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Tunisie: Des chanteurs de rap condamnés à des peines de prison

Vague de poursuites judiciaires pour des œuvres d'art, des écrits ou des paroles de chansons considérés comme ‘injurieux’

(Tunis, le 5 septembre 2013) – Deux chanteurs de rap tunisiens ont été condamnés à des peines de prison, le 29 août 2013 par un tribunal pénal tunisien, pour avoir « insulté la police », a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les peines d'un an et neuf mois d'emprisonnement prononcées contre eux, qui constituent une violation de leur droit à la liberté d'expression, sont les dernières en date dans une série de poursuites judiciaires similaires lancées par les autorités.

Le Tribunal cantonal de Hammamet, ville côtière du nord de la Tunisie, a déclaré les deux rappeurs, Alaa Eddine Yaakoubi, plus connu sous le nom de Weld El 15 (« Le garçon de 15 ans » en arabe tunisien), et Klay BBJ, coupables d'« injures à l'égard de la police », de diffamation de fonctionnaires et d'atteinte à la moralité publique. Les deux hommes n'avaient pas été informés à l'avance de la tenue du procès et n'étaient pas présents au tribunal.

« Envoyer des artistes, des journalistes et des blogueurs en prison pour des mots ou des images critiques à l'égard des autorités n'est pas digne de la Tunisie nouvelle », a déclaré Joe Stork, directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du nord à Human Rights Watch. « Les autorités devraient abolir ces lois héritées de l'ancienne époque répressive, au lieu de s'en servir pour réduire les critiques au silence ».

Les chefs d'accusation retenus contre les deux rappeurs ont pour origine leur prestation au Festival international d'Hammamet le 22 août, lors de laquelle ils ont interprété des chansons critiquant la police. Peu après leur passage sur scène, la police a appréhendé les deux chanteurs, les a tabassé et gardé à vue pendant plusieurs heures, avant de les libérer dans l'attente des résultats d'une enquête. Ils ont été condamnés une semaine plus tard par le Tribunal cantonal d'Hammamet. Les chefs d'accusation ont été basés sur les articles 125, 226 bis et 247 du code pénal tunisien.

Le 2 juillet, un autre tribunal avait déjà déclaré Weld El 15 coupable sur la base d'accusations similaires.

Les deux rappeurs ont décidé de passer dans la clandestinité. Leur avocat a indiqué à Human Rights Watch qu'ils avaient l'intention de faire appel de leur condamnation.

Human Rights Watch a visionné une vidéo de 17 minutes retraçant les événements du festival, filmée par Émine Mtiraoui, un journaliste du site d'information en ligne Nawaat. Au début de la vidéo, Klay BBJ et Weld El 15 interprètent des morceaux de rap avec deux autres rappeurs. Après le spectacle, la vidéo montre des agents de police se dirigeant vers les coulisses pour arrêter les deux hommes.

La même vidéo montre Weld El 15 aux urgences de l'hôpital d'Hammamet, avec plusieurs ecchymoses sur le visage, le cou et le bras droit. Weld El 15 déclare à l'écran que les agents de police l'ont frappé avec leurs bâtons dans le fourgon en route vers le poste de police. Ghazi Mrabet, l'avocat des deux rappeurs, a confirmé à Human Rights Watch que les policiers avaient passé à tabac ses deux clients pendant le trajet du festival au poste de police central d'Hammamet et a affirmé qu'ils avaient des certificats médicaux prouvant la nature de leurs blessures.

Il a également affirmé que les deux hommes n'avaient pas reçu de citation à comparaitre à leur procès, comme l'exige le code de procédure pénale, et qu'ils avaient appris leur condamnation par l'intermédiaire des médias sociaux.

En mars, Weld El 15 a mis en ligne une vidéo pour sa chanson « Cops Are Dogs » (« Les flics sont des chiens ») contenant un montage de scènes montrant la police frappant des personnes. Le tribunal de première instance de Manouba l'a d'abord condamné à deux ans de prison, également par contumace, car il s'était caché. Il s'est rendu à la police par la suite et a demandé que son dossier soit rouvert. Le 2 juillet, la Cour d'appel de Tunis a réduit sa peine à six mois avec sursis.

L'article 125 du code pénal tunisien punit d'un maximum d'un an de prison quiconque impute à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité. L'article 226 bis interdit de porter atteinte à la moralité publique ou aux convenances par des actes ou des paroles et l’article 247 prévoit une peine pouvant aller jusqu'à six mois de prison pour la diffamation. Depuis la révolution tunisienne de 2011, les autorités ont utilisé à plusieurs reprises ces lois, ainsi que d'autres dispositions répressives héritées du précédent gouvernement, pour poursuivre en justice les auteurs de déclarations qu'elles considèrent répréhensibles. L'Assemblée nationale constituante, l'actuel parlement, n'a pris aucune mesure pour abolir ces lois.

Depuis le début de 2012, les autorités judiciaires ont poursuivi en justice de nombreux journalistes, blogueurs, artistes et intellectuels pour avoir fait usage pacifiquement de leur droit d'expression. En septembre 2012, par exemple, juge a ouvert une instruction contre deux sculpteurs pour des œuvres d'art considérées comme néfastes à l'ordre et à la moralité publics. Le 28 mars 2012, le tribunal pénal de première instance de Mahdia a condamné deux blogueurs à des peines de sept ans et demi de prison, qui ont été confirmées en appel, pour des écrits perçus comme offensant l'Islam. L'un d'eux est en prison, tandis que le second s'est enfui et a obtenu l'asile politique en France.

Le 29 mai 2013, le tribunal militaire de Sfax, dans le sud-est de la Tunisie, a jugé Hakim Ghanmi pour avoir « terni la réputation de l'armée », « diffamé un fonctionnaire » et « importuné d'autres personnes par l'intermédiaire de réseaux de communication publics » dans une lettre ouverte au ministre de la Défense publiée en avril dans son blog, Warakat Tounsia. Dans cette lettre, il se plaignait du comportement du directeur de l'hôpital militaire de Gabès. Le 23 août, le procureur de la république a inculpé Mourad Mehrezi, un cameraman qui avait filmé un incident lors duquel un protestataire avait écrasé un œuf sur le ministre de la Culture. Parmi les chefs d'accusation retenus, figurent ceux de complot en vue d'agresser un fonctionnaire et d'atteinte à la moralité publique.

Les normes internationales interdisent d'appliquer la notion de diffamation à des organes ou à des institutions d'État. Les gouvernements et leurs institutions ne devraient pas être habilités à engager des poursuites judiciaires pour diffamation ou à faire engager de telles poursuites en leur nom. Dans un rapport daté du 20 avril 2010, le rapporteur spécial de l'ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, Frank La Rue, a déclaré: « Les lois qui pénalisent la diffamation ne doivent pas être invoquées pour protéger des notions ou des concepts abstraits ou subjectifs, tels que l'État, les symboles nationaux, l'identité nationale, les cultures, les écoles de pensée, les religions, les idéologies ou les doctrines politiques. »

Cette affirmation est cohérente avec le point de vue, défendu par le rapporteur spécial, selon lequel le droit international en matière de droits humains protège des individus et des groupes de personnes, et non pas des notions ou institutions abstraites qui sont normalement sujettes à examen, commentaire ou critique.
Les Principes de Johannesburg relatifs à la sécurité nationale, à la liberté d'expression et à l'accès à l'information, une série de principes auxquels adhèrent de nombreux experts et qui sont largement utilisés comme référence, contiennent notamment le principe 7(b) suivant:

Nul ne peut être puni pour avoir critiqué ou insulté la nation, l'État ou ses symboles, le gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires, ou une nation étrangère, un État étranger ou ses symboles, son gouvernment, ses institutions ou ses fonctionnaires, à moins que la critique ou l'insulte ne soit destinée à inciter à la violence imminente.

« Les autorités tunisiennes doivent cesser de poursuivre des personnes en justice pour avoir offensé les institutions de l'État, même si ce qu'elles disent semble grossier », a conclu Joe Stork. «Elles devraient également abolir les dispositions du code pénal qui prévoient des peines de prison pour diffamation et pour des infractions à la définition vague comme les atteintes à ‘la moralité publique’ et à ‘l'ordre public.’»

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