Par Kenneth Roth
Lorsque l'on considère les événements de l'année 2013 sous l'angle des droits humains, plusieurs grandes tendances peuvent etre discernées. Le massacre incontrôlé de civils en Syrie a suscité horreur et indignation à travers le monde, mais pas assez pour convaincre les dirigeants de la planète d'exercer les pressions nécessaires pour qu'il y soit mis fin. Ceci a conduit certains commentateurs à déplorer la fin de la doctrine naguère tant vantée de la « responsabilité de protéger », que les gouvernements du monde ont adoptée il y a moins de dix ans afin de protéger les peuples se trouvant menacés d'atrocités à grande échelle. Et pourtant, il était prématuré de dresser l'acte de décès de cette doctrine, aussi appelée R2P (« responsibility to protect »), car vers la fin de l'année, elle a fait preuve d'un regain de vitalité dans plusieurs pays d'Afrique où pesait la menace d'atrocités à large échelle: la République centrafricaine, le Soudan du Sud et la République démocratique du Congo.
La démocratie a subi des revers dans plusieurs pays, mais pas parce que les autorités de ces pays l'ont ouvertement abandonnée. De nombreux dirigeants ressentent suffisamment de pressions pour afficher une adhésion de pure forme aux pratiques démocratiques. Mais un certain nombre de gouvernements de formation récente, notamment en Égypte et en Birmanie, ont opté pour les formes les plus superficielles de démocratie—avec pour seul critère la tenue d'élections, ou leur propre interprétation des préférences majoritaires—sans tenir compte de la nécessité d'imposer des limites aux majorités, qui est un élément essentiel de toute véritable démocratie. Ce majoritarisme, conception excessive de la règle de la majorité, a sous-tendu les efforts de certains gouvernements pour éliminer la dissidence pacifique, réprimer les minorités et faire prévaloir des notions étroites de ce qui est culturellement approprié. Mais dans aucun de ces cas, le public n'est resté les bras croisés devant ces violations des principes de la démocratie.
Depuis le 11 septembre 2001, les efforts pour lutter contre le terrorisme ont également généré des violations des droits humains. L'année écoulée a vu s'intensifier le débat public sur deux programmes particuliers de lutte antiterroriste mis en place par les États-Unis: une surveillance électronique massive à l'échelle mondiale et des meurtres ciblés effectués à l'aide de drones. Pendant des années, Washington a évité d'apporter des justifications juridiques claires de ces programmes en s'abritant commodément derrière la nécessité affirmée du secret. Mais cette stratégie a été remise en cause par les révélations du dénonciateur d'abus Edward Snowden sur le programme de surveillance, ainsi que par les informations en provenance du terrain sur les victimes civiles du programme d'assassinats ciblés. Ces deux programmes font désormais l'objet d'examens publics approfondis.
Parallèlement à tous ces bouleversements, il y a eu également des progrès importants dans le fonctionnement des instruments internationaux de défense des droits humains. Après un démarrage lent et décevant, le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a semblé enfin s'affirmer, notamment en appliquant récemment des pressions significatives sur la Corée du Nord et sur le Sri Lanka. Et deux nouveaux traités internationaux permettent un regain d'espoir concernant le sort de certains des groupes les plus marginalisés du monde: les employés domestiques et les personnes employées dans des mines artisanales qui sont intoxiquées du fait de l'utilisation incontrôlée de mercure.
Responsibilité de protéger: un concept contesté mais qui reste fort
En 2005, les gouvernements du monde ont pris l'engagement historique d'intervenir dans les cas où un gouvernement se révèlerait incapable ou indésireux d'empêcher que des atrocités à grande échelle ne soient commises sur son territoire. Depuis lors, la communauté internationale a invoqué à plusieurs reprises la doctrine R2P avec succès pour sauver des vies, en particulier au Kenya en 2007-2008 et en Côte d’Ivoire en 2011. Toutefois, de nombreux gouvernements ont critiqué cette doctrine après l'intervention militaire de l'OTAN en Libye en 2011, où l'OTAN a été largement perçue comme ayant agi pour provoquer un changement de régime au lieu de se contenter de protéger les civils. Cette réaction a empoisonné le débat international sur la réponse à apporter aux atrocités à grande échelle commises en Syrie. L'échec total des efforts pour faire cesser les massacres de civils en Syrie a fait craindre que la doctrine soit désormais caduque. Mais cet échec cuisant ne doit pas faire oublier plusieurs cas en 2013 dans lesquels R2P a fait la preuve de sa pertinence. En République centrafricaine et au Soudan du Sud, l'Union africaine (UA) et le Conseil de sécurité des Nations Unies ont agi rapidement pour déployer des troupes de maintien de la paix, dans un effort pour empêcher que des massacres de civils soient perpétrés pour des motifs religieux et ethniques. Et dans l'est de la République démocratique du Congo, la pression internationale a réussi à convaincre le Rwanda de cesser d'apporter un soutien militaire au M23, le dernier en date d'une série de groupes rebelles qui commettaient des atrocités dans cette région meurtrie.
Syrie
La Syrie a été de loin le théâtre du conflit armé le plus meurtrier de 2013. Désormais dans sa troisième année, ce soulèvement populaire qui s'est transformé en guerre civile a été remarquable pour la cruauté de la stratégie militaire du gouvernement. Au lieu de ne viser que les combattants d'opposition, comme l'exige le droit international humanitaire, le gouvernement a attaqué sans discernement des civils dans les zones tenues par l'opposition armée. L'un de ses objectifs apparents semble être de chasser le plus possible de civils afin que les forces rebelles ne puissent pas se fondre au milieu d'eux ou vivre au sein d'une économie qui fonctionne. Il a également eu recours à la punition collective pour braquer la population contre l'opposition et pour signifier à tous les Syriens que la vie leur serait rendue impossible s'ils laissaient l'opposition s'imposer dans leur zone d'habitation.
L'exemple le plus révoltant de cette stratégie a été l'attaque au gaz sarin du 21 août contre Ghouta, un faubourg de Damas tenu par l'opposition, dont les éléments de preuve recueillis suggèrent fortement qu'elle a été commise par les forces gouvernementales. Des centaines de civils ont péri cette nuit-là, dont de nombreux enfants en pyjama. Des groupes locaux qui suivent l'évolution du conflit affirment qu'environ 5.000 personnes sont tuées chaque mois par des armes conventionnelles, dont beaucoup lors d'opérations qui constituent des violations des lois de la guerre, et les civils représentent quelque 35 pour cent des décès. Les forces de l'opposition se sont également rendues responsables d'atrocités et les préoccupations suscitées par leur comportement se sont multipliées au fur et à mesure que des extrémistes islamistes, dont certains ont des liens avec Al-Qaïda, gagnaient en influence en leur sein. Mais la grande majorité des morts de civils sont la conséquence d'attaques de la part du gouvernement. Les troupes syriennes ont eu recours aux missiles balistiques, aux roquettes, aux obus d'artillerie, aux bombes à sous-munitions, aux armes incendiaires, aux bombes thermobariques, aux barils de TNT, aux bombardements aériens traditionnels, ainsi qu'aux armes chimiques, pour attaquer sans discernement les zones habitées dans les régions tenues par l'opposition et parfois pour cibler des boulangeries, des établissements médicaux, des écoles et d'autres bâtiments civils.
Les forces gouvernementales ont également massacré des civils et des combattants qui étaient sous leur contrôle et des récits d'horreur ont circulé sur le sort de très nombreuses personnes qui ont été arbitrairement détenues, torturées et dans certains cas tuées dans les centres de détention syriens. Alors que le nombre de citoyens syriens déplacés du fait du conflit ne cesse de croître (il est estimé à 2,3 millions de personnes hors du territoire syrien et à 6,5 millions à l'intérieur) et que leurs besoins augmentent (10 millions d'entre eux dépendent entièrement de l'aide humanitaire internationale), le gouvernement a dressé d'innombrables obstacles à la fourniture d'aide humanitaire aux civils vivant dans les zones tenues par l'opposition, en dépit d'une déclaration solennelle du Conseil de sécurité de l'ONU en octobre qui exhortait à la levée de ces obstacles.
La réponse de la communauté internationale à ces massacres et à ces souffrances a été extrêmement mesurée. Alors que le monde s'interrogeait pour savoir si le président américain Barack Obama ferait respecter la « ligne rouge » qu'il avait fixée concernant l'utilisation d'armes chimiques et mettrait à exécution sa menace d'utiliser la force militaire en guise de punition, les États-Unis et la Russie ont conclu en septembre un accord aux termes duquel la Syrie doit abandonner la totalité de son armement chimique. Selon les informations disponibles, la Syrie coopère dans une large mesure à la mise en œuvre de cet accord. Mais celui-ci porte sur une méthode guerrière qui est responsable d'une petite fraction seulement des morts de civils survenues dans ce conflit. À l'heure actuelle, il n'y a pas de pressions suffisantes sur la Syrie pour qu'elle cesse de tuer des civils par des moyens classiques et pour qu'elle autorise un accès humanitaire aux villes assiégées et permette l'entrée de l'aide humanitaire par les frontières du pays, ce qui est le moyen le plus facile et le plus sûr pour que cette assistance parvienne aux personnes qui en ont le plus besoin dans les zones tenues par l'opposition.
Au cours de ces derniers mois, les efforts internationaux pour faire face au conflit syrien se sont concentrés principalement sur les pourparlers de paix désignés sous le nom de Genève II. Mais alors qu'on peut fortement douter des chances de parvenir dans un proche avenir à un accord politique entre les factions en guerre, la crainte de faire quoi que ce soit qui puisse dissuader Damas de participer aux pourparlers Genève II est devenue le dernier prétexte pour éviter de faire réellement pression sur la Syrie pour qu'elle cesse de tuer des civils avec des armes classiques et qu'elle autorise le libre flux de l'aide humanitaire. Les États-Unis ont également été réticents à faire pression sur la Russie—qui en tant que principal allié de la Syrie est le gouvernement le plus influent auprès de Damas—en raison d'autres priorités, la plus récente étant de s'assurer de l'aide de la Russie dans la mise en œuvre de l'accord sur les armes chimiques afin d'éviter de nouveaux appels en faveur d'une action militaire que le président Obama était très désireux d'éviter. Le soutien de l'Iran au président syrien Bachar al-Assad a été éclipsé par les négociations sur le programme nucléaire iranien. Il résulte de tout cela un certain détachement diplomatique à l'égard de la poursuite par le gouvernement syrien de sa stratégie meurtrière vis-à-vis de sa population civile.
Quel genre de pression pourrait aider à arrêter le massacre ? Les gouvernements occidentaux et arabes ont été jusqu'ici peu disposés à infliger à la Syrie des sanctions bancaires plus sévères, comme celles qui ont fait leurs preuves ailleurs. La Russie s'est montrée hostile à l'idée que le Conseil de sécurité de l'ONU saisisse la Cour pénale internationale (CPI) de la situation en Syrie, impose un embargo sur les armes à destination de Damas ou simplement condamne les atrocités commises par le gouvernement. En ce qui concerne la CPI, Washington a évité de soutenir publiquement l'idée que la Cour puisse jouer un rôle dans la résolution du conflit syrien, position apparemment guidée au moins partiellement par le désir d'éviter que des responsables israéliens puissent être poursuivis par la Cour pour avoir installé des habitants dans des colonies de peuplement relativement statiques sur les hauteurs du Golan occupées par Israël. (Les colonies de peuplement en expansion en Cisjordanie sont une autre affaire mais une saisine de la CPI sur la situation en Syrie ne donnerait pas compétence à la Cour pour cette région alors qu'elle la lui donnerait pour le Golan).
Les gouvernements de la région ont également été peu coopératifs. Le Liban, l'Irak et l'Égypte ont, semble-t-il, refusé d'appliquer les sanctions décidées par la Ligue arabe et continué leurs livraisons de pétrole, maintenant en état de marche la machine à tuer syrienne. Les pays du Golfe, dont l'Arabie saoudite et le Qatar, ont apparemment armé et financé des groupes extrémistes qui se sont rendus responsables de multiples atrocités et, tout comme le Koweït, ont fermé les yeux sur les financements effectués par leurs ressortissants. L'Iran et le Hezbollah continuent de soutenir le gouvernement syrien.
La communauté internationale semble malheureusement résignée à laisser se poursuivre les meurtres de civils syriens. Certains gouvernements renforcent leur apathie en entretenant l'idée que cette guerre se résume à des combattants, tous aussi impitoyables les uns que les autres, qui s'entretuent, qu'il s'agisse de l'armée syrienne, du Hezbollah ou des djihadistes. Les gouvernements arabes, en particulier ceux du Golfe, voient le conflit essentiellement à travers le prisme des relations entre sunnites et chiites et de la rivalité feutrée entre l'Arabie saoudite et l'Iran pour l'hégémonie régionale. Mais dans une très large et horrible mesure, il s'agit d'une guerre contre des civils. Le sens de l'urgence, plutôt que la nonchalance, devrait être à l'ordre du jour.
République centrafricaine et Soudan du Sud
Malgré cet échec patent en Syrie, les derniers mois de 2013 ont montré que la doctrine R2P conservait une force considérable. Quand des massacres inspirés par des motifs religieux ont commencé à être commis en République centrafricaine, la France et l'Union africaine ont envoyé des troupes pour renforcer les soldats de maintien de la paix de l'UA déjà sur place et qui étaient débordés, les États-Unis ont apporté une contribution de plus de 100 millions de dollars et l'ONU a lancé les préparatifs de mise sur pied de sa propre mission de maintien de la paix, dont le besoin est pressant. Il reste à faire bien davantage pour éloigner le pays du bord du précipice mais la communauté internationale a fait preuve d'une meilleure acceptation de sa responsabilité d'agir.
À la mi-décembre, au Soudan du Sud voisin, des centaines de personnes ont été tuées tandis qu'un désaccord politique dégénérait en un conflit ethnique dans lequel les civils devenaient des cibles et en une guerre civile plus générale. En quelques jours, le Conseil de sécurité de l'ONU a approuvé l'envoi dans le pays de 5.500 soldats de maintien de la paix supplémentaires. Cela ne sera peut-être pas suffisant pour mettre fin aux meurtres à grande échelle ou à stabiliser une situation très critique mais la promptitude de la réponse laisse penser que la doctrine R2P conserve une force non négligeable, du moins quand les circonstances s'y prêtent.
Il convient de noter que dans ces deux cas, l'intervention visait autant à faire cesser des massacres de civils par des troupes gouvernementales et des milices alliées que par des forces rebelles—ce qui constitue l'un des défis les plus difficiles pour la doctrine R2P.
Rwanda et République démocratique du Congo
La communauté internationale a également mis sur pied une réponse internationale efficace dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC), où le Rwanda a longtemps soutenu toute une succession de groupes rebelles qui commettaient des exactions, contribuant ainsi à des pertes massives en vies humaines au cours des deux dernières décennies. Le président rwandais, Paul Kagame, a réussi à appliquer cette stratégie sans être inquiété, pour deux raisons: le sentiment de culpabilité de la communauté internationale pour n'avoir pas empêché le génocide de 1994 au Rwanda, combiné à l'admiration qu'inspirent les progrès économiques effectués par son pays sous sa direction.
La situation a commencé à changer en juin 2012, quand Human Rights Watch et un groupe d'experts de l'ONU ont découvert des éléments de preuve convaincants que le Rwanda fournissait un appui militaire conséquent au groupe rebelle du M23 dans l'est de la RDC, malgré ses antécédents de groupe commettant des atrocités. Pour la première fois, des puissances occidentales, dont les plus importants soutiens du Rwanda, les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont commencé à critiquer publiquement le gouvernement et même à suspendre certains programmes d'assistance. Le Rwanda a démenti catégoriquement qu'il soutenait le M23, ce qui a entamé la crédibilité de son gouvernement et confirmé combien il importait d'exercer sur lui des pressions pour qu'il cesse.
Tout d'abord, les pressions ont permis de contraindre le M23 à se retirer de Goma, la plus grande ville de la région, mais ce n'était pas suffisant pour l'empêcher de s'en prendre à la population civile de la région. Le Conseil de sécurité de l'ONU a alors accru de manière significative les capacités militaires des troupes de maintien de la paix déployées dans l'est de la RD Congo. Puis, quand le M23 a lancé une offensive en octobre 2013, toujours avec l'appui militaire du Rwanda, le secrétaire d'État américain John Kerry et le secrétaire au Foreign Office britannique William Hague ont téléphoné à Kagame pour lui demander d'arrêter. Cette fois, les pressions accompagnées d'une puissance de feu accrue ont semblé efficaces. Privé de l'appui militaire rwandais et confronté à une force de maintien de la paix de l'ONU renforcée, le M23 s'est effondré en quelques jours. D'autres groupes armés, ainsi que l'armée nationale congolaise, se rendent toujours responsables d'attaques contre les civils, mais l'est de la RD Congo est, au moment de la rédaction de ces lignes, apparemment débarrassé des prédations d'un groupe armé soutenu par le Rwanda, pour la première fois depuis des années.
L'application abusive de la règle majoritaire
La démocratie a trois composantes essentielles: des élections périodiques, l'état de droit et le respect des droits humains de tous les citoyens. De nombreuses dictatures craignent d'autoriser la tenue d'élections libres et équitables. Mais certains gouvernements autoritaires ont également appris qu'il était possible d'adopter la forme sinon la substance de la démocratie, en permettant la tenue d'élections, souvent très contrôlées, mais rien de plus. Ce semblant de démocratie rejette certains principes fondamentaux, tels que ceux selon lesquels les gouvernements doivent être amenés à rendre des comptes dans le cadre de l'état de droit, limités dans leurs pouvoirs par les droits humains qui protègent les minorités et tenus d'autoriser un débat public libre et continu.
Au cours de l'année écoulée, de nombreux gouvernements relativement nouveaux ont exercé ce majoritarisme abusif, montrant davantage d'enthousiasme à représenter une majorité—parfois déterminée par des élections, parfois par leur propre évaluation commode—qu'à respecter les droits fondamentaux dans le cadre desquels une démocratie est censée fonctionner. Certains de ces dirigeants ont aussi semblé adopter une vision commodément étroite de la démocratie, selon laquelle tout ce qui compte est qu'un vote ait lieu le jour de l'élection, mais sans débat public le reste de l'année. N'appréciant pas l'esprit de compromis nécessaire à la pratique ordinaire de la politique, ils ont tenté d'interdire les protestations publiques et les critiques dans la presse et dans les médias sociaux, qui sont également la marque de toute véritable démocratie.
L'exemple le plus frappant a été le cas de l'Égypte. Tout d'abord, le gouvernement des Frères musulmans du président Mohammed Morsi a gouverné d'une façon telle que les laïcs et les groupes minoritaires ont craint d'être rejetés dans l'exclusion par un gouvernement dominé par les islamistes. Puis, à la suite du renversement de Morsi par l'armée en juillet, le gouvernement dominé par les militaires du général Abdel Fattah al-Sisi a déclenché la pire répression que l'Égypte ait connue depuis des décennies, marquée notamment par le meurtre de centaines de manifestants favorables aux Frères musulmans.
Malgré l'étroitesse de sa victoire au scrutin présidentiel de 2012—une majorité relative de 25 pour cent au premier tour et une courte majorité de 51,7 pour cent au second—Morsi a gouverné comme si les droits de la minorité ne comptaient pas. Il a réuni une assemblée constituante qui selon l'avis de nombreux Égyptiens privait d'un rôle adéquat les représentants non affiliés aux Frères musulmans, et a fait passer en force une constitution, approuvée par référendum, dont beaucoup craignaient qu'elle favoriserait une interprétation islamiste au détriment des droits fondamentaux, notamment ceux des femmes et des minorités religieuses. Il s'est octroyé temporairement des pouvoirs exceptionnels lui permettant d'être à l'abri de tout contrôle juridique « sur les questions de souveraineté.». Et dans une tentative mal inspirée de se concilier des bonnes volontés, il a fait peu d'efforts pour mettre fin à l'impunité des forces de sécurité, malgré leur lourd bilan de meurtres, de tortures et de détentions arbitraires. En fait, l'armée a bénéficié d'une autonomie encore plus grande sous Morsi qu'à aucun moment sous le régime du président Hosni Mubarak, lui-même ancien général.
Quand des millions d'Égyptiens sont descendus dans les rues en juin 2013 pour réclamer de nouvelles élections, les militaires ont interprété ces manifestations comme une autorisation de renverser Morsi, affirmant parler au nom de la majorité sans même le bénéfice d'une élection. L'armée a alors entrepris de négliger les droits fondamentaux de manière encore plus flagrante que Morsi ne l'avait jamais fait. Elle a rédigé un projet de constitution qui, tout en promettant une meilleure protection des droits des femmes et des minorités religieuses, conservait la possibilité de faire juger des civils par des tribunaux militaires et renforçait les dispositions protégeant les militaires de tout contrôle civil. Et en dépit de cet exercice constitutionnel, l'armée s'est comportée comme si elle n'était pas tenue de respecter le moindre droit. Les autorités dominées par les militaires ont eu recours à une force létale excessive pour disperser des manifestations assises de partisans des Frères musulmans au Caire, tuant sans discernement et parfois délibérément un millier de personnes. Elles ont arrêté des milliers de dirigeants et de membres des Frères musulmans et les ont détenus, parfois sans même reconnaître leur mise en détention, et souvent sur la base d'accusations fausses ou sans chef d'accusation du tout. Elles ont officiellement qualifié les Frères musulmans d'organisation terroriste, exposant ses membres à des sanctions pénales et même à la peine de mort, et ont confisqué ses avoirs. Elles ont également gelé les avoirs de centres médicaux affiliés aux Frères et menacé de prendre le contrôle de leurs mosquées et de remplacer leurs prédicateurs.
Le gouvernement a adopté une loi interdisant d'organiser des manifestations sans une autorisation officielle, qu'il s'est montré peu empressé d'accorder. Il a étendu l'autonomie de l'armée bien au-delà de ce que Moubarak avait jamais autorisé et est même allé plus loin que Morsi dans cette direction. Et bien que de nombreux Égyptiens libéraux aient appuyé à tort ces mesures, il a commencé à porter son attention répressive sur les militants laïcs qui avaient été aux premiers rangs du mouvement originel de contestation sur la place Tahrir trois ans plus tôt. Pour la seconde fois depuis la chute de Mubarak en février 2011, un gouvernement en place apparaît peu enclin à limiter ses propres pouvoirs en respectant les droits fondamentaux.
La Tunisie a offert la preuve que l'Égypte aurait pu prendre une trajectoire différente. Lors des élections de 2011 à l'Assemblée nationale constituante, les premières élections libres de l'histoire de la Tunisie, le parti islamiste Ennahdha a remporté une majorité relative, loin devant les autres partis. En dépit d'une économie au ralenti et de la polarisation de la vie politique, les grandes formations représentant tout l'échiquier politique ont négocié des compromis qui préservent des droits humains importants. Dans le projet de constitution, ils ont supprimé des dispositions faisant référence au rôle « complémentaire » des femmes, qui pouvaient remettre en cause l'égalité des sexes, et d'autres qui pénalisaient les atteintes aux « valeurs sacrées », formule vague qui pouvait être utilisée pour sanctionner l'exercice du droit à la liberté d'expression pacifique. Un projet de loi sur « l'immunisation de la révolution » a été abandonné afin d'éviter que certaines personnes n'ayant aucun antécédent criminel puissent être exclues de la vie politique uniquement en raison de leur appartenance politique passée.
L'arrogance qui consiste à prétendre parler au nom d'une majorité sans la moindre considération pour les droits des autres s'est également manifestée dans d'autres pays. Ainsi en Turquie, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a gagné à plusieurs reprises une majorité parlementaire mais sa méthode de gouvernement est apparue de plus en plus autocratique à mesure qu'il se montrait de moins en moins disposé à écouter ses opposants, ses critiques ou ses rivaux. Le point critique a été atteint avec le projet d'Erdogan de remplacer l'un des rares parcs du centre d'Istanbul par un centre commercial. La dispersion violente par la police en mai d'une petite manifestation assise contre le projet a provoqué une occupation beaucoup plus importante du parc et des manifestations de masse dans d'autres villes. Erdogan a considéré ces manifestations comme un affront personnel, déployant la police à de nombreuses reprises pour les disperser. La police a eu recours à une force excessive, notamment en tirant délibérément des cartouches de gaz lacrymogènes sur les protestataires, faisant des morts et des blessés graves. Même après que les manifestations eurent cessé, Erdogan et son entourage ont continué d'exercer de fortes pressions sur les médias qu'ils considéraient comme trop favorables à leurs opposants politiques. Et bien qu'il ait manifesté son ferme soutien à la manière dont la police a fait face à ces manifestations, Erdogan n'a pas tardé par la suite à rétrograder des dizaines d'agents de police et même un procureur dont les enquêtes menaçaient d'impliquer des ministres du gouvernement, ainsi que son propre fils, dans un scandale de corruption.
En Birmanie, le gouvernement du président Thein Sein s'est engagé en faveur de réformes, mais d'importantes questions demeurent sur sa disposition à autoriser une compétition politique ouverte, y compris en permettant à la dirigeante de l'opposition Aung San Sui Kyi de se présenter à l'élection présidentielle. Le gouvernement a été particulièrement décevant dans sa réponse aux violences commises par des extrémistes bouddhistes à l'encontre de membres de l'ethnie Rohingya et d'autres minorités musulmanes, les forces de sécurité restant souvent à l'écart lorsque des bandes armées s'attaquaient à ces minorités et faisant très peu d'efforts pour traduire les auteurs des violence en justice. Le gouvernement n'a également rien fait pour poursuivre en justice certains membres des forces de sécurité pour des crimes de guerre commis dans le contexte des divers conflits civils à motivation ethnique qui sévissent à la périphérie du territoire du pays.
L’attitude d’Aung San Suu Kyi a aussi été décevante. Sachant que c'est l'armée qui décidera de l'habiliter ou non à être candidate à l'élection présidentielle, elle s'est abstenue de critiquer ses abus. Et du fait que la communauté des Rohingyas, vulnérable et privée d'État, est très impopulaire en Birmanie, elle a refusé de prendre verbalement leur défense lorsqu'ils étaient les cibles de violentes attaques. La lauréate du prix Nobel de la Paix défend sa position en affirmant qu'elle a toujours été une femme politique et qu'elle le reste. Le monde s'est apparemment trompé en croyant qu'en tant que victime respectée de nombreuses violations des droits humains, elle ferait de la défense de ces droits un principe fondamental de son action.
En Thaïlande, le gouvernement du Premier ministre, Mme Yingluck Shinawatra, a mis à profit sa majorité électorale pour tenter d'obtenir une vaste amnistie à la fois pour des personnes impliquées dans des exactions violentes et, comme on pouvait s'y attendre, pour son frère aîné, l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, qui vit en exil depuis 2006 pour échapper à des accusations de corruption. Cette exploitation excessive de sa majorité parlementaire a déclenché des manifestations de rue généralisées. Mais beaucoup dans l'opposition ont semblé pratiquement souhaiter un coup d'État militaire, s'opposant à la tenue de nouvelles élections de crainte de les perdre de nouveau. Une telle attitude semblait rejeter le principe selon lequel, même si des élections ne peuvent constituer une excuse pour violer les droits humains, elles sont une condition nécessaire à un régime démocratique.
Au Kenya, le gouvernement du président Uhuru Kenyatta et de son vice-président, William Ruto, s'est appuyé sur sa victoire électorale, bien que celle-ci était étroite—avec 50,07 pour cent des voix, ils ont évité de justesse un second tour—pour déployer toutes les ressources de l'État dans le but de bloquer les poursuites judiciaires engagées contre eux par la Cour pénale internationale (CPI) pour leur rôle dirigeant présumé dans les violences postélectorales de 2007-08. Ruto lui-même, ainsi que les partisans de Kenyatta, ont combattu les efforts visant à créer un tribunal spécial au Kenya pour juger les responsables de ces violences, pariant que la CPI ne pourrait se saisir de ce dossier. Leur pari a échoué.
Maintenant que la CPI a inculpé ces deux hommes, ils ont protesté contre la prétendue ingérence de la Cour dans leur capacité à gouverner, en particulier depuis l'attaque en octobre d'un centre commercial de Nairobi par le groupe islamiste armé Al-Shabab, et contre ce qu'ils décrivent comme le ciblage exclusif de suspects africains par la CPI—sans réaliser qu'ainsi la Cour porte en fait une grande attention aux victimes africaines. Malheureusement l'alternative qu'ils proposent n'est pas une procédure judiciaire nationale mais tout simplement l'impunité. Leur postulat sous-entendu, qui est faux, est que leur victoire électorale suffit à éteindre le droit à la justice des victimes des violences postélectorales et de leurs familles. Bien que ses efforts pour orchestrer un retrait collectif des États africains de la CPI ont échoué, le Kenya a réussi à enrôler l'Union africaine dans son camp dans sa quête d'impunité. On ne peut qu'espérer que d'autres dirigeants africains donneront la priorité aux victimes africaines plutôt qu'aux puissants qui sont leurs prédateurs.
En Russie, le président Vladimir Poutine a manifestement été ébranlé en 2011 et 2012 par les grandes manifestations de protestation contre la victoire de son parti dans des élections législatives que beaucoup considèrent comme frauduleuses et contre son retour au Kremlin. Depuis lors, le gouvernement a pris diverses mesures pour empêcher l'opposition de poursuivre sa contestation, notamment en limitant les autorisations de manifester, en punissant la dissidence et en tentant de forcer les organisations non gouvernementales (ONG) critiques du gouvernement et qui reçoivent des fonds de l'étranger, à porter l'estampille honteuse d'« agent étranger ». Le Kremlin a également flatté sa base politique conservatrice en prenant une série de mesures abusives telles que l'interdiction de la « propagande » en faveur de l'homosexualité (officiellement afin de protéger les enfants) et en retenant des chefs d'accusation répressifs et disproportionnés contre de nombreux militants de la société civile, allant du groupe musical punk Pussy Riot à l'organisation de défense de l'environnement Greenpeace. Apparemment pour éviter les critiques de la communauté internationale à l'approche des Jeux olympiques d'hiver de février 2014 à Sotchi, Poutine a ensuite amnistié ou accordé son pardon à certains des détenus politiques les plus connus de Russie. Mais l'effet de ce geste a surtout été de souligner le caractère arbitraire de son style de gouvernement tandis que la répression des critiques du pouvoir se poursuivait, jetant de nouvelles victimes dans les filets du système judiciaire politisé de la Russie.
En Ukraine, quand la décision du président Viktor Yanukovych de renoncer à des liens plus étroits avec l'Union européenne a suscité des protestations massives à Kiev, les autorités ont dans une large mesure laissé les manifestations se dérouler. Mais quand des épisodes de brutalité policière contre des manifestants et des journalistes couvrant les protestations ont déclenché des manifestations de plus grande ampleur encore à travers toute l'Ukraine, les autorités ont promis de faire rendre des comptes aux responsables des violences. Cependant jusqu'à présent, elles se sont contentées d'essayer d'intimider les contestataires qui se plaignaient de l'enlisement des enquêtes.
Au Venezuela, après que Nicolás Maduro a été déclaré vainqueur de l'élection présidentielle d'avril, dont les résultats ont été contestés par l'opposition, les forces de sécurité d'État ont passé à tabac et détenu arbitrairement des partisans de son rival, Henrique Capriles, qui organisaient des rassemblements anti-gouvernementaux. Certaines des personnes arrêtées ont affirmé s'être entendu demander « Qui est votre président?» et avoir été rouées de coups si elles ne répondaient pas « Nicolás Maduro», mais les procureurs de la république se sont abstenus d'enquêter sur des allégations crédibles d'abus. Lorsque Capriles a appelé à une manifestation pacifique dans la capitale, Maduro a déclaré qu'il ne l'autoriserait pas, promettant de répondre à un tel «fascisme» avec une « main de fer» et attribuant la responsabilité de toutes les violences postélectorales à Capriles. Plusieurs jours après l'élection, alors que l'opposition appelait à un recomptage des voix, le président de l'Assemblée nationale—membre du parti de Maduro—a refusé de donner la parole à ses collègues parlementaires tant que chacun d'eux ne reconnaîtrait pas la victoire de Maduro. Le ministre du logement de Maduro a menacé de licencier tout employé qui critiquerait le gouvernement. En novembre, sur ordre de Maduro, les membres de son parti ont adopté une loi lui octroyant les pleins pouvoirs pour gouverner par décret. Le gouvernement a continué d'intimider et de sanctionner les médias qui critiquent sa politique et a entravé le travail des défenseurs des droits humains en imposant des restrictions à leur financement et en les menaçant de poursuites.
En Chine, le gouvernement se refuse à faire courir le risque d'élections à ses responsables de haut rang mais prétend parler au nom de la majorité par le biais de la direction cooptée du Parti communiste. Le nouveau gouvernement du président Xi Jinping a instauré quelques réformes d'ampleur modeste—abolissant la « rééducation par le travail » mais aucune autre méthode de détention de personnes sans procès, et assouplissant les conditions dans lesquelles certains couples chinois peuvent avoir un second enfant, mais sans mettre fin totalement au recours aux méthodes officielles de coercition et de surveillance dans ce domaine privé. Le gouvernement a fait preuve de la même intolérance que son prédécesseur vis-à-vis de la dissidence organisée et a même exercé des représailles à l'encontre de journalistes travaillant pour des médias qui ont abordé des sujets sensibles comme la richesse considérable et inexpliquée de certains dirigeants chinois et de leurs familles. Le prix Nobel de la Paix Liu Xiaobo est toujours en prison, où il purge une peine de 11 ans pour avoir plaidé pour la démocratie, et sa femme, Liu Xia, est toujours maintenue illégalement en résidence surveillée.
La Chine a semblé particulièrement préoccupée par la nouvelle menace posée à son monopole sur le discours public par la propagation des médias sociaux. La « Grande muraille de feu » chinoise, mise en place pour interdire l'accès à l'Internet à l'extérieur du pays, est inefficace pour empêcher que se tienne une vaste conversation entre Chinois désormais rendue possible par des réseaux sociaux comme Sina Weibo. Sachant que la Chine compte désormais environ 400 millions d'utilisateurs des médias sociaux et que ce nombre ne cesse d'augmenter, le gouvernement a du mal à suivre, malgré la prolifération de ses instruments de censure. Les médias sociaux ont donné au peuple chinois de nouvelles occasions de mettre en lumière les cas de mauvaise conduite officielle et, dans certains cas, le gouvernement n'a pas eu d'autre choix que de se montrer réactif.
En dehors des élections, le « majoritarisme » excessif revêt également des aspects culturels. Qu'il s'agisse de l'Arabie saoudite ou de l'Afghanistan imposant des restrictions aux droits des femmes, ou de l'Ouganda ou de la Russie remettant en cause les droits des gays et des lesbiennes, les dirigeants abusifs s'expriment souvent au nom d'une culture dominante ou traditionnelle, comme si cela pouvait justifier que l'on commette des exactions à l'encontre de ceux qui n'en font pas partie ou que l'on organise des discriminations à leur égard. D'habitude, ces dirigeants prétendent que les alternatives à leurs traditions sont imposées de l'extérieur, comme si tous les homosexuels dans leur pays avaient été importés ou toutes les femmes qui s'opposent aux discriminations dont elles sont l'objet avaient été transplantées. En fait, la seule imposition qui existe est celle des élites dominantes de ces pays contre leurs concitoyens qui osent avoir des avis divergents ou défendre leurs droits. Personne n'affirme que telle ou telle femme doive à tout prix rejeter les stéréotypes sexuels ou que telle ou telle personne gay ou lesbienne doive suivre sa propre sexualité plutôt que les préconceptions du gouvernement. Mais s'ils choisissent de le faire, le principe de non discrimination commande de considérer cela comme relevant de leur libre choix, qui ne concerne pas le gouvernement. La communauté internationale n'intervient que quand un gouvernement dénie la possibilité de faire ce choix, pas pour imposer un choix particulier.
Sécurité nationale: une excuse commode pour justifier des violations des droits humains
Depuis le début de son second mandat en janvier 2013, le président Obama a fait bien peu pour améliorer un bilan décevant sur les questions liées à la sécurité nationale. À son crédit, dès sa prise de fonctions, il a interdit la torture et fermé des centres de détention de la CIA où des suspects étaient victimes de disparitions forcées pendant des mois ou des années—deux des pratiques les plus honteuses de l'administration Bush en réaction aux attaques du 11 septembre 2001. Mais il a refusé de poursuivre qui que ce soit en justice pour ces abus. Il a également entravé les efforts visant à ouvrir des enquêtes à ce sujet et à rendre justice aux victimes.
En outre, Obama a fait peu d'efforts pour remplir sa promesse de fermer le centre de détention de Guantanamo Bay et a continué de faire juger des suspects par des commissions militaires fondamentalement défectueuses, malgré leur bilan désastreux. Dans deux domaines importants—les assassinats ciblés, souvent effectués par des drones, et le système de surveillance électronique massive du gouvernement—il a repris à son compte et étendu les programmes de son prédécesseur.
En ce qui concerne les drones, l'administration Obama n'a pas appliqué la politique qu'elle a elle-même formulée, ni défini clairement quel est le cadre juridique qui régit, selon elle, les frappes effectuées par cette méthode. Tout en rejetant officiellement la doctrine de la « guerre mondiale contre le terrorisme » de l'administration Bush, le gouvernement Obama a affirmé qu'il était engagé dans un conflit armé contre les Taliban, Al-Qaeda et les « forces qui leur sont associées », sans frontières géographiques. Il s'est livré à des assassinats ciblés au Pakistan, au Yémen et en Somalie, justifiant son action soit parce qu'il était en guerre contre ces groupes armés, soit parce qu'il exerçait le droit de son pays à l'auto-défense.
Mais étant donné que les violences dans lesquelles les États-Unis sont impliqués dans la plupart de ces pays sont tout au plus sporadiques, il n'apparaît pas clairement que les lois de la guerre les plus permissives puissent s'appliquer. Et même si c'est le cas, des civils ont été tués illégalement dans des attaques qui ont été justifiées par ces arguments juridiques sans même que le gouvernement américain n'enquête sur ces incidents ou n'offre d'indemniser les victimes ou leurs familles. Quant au droit international en matière de droits humains, qui est plus restrictif dans ce domaine, il autorise lui aussi le recours à la force létale mais dans des circonstances beaucoup plus restreintes: seulement si c'est absolument nécessaire pour faire face à une menace mortelle imminente. Selon ce critère, un pourcentage encore plus élevé des morts causées par des drones seraient considérées comme illégales.
Dans un discours prononcé en mai, Obama a laissé entendre que l'invocation des lois de la guerre devrait prendre fin, à une date qu'il n'a pas précisée, et il a tracé les grandes lignes d'une doctrine d'utilisation des drones offensifs tendant à limiter les victimes civiles, doctrine qui est sous bien des aspects plus proche des normes internationales de respect des droits humains que les lois de la guerre que la CIA et l'armée américaine affirment appliquer. Mais il n'apparaît pas clairement que cette doctrine annoncée est appliquée. Des civils continuent d'être tués et l'administration Obama refuse d'assumer publiquement la responsabilité de la plupart des attaques.
Le gouvernement américain ne semble pas considérer comme urgent de démontrer la légalité de son recours à des drones pour mener des attaques car pour l'instant, il est pratiquement le seul à se servir de ces engins. Mais cela va certainement changer et Washington en viendra sans aucun doute à regretter d'avoir créé un précédent permettant à des gouvernements de qualifier quiconque est perçu comme une menace de « combattant » qu'il est légitime d'attaquer aux termes des lois de la guerre, plutôt que de respecter les normes plus strictes du droit international en matière de droits humains.
En raison des révélations faites par le dénonciateur d'abus Edward Snowden, le monde est désormais informé de l'existence du programme pratiquement incontrôlé de surveillance électronique massive mis sur pied par le gouvernement américain et certains de ses alliés, notamment la Grande-Bretagne. Personne ne conteste que la sécurité nationale exige parfois des gouvernements qu'ils exercent une surveillance ciblée après avoir recueilli des informations justifiant cette surveillance. Mais la surveillance massive exercée par le gouvernement américain en dehors de telles limites a dans une large mesure supprimé le droit à la protection de la vie privée dans un monde moderne où les citoyens ne peuvent pratiquement pas se passer des moyens de communication électroniques.
Pour justifier ce comportement, le gouvernement américain a invoqué une série d'hypothèses juridiques qui ne résistent pas à une analyse sérieuse, même si la plupart ont été ratifiées par la Cour de surveillance du renseignement étranger (Foreign Intelligence Surveillance Court), un organe secret et déférent qui n'est habilité à entendre que les arguments du gouvernement. Par exemple, le gouvernement se considère habilité à recueillir des métadonnées concernant potentiellement tous les appels téléphoniques aux États-Unis car, selon des règles tristement obsolètes, personne n'est considéré comme pouvant légitimement prétendre à la confidentialité de ces informations puisqu'elles sont connues de la compagnie de téléphone. En dépit du fait qu'un énorme pourcentage des communications téléphoniques et par Internet du monde passent par les États-Unis, le gouvernement a adopté une position selon laquelle les étrangers vivant en dehors des États-Unis ne peuvent faire reconnaître un droit à la confidentialité, y compris sur le contenu de leurs communications. Et le gouvernement affirme commodément que le droit au respect de la vie privée n'est pas remis en cause lorsqu'il collecte des communications, seulement quand il en examine le contenu—comme s'il était acceptable que le gouvernement recueille et stocke des images vidéo prises dans les chambres à coucher de ses citoyens parce qu'il affirme que personne ne les regarde tant que ne survient pas une raison convaincante de le faire.
L'indignation qu'a suscitée dans le monde cette violation du droit à la vie privée offre quelques promesses de changement. Le Brésil et l'Allemagne, par exemple, ont parrainé une résolution qui a été adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale de l'ONU et qui exige une étude plus approfondie de la violation de la sphère privée « dans le contexte de la surveillance interne et extraterritoriale … y compris celle qui est pratiquée sur une très large échelle»—ce qui est une bonne nouvelle car il n'y a guère d'informations sur le type de surveillance que les gouvernements autres que ceux des États-Unis et de leurs alliés proches ont mise en place. Toutefois, en dépit de toutes les protestations, on ne perçoit guère de volonté de la part des gouvernements respectueux des droits humains d'accorder refuge à Snowden en tant que dénonciateur d'abus, pour le soustraire aux efforts de Washington pour le poursuivre en justice aux termes de la loi américaine sur l'espionnage (Espionage Act). Malheureusement, ceci a donné l'occasion à la Russie, qui a accordé un asile temporaire à Snowden, de se présenter comme un champion du droit à la vie privée.
À son crédit, Obama a nommé un groupe d'experts en vue d'une réforme, qui a recommandé 46 amendements à la doctrine actuelle—ce qui constitue un bon début. Ce groupe a appelé, entre autres choses, à mettre fin à la collecte de métadonnées brutes par le gouvernement, à une meilleure protection de la sphère privée des étrangers et à une plus grande transparence. Mais on ignore encore si ces recommandations seront mises en application. En outre, le risque existe qu'en réaction à la politique de surveillance excessive de Washington, d'autres gouvernements, y compris certains dont le bilan en matière de droits humains est médiocre, imposent que les données concernant les utilisateurs du téléphone et de l'Internet restent à l'intérieur de leurs frontières, ce qui ouvrirait la porte à un accroissement de la censure de l'Internet.
Amélioration des mécanismes de défense des droits humains
La défense des droits humains dépend de nombreux éléments: un réseau dynamique de militants et d'ONG, une population qui croit en l'importance des droits fondamentaux et des gouvernements qui sont déterminés à soutenir ces principes. En outre, une architecture internationale a été mise en place pour renforcer cette défense. Deux éléments ont renforcé cette architecture au cours de l'année écoulée: d'une part le Conseil des droits de l'homme de l'ONU à Genève assume de plus en plus son rôle de principale institution multilatérale de protection des droits, d'autre part deux nouveaux traités ont été adoptés, qui devraient faciliter la protection de certains des membres les plus vulnérables de la société.
Une situation plus prometteuse pour le Conseil des droits de l'homme de l'ONU
Au cours de l'année écoulée, le Conseil a continué à fonctionner de manière prometteuse, après des débuts désastreux. Ce conseil a été créé en 2006 pour remplacer la Commission des droits de l'homme de l'ONU, qui avait perdu toute crédibilité du fait que des gouvernements répressifs s'y faisaient élire dans le but de se servir de leurs votes pour éviter toute condamnation. Les États doivent satisfaire des critères plus stricts pour être membres du Conseil mais lors de ses premières années d'existence, le bilan de celui-ci était à peine meilleur que celui de son prédécesseur.
Cependant, au cours de ces dernières années, le Conseil a fait de gros progrès. Un facteur important de ce changement a été la décision de l'administration Obama de le rejoindre, alors que sous l'administration Bush, les États-Unis étaient restés à l'écart. D'autres gouvernements ont également joué un rôle important, parmi lesquels le Mexique, la Suisse, le Chili, le Botswana, le Brésil, l'Argentine, Maurice, le Bénin, les Maldives, le Costa Rica et plusieurs membres de l'Union européenne. Ensemble, ils ont réussi à atténuer les divergences politiques et à surmonter l'apathie qui souvent empêchait toute action efficace. Même des pays traditionnellement réticents, comme le Nigéria et la Thaïlande, ont pu être persuadés de jouer un rôle positif.
Cette évolution positive s'est manifestée notamment en ce qui concerne le Sri Lanka. En 2009, lorsque environ 40.000 civils ont été tués pendant les derniers mois du conflit avec les Tigres tamouls, la première réaction du Conseil a été de féliciter le gouvernement pour sa victoire. Mais au cours de ces deux dernières années, le Conseil a fait pression sur le Sri Lanka pour qu'il honore sa promesse d'enquêter sur les crimes de guerre commis par les deux camps et d'amener leurs responsables à rendre des comptes. De même en mars 2013, entre autres mesures utiles, le Conseil a créé une commission d'enquête pour recueillir des éléments de preuve concernant les crimes contre l'humanité commis par la Corée du Nord—première étape vers une éventuelle poursuite en justice des responsables.
Ces mesures, ainsi que d'autres de même nature, démontrent qu'il existe une majorité en faveur des droits humains au sein du Conseil, malgré l'élection fin 2013 de plusieurs pays comme la Chine, Cuba, la Russie et l'Arabie saoudite qui, historiquement, se sont toujours montrés hostiles à l'imposition par des voies légales du respect des droits humains. Avec des efforts diplomatiques appropriés, cette majorité peut être mobilisée pour faire face aux crises les plus graves en matière de droits humains.
Deux nouveaux traités pour protéger les droits humains
Les dizaines de millions de femmes et de filles qui travaillent comme employées de maison et domestiques sont parmi les personnes les plus vulnérables dans le monde du travail. Isolées et traditionnellement exclues du champ des protections fondamentales accordées à la plupart des autres travailleurs aux termes des codes nationaux du travail, elles sont exposées à un grand risque d'exploitation économique, de sévices physiques et sexuels et de trafic de personnes. De nombreux gouvernements se sont montrés réticents à légiférer sur les conditions de travail au domicile de l'employeur et les employeurs ont souvent entretenu le mythe selon lequel ces travailleuses sont traitées comme des membres de la famille.
Cette situation devrait commencer à changer grâce à la Convention sur les travailleuses et les travailleurs domestiques de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui est entrée en vigueur en septembre. Elle donne droit aux travailleuses domestiques à une protection contre les sévices et les tracasseries, ainsi qu'à des droits du travail classiques comme un jour de repos hebdomadaire, une limitation du nombre des heures de travail quotidien et un salaire minimum. Les travailleuses domestiques, les syndicats, les groupes représentant les immigrés et les militants des droits humains se sont appuyés sur cette convention pour plaider en faveur de réformes au niveau national. Au cours des deux ans écoulés depuis l'adoption de la convention, des dizaines de pays ont entrepris d'importantes réformes, notamment une loi globale aux Philippines et en Argentine et l'introduction par le Brésil de nouvelles protections dans sa constitution. Il reste encore un long chemin à parcourir mais on voit venir de plus en plus clairement la fin d'une époque où les travailleurs domestiques ont un statut de seconde classe du fait des codes nationaux du travail.
Le monde a également fait un pas en avant vers la réalisation du droit aux normes les plus élevées en matière de santé, en s'occupant du danger de l'intoxication au mercure. De nombreuses mines d'or artisanales dans le monde utilisent le mercure pour séparer l'or du minerai. Le mercure est un élément toxique, particulièrement dangereux pour les enfants. L'exposition à ce métal peut causer des handicaps physiques et mentaux irréversibles. Un traité adopté en octobre exige des gouvernements qu'ils éliminent les utilisations les plus dangereuses du mercure dans les mines et favorisent des méthodes d'extraction de l'or qui n'impliquent pas l'utilisation de mercure.
Conclusion
Bien qu'ayant été une année tumultueuse, avec de nombreuses atrocités commises dans certains pays et une répression accrue dans d'autres, 2013 a aussi vu un mouvement vigoureux de lutte contre ces situations. Dans plusieurs cas, des victoires ont été remportées et elles doivent être savourées. Le plus souvent, il y a eu un combat qui, s'il n'a pas été immédiatement victorieux, a au moins alourdi le coût des violations pour qui les commet—stratégie qui, sur le long terme, tend à atténuer les violations des droits humains.
Il est certain que la doctrine de la Responsabilité de protéger a été ébranlée, à un prix exorbitant pour le peuple syrien, mais elle a conservé assez de vitalité pour fournir un minimum d'assistance à des populations menacées d'atrocités à large échelle dans plusieurs pays d'Afrique. Un nombre non négligeable de dirigeants ont choisi de gouverner sur la base d'une estimation commode des préférences de la majorité, sans respecter les droits qui permettent à tous les éléments de la société de participer au processus politique ou de vivre sans crainte des abus du gouvernement. Mais du fait des protestations du public, ce stratagème n'a pas apporté aux dirigeants la légitimité qu'ils recherchaient. Et alors que le vieux problème des violations des droits humains commises au nom de la lutte contre le terrorisme a été centré sur la surveillance électronique de masse et sur les assassinats ciblés à l'aide de drones, les efforts traditionnels pour échapper à toute contestation juridique en invoquant la nécessité du secret en matière de sécurité nationale ont été mis en échec. Ainsi, même s'il est certain que l'année 2013 a connu bien des souffrances, elle a également permis d'entretenir l'espoir que des mesures étaient prises pour limiter ces violations des droits humains.
Kenneth Roth est le Directeur exécutif de Human Rights Watch.