Jusque-là, seuls les simples soldats sont poursuivis. Ce ne sont pas eux qui ont décidé d'écarter les conventions de Genève.
Mais l'Amérique ne fait pas ce qu'il faut. Au contraire, les Etats-Unis agissent comme n'importe quel régime dictatorial lorsque le voile sur ses exactions a été levé : ils dissimulent et rejettent la faute sur les exécutants directs, de simples soldats. Jour après jour, de nouveaux éléments de preuves corroborent pourtant que les mauvais traitements subis par des détenus musulmans loin d'être des incidents isolés à Abou Ghraïb ont été, au contraire, une pratique courante en Afghanistan, en Irak, sur la base américaine de Guantanamo à Cuba et dans d'autres «lieux secrets» à travers le monde.
Les photos d'Abou Ghraïb ne constituaient, en réalité, que la partie visible de l'iceberg. En effet, des détenus en Afghanistan ont, également, fait l'objet de mauvais traitements. Ils ont, notamment, été frappés à maintes reprises, forcés à rester nus, et privés de sommeil durant des périodes prolongées. Selon des rapports internes de l'armée américaine, au moins 26 détenus ont trouvé la mort dans les prisons américaines en Afghanistan et en Irak. Les enquêteurs ont conclu ou soupçonnent qu'il s'agit d'homicides. Quant aux prisonniers de Guantanamo, ils ont été régulièrement enchaînés, forcés à rester dans des positions pénibles ou douloureuses et placés dans des chambres froides. La CIA a, quant à elle, fait «disparaître» des détenus en les maintenant dans des lieux secrets et transféré entre 100 et 150 autres vers des pays comme la Syrie et l'Egypte où les méthodes d'interrogation connues impliquent les pires formes de torture.
Dès le printemps 2002, l'administration Bush était au courant des allégations de sérieux abus commis en Afghanistan, puis à Guantanamo et en Irak. A aucun moment cependant, Donald Rumsfeld ni tout autre responsable de l'administration américaine n'ont ordonné aux personnes placées sous leur autorité de faire cesser les mauvais traitements de prisonniers. Au contraire, les enquêtes sur les décès survenus en détention préventive piétinaient. Jusqu'à la publication des photos d'Abou Ghraïb en avril 2004, les militaires et le personnel civil du service des renseignements accusés de violations, notamment dans les cas impliquant des meurtres de détenus en Afghanistan et en Irak, ont échappé à toutes poursuites judiciaires. Un récent rapport transmis au directeur du FBI a clairement dénoncé la dissimulation de ces exactions.
Suite au scandale provoqué par la publication des photos d'Abou Ghraïb, le Pentagone a décidé pas moins de 9 enquêtes différentes. Deux des rapports d'enquête mettent notamment en exergue que les politiques et pratiques en matière d'interrogatoires préconisées par Donald Rumsfeld ont contribué aux actes de tortures et autres mauvais traitements perpétrés en Irak et en Afghanistan.
Toutefois, le mandat ou le manque d'indépendance des enquêteurs ne leur a pas permis de tirer les conclusions qui s'imposaient sur la responsabilité politique ou juridique de M. Rumsfeld ou des autres responsables américains ayant approuvé l'utilisation de tactiques illicites, comme le lieutenant général Ricardo Sanchez, commandant en chef des forces américaines en Irak.
En pratique, seuls quelques militaires de second rang, comme les simples soldats Charles Graner et Lynndie England qui ont été filmés à Abou Ghraïb, ont été traduits en justice. D'autre part, aucun responsable civil du Pentagone ou de la CIA n'a fait l'objet d'enquêtes ou de poursuites judiciaires. Les simples soldats et sous-officiers ne sont, cependant, pas ceux qui ont écarté les conventions de Genève ou autorisé des méthodes d'interrogatoire illicites.
A défaut de juger les officiers des échelons supérieurs qui ont cautionné et toléré des sévices à l'encontre des détenus, les manifestations de «répugnance» de la part du président George W. Bush et des autres face aux photos d'Abou Ghraïb seraient dénuées de sens.
Malheureusement, dans le cadre de la Constitution américaine, le seul homme compétent à engager des poursuites judiciaires ordinaires en la matière, le ministre de la Justice, Alberto Gonzales, est le même homme qui affirma au président Bush que la guerre contre le terrorisme, «rendait obsolètes les restrictions imposées par les conventions de Genève sur la question du statut des combattants/prisonniers ennemis».
Les cours martiales américaines compétentes pour juger les officiers militaires auraient besoin de l'aval de... Donald Rumsfeld. C'est la raison pour laquelle les organisations de défense des droits de l'homme ont appelé l'administration Bush à nommer un procureur spécial et indépendant de l'administration américaine chargé de l'enquête sur les éventuelles violations commises.
Seule une véritable responsabilité engagée à tous les échelons de la hiérarchie, des exécutants directs aux plus hauts postes militaires et civils de commandement, permettrait de remédier, de manière effective, aux préjudices causés par la débâcle d'Abou Ghraïb.
En effet, si aucun responsable militaire et civil n'est traduit en justice pour ces exactions, les auteurs d'atrocités perpétrées à travers le monde seraient à même de s'appuyer sur le traitement des prisonniers par les Etats-Unis pour justifier leur propre conduite ou écarter toute critique à leur égard.
Le monde regarde et attend toujours de voir comment l'Amérique va s'y prendre pour «faire ce qu'il faut».
Reed Brody conseiller spécial auprès de Human Rights Watch et auteur du rapport The Road to Abu Ghraib.