Rapport mondial 2024

Bilan annuel de HRW sur les droits humains dans le monde

Le Rapport mondial en français est une version abrégée du Rapport 2024 complet en anglais. Autres liens : Communiqués - Vidéo

Le système des droits humains menacé : un appel à l’action

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les défis rencontrés en 2023 dans le domaine des droits humains pour comprendre ce que nous devons faire différemment en 2024. L’année qui vient de s’achever a été terrifiante, non seulement au vu de la répression des droits humains et des atrocités de guerre qui ont été commises, mais aussi en raison de l’indignation sélective et de la diplomatie transactionnelle. Ces pratiques gouvernementales ont profondément porté atteinte aux droits de tous ceux restés en marge de « deals » inavoués. Et pourtant, malgré cette morosité, nous avons vu des lueurs d’espoir, montrant qu’il est possible d’emprunter une voie différente.

La reprise du conflit armé entre Israël et le Hamas, d’une part, et au Soudan d’autre part, ont causé des souffrances considérables, tout comme les guerres qui se poursuivent en Ukraine, au Myanmar, en Éthiopie et au Sahel. Les gouvernements ont dû faire face à l’année la plus chaude jamais enregistrée : une vague d’incendies de forêts, de sécheresses et de tempêtes a semé la dévastation pour des millions d’habitants au Bangladesh, en Libye et au Canada. Des décisions politiques ont, par ailleurs, creusé les inégalités partout dans le monde, suscitant la colère de millions de gens contraints à lutter pour leur survie. Les droits des femmes et des filles et des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) ont connu de durs revers en de nombreux pays, à l’exemple de la persécution basée sur le genre des talibans en Afghanistan.

Les causes profondes de ces crises des droits humains et leurs conséquences transcendent souvent les frontières et ne peuvent être résolues par des gouvernements agissant seuls. La compréhension de ces menaces et les réponses à y apporter doivent être ancrées dans les principes universels des droits humains internationaux et de l’état de droit. Ces idéaux ont été fondés sur des expériences humaines partagées et adoptés par des nations de toutes les régions, il y a 75 ans, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui est le fondement de toutes les conventions et tous les traités contemporains dans le domaine des droits humains.

Ce socle est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Mais ce système, sur lequel nous comptons pour protéger les droits partout dans le monde, est menacé. Chaque fois qu’un gouvernement néglige ou rejette ces principes universels et mondialement acceptés, quelqu’un en fait les frais – en termes de droits et de libertés, au détriment de sa santé ou de ses moyens de subsistance, et parfois de sa vie.

Des gouvernements qui pourraient jouer un rôle positif en contribuant à améliorer les droits font souvent preuve d’un « deux poids, deux mesures » dans leur application des principes des droits humains, ce qui érode la confiance envers les institutions chargées de protéger et faire respecter ces droits. Quand des gouvernements condamnent haut et fort les crimes de guerre du gouvernement israélien contre les civils à Gaza mais restent silencieux face aux crimes contre l’humanité du gouvernement chinois au Xinjiang, ou que d’autres exigent que la Russie soit poursuivie pour ses crimes de guerre en Ukraine, tout en entravant l’obligation des Etats-Unis de rendre des comptes pour ses abus en Afghanistan, ils minent la foi en l’universalité des droits humains et la légitimité des textes prévus pour les protéger.

En pratiquant une diplomatie transactionnelle, des gouvernements méprisent les bénéfices de relations à long terme fondées sur les principes des droits humains pour obtenir des gains immédiats et de court terme en matière de commerce ou de sécurité. Quand des gouvernements se montrent sélectifs et choisissent quelles obligations ils veulent faire respecter, ils perpétuent une injustice non seulement dans le présent mais aussi dans le futur, pour les personnes dont les droits ont été sacrifiés. Cette sélectivité peut encourager des gouvernements abusifs à étendre le champ de leur répression. Le fondement moral des droits humains internationaux exige cohérence et constance.

Si les gouvernements ont pu plus facilement ignorer les questions relatives aux droits humains sur la scène internationale, c’est en partie parce que les violations perpétrées dans leurs propres pays n’ont pas été contestées par la communauté internationale. Dans toutes les régions, les autocrates se sont employés à éroder l’indépendance d’institutions vitales pour la protection des droits humains et à réduire les espaces d’expression d’opinions divergentes, en poursuivant le même but : exercer le pouvoir sans contrainte.

Mais si ces menaces sont interconnectées, il en va de même pour la capacité du cadre des droits humains de remplir la promesse de protéger les libertés et la dignité des personnes, quelle qu’elles soient et où qu’elles vivent. La protection des droits humains a progressé sur de multiples fronts.

Au terme de trois ans de négociations diplomatiques et d’une décennie de campagne menée par les organisations de la société civile, 83 pays ont adopté une déclaration politique dans laquelle ils s’engagent à mieux protéger les civils contre l’utilisation d’armes explosives dans les zones peuplées pendant des conflits armés. Cet engagement international est le premier à remédier officiellement au recours de longue date aux bombardements aériens et aux tirs d’artillerie, de roquettes et de missiles sur des villages, des villes et des grandes agglomérations, principale cause de victimes civiles dans les conflits armés à travers le monde. 

Cette déclaration va plus loin qu’un simple appel à un meilleur respect des lois de la guerre. Elle engage ses signataires à adopter des politiques et des pratiques qui préviennent et réparent les dommages infligés aux civils. Six des huit principaux exportateurs d’armes au monde – les États-Unis, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Corée du Sud – ont adopté cette déclaration, ainsi que 25 des 31 États membres de l’OTAN. 

Un certain nombre de pays ont pris en compte les droits de communautés longtemps marginalisées. Après des années de pressions de la société civile, le parlement japonais a adopté sa première loi visant à protéger les personnes LGBT contre « une discrimination injuste ». Alors qu’elle examinait une affaire dans laquelle était demandée l’égalité totale en matière de mariage, la Cour suprême du Népal a donné pour instruction aux autorités de reconnaître les mariages entre personnes de même sexe. Au Mexique, une coalition de la société civile a convaincu le Congrès de voter la pleine capacité juridique et le droit à une aide à la prise de décisions pour toute personne de 18 ans ou plus, ce qui bénéficiera à des millions de personnes handicapées et âgées. Par ailleurs la Cour suprême du Mexique a émis une décision selon laquelle le Congrès devait supprimer les sanctions pénales fédérales pour l’avortement, ce qui signifie que tout établissement médical fédéral doit fournir des soins relatifs à l’avortement.

Participants march during the Tokyo Rainbow Pride parade, celebrating advances in LGBTQ rights and calling for marriage equality, in Tokyo, Japan, on April 23, 2023.
Demonstrators march during an International Safe Abortion Day rally in Mexico City, Mexico, September 28, 2023.
PHOTO 1 : Des personnes participaient au rassemblement « Tokyo Rainbow Pride », tenu pour célébrer les avancées en matière de droits des personnes LGBTQ et défendre le principe du mariage pour tous, à Tokyo, au Japon, le 23 avril 2023. © 2023 Issei Kato/ Reuters. PHOTO 2 : Des jeunes femmes mexicaines défilaient lors d'un rassemblement tenu à Mexico le 28 septembre 2023, à l’occasion de la Journée internationale de l'avortement sécurisé. © 2023 Mahe Elipe/ Bloomberg via Getty Images.

Les crises des droits humains et humanitaires ont amené d’aucuns à remettre en question l’efficacité du cadre international des droits humains comme modèle de protection et de progrès, en particulier face à l’indignation sélective des gouvernements, à la diplomatie transactionnelle recherchant des gains de court terme, à la répression transnationale croissante et à la propension des dirigeants autocratiques à sacrifier les droits pour consolider leur pouvoir.

Mais ce n’est pas une raison pour renoncer aux principes des droits humains, qui restent la feuille de route à suivre pour construire des sociétés prospères et inclusives. Les gouvernements devraient respecter, protéger et défendre les droits humains avec l’urgence, la vigueur et la persévérance nécessaires pour affronter et relever les défis mondiaux et existentiels qui menacent notre humanité commune.

Le coût d’une indignation sélective

Les attaques du 7 octobre menées par des combattants du Hamas contre Israël ont constitué une agression terrifiante contre des civils. Le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ont délibérément tué des centaines de civils, abattu des familles entières dans leurs maisons et pris en otage plus de 200 personnes, dont des enfants, des personnes handicapées et des personnes âgées. Les groupes armés palestiniens ont également lancé des milliers de roquettes en direction de communautés israéliennes. De nombreux pays ont rapidement condamné, à juste titre, ces actes effroyables.  

Un soldat israélien à l’entrée d’une pièce conçue comme abri anti-bombes dans une maison d'un kibboutz à Holit, dans le sud d’Israël, le 1er novembre 2023 ; un ours en peluche se trouvait encore par terre, suite à l’attaque menée par des combattants du Hamas le 7 octobre.

© 2023 Alexi J. Rosenfeld/Getty Images
Police officers evacuate a woman and a child from a site hit by a rocket fired from the Gaza Strip, in Ashkelon, southern Israel, on October 7, 2023.
Photographs of people taken as hostages during the October 7 attack by Hamas-led fighters in Tel Aviv, Israel, November 3, 2023,
PHOTO 1 : Un policier israélien aidait une femme portant une fillette à quitter un quartier d’Ashkelon, dans le sud d'Israël, le 7 octobre 2023, suite à une attaque palestinienne lors de laquelle une roquette a été tirée depuis la bande de Gaza. © 2023 AP Photo/Tsafrir Abayov. PHOTO 2 : Photos de personnes prises en otage le 7 octobre par des combattants du Hamas, affichées dans le cadre d'une manifestation organisée à Tel Aviv le 3 novembre 2023 par le Forum des otages et des familles disparues, en vue de renforcer les efforts pour leur libération. © 2023 Tamar Shemesh/Images du Moyen-Orient/AFP via Getty Images

Le gouvernement d’Israël a réagi en coupant l’eau et l’électricité aux 2,3 millions de civils de la bande de Gaza et en bloquant l’entrée sur ce territoire de carburant, de nourriture et d’aide humanitaire – à quelques infimes exceptions –, une forme de punition collective qui constitue un crime de guerre. L’armée israélienne a ordonné à plus d’un million de personnes à Gaza d’évacuer leurs domiciles et a bombardé à l’arme lourde des zones densément peuplées, tuant des milliers de civils, dont des enfants, et réduisant en cendres des quartiers entiers. Les attaques contre des zones peuplées à l’aide d’armes explosives à large rayon d’impact suscitent de graves préoccupations quant à leur caractère indiscriminé, ce qui s’apparenterait à des crimes de guerre. A Gaza et dans le sud du Liban, Israël a utilisé du phosphore blanc, un produit chimique qui brûle les chairs humaines et peut causer des souffrances à vie.  

Un homme étreignait le corps sans vie d’un enfant récupéré à la morgue de l’hôpital Shuhada al-Aqsa à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 22 novembre 2023 ; les corps de cet enfant et d’autres victimes palestiniennes ont ensuite été enterrés dans cette ville.

© 2023 Mustafa Hassona/Anadolu via Getty Images
Palestinian children fleeing from Israeli bombardment in Rafah in the southern Gaza Strip on November 6, 2023.
Airbursts of artillery-fired white phosphorus fall over the Gaza city port, October 11, 2023.
PHOTO 1 : Des enfants palestiniens fuyaient des bombardements israéliens à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 6 novembre 2023. © 2023 Mohammed Abed/ AFP via Getty Images PHOTO 2 : Des traces de phosphore blanc provenant de tirs d’artillerie étaient visibles dans le ciel au-dessus de Gaza, le 11 octobre 2023. © 2023 Mohammed Adeb/AFP via Getty Images.

Nombreux sont ceux qui ont condamné les crimes de guerre du Hamas, mais qui se sont montrés réservés dans leur réponse à ceux commis par le gouvernement israélien. La réticence à dénoncer les abus de ce dernier fait suite au refus des États-Unis, ainsi que de la plupart des États membres de l’UE, d’exiger la fin du blocus de Gaza imposé par Israël depuis 16 ans, et de reconnaître les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution, qui se poursuivent, à l’encontre des Palestiniens.  

Les compromissions sur les droits humains pour des intérêts politiques sont claires lorsque de nombreux gouvernements s’abstiennent d’évoquer le durcissement de la répression du gouvernement chinois, les détentions arbitraires de défenseurs des droits humains et le contrôle de plus en plus étroit de la société civile, des médias et de l’Internet, en particulier au Xinjiang et au Tibet. La persécution culturelle par les autorités chinoises et la détention arbitraire d’un million de Ouïghours et d’autres musulmans turciques constituent des crimes contre l’humanité. Pourtant, de nombreux gouvernements, y compris dans des pays à majorité musulmane, restent silencieux.

Des musulmans chinois rassemblés devant le drapeau national chinois,  tenu par un policier, avant les prières de l’Aïd al-Fitr à la mosquée de Niujie à Pékin, le 22 avril 2023.

© 2023 Kevin Frayer/Getty Images

Cette indignation sélective porte atteinte aux droits humains, non seulement des Palestiniens à Gaza et des Ouïghours en Chine, mais aussi de tous ceux qui, dans le monde, ont besoin de protection. Elle envoie le message que la dignité de certaines personnes vaut la peine d’être protégée, mais pas celle de tout le monde, bref que certaines vies comptent plus que d’autres.

Ces incohérences ébranlent la légitimité du système juridique international sur lequel nous nous appuyons pour protéger les droits de chaque être humain. Des gouvernements comme ceux de la Russie et de la Chine cherchent alors à exploiter l’affaiblissement de cette légitimité pour redéfinir cet ordre, le dépouiller de ses valeurs en matière de droits humains et saper ce système qui pourrait un jour les obliger à rendre des comptes pour leurs innombrables abus.

Il incombe à chaque gouvernement d’appliquer les principes des droits humains pour résoudre les crises de ces droits. Le peuple soudanais a pâti du manque d’attention, d’engagement et de leadership de la communauté internationale pour mettre fin aux abus généralisés commis dans le conflit qui secoue le pays.

En avril 2023, un conflit armé a éclaté au Soudan quand les deux généraux soudanais les plus puissants ont commencé à se disputer le pouvoir. Cette lutte entre le chef des forces armées, le général Abdelfattah al-Burhan, et le chef des Forces de soutien rapide (RSF), le général Mohamed « Hemedti » Hamdan Dagalo, a provoqué des combats qui ont donné lieu à des exactions massives contre les civils, notamment dans la région du Darfour. Ces abus ont fait écho à ceux commis au cours des deux dernières décennies par les forces fidèles aux deux généraux, pour lesquels des comptes n’ont jamais été rendus.

La Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt pour des crimes commis dans le passé au Darfour, et son Procureur a annoncé en juillet que les crimes commis actuellement dans cette région relevaient de sa compétence. Cependant, les autorités soudanaises ont régulièrement fait obstruction aux efforts de la CPI et le Conseil de sécurité des Nations Unies n’a quasiment rien fait pour s’attaquer à leur intransigeance. L’impunité qui en a résulté, à l’exception du procès d’un chef de milice armée devant la CPI, a alimenté des cycles de violence à répétition au Soudan, y compris le conflit actuel. En 2023, alors que les pays africains siégeant au Conseil de sécurité comprenaient le Gabon, le Ghana et le Mozambique, l’ONU a fermé sa mission politique au Soudan sur l’insistance du gouvernement soudanais, mettant ainsi fin au peu de moyens dont elle disposait encore dans le pays pour protéger les civils et rendre compte publiquement de la situation en matière de droits humains.

Sudanese women and children who fled the conflict in Geneina, in Sudan's Darfur region, line up at the water point in Adre, Chad, July 30, 2023.
A 24-year-old woman, who said she was raped by militiamen in El Geneina, West Darfur, sits outside a makeshift shelter in Adre, Chad, July 21, 2023.
PHOTO 1 : Des femmes et des enfants soudanais ayant fui le conflit à El Geneina, capitale de la région du Darfour occidental au Soudan, étaient rassemblés à un centre de distribution d’eau mis en place dans la ville frontalière d’Adré, au Tchad, le 30 juillet 2023. © 2023 Zohra Bensemra/Reuters. PHOTO 2 : Une jeune femme soudanaise âgée de 24 ans, qui a raconté avoir été violée par des miliciens à El Geneina, au Darfour occidental, était photographiée de dos à Adré, au Tchad, le 21 juillet 2023. © 2023 Zohra Bensemra/Reuters.

Les appels à prioriser l’obligation de rendre des comptes au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies suite à la recrudescence des violences au Soudan se sont heurtés à une vive résistance de la part des États arabes et ont été largement rejetés par les gouvernements africains. Les gouvernements occidentaux ont dans un premier temps été réticents à pousser en faveur de la création d’un mécanisme d’établissement des responsabilités au Soudan, ne souhaitant pas engager les ressources ou les efforts qu’ils avaient consacrés à un organe similaire pour l’Ukraine immédiatement après son invasion totale par la Russie en 2022.

Un groupe de pays a finalement réuni suffisamment de voix pour créer un mécanisme capable de collecter et conserver les preuves des crimes. Pas un seul gouvernement africain n’a voté en faveur de ce mécanisme, certains s’étant abstenus. Le gouvernement soudanais a clairement indiqué qu’il ne coopérerait pas avec ce mécanisme, qui sera donc contraint d’opérer hors du pays.

Pourtant, les gouvernements africains prennent des mesures positives en matière de droits humains concernant d’autres situations. Ils ont eu tendance à soutenir massivement les résolutions du Conseil des droits de l’homme qui traitent de la situation des droits en Palestine, alors que les États occidentaux s’y opposaient. En novembre, le gouvernement sud-africain a pris la tête d’une initiative soutenue par des pays membres de la CPI comme le Bangladesh, la Bolivie, le Venezuela, les Comores et Djibouti, pour appuyer l’enquête du Procureur sur la situation en Palestine. Fin décembre, le gouvernement sud-africain a demandé à la Cour internationale de Justice de déterminer si Israël avait violé ses obligations en vertu de la Convention sur le génocide de 1948, lors de ses opérations militaires à Gaza. Il a également demandé à la Cour d'indiquer des mesures conservatoires ordonnant à Israël de cesser tout acte susceptible de violer la Convention sur le génocide, en attendant que le tribunal se prononce sur le fond de l'affaire.

Tous les gouvernements peuvent faire preuve de leadership en matière de droits humains pour protéger les civils. Le défi et l’urgence, c’est de le faire de manière constante, en s’appuyant sur des principes, quels que soient les auteurs ou les victimes.

La myopie de la diplomatie transactionnelle

Les gouvernements devraient placer le respect des droits humains et de l’état de droit au cœur de leurs politiques intérieures et de leurs décisions de politique étrangère. Malheureusement, même des gouvernements qui respectent habituellement les droits traitent parfois ces principes fondamentaux comme étant optionnels, recherchant des « solutions » de court terme et politiquement opportunes au détriment de la mise en place d’institutions qui seraient bénéfiques à long terme pour la sécurité, le commerce, l’énergie et les migrations. Choisir la diplomatie transactionnelle a un coût humain, payé non seulement à l’intérieur des frontières mais, de plus en plus, à l’extérieur.

Les exemples de diplomatie transactionnelle abondent.

Le président des États-Unis Joe Biden s’est montré peu enclin à demander des comptes à des auteurs d'exactions importants pour sa politique nationale ou qui sont considérés comme des remparts contre la Chine. Des alliés des États-Unis comme l’Arabie saoudite, l’Inde et l’Égypte violent massivement les droits de leurs populations mais n’ont pas eu de difficultés à approfondir leurs liens avec les États-Unis. Le Vietnam, les Philippines, l’Inde et d’autres pays que les États-Unis veulent voir comme des contrepoids face à la Chine ont été reçus en grande pompe à la Maison Blanche, sans que soient évoqués leurs abus sur le plan domestique.

De même, au sujet des migrations, Washington s’est montré réticent à critiquer le Mexique, sur lequel il s’appuie pour empêcher des migrants et des demandeurs d’asile d’entrer aux États-Unis. L’administration Biden et celle du président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, ont travaillé en tandem pour expulser ou refouler des dizaines de milliers de migrants des États-Unis vers le Mexique et empêcher des milliers d’autres d’atteindre les États-Unis pour y chercher la sécurité, sachant parfaitement qu’ils sont la cible d’enlèvements, d’extorsions de fonds, d’agressions et d’autres abus au Mexique. Biden est resté en grande partie silencieux pendant que López Obrador tentait de saper l’indépendance du système judiciaire mexicain et d’autres organes constitutionnels, diabolisait des journalistes et des militants des droits humains et permettait à l’armée de bloquer toute tentative pour que les militaires rendent des comptes pour les terribles abus commis.

Journalists and activists hold pictures of murdered journalists during a protest outside the Interior Ministry building, to demand justice for the killing of Mexican journalist Luis Martin Sanchez Iniguez, Mexico City, Mexico, July 10, 2023. 
Migrant and asylum-seeker families navigate miles of concertina wire, ladened on the bank of the Rio Grande River, while searching for a clearance to enter the United States from Mexico in Eagle Pass, Texas, US, July 28, 2023. 
PHOTO 1 : Des journalistes et des activistes mexicains brandissaient des photos de journalistes assassinés dans ce pays lors d’une manifestation tenue devant le ministère de l’Intérieur à Mexico le 10 juillet 2023, deux jours après l’assassinat du journaliste Luis Martin Sánchez Íñiguez. © 2023 Raquel Cunha/Reuters. PHOTO 2 : Une famille de migrants en provenance du Mexique, ayant traversé le Rio Grande, cherchait à franchir une clôture en fil de fer barbelé sur la rive près d’Eagle Pass, au Texas, afin de pouvoir demander l’asile aux États-Unis. © 2023 Reuters/Adrees Latif.

L’UE pratique sa propre forme de diplomatie transactionnelle, qui vise à contourner ses obligations en matière de droits humains à l'égard des demandeurs d'asile et des migrants, en particulier ceux originaires d'Afrique et du Moyen-Orient. La réponse privilégiée par les États membres est de refouler ces personnes vers d’autres pays ou de conclure des accords avec des gouvernements abusifs comme la Libye, la Turquie et, plus récemment, la Tunisie, afin de maintenir les migrants hors du bloc européen. De manière quelque peu perverse, certains États membres de l’UE, dont la France, la Grèce, la Hongrie et l’Italie, ont même pris des mesures pour punir des personnes qui apportent une aide humanitaire et une assistance aux migrants et demandeurs d’asile qui arrivent par des moyens irréguliers.   

Le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis touchait la barrière métallique érigée dans le nord-est de la Grèce à la frontière avec la Turquie, à Phères, le 31 mars 2023, dans le cadre d’une cérémonie marquant son engagement à prolonger l’étendue de cette barrière.

© 2023 Sakis Mitrolidis/AFP via Getty Images
The Spanish NGO Open Arms rescues 178 migrants and asylum seekers of different 14 nationalities in international waters, September 30, 2023. 
French National Police officers drive a buggy vehicle as they patrol the beach to prevent migrants or asylum seekers from boarding smugglers' boats on the beach of Gravelines, northern France, June 23, 2023.
PHOTO 1 : Une opération de sauvetage menée par l’ONG espagnole Open Arms dans les eaux internationales en mer Méditerranée le 30 septembre 2023, lors de laquelle 178 migrants et demandeurs d’asile de 14 nationalités différentes ont été secourus. © 2023 Sameer Al-Doumy/AFP via Getty Images PHOTO 2 : Des policiers français patrouillaient dans un buggy sur la plage de Gravelines, dans le nord de la France, le 23 juin 2023, pour empêcher des migrants ou demandeurs d’asile de monter à bord de bateaux de passeurs à destination de l’Angleterre. La surveillance des traversées de la Manche a été renforcée suite à un naufrage dans lequel 27 personnes sont mortes en novembre 2021. © 2023 Sameer Al-Doumy/AFP via Getty Images

Les gouvernements démocratiques de la région Asie-Pacifique, dont le Japon, la Corée du Sud et l’Australie, ont à plusieurs reprises dépriorisé les droits humains pour assurer des alliances militaires avec des partenaires sécuritaires comme la Thaïlande et les Philippines, tenter de contrer l’influence du gouvernement chinois avec les gouvernements du Sri Lanka et du Népal, et conclure des accords commerciaux et économiques, assortis de peu ou prou de garanties en matière de droits humains, avec des économies en pleine croissance comme le Vietnam et l’Indonésie.

Mener une diplomatie transactionnelle avec des œillères est dangereux. Tenter d’exclure les droits humains et l’état de droit de décisions plus « pragmatiques » aboutit à dilapider de précieux leviers pouvant servir à influencer les pratiques et les politiques de gouvernements abusifs. Cela peut aussi contribuer à de nouvelles violations des droits, y compris les répressions transnationales.

La portée alarmante de la répression transnationale

Des gouvernements commettent des actes de répression transnationale, aussi appelée répression extraterritoriale, lorsqu’ils portent atteinte aux droits humains de leurs ressortissants vivant à l’étranger ou de membres de leurs familles restés au pays. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène ancien, l’accroissement des communications, des voyages, et des nouvelles technologies ont permis l’augmentation de ces pratiques illégales, avec notamment des exportations arbitraires, des enlèvements et des assassinats.

Sous le Premier ministre Narendra Modi, la démocratie indienne a dérivé vers l’autocratie, les autorités ciblant les minorités, accentuant la répression et démantelant des institutions indépendantes, notamment des agences fédérales d’investigation. Lors de sommets avec Modi, ses homologues des États-Unis, d’Australie, du Royaume-Uni et de France n’ont pas soulevé publiquement de préoccupations en matière de droits humains, préférant donner la priorité au politiques commerciales et sécuritaires. Le président français Emmanuel Macron a même décerné à Modi la Légion d’honneur, l’ordre de mérite le plus élevé de France, lors des célébrations de la fête nationale française.

Le silence sur la détérioration du bilan des autorités indiennes en matière de droits humains semble avoir enhardi le gouvernement Modi à étendre ses méthodes répressives au-delà des frontières, notamment en intimidant les activistes et les universitaires de la diaspora ou en restreignant leur droit d’entrée sur le territoire indien.

En mars 2023, les autorités indiennes ont bloqué sur Twitter les messages de plusieurs utilisateurs canadiens célèbres et critiques à l’égard du gouvernement indien. En septembre, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, a évoqué publiquement des « allégations crédibles » selon lesquelles des agents du gouvernement indien étaient impliqués dans l’assassinat d’un activiste séparatiste Sikh au Canada, ce que les responsables indiens ont démenti. Et en novembre, les autorités américaines ont inculpé un homme pour participation à un complot – qui a échoué – avec un responsable gouvernemental indien en vue d'assassiner un activiste séparatiste Sikh aux États-Unis.

Demonstrators carry out a candlelight protest over the sexual assault case of two Kuki community women, during ethnic clashes between Meitei-Kuki community in Manipur, July 26, 2023 in Guwahati, India.
Activists of the Dal Khalsa Sikh organization, a pro-Khalistan group, stage a demonstration demanding justice for Sikh separatist Hardeep Singh Nijjar, who was killed in June 2023 near Vancouver, Canada, September 29, 2023.
PHOTO 1 : Des femmes indiennes tenaient des bougies lors d’un rassemblement tenu le 26 juillet 2023 à Guwahati, dans l’État d’Assam dans le nord-est de l’Inde, pour protester contre l’agression sexuelle de deux femmes de la communauté Kuki perpétrée dans l’État voisin de Manipur ; cet incident est survenu dans lors d’affrontements ethniques entre les communautés Kuki et Meitei à Manipur. © 2023 David Talukdar/NurPhoto via Getty Images PHOTO 2 : Des membres de l’organisation sikh Dal Khalsa tenaient des pancartes dénonçant l’assassinat du séparatiste sikh Hardeep Singh Nijjar près de Vancouver, au Canada, le 18 juin 2023, lors d’un rassemblement tenu à Amritsar, en Inde, le 29 septembre 2023. © 2023 Narinder Nanu/AFP via Getty Images

Cette répression transnationale indienne n’est pas un exemple isolé. Trois décennies d’impunité pour la répression par le gouvernement rwandais des droits civils et politiques à l’intérieur du pays l’ont encouragé à étouffer toute dissidence au-delà de ses frontières. Alors que le Rwanda a gagné en importance sur la scène internationale, prenant la tête d’institutions multilatérales et devenant l’un des plus gros contributeurs africains de troupes de maintien de la paix, l’ONU et les partenaires internationaux du Rwanda n’ont jamais reconnu l’ampleur et la gravité de ses violations des droits humains.

Le gouvernement rwandais a procédé à plus d’une douzaine d’enlèvements ou tentatives d’enlèvement, de disparitions forcées, d’agressions, de menaces et de meurtres, ainsi qu’à des actes de harcèlement contre des Rwandais considérés comme des détracteurs du gouvernement et vivant en Australie, en Belgique, au Canada, en France, au Kenya, au Mozambique, en Afrique du Sud, en Tanzanie, en Ouganda, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Les membres de leurs familles vivant au Rwanda sont également soumis à une surveillance étroite et sont exposés à des violations de leurs droits.

De même, l’absence de réaction face aux abus du gouvernement chinois a tacitement permis à Pékin d’intensifier et d’exporter sa répression à la fois contre les Chinois, les étrangers et les institutions critiques à l’égard du Parti communiste chinois au pouvoir. Des étudiants et des universitaires pro-démocratie dans des universités occidentales ont été victimes de surveillance, de harcèlement et d’intimidation pour avoir dénoncé les abus commis par le gouvernement chinois à Hong Kong, au Tibet ou au Xinjiang. Le gouvernement chinois a fait pression sur d’autres gouvernements pour qu’ils renvoient de force en Chine des défenseurs des droits humains, comme Lu Siwei, un avocat du Laos. Et dans un effort flagrant pour étouffer les critiques internationales concernant le démantèlement par le gouvernement chinois de la démocratie à Hong Kong, les autorités ont émis des mandats d’arrêt sans aucun fondement à l’encontre de huit activistes pro-démocratie et anciens parlementaires en exil et offert des primes de 1 million de dollars de Hong Kong (128 000 dollars US) pour leur capture.

Un fourgon de police chinois circulait dans une rue de Hong Kong le 4 juin 2023, à l’occasion du 34ème anniversaire du massacre de Tiananmen de 1989. Cette journée a été marquée par une présence policière accrue, des fouilles et des arrestations.

© 2023 Simon Jankowski/NurPhoto via Getty Images

Si les gouvernements répressifs peuvent impunément recourir à des méthodes musclées pour réduire au silence les défenseurs des droits humains, les responsables politiques en exil, les journalistes et leurs détracteurs au-delà de leurs frontières, alors plus aucun lieu sur Terre n’est sûr.

Sacrifier les droits humains pour consolider son pouvoir

Cette année, près de la moitié de la population mondiale est appelée à voter dans des élections à travers le monde. Si elles sont libres et équitables, les élections peuvent être une expression essentielle de la volonté publique concernant les priorités et les valeurs d’un pays. Mais une gouvernance responsable – dans laquelle le gouvernement place les droits humains et les règles d’un état de droit au centre de ses politiques et de ses prises de décision – dépend de beaucoup plus qu’un simple passage par les urnes.

Des institutions indépendantes, respectueuses des droits, notamment le système judiciaire, les Défenseurs des droits et les commissions des droits de l’homme, peuvent servir de garanties efficaces contre les prises de décision arbitraires, endiguer les dérives législatives et faire respecter l’état de droit. Une société civile active et indépendante est également cruciale pour assurer que les décisions de ceux qui exercent le pouvoir politique servent l’intérêt public. Mais la société civile et les institutions nécessaires pour protéger les droits et les sociétés libres sont devenues de nouveaux champs de bataille pour les dirigeants autocratiques à travers le monde cherchant à éliminer tout droit de regard sur leurs décisions et leurs actions.

En Tunisie, le président Kais Saied, élu en 2019, a méthodiquement éliminé le système d’équilibre des pouvoirs, en affaiblissant le pouvoir judiciaire, en réprimant les opposants politiques et les personnes perçues comme des critiques, et en ciblant la liberté d’expression et la presse.

Le président du Salvador, Nayib Bukele, a eu recours à des détentions de masse, essentiellement de personnes à bas revenus, comme solution manifeste au niveau élevé de criminalité dans le pays. Il s’est servi de cette répression pour s’emparer et consolider son pouvoir, un effort facilité par sa purge de la Cour Suprême et sa prise de contrôle progressive du pouvoir judiciaire. Le Congrès du Pérou a pris des mesures pour saper d’autres institutions démocratiques et limiter les responsabilités des élus, y compris en cherchant à destituer des membres du Conseil national de justice, un organe essentiel pour la protection de l’indépendance des juges, des procureurs et des autorités électorales.

Tunisian judges and lawyers gather in a protest calling on authorities for independence in the judiciary, in Tunis on June 1, 2023.
People take part in a protest demanding the release of relatives who were arrested during the state of emergency decreed by Salvadoran authorities to fight criminal groups, in San Salvador, on November 18, 2023. 
PHOTO 1 : Des juges et des avocats tunisiens manifestaient à Tunis le 1er juin 2023, appelant les autorités à défendre l’indépendance du système judiciaire. Depuis la mi-février 2023, les autorités ont arrêté de nombreux opposants au président Kais Saied, qui a publiquement déclaré qu’ils complotaient contre l’État, les qualifiant de « terroristes ». © 2023 Fethi Belaid/AFP via Getty ImagesPHOTO 2 : Des proches de personnes arrêtées dans le cadre de l’état d’urgence décrété au Salvador pour lutter contre les gangs criminels défilaient à San Salvador le 18 novembre 2023, pour demander la libération de détenus qui auraient été arrêtés arbitrairement. © 2023 Marvin Recinos/AFP via Getty Images

Au Guatemala, un système judiciaire largement coopté par des responsables politiques et d’autres acteurs corrompus a menacé d’invalider la victoire électorale du président-élu Bernardo Arévalo, qui avait fait campagne sur un programme de lutte contre la corruption. Au Nicaragua, où le président Daniel Ortega et sa femme, la vice-présidente Rosario Murillo, exercent un pouvoir pratiquement sans aucun contrôle, le gouvernement a utilisé une législation abusive pour dissoudre plus de 3 500 organisations non gouvernementales – soit environ 50 % des organisations enregistrées dans le pays.

La lente destruction de ces freins et contrepoids essentiels peut avoir des conséquences alarmantes pour les droits humains et l’état de droit.

En Thaïlande, la Cour constitutionnelle, sous influence politique, a bafoué la volonté du peuple thaïlandais lors des élections de 2023 en suspendant du parlement le candidat favori au poste de Premier ministre sur la base d’accusations fallacieuses. Au Bangladesh, le gouvernement de la Première ministre, Sheikh Hasina, a ordonné l’arrestation de plus de 10 000 dirigeants et partisans de l’opposition à l’approche des élections de janvier 2024, et un système judiciaire complaisant a disqualifié des centaines de candidats.

Protesters during a pro-democracy march calling on senators to respect the results of the May 14, 2023 general election in Bangkok, Thailand, July 29, 2023.
Members of an opposition political party in Bangladesh try to remove barricades as they join in a mass protest march demanding a free and fair election, in Dhaka, Bangladesh, November 15, 2023. 
PHOTO 1 : Des manifestants brandissaient leurs téléphones portables, leurs lumières allumées, lors d’une marche prodémocratie à Bangkok le 29 juillet 2023. Les manifestants appelaient les sénateurs à respecter les résultats des élections générales du 14 mai 2023, et notamment à approuver la désignation de Pita Limjaroenrat, chef du parti Move Forward (« Aller de l'avant ») au poste de Premier ministre. © 2023 Peerapon Boonyakiat/SOPA Images/LightRocket via Getty Images PHOTO 2 : Des membres d’un parti d’opposition tentaient de retirer des barricades à Dhaka, au Bangladesh, le 15 novembre 2023, afin de pouvoir participer à une marche pour exiger des élections libres et équitables. © 2023 Reuters/Mohammad Ponir Hossain

Bien que les élections en Pologne aient amené au pouvoir un nouveau gouvernement à la fin de 2023, le précédent gouvernement du parti Droit et Justice (Law and Justice) a systématiquement érodé l’état de droit en sapant l’indépendance de la justice et en réduisant au silence les organisations indépendantes de la société civile et d’autres détracteurs, y compris par l’intermédiaire des tribunaux et de la police. La mainmise du parti Droit et Justice sur le système judiciaire a permis au précédent gouvernement de s'attaquer aux droits des femmes en matière de santé sexuelle et reproductive.

Le coût peut se mesurer en vies humaines : à la suite d’une décision rendue en 2020 par la Cour constitutionnelle, sous influence politique, qui a interdit l’avortement en presque toutes circonstances en Pologne, au moins six femmes sont mortes après que les médecins ont refusé d’interrompre leur grossesse en dépit de complications. En mai 2023, une militante pour le droit à l’avortement a été déclarée coupable d’avoir aidé une femme à se procurer des pilules abortives et a été condamnée à huit mois de travaux d’intérêt général, ce qui constitue la première poursuite judiciaire de ce type connue au sein de l’UE. Le nouveau gouvernement polonais fera face au défi difficile de rétablir l’indépendance d’institutions essentielles, dont le système judiciaire, ce qui prendra probablement des années.

Des milliers de personnes sont descendues dans les rues de villes en Pologne – comme ici à Varsovie le 14 juin 2023 – pour manifester contre l'interdiction quasi-totale de l'avortement dans ce pays, après le décès d'une jeune femme enceinte dans un hôpital de Nowy Targ le 24 mai 2023.

© 2023 Attila Husejnow/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

Aux États-Unis, les législatures et les tribunaux des États ont affaibli des lois visant à empêcher les discriminations raciales en matière de vote, telles que la Loi sur le droit de vote (Voting Rights Act), presque au point de les rendre inefficaces. En Floride et dans d’autres États américains, la censure dans le domaine de l’éducation limite la possibilité des citoyens d’apprendre au sujet de la sexualité et de l’identité de genre, ainsi que sur l’histoire de l’esclavage et du racisme aux États-Unis. Les responsables politiques savent qu’une information précise sur ces questions est l’un des facteurs qui incitent les citoyens à s’engager dans le militantisme pour les droits civiques et à demander des comptes aux autorités. Jusqu’en 2022, quelque 4,6 millions de personnes aux États-Unis, majoritairement noires, ont été privées de leur droit de vote en vertu de lois américaines, après avoir été condamnées pour une infraction pénale.

Une jeune femme brandissait une pancarte lors d’une manifestation organisée par le National Action Network à Tallahassee, en Floride, le 15 février 2023, suite au refus du gouverneur Ron DeSantis d’autoriser l’enseignement du cours d’histoire « AP African American Studies » dans les écoles publiques de cet État.

© 2023 Alicia Devine/Tallahassee Democrat via AP Photo

Dans le même temps, le renforcement de l’engagement citoyen pour faire face à l’urgence de la crise climatique a déclenché, en réplique, le recours abusif à des lois vagues pour cibler les activistes et rendre plus difficile l’expression d’opinions divergentes. À travers l’Europe, aux États-Unis, en Australie et au Vietnam, les gouvernements imposent des mesures très strictes et disproportionnée pour punir des activistes et décourager le mouvement pour le climat. Les Émirats arabes unis (EAU), l’un des plus gros producteurs de pétrole au monde, ont accueilli la Conférence de l’ONU sur le climat COP28 en 2023, dans une tentative apparente d’améliorer son image tout en favorisant l’expansion des combustibles fossiles et en entravant les efforts visant à faire face à la crise climatique. Quiconque tente d’évoquer publiquement le bilan des EAU s’expose à des risques de surveillance illégale, d’arrestation arbitraire, de détention et de mauvais traitements.

Les gouvernements utilisent de plus en plus les plateformes technologiques pour réduire au silence leurs détracteurs et étouffer toute dissidence. En particulier dans des pays dépourvus de systèmes judiciaires indépendants ou d’institutions de contrôle, les gouvernements peuvent imposer des lois qui visent principalement à piéger les personnes critiques, les activistes et les utilisateurs d’Internet non avertis. Un exemple particulièrement flagrant est la peine de mort prononcée en Arabie saoudite contre Muhammad al-Ghamdi, un enseignant retraité de 54 ans, pour avoir violé la loi antiterroriste du pays, en exprimant des critiques pacifiques sur X et YouTube. 

Quelques mois avant les élections de mai 2023, le parlement de Turquie a renforcé le contrôle des réseaux sociaux par le gouvernement et introduit abusivement une infraction pénale dans le domaine de l’expression, officiellement pour lutter contre la propagation de fausses informations en ligne. En pratique, ces lois sont venues s’ajouter à l’arsenal législatif existant sur la censure en ligne, prévoyant davantage de possibilités de restreindre l’accès à l’information et menaçant de sanctions sévères les entreprises du numérique qui refuseraient de transmettre les données d’utilisateurs et de supprimer des contenus sur demande. Le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan s’est ainsi doté de la capacité de limiter davantage les opinions dissidentes en ligne avant et pendant les élections, que le parti au pouvoir a ensuite gagnées.

Comment les institutions ont défendu les droits humains

Malgré tous les reculs observés en 2023, nous avons également vu des exemples édifiants d’institutions et de mouvements qui ont remporté des victoires en matière de droits humains. Ces succès montrent bien pourquoi les responsables politiques uniquement préoccupés par leurs intérêts et les gouvernements répressifs engagent autant d’efforts pour les affaiblir.

En mars, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt internationaux contre le président russe, Vladimir Poutine, et sa Commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, pour crimes de guerre liés à la déportation d’enfants des territoires ukrainiens occupés vers la Russie et aux transferts forcés d’enfants vers d’autres territoires ukrainiens occupés par la Russie. Ce mandat a créé un dilemme diplomatique pour le gouvernement sud-africain, qui a accueilli un sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) en août. Après des mois de messages contradictoires de la part des autorités sud-africaines au sujet de l’obligation du pays, en tant que membre de la CPI, d’arrêter Poutine s’il mettait les pieds en Afrique du Sud, il a été annoncé que Poutine ne participerait pas au sommet en personne. Deux jours plus tard, la Haute Cour de Gauteng a statué que l’Afrique du Sud avait l’obligation d’arrêter Poutine et que le mandat d’arrêt de la CPI devait être appliqué dans le pays.

En novembre, la Cour internationale de Justice a ordonné au gouvernement syrien de mettre fin aux actes de torture et autres abus. L’affaire portée devant ce tribunal international constitue un contrepoids majeur face à l’empressement de plusieurs pays arabes à normaliser leurs relations avec le gouvernement syrien, en dépit de la persistance des violations des droits humains, et de l’impunité quasi-totale pour les crimes du passé commis sous le président Bachar al-Assad. Des efforts sont également déployés pour que des individus soient tenus de rendre des comptes pour des actes de torture et autres atrocités commises en Syrie devant des tribunaux en Allemagne, en Suède et en France. Ces affaires sont cruciales pour que les victimes voient enfin leurs agresseurs traduits en justice. Elles peuvent également contribuer à prouver que les personnes réfugiées dans ces pays ne devraient pas être renvoyées dans un pays où elles courent des risques réels pour leur vie.

La Cour suprême du Brésil a confirmé les droits de tous les peuples autochtones sur leurs terres ancestrales, mettant un terme aux efforts déployés par l’État de Santa Catarina pour contester les revendications territoriales du peuple autochtone des Xokleng s’il ne pouvait démontrer qu’il était physiquement présent sur ces terres le 5 octobre 1988, date à laquelle l’actuelle Constitution du Brésil a été adoptée. Cette décision est un encouragement considérable pour les peuples autochtones dans leur lutte pour préserver leur mode de vie. Cette décision est également importante dans la lutte contre les dérèglements climatiques, car la délimitation des territoires autochtones s’est révélée à maintes reprises l’une des barrières les plus efficaces contre la déforestation en Amazonie. Cependant, le puissant lobby agricole a poussé le Congrès à adopter une loi limitant les revendications territoriales des autochtones, laquelle est contraire à la décision de la Cour suprême. Le Congrès a ensuite invalidé un véto présidentiel sur cette loi. Les organisations autochtones et autres ont indiqué leur intention de déposer des pétitions auprès de la Cour suprême, pour qu’elle abroge cette loi.

A protester stands in front of the International Court of Justice holding pictures of people she said were disappeared in Syria, The Hague, Netherlands, October 10, 2023. 
Brazilian Xokleng Indigenous people celebrate after Brazil's Supreme Court upheld Indigenous land rights, in Brasilia, Brazil, September 21, 2023. 
PHOTO 1 : Une femme tenait des photos de personnes portées disparues en Syrie et une pancarte posant la question « Où sont-ils ? », devant la Cour internationale de Justice à La Haye, aux Pays-Bas, le 10 octobre 2023. © 2023 AP Photo/Peter DejongPHOTO 2 : Des membres de la communauté autochtone Xokleng célébraient une décision de la Cour suprême du Brésil en faveur des droits fonciers des peuples autochtones, à Brasilia, le 21 septembre 2023. © 2023 Reuters/Ueslei Marcelino

En novembre, la plus haute juridiction du Royaume-Uni a estimé à l’unanimité que le Rwanda n’est pas un pays tiers sûr où le gouvernement britannique peut envoyer des demandeurs d’asile, annulant ainsi un accord qui externalisait et transférait au Rwanda les responsabilités du Royaume Uni en matière d’asile. Attirant l’attention sur le piètre bilan du Rwanda en matière de droits humains, notamment sur les menaces qui pèsent sur les Rwandais vivant en Grande-Bretagne, la Cour a estimé que les demandeurs d’asile envoyés au Rwanda pouvaient courir un réel risque d’être renvoyés dans leurs pays d’origine où ils pourraient subir de mauvais traitements. L’accord initial a été jugé contraire aux obligations du Royaume-Uni en vertu du droit international et national.

Le gouvernement britannique a depuis déposé devant le parlement un projet de « Loi sur la sécurité du Rwanda (en matière d’asile et d’immigration) » pour contourner la décision de la Cour. Mais le Royaume-Uni ne peut pas ignorer dans sa législation que le Rwanda répond aux critiques par la violence et les abus, y compris à l’encontre des réfugiés.

Ces victoires illustrent le formidable pouvoir qu’ont les institutions indépendantes, respectueuses des droits et inclusives, et de la société civile de défier ceux qui exercent le pouvoir politique de servir l’intérêt public et tracer une voie respectueuse des droits humains. Tous les gouvernements, dans leurs relations bilatérales et au niveau multilatéral, devraient redoubler d’efforts pour soutenir les institutions-clés et protéger l’espace civique partout où il est menacé.

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Ces crises des droits humains démontrent combien il est urgent que tous les gouvernements appliquent en tous lieux les principes de longue date et mutuellement acceptés du droit international en matière de droits humains. Une diplomatie de principes, dans laquelle les gouvernements placent leurs obligations en matière de droits humains au centre de leurs relations avec les autres pays, peut influencer ceux dont la conduite est oppressive et avoir un impact significatif pour les personnes dont les droits sont violés. Le soutien aux institutions qui renforcent les protections des droits humains permettra un meilleur respect des droits humains par les gouvernements. Défendre les droits humains de manière constante, partout, quels que soient les victimes ou le lieu où les violations sont commises, est le seul moyen de construire le monde dans lequel nous voulons vivre.