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"Kenneth Roth, machine de paix"

Portrait du directeur exécutif de HRW paru dans Libération le 27.09.16

Portrait de Kenneth Roth paru dans Libération le 27.09.16
 

Kenneth Roth : Machine de paix

Par
Photo Rémy Artiges
Photo Rémy Artiges

Le directeur exécutif de la puissante ONG Human Rights Watch n’est pas si pessimiste sur l’état actuel du monde.

L’impression n’est pas si commune. Passer une heure avec Kenneth Roth, c’est l’assurance de ressortir de l’entretien en ayant la sensation de s’être élevé au-dessus de la mêlée. L’homme, 61 ans, est le directeur exécutif de Human Rights Watch depuis 1993. HRW (littéralement «surveillance des droits humains») est devenu, sous sa férule, la principale organisation de défense des droits de l’homme dans le monde, nobélisée en 1997. Une multinationale de 425 salariés, financée par des dons de particuliers et de fondations, qui produit chaque année des dizaines de rapports faisant autorité. Kenneth Roth en est l’homme-orchestre, toujours entre deux avions, les yeux rivés sur son Blackberry, du genre à avoir deux, voire trois coups d’avance. Avec ses petites lunettes cerclées, sa mèche imperturbable et son air de Droopy, le juriste américain a le physique de l’emploi. Celui du moine-soldat des droits humains, tout entier dédié à sa cause. «Il travaille tout le temps, c’est un ascète», relève le journaliste Jean-Louis Servan-Schreiber, membre du conseil d’administration de HRW. «Il a une vitesse intellectuelle qu’on ne rencontre pas tous les jours, pointe Jean-Marie Fardeau, ancien directeur de l’organisation en France. J’ai rencontré avec lui plusieurs ministres des Affaires étrangères. Kouchner, Juppé, Fabius… Ken leur explique le monde. Devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, en trente minutes, il a cité trente pays, avec à chaque fois un problème et une solution. En face, les gars étaient soufflés.»

Cette méthode, Kenneth Roth l’a développée lors de sa première carrière comme procureur fédéral. Dans les années 80, il participe notamment à l’enquête sur le scandale Iran-Contra. Des membres de l’administration Reagan sont accusés d’avoir vendu illégalement des armes à l’Iran pour financer les Contras, un mouvement contre-révolutionnaire du Nicaragua. Mais déjà, alors que ses amis de la fac de droit bossent dans le privé, il vibre pour la défense des droits de l’homme. Un engagement qu’il explique, en partie, par son histoire familiale. «Mon grand-père paternel, un boucher juif, vivait en Allemagne, raconte Kenneth Roth. Il était très peu éduqué, mais assez intelligent pour voir qu’il devait fuir le régime nazi.» L’aïeul débarque sur le sol américain en juillet 1938. Son fils de 12 ans l’accompagne. Ce dernier, après avoir servi à Okinawa à la fin de la Seconde Guerre mondiale, devient ingénieur. Il se marie à une prof de mathématiques, avec laquelle il a quatre enfants. Kenneth Roth, ses deux frères et sa sœur grandissent avec «ces histoires». «Pour qu’on reste tranquilles quand il nous coupait les cheveux, mon père nous parlait de son enfance. Ça devenait vite sérieux : comment il avait dû quitter l’école publique pour l’école juive, la peur de se faire arrêter, etc. Du coup, j’étais très conscient du mal que peuvent faire les gouvernements, et je voulais le combattre.» Marqué par cet environnement familial «progressiste», Kenneth est cependant trop jeune pour s’engager pleinement dans le mouvement de défense des droits civiques. Jeune adulte, il fait ce constat : «La nouvelle frontière est internationale.» Procureur le jour, il occupe ses soirées et week-ends en intervenant comme bénévole dans des associations de protection des droits de l’homme.

Petit à petit, Roth se fait remarquer par une organisation alors nommée Helsinki Watch, qui deviendra, quelques années plus tard, HRW. «A mon arrivée, en 1987, il n’y avait qu’une vingtaine de salariés, se souvient-il. Notre travail consistait surtout à convaincre le gouvernement américain de mettre la pression sur certains gouvernements, notamment dans le bloc soviétique.» La chute du Mur et la mondialisation changent la donne. HRW ouvre des bureaux partout dans le monde, jusqu’à être aujourd’hui physiquement présent dans 90 pays. Contrairement aux ONG comme Amnesty ou Greenpeace, elle ne s’appuie pas sur un important réseau de militants. Elle mise plutôt sur l’expertise de ses chercheurs, qui affichent des CV plus prestigieux les uns que les autres avec les salaires qui vont avec. Pour sa part, Kenneth Roth émarge à 400 000 dollars annuels (356 000 euros).

«Human Rights Watch, ce sont les forces spéciales, illustre Servan-Schreiber. Ses experts sont des baroudeurs, qui n’hésitent pas à prendre des risques physiques sur le terrain.» Et dont le travail débouche parfois sur de francs succès, comme le procès de Hissène Habré, l’ancien président tchadien. «En fait, nous utilisons les méthodes du journalisme, sauf que notre modèle économique fonctionne mieux, analyse Kenneth Roth. C’est dommage parce que, de plus en plus, nos chercheurs sont les derniers sur place.»

Au sommet de la hiérarchie, le directeur exécutif tient surtout un rôle de représentation. L’approche est très anglo-saxonne : des faits, rien que des faits. «Au moment de la première invasion d’Israël dans la bande de Gaza en 2008-2009, la levée de boucliers au niveau international a été très rapide, se remémore Jean-Louis Servan-Schreiber. Au bout de quelques jours, j’ai appelé Ken pour lui demander si Human Rights Watch pouvait encore rester silencieux.» L’homme lui répond que les déclarations de principe ne suffisent pas. Le lendemain, HRW sort un rapport étayé sur l’utilisation de bombes au phosphore par Tsahal, qui fait grand bruit. Un Etat comme Israël constitue d’ailleurs un défi pour l’organisation. «Ils ne se contentent pas de nier nos informations, souligne Roth. Ils déploient leurs propres trolls sur les réseaux sociaux, tentent de raconter une autre histoire que la réalité.» Lui-même, très actif sur Twitter, doit parfois essuyer l’offensive de bataillons d’internautes qui se mettent à le harceler. «Il y a un bâtiment entier rempli de trolls à Saint-Pétersbourg dont c’est la seule activité, dit-il en souriant. C’est un effort plutôt puéril.»

Hyperinformé - il est au courant des moindres rebondissements autour de la polémique du burkini -, Roth analyse, avec recul, la situation des droits de l’homme en 2016. Bien sûr, le terrorisme et les crispations identitaires afférentes l’inquiètent. Tout comme les guerres qui déchirent le Moyen-Orient et poussent des millions de personnes sur les routes de l’exil, ou le changement climatique. Mais il garde le contrôle. «Quand j’ai commencé à travailler dans ce milieu, il y avait des dictatures militaires en Amérique latine, le bloc soviétique à l’Est, l’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, ces pays sont principalement des démocraties.» Lorsqu’il consent à lever un peu le pied, Kenneth Roth fait du jogging, va écouter l’Orchestre philharmonique de New York, et passe du temps avec sa seconde épouse. Le boulot n’est jamais loin. Annie, avec laquelle il s’est marié à Paris il y a cinq ans, est une médecin de guerre, qui forme des praticiens intervenant en Syrie.

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1955 Naissance à Elmhurst (Illinois, Etats-Unis). 1980 Diplômé de l’université Yale. 1987 Rejoint Human Rights Watch (HRW). 1993 Directeur exécutif de HRW. 1997 HRW est colauréat du prix Nobel de la paix.

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