'EIIL dans d'autres régions d'Irak et de Syrie, y compris des attaques-suicides à la voiture piégée ou à la bombe dans des zones civiles, des exécutions sommaires, des actes de torture à l’encontre de détenus, des actes discriminatoires envers les femmes, des prises d'otages, le recrutement d'enfants soldats et la destruction de patrimoine religieux. Human Rights Watch considère que certains de ces actes pourraient équivaloir à des crimes contre l'humanité et à des crimes de guerre.
La Tunisie devrait prendre d'urgence des mesures afin d'enquêter et de poursuivre en justice tout individu vivant sur son territoire, de nationalité tunisienne ou non, qui serait impliqué dans des violations des droits humains équivalant à des crimes de guerre ou à des crimes contre l'humanité en Syrie et en Irak. En tant qu'État partie à la CPI et aux Conventions de Genève et à ses Protocoles additionnels, la Tunisie est tenue d'appliquer leurs dispositions.
La Tunisie devrait enquêter tout particulièrement sur toute affaire dans laquelle existent des éléments de preuve qu'un individu a tué une personne qui s'était rendue et ne participait pas activement aux combats. La Tunisie n'a pas encore intégré dans ses lois nationales les dispositions des Conventions de Genève et de ses protocoles additionnels. Elle n'a pas non plus adopté de législation visant à mettre en application le Statut de Rome qui régit la CPI.
Human Rights Watch a noté que les individus responsables de crimes internationaux en Syrie et en Irak, tels que des actes de torture, des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, pourraient à l'avenir se déplacer dans des pays voisins ou dans d'autres pays. La plupart de ces pays sont tenus, par les règles du droit international, d'enquêter et d'engager des poursuites en justice contre les auteurs de ces crimes graves – ou au moins certains d’entre eux - aux termes du principe juridique de la compétence universelle.
Human Rights Watch a déjà appelé le Conseil de sécurité des Nations Unies à saisir la CPI de la situation en Syrie, la CPI étant l'organe le mieux à même d'enquêter efficacement et d'engager des poursuites contre les personnes portant les plus lourdes responsabilités dans les exactions commises dans ce pays. L'Irak n'est pas partie au Statut de Rome, le traité par lequel a été créée la CPI. En conséquence, la CPI ne peut avoir compétence pour juger des crimes commis dans ce pays que si le Conseil de sécurité la saisit de la situation, ou si l'Irak décide lui-même d'accepter la compétence de la Cour.
« Les combattants étrangers en Syrie et en Irak ont joué un rôle de premier plan parmi les individus impliqués dans des exécutions, des attentats-suicides et d'autres crimes d'une égale gravité commis contre les populations civiles », a affirmé Nadim Houry. « Il est urgent qu'une action internationale soit entreprise afin d'assurer que tout combattant qui commet un crime de guerre soit amené à en répondre devant la justice. »