Le gouvernement chinois considère les droits humains comme une menace existentielle. Mais sa réaction pourrait elle-même constituer une menace existentielle pour les droits de tous les citoyens à travers le monde.
Sur le plan intérieur, le Parti communiste chinois, craignant que l’instauration des libertés politiques ne compromette sa mainmise sur le pouvoir, a édifié un État policier orwellien reposant sur les technologies de surveillance et un système sophistiqué de censure de l’internet pour repérer et étouffer toute critique publique. À l’extérieur des frontières, il utilise son influence économique grandissante pour réduire au silence ses détracteurs et se livrer à l’attaque la plus virulente contre le système international de mise en œuvre des droits humains depuis l’émergence de ce dernier au milieu du XXème siècle.
Pékin a longtemps concentré ses efforts sur la construction d’une « Grande Muraille électronique » pour empêcher la population chinoise d’être exposée aux critiques contre le gouvernement provenant de l’étranger. Désormais le gouvernement s’attaque de plus en plus aux détracteurs eux-mêmes, qu’ils représentent un gouvernement étranger, qu’ils fassent partie d’une entreprise ou d’une université installée à l’étranger ou qu’ils participent à des formes réelles ou virtuelles de protestation publique.
Aucun autre gouvernement ne se permet à la fois de détenir un million de membres d’une minorité ethnique pour les soumettre à un endoctrinement forcé et de s’attaquer à quiconque ose contester sa répression. Et bien que d’autres pays commettent de graves violations des droits humains, aucun autre gouvernement que celui de Pékin ne joue de sa force politique avec autant de vigueur et de détermination pour saper les normes internationales et les institutions de droits humains qui pourraient lui faire rendre des comptes.
Faute d’être contrées, le comportement de Pékin présage un avenir dystopique dans lequel aucun individu ne sera hors de portée des censeurs chinois, et un système international des droits humains tellement affaibli qu’il sera incapable de contrôler les répressions gouvernementales.
Le gouvernement et le Parti communiste chinois ne sont bien sûr pas les seules menaces actuelles pour les droits humains, comme le montre le Rapport mondial 2020 de Human Rights Watch. Dans de nombreux conflits armés, comme ceux en Syrie et au Yémen, les belligérants font preuve d’un mépris flagrant pour les règles internationales destinées à épargner aux civils les dangers de la guerre, qu’il s’agisse de l’interdiction des armes chimiques ou de celle de bombarder des hôpitaux.
Ailleurs dans le monde, des autocrates populistes accèdent aux responsabilités gouvernementales en diabolisant les minorités, puis se maintiennent au pouvoir en s’attaquant aux contrepouvoirs, comme les journalistes indépendants, les magistrats et les activistes. Certains dirigeants, comme le président des États-Unis Donald Trump, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président du Brésil Jaïr Bolsonaro, ne cessent de s’en prendre au même corpus de droit international relatif aux droits humains que la Chine s’efforce de compromettre, galvanisant leurs opinions publiques en surjouant l’opposition contre les « mondialistes » qui osent suggérer que les gouvernements du monde entier devraient être tenus de respecter les mêmes normes.
Plusieurs gouvernements sur lesquels on pouvait naguère compter pour défendre les droits humains dans leur diplomatie, au moins de temps en temps, ont dans une large mesure abandonné cette cause. D’autres, confrontés à leurs propres défis intérieurs, ne les défendent que de manière aléatoire.
Dans ce contexte inquiétant, le gouvernement chinois se distingue par l’ampleur et l’efficacité de ses efforts contre les droits fondamentaux. Il en résulte pour la cause de ces droits un véritable « scénario catastrophe » : un puissant État centralisé, une clique de dirigeants alignés sur ses vues, une absence de leadership au sein de pays qui auraient pu défendre les droits humains, et un ensemble décevant de démocraties prêtes à tendre la corde qui étrangle déjà le système de défense de droits qu’elles prétendent soutenir.
La logique de Pékin
L’offensive de Pékin contre les droits humains découle de la fragilité des régimes répressifs par rapport à ceux fondés sur l’adhésion populaire. Malgré plusieurs décennies d’une croissance économique impressionnante en Chine, impulsée par des centaines de millions d’individus enfin en mesure de s’émanciper et de sortir de la pauvreté, le Parti communiste chinois a peur de son propre peuple.
Bien qu’en apparence confiant dans son aptitude à représenter la population dans tout le pays, le Parti communiste chinois redoute les conséquences potentielles d’un débat populaire et d’une organisation politique libres et craint donc de se soumettre à un contrôle populaire.
Pékin fait ainsi face à un défi de taille consistant à gérer une économie gigantesque et complexe sans l’apport et le débat publics que permet la liberté politique. Sachant qu’en l’absence d’élections, la légitimité du parti dépend largement de la croissance économique, les dirigeants chinois craignent que son ralentissement n’incite la population à davantage réclamer d’avoir son mot à dire sur la manière dont elle est gouvernée. Les campagnes nationalistes du gouvernement pour promouvoir le « rêve chinois » et son discours sur ses efforts anti-corruption -discutables- ne changent rien à cette réalité profonde.
On assiste ainsi, sous la houlette du président Xi Jinping, à l’oppression la plus brutale et généralisée que la Chine ait connue depuis des décennies. Les quelques ouvertures modestes qui étaient brièvement apparues au cours des années récentes, permettant aux individus de s’exprimer sur des questions d’intérêt public, ont été refermées de manière décisive. Les organisations civiques ont été dissoutes. Le journalisme indépendant n’existe plus. Les échanges en ligne ont été restreints et remplacés par une flagornerie orchestrée. Les minorités ethniques et religieuses sont sévèrement persécutées. Les petites avancées vers l’État de droit ont été remplacés par la traditionnelle règle du Parti communiste basée sur l’autorité de la loi. Les libertés limitées de Hong Kong dans le cadre de la politique « Un pays, deux systèmes » sont en train d’être gravement remises en cause.
Xi est devenu le plus puissant dirigeant de la Chine depuis Mao Zedong, instaurant un culte éhonté de la personnalité, supprimant les limitations aux mandats présidentiels, faisant la promotion des « pensées de Xi Jinping » et de visions grandioses d’une nation puissante mais autocratique. Pour s’assurer de pouvoir continuer à faire passer la conservation de son propre pouvoir avant les besoins et les désirs du peuple chinois, le Parti communiste a lancé un assaut déterminé aux libertés politiques susceptibles de révéler que la population est tout sauf acquise à son pouvoir.
Un État de surveillance sans contraintes
Plus qu’aucun autre gouvernement, Pékin a fait de la technologie un outil central de sa répression. Un système cauchemardesque a déjà été bâti au Xinjiang, région du nord-ouest où vivent quelque 13 millions de musulmans – Ouïghours, Kazakhs et autres minorités turciques – et où a été installé le système de surveillance de la population le plus intrusif jamais vu dans le monde. Le Parti communiste chinois a longtemps cherché à surveiller la population pour détecter le moindre signe de dissidence, mais la combinaison de moyens économiques et techniques croissants a conduit à un régime de surveillance de masse sans précédent.
L’objectif prétendu est d’éviter la répétition d’une série d’incidents violents commis il y a plusieurs années par de présumés séparatistes, mais l’entreprise dépasse de loin toute menace tangible en matière de sécurité. Un million d’agents et de cadres du parti ont été mobilisés en tant qu’« invités » (non invités) pour rendre régulièrement « visite » et séjourner chez certaines de ces familles musulmanes afin de les surveiller. Leur travail consiste à espionner et à signaler les éventuels « problèmes », tels que des personnes qui prient ou qui montrent d’autres signes d’adhésion active à la foi musulmane, qui contactent des membres de leur famille à l’étranger ou qui ne font pas preuve d’une allégeance totale au Parti communiste.
Cette surveillance effectuée en personne n’est que la partie émergée de l’iceberg, le prélude analogique au grand show numérique. Sans le moindre égard pour le droit internationalement reconnu à la protection de la vie privée, le gouvernement chinois a installé des caméras vidéo dans toute la région, les a équipées d’une technologie de reconnaissance faciale, a déployé des applications de téléphone mobile pour intégrer des données provenant d’observations effectuées par les agents officiels ainsi que des checkpoints électroniques, et a exploité les informations ainsi collectées grâce aux techniques d’analyse des méga-données.
Les données qu’il recueille sont utilisées pour déterminer qui doit être détenu pour « rééducation. » Dans ce qui constitue la plus vaste opération de détention arbitraire depuis des décennies, un million ou plus de musulmans turciques ont été privés de liberté et mis en détention pour une durée indéfinie, afin de les soumettre à un endoctrinement forcé. Ces détentions ont créé d’innombrables « orphelins » – les enfants dont les parents sont détenus – placés dans des écoles et des orphelinats administrés par l’État où ils sont, eux aussi, soumis à un endoctrinement. Il est possible que les élèves des écoles ordinaires du Xinjiang soient eux aussi soumis à une formation idéologique similaire.
Le but apparent de cette opération est de priver les musulmans de toute adhésion à leur foi, à leur identité ethnique ou à toute opinion politique indépendante. La possibilité pour les détenus de recouvrer la liberté dépend de leur capacité de persuader leurs geôliers qu’ils sont devenus des adeptes de Xi et du Parti communiste parlant mandarin et libérés de l’Islam. Cette entreprise éhontée reflète une volonté totalitaire de soumettre des citoyens à un lavage de cerveau jusqu’à ce qu’ils acceptent la suprématie de la loi du Parti.
Le gouvernement chinois est en train d’installer des systèmes similaires de surveillance et de contrôle du comportement à travers tout le pays. Particulièrement notable est le « système de crédit social », par lequel le gouvernement entend punir les mauvais comportements, comme le fait de traverser la rue hors des passages cloutés ou le non-paiement de frais de justice, et de récompenser la bonne conduite. La « loyauté » des citoyens – telle qu’évaluée par le gouvernement – détermine leur accès à des avantages sociaux désirables, comme le droit de vivre dans une ville attrayante, d’inscrire ses enfants dans une école privée ou de prendre l’avion ou le train à grande vitesse. Pour le moment, des critères politiques ne sont pas inclus dans le système, mais il serait facile de les y ajouter.
Fait inquiétant, cet État de surveillance est exportable. Peu de gouvernements ont la capacité de déployer les ressources humaines que la Chine a consacrées au Xinjiang, mais la technologie est en train de devenir disponible commercialement, ce qui la rend attrayante pour les gouvernements de pays où les protections de la vie privée sont faibles comme le Kirghizistan, les Philippines et le Zimbabwe. Les compagnies chinoises ne sont pas les seules à vendre ces systèmes abusifs –on compte notamment des compagnies allemandes, israéliennes et britanniques – mais les systèmes clés-en-mains et bon marché offerts par la Chine sont particulièrement attractifs pour des gouvernements qui souhaitent copier son modèle de société de surveillance.
Le modèle chinois d’une dictature prospère
De nombreux autocrates lorgnent avec envie vers la Chine et sa séduisante combinaison d’un développement économique efficace, d’une rapide modernisation et d’une emprise apparemment solide sur le pouvoir politique. Loin d’être rejeté comme un paria, le gouvernement chinois est courtisé par le monde entier, on déroule le tapis rouge pour son président non élu partout où il se rend et le pays est l’hôte d’événements prestigieux comme les Jeux Olympiques d’hiver de 2022. Le but est de présenter la Chine comme un pays à la fois ouvert, accueillant et puissant, alors même qu’elle dérive vers un régime autocratique de plus en plus répressif.
La croyance convenue a longtemps été que la Chine, alors qu’elle se développerait économiquement, favoriserait l’émergence d’une classe moyenne qui ferait valoir ses droits. Ceci a conduit à la fiction commode selon laquelle il n’était pas nécessaire de faire pression sur le gouvernement chinois au sujet de sa répression; il suffisait de commercer avec lui.
Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour croire encore à ce raisonnement auto-justificateur, mais la plupart des gouvernements ont trouvé de nouveaux moyens de justifier le statu quo. Ils continuent de donner la priorité au potentiel économique que représentent les échanges avec la Chine, sans même le faux-semblant d’une stratégie pour améliorer le respect des droits de ses habitants.
En fait, le Parti communiste chinois a démontré que la croissance économique peut renforcer une dictature en lui donnant les moyens de faire appliquer sa loi et de dépenser autant que nécessaire pour rester au pouvoir – des légions de responsables de la sûreté qu’elle emploie au régime de censure qu’elle impose et à l’État policier omniprésent qu’elle édifie. Ces vastes ressources soutenant un régime autocratique annihilent la capacité des citoyens chinois d’avoir leur mot à dire sur la manière dont ils sont gouvernés.
Ces évolutions réjouissent les dictateurs à travers le monde. Ils voudraient nous faire croire, avec la Chine en tête, que leur manière de gouverner peut aussi conduire à la prospérité sans l’intervention encombrante du débat contradictoire ou d’élections contestées. Peu importe que l’histoire des gouvernements autocratiques soit jonchée de désastres économiques.
Pour un Lee Kwan Yew, l’ancien dirigeant de Singapour décédé souvent cité en exemple par les partisans d’une gouvernance autocratique, de nombreux autres – Robert Mugabe au Zimbabwe, Nicolas Maduro au Venezuela, Abdel Fattah al-Sissi en Égypte, Omar el-Béchir au Soudan ou Teodoro Obiang Nguema Mbasogo en Guinée équatoriale – ont conduit leur pays à la ruine. Les gouvernements qui ne rendent pas de comptes à leur peuple ont tendance à faire passer leurs propres intérêts avant ceux de leurs concitoyens. Ils donnent la priorité à leur pouvoir, à leur famille et à leurs favoris. Il en résulte fréquemment négligence, stagnation (voire hyper-inflation), pauvreté persistante, crises de santé publique et débâcle économique.
En Chine, le système de gouvernement qui n’a aucun compte à rendre ne permet pas aux exclus de la croissance économique du pays de se faire entendre. Les responsables se targuent des progrès économiques mais ils censurent l’information au sujet de l’inégalité croissante des revenus, des discriminations dans l’accès aux prestations publiques, de la sélectivité des poursuites judiciaires pour corruption et du fait qu’un enfant sur cinq dans les zones rurales est délaissé tandis que ses parents vont chercher du travail dans d’autres régions du pays. Ils passent sous silence les démolitions forcées, les déplacements, les blessures et les décès qui accompagnent certains des gigantesques projets d’infrastructure du pays, ainsi que les handicaps permanents résultant de la consommation de nourriture ou de médicaments dangereux. Ils sous-estiment même délibérément le nombre des personnes handicapées.
De plus, il n’est pas besoin de remonter très loin dans l’histoire de la Chine pour mesurer le coût humain exorbitant d’un gouvernement autocratique. Le Parti communiste qui proclame aujourd’hui le miracle chinois est le même que celui qui, il n’y a pas si longtemps, a infligé les ravages de la Révolution culturelle et du Grand bond en avant, qui ont fait des dizaines de millions de morts.
La campagne de la Chine contre les normes internationales relatives aux droits
Pour éviter une réaction mondiale contre la répression des droits humains sur son territoire, le gouvernement chinois essaye de saper les institutions internationales destinées à protéger ces droits. Les autorités chinoises rejettent depuis longtemps les préoccupations formulées à l’étranger concernant les droits humains comme constituant une atteinte à sa souveraineté, mais ces efforts étaient relativement modestes. Désormais, la Chine intimide les autres gouvernements, insistant pour qu’ils l’applaudissent dans les forums internationaux et la rejoignent dans ses attaques contre le système international des droits humains.
Pékin semble être en train de tisser méthodiquement un réseau de soutien parmi les États qui dépendent de son aide ou de ses relations commerciales avec eux. Ceux qui le contrarient risquent des représailles, comme l’ont montré ses menaces à l’égard de la Suède après qu’une organisation suédoise indépendante eut décerné un prix à un éditeur basé à Hong Kong (et de nationalité suédoise), que le gouvernement chinois avait arrêté et fait disparaître de force après qu’il eut publié des livres critiquant Pékin.
L’approche de Pékin va à l’encontre de l’objectif même du système international relatif aux droits. Là où l’on voit des personnes subissant des persécutions dont les droits doivent être défendus, les dirigeants chinois voient l’établissement potentiel d’un précédent en matière d’affirmation des droits qui pourrait un jour être invoqué contre eux. Usant de sa voix, de son influence et parfois de son droit de véto au Conseil de sécurité, le gouvernement chinois cherche à bloquer toutes les mesures des Nations Unies visant à protéger certaines des populations les plus persécutées au monde, tournant le dos aux civils syriens qui subissent des bombardements indiscriminés des avions russes et syriens, aux musulmans rohingyas victimes du nettoyage ethnique par les meurtres, viols et incendies volontaires de l’armée du Myanmar, aux civils yéménites bombardés et assiégés par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et aux Vénézuéliens qui souffrent d’une catastrophe économique causée par la gestion désastreuse et corrompue de Nicolas Maduro. Dans chacun de ces cas, Pékin préfère abandonner les victimes à leur sort, plutôt que générer un modèle de défense des droits qui pourrait être invoqué contre son propre régime répressif.
Souvent, les méthodes de Pékin présentent une certaine subtilité. Le gouvernement chinois adhère aux traités internationaux sur les droits humains, mais essaye ensuite de les réinterpréter ou d’entraver leur mise en œuvre. Il est devenu expert dans l’art de paraître coopérer aux examens périodiques par l’ONU de son bilan en matière de droits, tout en n’épargnant aucun effort pour empêcher toute réelle discussion. Il empêche les détracteurs chinois de voyager à l’étranger, refuse l’entrée sur son territoire à d’importants experts internationaux, fait chanter ses louanges par ses alliés – dont la plupart sont eux-mêmes des régimes notoirement répressifs – et présente souvent des informations d’une malhonnêteté flagrante.
Même lorsqu’il s’agit de droits économiques, Pékin ne veut pas d’évaluation indépendante de ses progrès, parce que cela exigerait que soient examinées non seulement son indicateur favori – la croissance du produit national brut – mais aussi des mesures de la situation des catégories les moins favorisées en Chine, y compris les minorités persécutées et les laissés pour compte des zones rurales. Et il ne veut surtout pas d’évaluation indépendante des droits civils et politiques, car leur respect créerait un système de responsabilité démocratique – vis-à-vis d’activistes, de journalistes indépendants, de partis politiques et de magistrats indépendants, ainsi que des élections libres et équitables – qu’il est déterminé à éviter.
Les facilitateurs
Bien que la Chine soit la principale force de cette offensive mondiale contre les droits humains, elle a des complices zélés. Il s’agit notamment d’un ensemble de dictateurs, d’autocrates et de monarques qui ont eux-mêmes constamment intérêt à voir affaiblir un système de défense des droits humains qui pourrait un jour les contraindre à rendre des comptes. Il s’agit aussi de gouvernements, d’entreprises et même d’institutions universitaires ostensiblement favorables aux droits humains mais qui donnent priorité à leur accès à la richesse chinoise.
Pour aggraver encore les choses, plusieurs pays sur lesquels on pouvait naguère compter pour défendre les droits humains manquent aujourd’hui à l’appel. Le président américain, Donald Trump, s’est montré plus empressé de tendre les bras à des autocrates considérés comme des amis que de défendre les normes internationales en matière de droits humains que ces derniers bafouent. L’Union européenne, distraite par le Brexit, entravée dans son action par le nationalisme de certains États membres et divisée sur la question des migrations, a de grosses difficultés à adopter une voix commune et forte sur les droits humains. Alors même que des peuples sont descendus dans les rues pour exiger le respect des droits humains, la démocratie et l’instauration de l’État de droit en Algérie, au Soudan, au Liban, en Irak, en Bolivie, en Russie et à Hong Kong dans une vague impressionnante de manifestations aux quatre coins du monde, les gouvernements démocratiques ont bien souvent répondu par un soutien tiède et sélectif à ces mouvements. Cette incohérence facilite la tâche de la Chine lorsqu’elle affirme que les préoccupations exprimées au sujet de son bilan en matière de droits humains sont inspirées par des considérations politiques plutôt que fondées sur des principes.
Il y a eu quelques rares exceptions à cette complaisance vis-à-vis de l’oppression exercée par la Chine. En juillet, au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, 25 gouvernements se sont associés pour la première fois en si grand nombre pour exprimer leur inquiétude à propos de l’extraordinaire répression en cours au Xinjiang. Il convient de noter que, craignant la colère du gouvernement chinois, aucun d’eux n’a osé lire la déclaration à haute voix devant le Conseil, comme c’est l’usage. À la place, cherchant la sécurité par le nombre, le groupe s’est contenté de soumettre la déclaration conjointe par écrit. Ceci a changé en octobre, à l’Assemblée générale de l’ONU, lorsque le Royaume-Uni a lu à haute voix une déclaration parallèle d’une coalition similaire de gouvernements, mais l’hésitation initiale montre bien la grande réticence dont font preuve même les pays les plus engagés en faveur des droits humains à défier la Chine de manière frontale. Cette crainte renforce l’impunité dont jouit désormais la Chine dans les cercles internationaux malgré l’ampleur de ses abus.
D’autres gouvernements se sont en revanche montrés très satisfaits de soutenir Pékin. En réponse à ces deux cas de critique collective, le gouvernement chinois a organisé ses propres déclarations conjointes de soutien, qui applaudissaient effrontément ses « mesures de lutte antiterroristes et de dé-radicalisation au Xinjiang », lesquelles ont conduit à un « sentiment accru de bonheur, d’accomplissement et de sécurité. » Non moins de 54 gouvernements ont se sont joints à ces déclarations, dont quelques pays notoirement connus pour leurs graves violations comme la Russie, la Syrie, la Corée du Nord, le Myanmar, le Bélarus, le Vénézuela et l’Arabie saoudite. Cette brochette de gouvernements répressifs n’a peut-être guère de crédibilité, mais leur seul nombre illustre la difficulté de la tâche des quelques pays encore prêts à faire pression sur la Chine sur la question des droits humains.
On aurait pu espérer que l’Organisation de la coopération islamique (OCI) – regroupant 57 pays à majorité musulmane – viendrait au secours des musulmans persécutés du Xinjiang, comme elle l’a fait pour les musulmans rohingyas victimes d’un nettoyage ethnique de la part de l’armée du Myanmar. Au lieu de cela, l’OCI a émis un panégyrique servile, félicitant la Chine pour s’être « occupée avec soin de ses citoyens musulmans. » Le Pakistan – en dépit de son rôle de coordinateur de l’OCI et de sa responsabilité qui en découle de s’élever publiquement contre les abus subis par des musulmans – s’est fait le champion de tels efforts.
Il faut cependant noter que des membres de l’OCI comme la Turquie et l’Albanie ont soutenu l’appel à l’envoi au Xinjiang d’une commission de l’ONU indépendante afin d’évaluer la situation, tandis que le Qatar s’est retiré de la contre-déclaration rédigée par la Chine. Au total, environ la moitié des États membres de l’OCI ont décliné l’invitation à soutenir les tentatives de la Chine de blanchir son bilan au Xinjiang – ce qui représente un premier pas important mais est largement insuffisant face à des abus aussi massifs.
Les membres de l’OCI et les autres États qui ne sont pas disposés à contester Pékin ont également participé à des visites de propagande au Xinjiang que le gouvernement chinois a organisées pour contrer les critiques de sa politique de rééducation des musulmans. Érigeant une Grande Muraille de désinformation, les autorités chinoises ont prétendu de manière absurde que cette privation massive de liberté n’était qu’un exercice de « formation professionnelle. » Puis elles se sont arrangées pour que des délégations de diplomates et de journalistes rendent visite à certaines des personnes en « formation. » Les rares occasions de parler librement avec les détenus musulmans ont rapidement permis de faire voler en éclats la thèse officielle. La mise en scène était si ridicule qu’elle s’est souvent avérée contre-productive, comme lorsqu’un groupe de détenus a été obligé de chanter, en anglais, la comptine « Si vous êtes heureux et vous le savez, applaudissez! »
Le véritable but de ces visites guidées n’était pas d’être convaincantes mais de donner aux gouvernements une excuse pour ne pas critiquer Pékin. Elles étaient comme des feuilles de vigne derrière lesquelles se cacher, un alibi pour l’indifférence.
Les dirigeants étrangers qui se sont rendus en Chine, y compris ceux se considérant comme des champions des droits humains, n’ont pas fait beaucoup mieux. Par exemple, le président français, Emmanuel Macron, a effectué une visite en Chine en novembre 2019 mais n’a fait aucune mention en public des violations des droits humains. Les dirigeants en visite ont l’habitude de justifier de tels silences en affirmant qu’ils évoquent la question des droits humains avec leurs homologues chinois lors de discussions privées. Mais il existe bien peu de preuves, si tant est qu’il y en ait, que ce genre d’approche en coulisses soient bénéfiques.
La diplomatie silencieuse ne suffit pas à elle seule à embarrasser un gouvernement qui cherche à être accepté comme membre légitime et respecté de la communauté internationale. Au contraire, les photos mises en scène de responsables tout sourire, combinées au silence public sur les droits humains, envoient le message au monde – et surtout au peuple chinois, qui est le principal agent du changement – que la répression exercée par Pékin laisse le visiteur de marque indifférent.
Les éléments constitutifs de la puissance de la Chine
Les autorités chinoises orchestrent leurs attaques contre leurs critiques au sujet des droits humains en partie par le déploiement centralisé de leur puissance économique. Aucune entreprise chinoise ne peut se permettre d’ignorer les diktats du Parti communiste, si bien que lorsqu’arrive l’instruction de punir un pays pour ses critiques envers Pékin – par exemple en n’achetant pas ses produits – l’entreprise n’a pas d’autre choix que d’obtempérer. Il en résulte que lorsqu’un gouvernement ou une entreprise non chinoise cherche à faire des affaires avec la Chine, s’ils s’opposent publiquement aux méthodes répressives de Pékin, ils s’exposent non pas à une série de décisions prises individuellement par des entreprises chinoises sur la manière d’y répondre, mais à un simple ordre venu d’en-haut, avec pour enjeu l’accès à la totalité du marché chinois – qui représente 16% de l’économie mondiale. Par exemple, après que le directeur général de l’équipe de basketball des Houston Rockets eut irrité le gouvernement chinois en exprimant sur Twitter son soutien aux manifestants pro-démocratie de Hong Kong, les 11 partenaires d’affaires officiels chinois de la NBA (l’Association américaine de basketball professionnel) – dont un site internet de voyages, un producteur de lait et une chaîne de restauration rapide – ont tous suspendu leurs liens avec elle.
L’administration Trump s’est montré prête à tenir tête à la Chine, ce qu’elle a prouvé en octobre 2019 en imposant des sanctions au Bureau de la sécurité publique du Xinjiang et à huit entreprises high-tech chinoises pour leur complicité dans les violations des droits humains. Mais la ferme rhétorique des responsables américains condamnant les violations des droits humains en Chine est souvent contredite par les louanges de Donald Trump à l’égard de Xi Jinping et d’autres autocrates en qui il voit des amis, comme le Russe Vladimir Poutine, le Turc Recep Tayyip Erdogan, l’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le Saoudien Mohammed ben Salmane, sans oublier que l’administration Trump elle-même viole les droits humains à travers certaines de ses politiques intérieures, comme la séparation forcée cruelle et illégale d’enfants de leurs parents à la frontière américano-mexicaine.
Cette incohérence facilite la tâche de Pékin lorsqu’il s’agit de rejeter les critiques de Washington sur le terrain des droits humains. En outre, le retrait mal avisé des États-Unis du Conseil des droits de l’homme de l’ONU par l’administration Trump, à cause de préoccupations concernant Israël, a ouvert la voie au gouvernement chinois pour exercer une plus grande influence sur cette institution essentielle pour la défense des droits.
Un important instrument d’influence de la Chine est l’initiative « Les nouvelles routes de la soie » (en anglais, Belt and Road Initiative, BRI) de Xi – un programme d’infrastructure et d’investissement d’un trillion de dollars qui facilite l’accès de la Chine aux marchés et aux ressources naturelles de 70 pays. Bénéficiant de l’absence fréquente d’autres investisseurs, la BRI a valu au gouvernement chinois une sympathie considérable de la part de pays en développement, alors même que Pékin en a fait supporter la plupart des coûts par les pays qu’il prétend aider.
Les modes opératoires de la Chine ont souvent pour effet de renforcer l’autoritarisme dans les pays « bénéficiaires ». Les projets relatifs à la BRI – connus pour les prêts « sans conditions » qui les accompagnent – ignorent dans une large mesure les droits humains et les normes environnementales. Ils n’autorisent que peu – voire pas du tout – de participation de la part des populations qui risquent d’en être affectées négativement. Certains sont négociés lors de tractations en coulisses sujettes à la corruption. Parfois, ils bénéficient aux élites dirigeantes et les renforcent, tout en imposant à la population du pays des montagnes de dettes.
Certains projets de la BRI sont devenus célèbres: le port de Hambantota au Sri-Lanka, que la Chine s’est réapproprié pour 99 ans quand le remboursement de la dette est devenu impossible, ou le prêt accordé pour construire la voie ferrée Mombasa-Nairobi au Kenya, que le gouvernement essaye de rembourser en forçant les transporteurs à l’utiliser pour leurs cargaisons malgré l’existence d’autres options moins chères. Certains gouvernements – dont ceux du Bangladesh, de la Malaisie, du Myanmar, du Pakistan et de la Sierra Leone – ont commencé à se tenir à l’écart des projets liés à la BRI car ils ne paraissent pas judicieux du point de vue économique. Mais dans la plupart des cas, le débiteur en difficulté est très désireux de rester dans les bonnes grâces de Pékin.
Par conséquent, plutôt que d’être vraiment « sans conditions », les prêts liés à la BRI imposent en réalité une série de conditions politiques particulières exigeant notamment un soutien à la stratégie d’opposition aux droits de la Chine. Cela garantit au mieux le silence, au pire des applaudissements, devant la répression exercée par la Chine sur son territoire, ainsi qu’un soutien à Pékin lorsqu’il s’efforce de saper les institutions internationales de défense des droits.
Le Premier ministre pakistanais Imran Khan, par exemple, dont le gouvernement est l’un des principaux récipiendaires de la BRI, n’a rien dit au sujet de ses coreligionnaires musulmans du Xinjiang lorsqu’il s’est rendu en visite à Pékin, tandis que ses diplomates se livraient à un concert de louanges sur « les efforts de la Chine pour prendre soin de ses citoyens musulmans. » De même, le Cameroun a fait des déclarations élogieuse à l’égard de la Chine peu après que Pékin eut annulé plusieurs millions de dollars de dette camerounaise: faisant allusion au Xinjiang, il a encensé Pékin pour avoir « pleinement protégé l’exercice de leurs droits légaux par les membres des minorités ethniques », y compris « leurs activités et croyances religieuses traditionnelles. »
Les banques chinoises spécialisées dans l’aide au développement, comme la China Development Bank et l’Ex-Im Bank of China, ont un rayonnement mondial croissant mais sont dépourvues de mécanismes de garantie essentiels concernant les droits humains. L’Asian Infrastructure Investment Bank, fondée par la Chine, n’est guère meilleure en la matière. Ses directives politique internes encouragent la transparence et la responsabilité dans les projets qu’elle finance et comprennent des normes sociales et environnementales, mais elles n’exigent pas que la banque identifie et résolve les risques dans le domaine des droits humains. Parmi les 74 membres de cette banque, figurent de nombreux gouvernements qui affirment respecter les droits: la majeure partie de l’UE dont la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède et le Royaume-Uni, aux côtés du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.
Subversion des Nations Unies
Nous pensions que cette institution pourrait protéger nos droits quand le gouvernement les viole. Mais elle est comme les autres.
-Un défenseur chinois des droits humains s’exprimant au sujet de l’ONU. Genève, juin 2016
Le gouvernement chinois, allergique aux pressions de l’étranger au sujet de ses problèmes intérieurs de droits humains, n’hésite pas à utiliser la manière forte pour protéger son image dans les forums internationaux. L’un des principaux objectifs de l’ONU étant de promouvoir l’universalité des droits humains, elle est devenue une cible de choix. Les pressions se font sentir jusqu’au sommet. Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, n’a pas eu la volonté d’exiger publiquement que la Chine mette fin aux détentions massives des musulmans turciques sur son territoire, mais a chanté les louanges de Pékin pour ses prouesses économiques et pour la BRI.
Au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la Chine s’oppose régulièrement à pratiquement toutes les initiatives concernant les droits humains comportant des critiques d’un pays particulier, à moins qu’elles ne soient suffisamment édulcorées pour que le gouvernement en question consente à leur adoption. Ces dernières années, la Chine s’est opposée à des résolutions condamnant les violations des droits humains au Myanmar, en Syrie, en Iran, aux Philippines, au Burundi, au Venezuela, au Nicaragua, au Yémen, en Érythrée et en Biélorussie. La Chine cherche également à pervertir le cadre international de défense des droits en suggérant que le progrès économique devrait avoir priorité sur la nécessité de respecter les droits et en exhortant à nouer des modèles de « coopération gagnant-gagnant » (rebaptisés ensuite « coopération mutuellement bénéfique »), qui définissent les droits comme étant une question de coopération volontaire, plutôt que d’obligation légale.
Lorsque le bilan de la Chine en matière de droits humains a fait l’objet d’examens périodiques en 2018 et en 2019 au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, les responsables chinois ont menacé les délégations critiques tout en encourageant leurs alliés à faire l’éloge de Pékin. La Chine a également inondé la liste des orateurs réservée aux organisations de la société civile de groupes commandités par le gouvernement et chargés de faire l’éloge de son bilan. En même temps, ses diplomates donnaient des informations totalement fausses à cet organe de contrôle, menaçant des délégations de conséquences négatives si elles participaient à une table ronde sur les abus commis au Xinjiang, et ont cherché à empêcher une organisation indépendante spécialisée sur le Xinjiang de s’adresser au Conseil. Pour finir, les autorités chinoises ont installé une grande exposition de photos à l’extérieur des salles de réunion dépeignant les Ouïghours comme étant heureux et reconnaissants envers elles.
Au siège de l’ONU à New York, une importante priorité du gouvernement chinois a été d’éviter toute discussion sur ce qu’il fait au Xinjiang. Agissant souvent en tandem avec la Russie, la Chine a également adopté une approche de plus en plus régressive vis-à-vis de toute initiative d’action sur les droits humains au Conseil de sécurité, où elle jouit du droit de véto. Par exemple, Pékin a indiqué clairement qu’il ne tolèrerait aucune pression sur le Myanmar, en dépit du fait qu’une mission d’information de l’ONU ait conclu que les plus hauts chefs militaires du Myanmar devraient faire l’objet d’une enquête et de poursuites en justice pour génocide. Avec la Russie, la Chine s’est opposée – quoique sans succès – à ce que le Conseil de sécurité discute de la crise humanitaire au Venezuela. En septembre, alors que 3 millions de civils subissaient des frappes aveugles des avions russes et syriens, la Chine s’est jointe à la Russie pour opposer son véto à une demande de trêve du Conseil de sécurité.
Censure à l’échelle mondiale
Nous nous censurons nous-mêmes…. Tout le monde [participant au forum d’étudiants] a peur. Simplement cette peur, le seul fait de la créer, je crois que cela marche.
—Un étudiant. Vancouver, juin 2018
En plus de ses pratiques déjà anciennes consistant entre autres à censurer l’accès aux médias étrangers, à limiter le financement de sources étrangères d’organisations de la société civile chinoise et à refuser des visas à des universitaires Pékin a largement exploité la quête de profits du monde des affaires pour étendre sa censure à ses détracteurs à l’étranger. Ces dernières années, un nombre inquiétant d’entreprises ont cédé aux volontés de Pékin pour ce qui était perçu comme des offenses de leur part ou pour des critiques de la Chine par leurs employés.
La compagnie aérienne Cathay Pacific, basée à Hong Kong, a menacé de licencier des employés à Hong Kong qui soutenaient ou participaient aux manifestations pro-démocratie en 2019 dans cette ville. Le directeur exécutif de Volkswagen, Herbert Diess, a affirmé à la BBC n’être « pas au courant » d’informations au sujet de camps de détention où des milliers de musulmans du Xinjiang étaient enfermés, alors que Volkswagen a une usine dans cette région depuis 2012. Marriott a licencié un directeur chargé des réseaux sociaux pour avoir « liké » un tweet félicitant la compagnie pour avoir qualifié le Tibet de pays, et a promis de « faire en sorte qu’une telle erreur ne se reproduise pas. » Le géant des cabinets comptables PwC a désavoué une déclaration publiée dans un journal de Hong Kong en soutien des manifestations pro-démocratie, et réputée avoir été placée par des employés des quatre grands cabinets de conseil. Hollywood censure de plus en plus ses films en fonction des sensibilités de Pékin, comme le démontre le retrait numérique d’un drapeau de Taïwan du blouson d’aviateur de Tom Cruise dans la récente suite du film « Top Gun » de 1986.
Cette liste est révélatrice. Tout d’abord, elle démontre que même des propos mineurs et quasi-insignifiants sont perçus comme des offenses et déclenchent l’ire de divers milieux en Chine. Quoique la Grande Muraille électronique empêche la plupart des citoyens chinois d’être au courant des critiques formulées à l’étranger, et quoique le Parti communiste chinois consacre d’énormes moyens à la censure des réseaux sociaux à l’intérieur et à la diffusion de sa propre propagande, de puissants acteurs en Chine sont quand même hérissés par les critiques émanant de l’étranger. Conscientes de cette susceptibilité, les entreprises cherchant à nouer des relations d’affaires avec la Chine se réduisent souvent elles-mêmes, ainsi que leurs employés, au silence, sans même que Pékin ait besoin de le leur demander.
Cette liste démontre en outre que la censure chinoise est en train de devenir une menace mondiale. Il est déjà regrettable que des entreprises se plient à des restrictions dues à la censure lorsqu’elles opèrent sur le sol chinois. Mais il est bien plus déplorable qu’elles imposent cette censure à leurs employés et clients à travers le monde. On ne peut alors plus prétendre que la réduction au silence des voix indépendantes par la Chine s’arrête à ses frontières.
Les problèmes de liberté d’expression apparaissent également dans les universités à travers le monde. L’objectif de conserver la venue d’étudiants en provenance de Chine, qui payent souvent en totalité les frais de scolarité, peut facilement devenir une excuse pour les universités pour éviter les sujets qui fâchent. En Australie, au Canada, au Royaume-Uni et aux États-Unis, certains étudiants pro-Pékin ont cherché à empêcher toute discussion sur les campus au sujet des violations des droits humains à Hong Kong, au Xinjiang ou au Tibet. Dans d’autres cas, des étudiants venus de Chine qui souhaitent participer à des débats de campus sur des questions qui seraient taboues chez eux ont le sentiment de ne pas pouvoir le faire de crainte d’être dénoncés aux autorités chinoises. Dans de tels cas, les universités ont fait peu d’efforts publics pour affirmer le droit à la liberté d’expression.
Cette tendance est renforcée par les efforts délibérés de Pékin pour enrôler les citoyens chinois vivant à l’étranger afin qu’ils propagent ses vues, se surveillent les uns les autres et dénoncent toute critique du régime de Xi Jinping. Par exemple, le personnel de l’ambassade de Chine à Washington a rencontré et fait l’éloge d’un groupe d’étudiants pour avoir censuré un étudiant chinois de l’Université du Maryland qui avait critiqué le gouvernement chinois dans un discours de fin d’année.
En Chine, les autorités menacent également régulièrement les membres des familles des dissidents chinois vivant à l’étranger, afin de les réduire au silence. Un consultant en technologie établi à Vancouver a expliqué: « Si je critique publiquement le [Parti communiste chinois], les pensions de retraite de mes parents et leur assurance maladie pourraient leur être retirées. » Une journaliste basée à Toronto et travaillant pour un journal en langue chinoise, dont les parents en Chine ont été victimes de harcèlement à cause de son travail, a affirmé: « Je ne trouve pas que la liberté d’expression existe ici. Je ne peux pas écrire librement. »
La censure constitue également une menace alors que la technologie chinoise s’exporte à l’étranger. WeChat, une plateforme de médias sociaux combinée à une application de messages largement utilisée par les Chinois à l’intérieur et à l’extérieur du pays , censure les messages politiques et suspend les comptes des usagers pour des motifs politiques, même s’ils sont basés hors de Chine.
Faire face au défi
Une menace extraordinaire exige une réponse qui soit à la hauteur – et beaucoup peut encore être fait pour défendre les droits humains dans le monde contre l’attaque frontale de Pékin. En dépit de la puissance du gouvernement chinois et de son hostilité aux droits humains, son essor en tant que menace mondiale pour ces droits n’est pas irréversible. Mais faire face à ce défi exige une rupture radicale avec l’actuelle approche prédominante, faite de complaisance et de résignation. Cela exige une réponse sans précédent de la part des acteurs qui croient encore à un ordre mondial où les droits humains sont essentiels.
Les gouvernements, les entreprises, les universités, les institutions internationales, entre autres, devraient se tenir aux côtés de celles et ceux qui, en Chine et en dehors, luttent pour leurs droits. En premier lieu, personne ne devrait assimiler le gouvernement chinois à la population de la Chine. Ceci reviendrait à rendre un peuple entier responsable des abus d’un gouvernement qu’il n’a pas librement choisi. Au lieu de cela, les gouvernements devraient soutenir les voix critiques en Chine et insister publiquement sur le fait qu’en l’absence de véritables élections, Pékin ne représente pas le peuple chinois.
Exactement comme les gouvernements ont cessé de promouvoir la fiction bien commode selon laquelle les échanges commerciaux à eux seuls assurent la promotion des droits humains en Chine, ils devraient également abandonner la notion rassurante mais fausse selon laquelle il suffit de pratiquer une diplomatie discrète. La question à poser aux dirigeants qui se sont rendus à Pékin et qui affirment avoir discuté en privé avec les responsables chinois du bilan de la Chine en matière de droits humains, est celle de savoir si le peuple chinois –principal moteur du changement – a pu les entendre. Les citoyens chinois se sont-ils sentis encouragés ou désabusés par cette visite? Ont-ils entendu une voix exprimer sympathie et préoccupation à leur égard ou ont-ils seulement vu une opération de communication pour la signature de nouveaux contrats? En interpellant régulièrement et publiquement Pékin sur sa répression, les gouvernements devraient augmenter le coût politique de ces abus tout en enhardissant les victimes.
La validité du modèle chinois de croissance économique répressive peut être réfutée en mettant en lumière les risques que comportent les régimes qui ne rendent pas de comptes, des millions de laissés-pour-compte en Chine aux désastres causés par des dirigeants comme Mugabe au Zimbabwe ou Maduro au Venezuela. Cela passe aussi par dénoncer le fait que les dictateurs à travers le monde prétendent être au service de leur peuple alors qu’en réalité ils se servent eux-mêmes
Les gouvernements et les institutions financières internationales devraient offrir des alternatives convaincantes et respectueuses des droits aux prêts et à l’aide au développement « sans conditions » de la Chine. Ils devraient user de leur appartenance à des organisations comme la Banque asiatique pour l’infrastructure et l’investissement pour faire pression en faveur de la prise en compte des normes les plus exigeantes en matière de droits humains dans les projets de développement, plutôt que de permettre un nivellement par le bas à l’échelle mondiale.
Les gouvernements soucieux de défendre les droits humains devraient être sensibles aux doubles standards de « l’exceptionnalisme chinois » qui peuvent s’insinuer dans leur comportement et permettre à Pékin de commettre sans dommages des abus pour lesquels des gouvernements plus pauvres et moins puissants auraient des comptes à rendre. S’ils sont prêts à mettre les dirigeants du Myanmar face à leurs responsabilités pour leurs abus contre des musulmans, pourquoi ne feraient-ils pas de même avec les responsables chinois? S’ils sont attentifs aux efforts saoudiens ou russes pour s’acheter une légitimité, pourquoi ne le seraient-ils pas pour les efforts similaires de la Chine? S’ils encouragent des débats au sujet de violations des droits humains commises par Israël, l’Égypte, l’Arabie saoudite ou le Venezuela, pourquoi pas celles de la Chine? Ils ont à juste titre contesté l’odieuse séparation d’enfants de leurs parents par l’administration Trump à la frontière américano-mexicaine, alors pourquoi ne pas contester également la séparation d’enfants de leurs parents au Xinjiang par le gouvernement chinois?
Les gouvernements devraient clairement contrer la stratégie de la Chine consistant à diviser pour régner et s’assurer du silence au sujet de son oppression. Si chaque gouvernement est laissé seul face au choix entre profiter des opportunités économiques offertes par la Chine et critiquer publiquement la répression chinoise, beaucoup opteront pour le silence. Mais si les gouvernements s’associent pour contester les violations des droits humains de la Chine, le rapport de force changera. Par exemple, si l’OCI devait protester contre la répression par le gouvernement chinois des musulmans d’ethnie turque au Xinjiang, Pékin aurait besoin d’exercer des représailles contre 57 pays. L’économie chinoise ne peut pas aller à l’affrontement contre le monde entier.
De la même manière, les entreprises et les universités devraient élaborer et promouvoir des codes de conduite pour traiter avec la Chine. Des normes communes fortes rendraient la tâche plus difficile pour Pékin lorsqu’il s’agirait d’ostraciser ceux qui prennent position en faveur des droits et des libertés fondamentaux. Ces normes feraient aussi des questions de principe un élément plus important de l’image publique de ces institutions. Les consommateurs seraient en meilleure position pour exiger que ces institutions ne succombent pas à la censure chinoise comme prix à payer pour des relations d’affaires avec Pékin, et qu’elles ne bénéficient jamais des abus chinois ou n’y contribuent pas. Les gouvernements devraient aussi réglementer strictement la technologie qui rend possible la surveillance et la répression de masse en Chine, et accroître les protections de la vie privée pour limiter la prolifération de tels systèmes de surveillance.
Les universités en particulier devraient offrir un espace où les étudiants et les intellectuels venus de Chine puissent être informés et critiquer le gouvernement chinois sans craindre d’être surveillés ou dénoncés. Et elles ne devraient jamais tolérer que Pékin limite la liberté académique de leurs étudiants ou de leurs chercheurs.
Au-delà d’émettre des déclarations, les gouvernements engagés en faveur des droits humains devraient redoubler leurs efforts de sensibilisation inter-régionaux en vue de présenter un projet de résolution au Conseil des droits de l’homme de l’ONU créant une mission d’information afin que le monde puisse savoir ce qu’il se passe au Xinjiang. Ces États devraient également imposer l’ouverture d’une discussion sur le Xinjiang au Conseil de sécurité de l’ONU, afin que les responsables chinois comprennent qu’ils devront répondre de leurs actes.
Plus fondamentalement, les États membres et les hauts responsables de l’ONU devraient défendre les Nations Unies en tant que voix indépendante sur les droits humains. Par exemple, jusqu’à la création d’une mission d’information de l’ONU, il est crucial que la Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme et les experts du Conseil des droits de l’homme puissent informer sur la situation. Si la Chine réussit à rendre l’ONU impuissante sur les droits humains, tout le monde en souffrira.
Les gouvernements engagés en faveur des droits humains devraient aussi cesser de traiter la Chine comme un partenaire respectable. Le déroulement du tapis rouge devant les responsables chinois en visite devrait dépendre de réels progrès en matière de droits. Toute visite d’État devrait s’accompagner d’une demande publique que la Chine donne un accès indépendant au Xinjiang à des enquêteurs de l’ONU. Le monde devrait faire sentir aux responsables chinois qu’ils n’obtiendront jamais la respectabilité qu’ils désirent, tant qu’ils persécuteront leur population.
À un niveau plus précis, les responsables chinois directement impliqués dans la détention massive de Ouïghours devraient devenir persona non grata. Leurs comptes en banque à l’étranger devraient être gelés. Ils devraient craindre d’être poursuivis en justice pour leurs crimes. Et les entreprises chinoises construisant et aidant à gérer les camps de détention au Xinjiang, exploitant le travail des prisonniers ou fournissant l’infrastructure de surveillance et l’exploitation des méga-données, devraient être dénoncées et soumise à des pressions pour qu’elle cesse.
Enfin, le monde devrait reconnaître que la rhétorique pompeuse de Xi Jinping sur la création d’une « communauté d’avenir partagé pour l’humanité » est en réalité une menace – une vision des droits dans le monde tels que définis et tolérés par Pékin. Il est temps de réaliser que le gouvernement chinois cherche à désavouer et à remodeler un système international de défense des droits humains fondé sur la conviction que la dignité de chaque personne mérite le respect et que quels que soient leurs intérêts en jeu, des limites existent à ce que les États peuvent faire subir à leurs peuples.
À moins que nous ne voulions revenir à une époque à laquelle les individus n’étaient que des pions pouvant être manipulés ou jetés selon les caprices de leurs suzerains, les attaques du gouvernement chinois contre le système international de défense des droits humains doivent être contrées. Il est temps de réagir. Des décennies de progrès en matière de droits humains sont en jeu.