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« L’impunité est un cancer qui gangrène notre continent »

Jacqueline Moudeina, qui lutte pour faire traduire l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré en justice, se voit attribuer le « Prix Nobel Alternatif »

Jacqueline Moudeina est présidente de l'Association Tchadienne pour la Promotion et la Défense des droits de l'Homme (ATPDH) et l’avocate des victimes de l’ancien dictateur Hissène Habré depuis 2000. En 2001, Maître Moudeina fut sévèrement blessée par une grenade lancée sur elle par les forces de sécurité commandées par l’un des ex-responsables de la police politique de Hissène Habré.

 

Le 5 décembre 2011, Maître Moudeina a reçu le Right Livelihood Award 2011 considéré comme le « Prix Nobel alternatif », « pour ses efforts inlassables aux dépens de sa vie afin d’obtenir justice pour les victimes de l’ancienne dictature du Tchad et augmenter la sensibilisation et le respect des droits humains en Afrique » (http://www.rightlivelihood.org).

 

Voici son discours lors de la remise du prix au Parlement suédois à Stockholm le 5 décembre 2011.

 

*****

 

Discours de Jacqueline Moudeina pour le « Right Livelihood Award »

 

Honorables,

 

Mesdames et Messieurs,

 

Permettez-moi tout d’abord de vous remercier très sincèrement pour l’insigne honneur que vous me faites en me décernant ceprix « Right Livelihood Award ». Cette distinction m’honore particulièrementet au-delà, récompense tous les défenseurs des droits humains dans le monde, et en Afrique en particulier.

 

Soyez assurés que c’est un signe très encourageant pour nous, les défenseurs des droits humains, et surtout pour nous, les femmes qui nous battons au quotidien, dans des conditions très difficiles, parfois même au péril de nos vies, dans un monde où le pouvoir se conjugue au masculin. Ce prix nous donne le courage de continuer nos divers combats sur un chemin semé d’embuches.

 

Défendre les victimes est dans mes gènes. Je suis une révoltée, une indignée de la première heure et je ne supporte pas l’injustice. Ce sentiment a toujours été présent en moi et le restera tant que ceux qui souffrent de l’injustice seront ignorés de leurs dirigeants et tant que la justice sera sélective. Beaucoup ont essayé de m’empêcher de travailler, beaucoup ont essayé de m’intimider, de me menacer psychologiquement et physiquement. Mais moi j’ai compris, comme le disait Alexis Voinov dans Les justes d’Albert Camus, « qu’il ne suffit pas de dénoncer l’injustice. Il faut donner sa vie pour la combattre ». Or, jusqu’à présent, aucun n’a réussi à me décourager, personne n’a eu raison de moi. Et je continuerai mon combat.

 

Mesdames et Messieurs,

 

Je vais profiter de cette occasion pour vous entretenir sur l’un des aspects de notre engagement pour les droits humains : la lutte contre l’impunité.

 

Il est indéniable que, depuis vingt ans, la communauté internationale a donné un élan remarquable à la lutte contre l’impunité des grands criminels. Mais en Afrique, il reste beaucoup à faire. Dans ce continent, l’impunité est un cancer qui, avec son corollaire la corruption, gangrène notre continent et nous empêche d’exprimer notre véritable potentiel. Nous, membres de la société civile, luttons pour endiguer ce cancer, de Tunis à Harare, de Dakar à Khartoum, en passant par Abidjan, Tripoli et N’Djaména.

 

Pourtant, cette justice dont je vous parle n’est pas une science en devenir. Ce n’est pas une utopie. C’est la plus fondamentale des justices : la justice pénale, celle qui permet aux victimes de se laver des pires horreurs, celle qui rend aux hommes torturés leur dignité, et aux femmes abattues leur vaillance.

 

Il suffit de regarder notre lutte pour traduire en justice l’ancien dictateur de mon pays, Hissène Habré, pour comprendre qu’aujourd’hui, au XXIème siècle, plus de soixante ans après le procès de Nuremberg, il est encore parfois plus aisé d’opprimer que de contenir, d’exercer un acte de violence qu’un acte de justice !

 

Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990 jusqu'à son renversement et son exil au Sénégal. Durant son règne, des atrocités ont été commises à grande échelle, des vagues d'épurations ont terrassé les groupes ethniques, et la torture a été institutionnalisée. En 1992, une Commission d’Enquête nationale a estimé que son régime était responsable de la mort de plus de 40 000 personnes et de la disparition de milliers d’individus, laissant seuls d’innombrables veuves et orphelins.

 

Les victimes du régime de Habré, que je défends, bataillent sans relâche depuis vingt-et-un ans pour que justice leur soit rendue. Mais jusqu’à présent, leur lutte reste inachevée. Avant de quitter le pouvoir, Hissène Habré a vidé le trésor national du Tchad et a dépensé cet argent au Sénégal à bon escient où il est parvenu à se tisser un puissant réseau de protection. Et c’est ainsi qu’au lieu de voir leur cause entendue, le Sénégal et l’Union africaine ont soumis ces victimes à ce que l’archevêque Desmond Tutu et 117 associations de vingt-cinq pays d’Afrique ont dénoncé, à juste titre, comme un « interminable feuilleton politico-judiciaire ». Je dirais même plus : un véritable chemin de croix pour les victimes.

 

-     En janvier 2000, nous avons porté plainte contre Hissène Habré au Sénégal où il vit. Un mois plus tard, la décision d’un juge sénégalais d’inculper Habré avait suscité en nous un réel espoir.
 

-     Mais, suite à des immixtions politiques dénoncées par les Nations unies, les tribunaux sénégalais se sont déclarés incompétents.
 

-     Les victimes se sont alors tournées vers la Belgique qui leur ouvrit une porte vers la justice. Après quatre ans d’enquête, un juge belge a lancé un mandat d’arrêt international contre Habré en 2005. Les victimes ont senti à nouveau un réel espoir de voir Hissène Habré traduit en justice pour ses crimes présumés.
 

-     Mais encore une fois, les victimes ont été déçues car le Sénégal a refusé d’extrader Habré vers la Belgique.
 

-     En mai 2006, le Comité des Nations unies contre la torture a condamné le Sénégal pour son immobilisme, et lui a demandé de poursuivre ou d’extrader l’ancien dictateur tchadien.
 

-     En juillet 2006, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union africaine ont donné mandat au Sénégal pour qu’il juge Habré « au nom de l’Afrique ». Ce fut un nouveau pas en avant.
 

-     Mais ce nouvel espoir de voir Habré jugé a été éphémère. Pendant quatre ans, le Sénégal a conditionné le début des enquêtes au versement par la communauté internationale de l’intégralité des fonds nécessaires pour le procès. Quand la communauté internationale s’est engagée à faire le versement, le Président Abdoulaye Wade du Sénégal a soudainement refusé d’exécuter le mandat de l’Union africaine et, en juin 2011, a finalement déclaré que le Sénégal ne jugerait pas Hissène Habré.
 

-     Depuis, la Belgique, que je tiens à remercier au nom de toutes les victimes, a réitéré sa demande d’extradition.
 

-     Mais maintenant, l’Union africaine nous parle d’envoyer Habré au Rwanda et de tout recommencer. Quelle ignominie ! Quelle perte de temps, alors même que les victimes survivantes s’éteignent les unes après les autres ! Plus d’une dizaine de victimes nous ont quitté rien que cette année. Un transfert au Rwanda entraînerait encore de nombreuses années d’attente, le temps que ce pays se dote des législations adéquates, mène l’enquête, et demande l’extradition de Habré tandis qu’un jugement en Belgique pourrait s’organiser rapidement.

 

Il s’agit là d’une nouvelle manœuvre dilatoire de l’Union africaine, institution dont l’engagement contre l’impunité est remis en cause. Mis à part quelques exceptions, les dirigeants africains, qui disent vouloir s’affranchir de la tutelle des tribunaux internationaux et des demandes d’extradition de pays occidentaux, ont montré qu’ils ne formaient qu’un syndicat de chefs d’Etats veillant à leur propre impunité.

 

Il est maintenant temps que le Sénégal accorde aux victimes la justice qu'elles réclament en extradant Habré en Belgique pour qu’il y soit jugé. Les victimes ne peuvent plus attendre. Psychologiquement et physiquement, elles ont subi de très lourds traumatismes qui altèrent leur lucidité au fil des ans.

 

Le gouvernement du Tchad, lui-même, en juillet dernier, a demandé, et je cite, que soit « privilégiée l’option de l’extradition de Habré vers la Belgique pour y être jugé ». Pourquoi le Président Wade nous refuse-t-il la justice ? Pourquoi l’Union africaine ne se montre-t-elle pas à l’écoute des victimes ? Pourquoi le Sénégal et l’Union africaine ne soutiennent pas la position du Tchad, pays le plus intéressé dans cette affaire, de voir Habré traduit en justice en Belgique ?

 

Je profite de cette occasion aujourd’hui pour porter le cri des victimes et pour appeler le Sénégal à extrader Habré en Belgique pour que, enfin, les victimes obtiennent justice.

 

Seulement, il ne s’agit pas de juger un seul homme, mais un des régimes les plus tyranniques du siècle dernier, certes identifié en la personne de Habré. Aussi nous n’avons pas oublié les complices de Habré, ces bourreaux qui ont exécuté les ordres de l’ancien dictateur. Ces ex-agents de la terrible police politique de Habré, connue sous le nom de la « Direction de la Documentation et de la Sécurité », doivent eux aussi répondre des crimes commis devant les juridictions tchadiennes et être renvoyés de la fonction publique. Ceci était déjà une des plus grandes recommandations de la Commission d’Enquête nationale en 1992.

 

Certains bourreaux continuent de nous hanter en nous narguant et en nous menaçant dans notre vie quotidienne. Mais nous ne laisserons pas tomber ce combat. J’ai moi-même été visée en 2001 pour mes actions dans l’affaire Habré. Lors d’une marche pacifique en faveur de la démocratie, un détachement de la police a tenté de m’assassiner avec une grenade. Son commandant n’était autre qu’un ancien tortionnaire contre lequel les victimes avaient lancé une procédure judiciaire au Tchad.

 

Cet événement témoigne des vertus pédagogiques d’un procès : comment cet ancien tortionnaire peut-il encore croire que l’arme du dictateur est plus forte que le marteau du juge ? Malgré cette tentative d’assassinat, je ne me suis jamais relâchée et je continuerai mes efforts jusqu’à ce que Habré et les autres bourreaux soient jugés.

 

Mesdames et Messieurs,

 

L’enjeu du combat que nous menons, au-delà du jugement d’un individu, est celui de l’union nationale pour une paix durable dans mon pays. Aujourd’hui, le jugement de Hissène Habré et de ses complices permettrait au peuple tchadien d’entamer, enfin, la reconstruction de leur nation. Et c’est seulement à l’issue de ce processus que le peuple tchadien pourra renforcer sa cohésion nationale et connaître une renaissance.

 

Si, face à l’impunité des grands dirigeants, la justice n’a été pendant longtemps qu’une chimère, ce prix dont vous m’honorez aujourd’hui est un hommage à des milliers de victimes, veuves et orphelins.

 

Et c’est à ces personnes que je dédie ce prix. Nous ne baisserons pas les bras et cette récompense nous donne raison et nous encourage à continuer davantage notre lutte contre l’impunité.

 

Je vous remercie pour votre attention. 

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