Résumé
La première fois que je me suis fait contrôler, j’avais dix ans. La dernière fois, c’était il y a trois jours.
—Valoua, 23 ans, Paris, avril 2019
Quand j’étais petit, je voulais être commissaire de police, mais quand j’ai vu ça, j’ai été dégoûté. La police, elle doit être là pour nous défendre, et là, ce n’est pas ce qu’on voit. [...] Si je fais policier, ce n’est pas pour maltraiter des petits.
—Abdoul, 18 ans, Lille, juillet 2019
La police française fait usage de ses larges pouvoirs de contrôle et de fouille à l’encontre de jeunes Noirs et Arabes même en l’absence de signe ou de preuve d’infraction à la loi. Ces « contrôles d’identité », comme on les appelle en France, s’accompagnent souvent de fouilles intrusives des sacs et des téléphones portables, ainsi que de palpations corporelles humiliantes, même chez des enfants, parfois âgés de dix ans seulement. Dans les quartiers défavorisés, où les personnes d’origine immigrée représentent une part significative de la population, Human Rights Watch estime que la police se sert des contrôles d’identité comme d’un moyen brutal d’exercer son autorité.
Il existe peu d’éléments démontrant l’efficacité des contrôles d’identité pour identifier et prévenir de potentiels comportements illicites. L’État français ne collecte pas le type de données nécessaires à une quelconque évaluation, telles que des données fiables sur le nombre et le résultat des contrôles d’identité. En revanche, les témoignages recueillis dans le cadre de cette enquête apportent de nombreuses preuves que les contrôles d’identité accentuent encore le profond fossé entre la police et la population.
Des témoignages sur des contrôles de police, des vidéos et des données officielles suggèrent que les contrôles de police liés à l’application des mesures de confinement mises en place mi-mars 2020, en réponse à la pandémie de Covid-19, ont eu tendance à cibler particulièrement les minorités des quartiers défavorisés. Lors des dix premiers jours du confinement, des vidéos ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux et d’autres médias, montrant des contrôles de police qui semblaient abusifs, violents et discriminatoires. Fin avril, les statistiques du gouvernement ont montré que la police avait effectué en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine, un nombre de contrôles s’élevant à plus du double de la moyenne nationale, et que 17 % des personnes contrôlées avaient été verbalisées, près du triple de la moyenne nationale.
Le problème des contrôles d’identité abusifs et discriminatoires existe depuis longtemps en France. La colère latente face aux abus policiers, notamment lors de contrôles d’identité musclés, a joué un rôle dans les émeutes urbaines de 2005 à travers la France, et semble être à l’origine d’innombrables conflits de moindre intensité entre la police et les jeunes des quartiers et des banlieues défavorisées. Les éléments statistiques rassemblés par des chercheurs en sciences sociales et des organisations non gouvernementales indiquent que les jeunes Noirs et Arabes, ou perçus comme tels, vivant dans des quartiers économiquement défavorisées, sont la cible de ce type de contrôles à une fréquence particulièrement élevée, ce qui suggère que la police se livre à un profilage ethnique – c’est-à-dire part du principe que certaines personnes sont plus susceptibles d’être des délinquants en se basant sur leur apparence, y compris leur origine et appartenance ethnique, plutôt que sur leur comportement – pour déterminer qui contrôler.
En 2012, Human Rights Watch a publié La base de l’humiliation : Les contrôles d’identité abusifs en France. Le présent rapport, basé sur des recherches menées en 2019 et 2020 à Paris et dans sa banlieue, Lille, Strasbourg et Grenoble, fait le bilan des améliorations mais aussi de l’absence de progrès en matière de réforme des pratiques policières abusives de contrôle d’identité en France.
Ces huit dernières années, les préoccupations concernant les pratiques policières ont quitté les seules banlieues pour s’inviter dans les lieux de pouvoir et les tribunaux. Non seulement des associations de quartier et des organisations de la société civile se sont emparées de la question, mais aussi des institutions de l’État. Le Défenseur des droits, l’institution française indépendante de défense des droits humains, a publié en 2014 et 2017 des rapports critiquant les pratiques abusives et demandant des réformes. En 2012, François Hollande, alors candidat à l’électi0n présidentielle, avait promis de « lutter contre le délit de faciès ».
En 2016, la Cour de cassation, la plus haute juridiction française, a jugé que trois jeunes hommes avaient subi des contrôles d’identité discriminatoires, sans aucune justification objective, ce qui constituait une « faute lourde engageant la responsabilité de l’État ».
Malgré ces avancées, la loi et la pratique des contrôles d’identité en France demeurent problématiques. Plusieurs propositions de loi ont été déposées par des parlementaires pour encadrer plus strictement les pouvoirs policiers mais aucune n’a été adoptée. Les syndicats de police et la hiérarchie policière ont rejeté les propositions visant à instaurer des « récépissés de contrôle d’identité » – une trace écrite du contrôle –, ce qui aiderait à générer des statistiques fiables et contribuerait à la responsabilisation en cas d’abus. Le président Hollande n’a pas tenu sa promesse de lutter contre le profilage ethnique lors de son mandat ; et son successeur Emmanuel Macron ne s’est pas emparé de la question.
Les relations entre la police et la population traversent une période difficile en France. La police a été sévèrement critiquée, notamment par Human Rights Watch, pour son usage excessif de la force contre des personnes ayant participé aux manifestations des « gilets jaunes » en 2018. Les manifestations de 2019-2020 contre la réforme des retraites ont vu s’exprimer la colère de citoyens contre la police. Des décès lors d’interpellations ont attiré l’attention du pays sur des techniques policières telles que le plaquage ventral, qui consiste à forcer quelqu’un à rester couché sur le ventre tout en lui appliquant une pression sur le torse. Les syndicats policiers, de leur côté, se plaignent d’une pression incessante, de ressources insuffisantes et de critiques injustes. 94 policiers se seraient suicidés en 2018-19.
De nombreux hommes et garçons noirs et arabes que nous avons interviewés au cours de ces recherches ressentaient beaucoup de rancœur face à ce qu’ils considèrent comme un harcèlement et une humiliation ciblés de la part de la police. C’était déjà le cas lors de nos recherches en 2011. Toutefois, l’incapacité des autorités françaises à juguler les pouvoirs policiers de contrôle et de fouille, en dépit des preuves claires du préjudice infligé et des critiques émises par le Défenseur des droits et d’autres, combinée à la perception que l’usage excessif de la force lors des manifestations reste impuni, semble avoir renforcé le ressentiment et le fatalisme au sein des minorités. Les contrôles ciblant les enfants, dont des garçons qui n’ont que dix ans, et impliquant des palpations corporelles intrusives et d’autres attitudes d’intimidation, risquent d’avoir un impact négatif sur leur bien-être.
La fracture entre la population et les forces de l’ordre ne fait que rendre les quartiers moins sûrs pour toutes et tous. Si la police n’inspire pas confiance, elle sera moins efficace. La discrimination fondée sur l’origine ou l’appartenance ethnique est néfaste pour les individus autant que pour la cohésion sociale. Pour toutes ces raisons, l’État français devrait de toute urgence adopter des réformes portant sur les pouvoirs policiers de contrôle, fouille et palpation.
Recommandations clés
- Amender l’article 78-2 du Code de procédure pénale afin de :
- Exiger qu’il existe un soupçon raisonnable et individualisé pour toutes les opérations de contrôle d’identité, de palpation et de fouille ;
- Interdire explicitement toute discrimination par les membres des forces de l’ordre lorsqu’ils procèdent à des contrôles d’identité.
- Introduire des récépissés de contrôle d’identité ou d’autres moyens efficaces permettant la collecte systématique des données sur les contrôles et que les individus reçoivent une trace des contrôles.
- Adopter des règles et des orientations spécifiques sur les contrôles et fouilles, précisant les motifs admissibles, les circonstances dans lesquelles les membres des forces de l’ordre peuvent effectuer un contrôle, une palpation ou une fouille des effets personnels impliquant des enfants, ainsi que la manière de le faire.
- Collecter, analyser et publier des données anonymisées sur les contrôles d’identité, conformément au respect de la vie privée.
- Veiller à ce qu’une formation adaptée et continue soit dispensée à tous les agents des forces de l’ordre sur la façon adéquate de réaliser les contrôles d’identité, conformément au Code de déontologie et aux considérations sur l’intérêt supérieur de l’enfant.
- Veiller, en cas de violation du Code de déontologie des forces de l’ordre, que les agents soient tenus responsables.
- Garantir, pour toutes les plaintes portant sur des abus, qu’une enquête minutieuse soit menée par une autorité indépendante et que les auteurs des abus en soient tenus responsables.
- Demander un examen public indépendant du travail des forces de l’ordre, en lien étroit avec les communautés affectées, afin d’identifier les conditions structurelles (politiques, pratiques) qui favorisent les pratiques discriminatoires et abusives. La commission qui en sera chargée devrait également se pencher sur les pratiques de verbalisation, y compris pendant la pandémie de Covid-19.
Méthodologie
Ce rapport se base sur les recherches que Human Rights Watch a menées à Paris et en banlieue parisienne en avril 2019 et janvier 2020, à Lille et à Strasbourg en juillet 2019, ainsi qu’à Grenoble en septembre 2019 et février 2020. Nous avons interviewé 91 personnes au total sur leur expérience des contrôles d’identité de la police. Nous avons effectué des entretiens individuels avec 23 enfants et des entretiens de groupe avec 25 autres enfants. Pour les adultes, nous avons mené 29 entretiens individuels et interviewé 14 autres personnes en groupe. Enfin nous avons interviewé cinq personnes par téléphone en mai 2020, lors de la période de confinement due à la pandémie de Covid-19.
Cette enquête s’est concentrée sur les hommes et les garçons parce que des éléments empiriques montrent qu’ils sont beaucoup plus susceptibles de subir un contrôle d’identité de la part de la police que les femmes et les filles.
Sur les 48 enfants que nous avons interviewés, quatorze avaient 16 ou 17 ans, seize avaient 15 ans et dix avaient 14 ans. Nous nous sommes également entretenus avec trois enfants de 12 ans et trois de 13 ans. Deux enfants de 10 ans ont participé aux entretiens de groupe. Sur les 43 adultes que nous avons interviewés, 36 avaient entre 18 et 25 ans.
Nous nous sommes également entretenus avec trois femmes à propos du vécu de leurs fils vis-à-vis de la police, ainsi qu’avec huit travailleurs sociaux, une assistante d’éducation et une enseignante. Nous nous sommes entretenus avec deux représentants du syndicat de police Sud Intérieur. Les syndicats UNSA Police et Alliance Police Nationale ont décliné nos demandes de rendez-vous ; le syndicat SGP Unité Police n’a jamais répondu à notre demande de rendez-vous ; et nous n’avons jamais réussi à planifier un rendez-vous avec le syndicat Alternative Police CFDT. Nous nous sommes entretenus avec un policier, qui nous a demandé de pouvoir garder l’anonymat. Enfin, nous avons rencontré des membres de l’équipe du Défenseur des droits, l’institution nationale indépendante de défense des droits humains.
L’adjoint du conseiller police du cabinet du ministre de l’Intérieur a décliné notre demande de rendez-vous, indiquant que nous devions plutôt rencontrer la Direction générale de la police nationale (DGPN). Éric Morvan, alors directeur de la Police nationale, n’a pas voulu nous rencontrer en personne, demandant que nous adressions nos questions à ses équipes par écrit. À l’heure de la publication de ce rapport, nous n’avions toujours pas reçu de réponse à notre lettre, datée du 17 janvier 2020, contenant une liste de questions.
Nous utilisons un pseudonyme pour les personnes interviewées, sauf en cas d’indication contraire, afin de protéger leur vie privée et d’éviter les répercussions négatives qui pourraient découler de l’entretien qu’ils nous ont accordé.
Nous utilisons le terme « contrôles d’identité » ou simplement « contrôles » tout au long du rapport pour désigner les opérations de vérification d’identité.
Conformément au droit international relatif aux droits humains, dans le présent rapport, le terme « enfant » se rapporte à toute personne âgée de moins de dix-huit ans. Nous utilisons également le terme « jeune » tout au long du rapport pour nous référer à des enfants et à de jeunes adultes.
Le terme « Noir » désigne des personnes d’ascendance africaine subsaharienne ou antillaise. Le terme « Arabe » se réfère à des personnes d’ascendance nord-africaine. Nous utilisons le terme « Blanc » ou « majorité ethnique » pour faire référence à la population majoritaire. À notre connaissance, toutes les personnes dont les témoignages figurent dans le présent rapport sont des citoyens français.
Le présent rapport se concentre sur les contrôles de piétons car il s’agit des contrôles d’identité qui affectent le plus les jeunes. Mais les personnes plus âgées que nous avons interviewées – ainsi que certains jeunes – se sont également plaintes d’être sans cesse contrôlées par la police lorsqu’elles conduisent une voiture ou un deux-roues.
I. Contexte
En France, la police dispose de larges pouvoirs pour soumettre quiconque à un contrôle d’identité.
Le port d’une carte d’identité n’est pas obligatoire pour les citoyens français et il n’existe pas d’âge à partir duquel on est obligé de se faire établir une carte d’identité. Néanmoins, toute personne doit pouvoir prouver son identité à la demande d’un membre des forces de l’ordre procédant à un contrôle. La police est autorisée à retenir une personne pendant quatre heures au maximum aux fins d’établir son identité – si elle ne peut pas fournir de preuve satisfaisante sous la forme d’un document ou du témoignage d’une personne crédible, ou si la police met cette preuve en doute –, dans le cadre d’une procédure dite de vérification d’identité.[1] Cette procédure consiste normalement à être retenu dans le commissariat le plus proche jusqu’à ce que quelqu’un puisse apporter à la personne retenue une preuve valable de son identité, ou que la police puisse établir cette identité par d’autres moyens.
En vertu de l’article 78-2 du Code de procédure pénale, les agents des forces de l’ordre ont l’autorité de contrôler toute personne pour vérifier son identité, sans qu’il soit exigé que ces contrôles se fondent sur un soupçon raisonnable d’implication dans des activités criminelles ou illégales. Ce code permet à la police et à la gendarmerie de contrôler toute personne, « quel que soit son comportement » et en n’importe quel lieu, pour des motifs larges d’ordre public. La police et la gendarmerie peuvent contrôler n’importe qui dans les lieux de transport (gares, aéroports), sans motif et à tout moment. Les procureurs peuvent émettre des réquisitions dans des lieux et pour une période de temps déterminés et pour des infractions spécifiques. Une fois que ces autorisations sont accordées, la police peut contrôler n’importe qui sans fournir de justification. Enfin, la police peut contrôler toute personne à l’égard de laquelle il existe un indice faisant présumer qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit, ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l'enquête en cas de crime ou de délit.[2]
La législation antiterroriste actuellement en vigueur donne par ailleurs autorité aux préfets d’instituer des « périmètres de protection » pour des espaces ou événements publics pendant une période allant jusqu’à un mois, autorisant les forces de sécurité à fouiller les personnes, les bagages et les véhicules sans avoir à faire preuve d’une menace grave ou imminente.[3]
Ces motifs sont bien trop vastes, donnant toute discrétion à la police pour contrôler pratiquement n’importe qui à tout moment et laissant une large place aux préjugés, qui peuvent jouer un rôle déterminant dans le choix des personnes à contrôler. Des recherches qualitatives et quantitatives sur les contrôles d’identité en France (et ailleurs) montrent que les contrôles policiers impactent de manière disproportionnée les membres des minorités.[4]
Les préjugés peuvent également jouer un rôle dans la façon dont les personnes sont traitées lors d’un contrôle de police, même si le contrôle lui-même était justifié. La loi et la jurisprudence françaises donnent aux agents des motifs larges pour justifier de procéder à ce qu’on appelle une palpation de sécurité, y compris des parties génitales et des fesses, ce qui conduit à un recours abusif à cette mesure et a causé un profond malaise chez de nombreuses personnes interviewées pour ce rapport.
À moins que le contrôle policier ne débouche sur une autre procédure – comme la rétention au commissariat pour vérification complémentaire, la verbalisation pour une infraction spécifique ou l’arrestation pour possession d’un objet ou d’une substance illicite –, il n’y a aucune trace écrite du contrôle d’identité. Or il a été démontré que lorsque la police avait l’obligation de fournir aux personnes contrôlées une trace écrite de la procédure – ce qu’on appelle communément un récépissé de contrôle d’identité –, cela pouvait aider à limiter l’usage non justifié des pouvoirs de contrôle, à condition que ces pouvoirs soient dûment circonscrits, et à améliorer la responsabilisation de leurs actes.
En pratique, la police semble se servir de ses pouvoirs de contrôle et de fouille dans les quartiers défavorisés comme mode d’interaction par défaut avec les jeunes, surtout les jeunes Noirs et Arabes. Gaétan Alibert, du syndicat de police Sud Intérieur, estime que le contrôle d’identité « est devenu la base de la pratique policière ».[5] D’après lui, l’approche de la police de proximité, qui mettait davantage l’accent sur le dialogue et la médiation, a été remplacée sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012) par « une logique et une rhétorique de la tolérance zéro, de la politique d’intervention [...] Il y a désormais un problème de formation et de méthode ».[6] Bien que les ministres de l’Intérieur et représentants des forces de l’ordre successifs affirment que les contrôles d’identité sont cruciaux pour lutter contre la criminalité et les troubles, il n’existe en France aucune preuve statistique dans ce sens.
Souvent, le motif du contrôle d’identité n’est ni clair ni exprimé ; la police n’est pas tenue d’expliquer le motif du contrôle. Si parmi les jeunes que nous avons interviewés, beaucoup reconnaissent volontiers que les policiers sont en droit de les contrôler s’ils perturbent la tranquillité publique ou commettent une infraction, ils expriment cependant un profond ressentiment par rapport aux contrôles et fouilles de la police qu’ils considèrent injustifiés et humiliants. Un contrôle d’identité « de routine » s’accompagne souvent de multiples questions, de palpations intrusives, d’un ordre de vider ses poches, de la fouille du sac et du téléphone portable. Les contrôles peuvent s’accompagner de violences verbales et physiques.
En réponse à la pandémie de Covid-19, la France a adopté le 17 mars 2020 des mesures de confinement et a déclaré un état d’urgence sanitaire, qui a pris effet le 24 mars sur tout le territoire. Un décret spécifique a rendu le non-respect des mesures de confinement passible d’une amende de 135 euros (146 USD), et le délit de violations répétées du confinement d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois de prison et d’une amende de 3 750 € (4 065 USD).[7] Les gens avaient l’obligation d’avoir sur eux une attestation remplie par leurs soins pour justifier leurs déplacements.
Dès la première semaine ont émergé des témoignages de contrôles abusifs, violents et discriminatoires liés à l’application du confinement, parfois assortis d’insultes racistes. Des vidéos publiées sur Twitter de contrôles ayant eu lieu à Asnières, Grigny, Ivry-sur-Seine, Villeneuve-Saint-Georges, Torcy, Saint-Denis et ailleurs en France, semblent montrer des policiers frappant des personnes, les aspergeant de gaz lacrymogène et, dans un cas, percutant un piéton avec une moto. Dans certains cas, les agents de police faisaient des commentaires xénophobes ou homophobes.[8] Alors qu’il est difficile d’obtenir des données officielles sur les contrôles policiers en temps normal, les autorités françaises ont publié des statistiques sur les contrôles et verbalisations en lien avec les mesures de confinement. Ces statistiques montrent une concentration considérable des contrôles de police visant à faire appliquer les mesures de confinement, ainsi qu’un taux de verbalisation plus élevé, dans les « quartiers populaires » où habitent un grand nombre des personnes issues des minorités visibles. Le 23 avril, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a indiqué que 220 000 contrôles avaient été effectués en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine, soit « plus du double de la moyenne nationale ».[9] Les statistiques officielles pour avril indiquaient également que le taux de verbalisation en Seine-Saint-Denis de 17 % était presque trois fois plus élevé que la moyenne nationale.[10]
Les données et les témoignages suggèrent un comportement discriminatoire à l’encontre de citoyens en fonction de l’endroit où ils vivent, ainsi qu’un impact disproportionné des amendes sur les foyers socialement et économiquement défavorisés.
Human Rights Watch a interviewé deux jeunes hommes et un garçon de 16 ans à Paris qui ont expliqué avoir reçu par courrier des amendes contestables pour non-respect des restrictions de déplacement pendant le confinement, sans que cela soit justifié. L'un d’eux, âgé de 19 ans, nous a dit que l’agent de police avait déchiré son attestation de déplacement lorsqu’il lui a présentée, tandis que le garçon de 16 ans, a expliqué que l’agent n’avait jamais demandé à la voir ; or tous deux ont reçu des amendes par courrier.[11] Un homme de 20 ans a expliqué avoir reçu une amende par courrier alors qu’il n’avait même pas été contrôlé par la police.[12]
Des articles de presse ont décrit ce même phénomène dans un certain nombre de banlieues parisiennes défavorisées : des personnes recevant des amendes par courrier sans avoir été contrôlées par la police ni avoir eu l’opportunité de montrer leur attestation de déplacement. Certains témoignages suggèrent que la police utilise des caméras de surveillance afin d’identifier les personnes dans la rue puis leur envoyer des amendes.[13]
D’autres personnes interviewées au cours de cette recherche ont indiqué être de plus en plus verbalisées par la police pour des infractions mineures. Des adolescents se retrouvent ainsi avec des dettes considérables. Une étude portant sur 600 amendes et 55 entretiens a conclu que les personnes se faisant verbaliser à répétition étaient essentiellement de jeunes hommes de moins de 25 ans, vivant dans de grands ensembles et souvent issus de minorités. L’étude a également conclu que les personnes verbalisées l’étaient parce qu’elles se trouvaient aux mêmes endroits et pour le même type d’infractions. La plupart du temps, les personnes verbalisées avaient déjà été contrôlées auparavant et étaient donc déjà connues par la police.[14]
Les contrôles d’identité ont constitué par le passé le contexte et le catalyseur de violences mortelles. En 2005, deux garçons de 15 et 17 ans ont été électrocutés dans un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois, une banlieue défavorisée près de Paris, alors qu’ils fuyaient la police. Un troisième garçon qui a survécu a raconté qu’ils s’étaient enfuis instinctivement, pour éviter un contrôle d’identité, alors qu’ils n’avaient rien fait de mal. Les décès de Bouna Traoré et Zyed Benna ont déclenché des troubles et des émeutes qui ont duré plusieurs semaines dans toute la France.[15] Le 5 janvier 2020, un homme âgé de 46 ans, Cédric Chouviat, est décédé des suites d’une immobilisation par des policiers après un contrôle.[16]
Au cours de son enquête pour ce rapport, Human Rights Watch a entendu de profondes inquiétudes quant aux violences policières. De nombreuses personnes interviewées ont évoqué le cas d’Adama Traoré (aucun lien avec Bouna), qui en 2016 est mort asphyxié en garde à vue après avoir été poursuivi et immobilisé par les forces de l’ordre.[17] Il avait pris la fuite lorsque les agents des forces de l’ordre s’étaient approchés pour questionner son frère en lien avec une enquête. Certaines ont mentionné Theo Luhaka, un homme de 22 ans gravement blessé en 2017 lors d’un contrôle de police.[18]
Boubacar Dramé Le 13 juin 2019 au soir, Boubacar Dramé discutait avec un jeune qu’il connaissait à travers son activité de médiateur social, près d’un parc de Gennevilliers, une ville près de Paris. Il venait d’aider une femme à retrouver sa fille qui s’était perdue, et comme il avait appelé la police en lien avec cet incident, il ne s’est pas inquiété de voir deux policiers s’approcher de lui. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’un contrôle d’identité qui n’avait rien à voir et qui a vite dégénéré. D’après Boubacar, il a échangé des propos banals et polis avec le premier agent de police, mais le second a immédiatement procédé à une palpation brutale, sans explication ni demande de permission. Quand il mettait ses mains dans mes poches, je lui ai dit : ‘Monsieur, s’il vous plaît, j’habite ici, je travaille ici en tant que médiateur, et je n’ai pas envie d’être mis dans cette position, est-ce que vous pourriez être discret s’il vous plaît.’ [...] Alors il a décidé de me mettre au sol et son collègue l’a aidé. Quand ils m’ont mis au sol, la première chose qu’il a faite, il m’a écrasé la tête avec son genou. Son deuxième collègue me tenait par la gorge. Puis moi, dans ma tête, je me disais : mais il ne s’est rien passé pour que ça monte autant en épingle ! Quand j’étais au sol, j’ai paniqué et j’ai commencé à crier : ‘Mais vous êtes des policiers, vous ?’ Et je criais parce que vraiment, ils ont été violents gratuitement. Ils m’écrasaient la tête, la gorge, ils avaient tous les deux le genou sur ma gorge, ensuite le torse, le ventre [...] Et puis j’ai senti une pression entre mes jambes. Et moi je me suis dit qu’il a marché sur ma cuisse, il a débordé sans faire exprès et du coup, c’est pour ça que ça me fait mal. Et quand j’ai senti qu’il écrasait comme on écrase une cigarette, alors j’ai hurlé de douleur [...]. Les agents ont menotté Boubacar alors qu’il était par terre, puis l’ont forcé à monter dans leur voiture. Entretemps, une foule s’était formée et Boubacar a crié aux gens de filmer la scène avec leur téléphone. Boubacar a dit qu’un des policiers lui avait enfoncé la pointe d’une clé avec force. Des preuves vidéo semblent corroborer cette affirmation. Il a témoigné que le même policier, de la main gauche, l’avait violemment agrippé par les testicules pour le forcer à monter dans la voiture. Dans une vidéo de l’incident, on peut voir Boubacar hurler de douleur et s’écrier : « Mes couilles, mes couilles, aïe ! ». Selon Boubacar, à son arrivée au commissariat, il a tenté de raconter au supérieur des deux policiers ce qu’il lui était arrivé, mais celui-ci lui a répondu : « Moi, je crois mes collègues. » Boubacar a été placé en cellule, menotté pendant environ une demi-heure, avant d’être libéré sans aucune inculpation.[19] |
II. Contrôles de police ciblant des enfants de moins de 16 ans
La plupart des personnes interviewées dans le cadre de notre travail d’enquête sur le sujet, aussi bien en 2011 qu’en 2019, affirment que la police cible généralement les jeunes gens pour les contrôles d’identité, les hommes adultes ayant moins de chances d’être contrôlés que les jeunes hommes et les enfants. Bien que la police semble contrôler davantage d’enfants que d’adultes, les procédures et traitements employés ne sont absolument pas adaptés à des interactions avec des jeunes et des enfants. Il n’existe aucune réglementation ni loi spécifique régissant les contrôles d’identité impliquant des enfants ; de même qu’il ne semble pas y avoir de directives spécifiques destinées à la police sur la façon d’effectuer des contrôles impliquant des enfants.
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 48 enfants au cours de cette enquête ; la majorité (34) n’avaient pas plus de 15 ans. Des enfants très jeunes – 12 ans pour certains – nous ont expliqué qu’ils avaient été forcés à mettre les mains contre un mur ou une voiture, à écarter les jambes et à subir une palpation intrusive, au cours de laquelle les agents leur touchaient toutes les parties du corps, y compris les fesses et les parties génitales. Des adultes nous ont expliqué avoir subi ce type de contrôles alors qu’ils n’avaient que dix ans.
Dans un groupe de sept enfants âgés de 12 à 14 ans que nous avons interviewés à Grenoble, un seul n’avait jamais subi de contrôle d’identité de la part de la police. Fadil, 12 ans, a dit qu’il avait déjà été contrôlé cinq ou six fois. Ali, 13 ans, a expliqué pour sa part avoir subi quatre contrôles.
Quant à Marius, 14 ans, il estime avoir été contrôlé par la police « une trentaine de fois » depuis son premier contrôle à l’âge de 13 ans. « Je ne compte même plus, parce qu’au final ça ne sert à rien. Au final, c’est [la police] qui a le dernier mot. »[20]
Hugo, 14 ans, et Ali, 13 ans, s’étaient fait contrôler par la police la veille de notre entretien. « On était juste en train de marcher dans la rue, quand trois policiers en civil sont sortis d’une voiture en disant : ‘Contrôle !’ Ils nous ont mis contre le mur et nous ont fouillés. Ils ont senti mon téléphone dans ma poche et m’ont forcé à leur montrer des photos du téléphone pour leur prouver qu’il était à moi. C’était vers 17 heures, rue Ampère. Je n’aime pas être contrôlé devant les gens parce qu’ils peuvent penser que j’ai fait quelque chose de mal. »[21]
Oumar, 14 ans, n’a été contrôlé qu’une fois, mais a expliqué que l’expérience l’a secoué.
J’ai été contrôlé une fois, cette année. C’était avant le ramadan. Ma mère m’avait envoyé acheter du pain. Je marchais dans l’allée et la police m’a attrapé. Ils m'ont empoigné, poussé contre le mur et fouillé. Ils m’ont mis la main dans la poche et ont sorti les 5 euros. ‘C’est quoi, ces 5 euros ?’ Je me suis mis à pleurer [...]. C’était une équipe de trois, ils essayaient d’attraper quelqu’un. Après ça, je ne suis pas allé acheter le pain, j’avais peur.[22]
Son père est allé parler à la police, mais ils ont nié avoir fait quelque chose d’incorrect.
Nous avons aussi recueilli des témoignages d’adolescents et d’adultes évoquant leurs premiers contrôles d’identité, lorsqu’ils étaient tout jeunes.
Valoua, actuellement étudiant en droit de 23 ans, nous a raconté sa première expérience avec la police pendant son enfance à Bobigny :
À dix ans, je sortais de l’école et j’allais au bac à sable pour jouer avec des amis. [Un jour] la police était en train de charger dans le quartier... Quand je me suis avancé [...], les policiers ont sorti d’un coup de derrière une structure en béton, avec des flashballs. Un policier m’a pointé avec, en me criant : ‘Ne bouge pas !’ J’ai eu extrêmement peur, je me suis dit : ‘Qu’est-ce que je fais ?’ [Alors] j’ai mis les mains en l’air et je me suis mis les genoux au sol, devant tout le monde. Il y avait plein de gens qui regardaient aux fenêtres, j’ai été humilié. Ils m’ont mis sur le côté, collé à la rambarde avec les autres. Deux ou trois de mes amis pleuraient. Ils ont commencé à nous menacer : ‘On va vous amener au commissariat’, ‘on va appeler vos parents’. Puis ils nous ont laissés partir. C’était mon premier contact avec la police.[23]
Abdoul, qui a aujourd’hui 18 ans, a affirmé qu’il se souviendrait toute sa vie de la première fois où il s’est fait contrôler par la police. Il avait alors 13 ans.
Je jouais au foot et il y avait une descente policière dans le quartier, mais on n’avait rien à voir avec ça. Direct, les policiers nous ont poussés contre un mur. Tous les petits pleuraient, moi aussi je pleurais. Les policiers nous disaient des choses comme : ‘Va pleurnicher dans les jupons de ta mère !’ ou ‘Pleure, tu pisseras moins.’ On n’avait pas de papiers sur nous, on était petit [...]. Je suis rentré en pleurs chez moi. Mon père est sorti pour voir les policiers, mais ils étaient déjà partis.[24]
Nous avons recueilli des témoignages sur des contrôles de police devant ou à proximité d’établissements scolaires, alors que les enfants se rendaient en classe ou étaient en pause, et même pendant des sorties scolaires.
Koffi, 12 ans, a expliqué que lui et toute sa classe avaient subi un contrôle d’identité policier sur le trottoir en face de leur collège de Bobigny, alors qu’ils partaient visiter le musée du Louvre dans le cadre d’une sortie scolaire. C’était en novembre ou décembre 2018. Trois agents ont fouillé tous leurs sacs, a-t-il raconté. « Ils m’ont mis les mains dans les poches. Ils m’ont écarté les jambes, touché les parties génitales », a témoigné Koffi, ajoutant que son professeur avait protesté, mais que les policiers lui avaient répondu qu’ils avaient le droit de faire tout ce qu’ils voulaient.[25]
Malgré de multiples tentatives, Human Rights Watch n’a pas pu parler avec la principale du collège de Koffi ou son professeur.
Un certain nombre d’enfants que nous avons interviewés ont expliqué s’être fait contrôler sur le chemin de l’école, pendant une pause ou à proximité de leur ou d’un autre établissement. Bahir, 16 ans, qui est scolarisé à Villeneuf, a dit qu’il était plusieurs fois arrivé en retard en classe à cause de contrôles de police. « On m’oblige à attendre jusqu’au début du prochain cours, donc ça devient une absence non justifiée. »[26]
Amad, 15 ans, a été contrôlé par la police en revenant de la boulangerie où lui et quatre ou cinq amis s’étaient rendus pendant la récréation.
Ils nous ont mis contre le mur, devant l’espace foot de l’école. Ils m’ont palpé et ils ont pris mon sac pour le fouiller. Je leur ai dit comment je m’appelais, ils ont checké mon nom. Ils m’ont posé beaucoup de questions : ‘T’es déjà connu des services de police ? T’as des trucs sur toi ? Tu fais quoi ici ?’ Ça a duré quelques minutes, la récré était finie, je suis allé prendre un billet de retard. Je ne leur ai pas dit que j’avais été contrôlé, j’ai dit que j’étais aux toilettes ; sinon ils allaient le dire à mes parents et ça allait mal se passer.[27]
Drissa, 15 ans, estime qu’il s’est fait contrôler une dizaine de fois dans sa vie. La dernière fois, c’était en face d’un établissement scolaire, alors qu’il était assis avec un ami. Il pense que quelqu’un avait dû appeler la police au sujet d’un incident à l’intérieur de l’établissement. « La police est arrivée, ils ont tout de suite commencé à nous hurler dessus pour qu’on se lève. Ils m’ont fouillé et palpé, pas comme d’habitude, mais en me touchant l’entrejambe. Ils appuyaient vraiment fort. » Lorsqu’on lui a demandé pourquoi, à son avis, la police l’avait contrôlé de cette manière, il a répondu : « C’est parce que je vis ici, je pense. »[28]
En mars 2017, à la gare du Nord, la police a contrôlé et fouillé trois élèves d’un lycée d’Épinay-sur-Seine alors qu’ils revenaient d’un voyage scolaire à Bruxelles.[29] Les élèves ont été repérés sur le quai, où beaucoup de passagers se mêlaient les uns aux autres ; ils n’étaient pas au sein du groupe que formaient les autres élèves. Avec le soutien de leur enseignante, les trois élèves ont porté plainte contre l’État français pour discrimination raciale.[30] En décembre 2018, le tribunal a rejeté la requête des élèves plaignants, avançant qu’il n’y avait pas eu de traitement discriminatoire puisque seuls trois élèves sur les 18 que comptait le groupe, tous issus de l’immigration, avaient été contrôlés et fouillés. La police avait affirmé que c’était en raison de leurs gros sacs qu’ils avaient remarqué ces trois élèves. Le Défenseur des droits a émis une décision sur l’affaire, estimant qu’il y avait « des éléments permettant de présumer l’existence d’une discrimination » et que les motifs invoqués par la police pour ce contrôle étaient « insuffisants et [...] peu convaincants [...], laiss[ant] supposer que l’auteur du contrôle a eu recours à d’autres motifs dans le choix de[s trois élèves] ».[31] Au moment de la rédaction de ce rapport, la procédure entamée par les élèves pour faire appel du jugement de première instance était en cours.
L’affaire a inspiré une pétition, qui a recueilli plus de 45 000 signatures, pour appeler le ministère de l’Intérieur à interdire les contrôles d’identité d’enfants lors des sorties scolaires.[32] Les autorités n’ont depuis pris aucune mesure en ce sens. L’impact des contrôles d’identité abusifs sur les jeunes enfants, y compris la façon dont cela peut interférer avec leur scolarité, suscite relativement peu d’attention en France. Les enfants interviewés au cours de cette enquête ont tous indiqué que la question des contrôles d’identité n’avait jamais été évoquée dans leur établissement et qu’ils ne l’aborderaient jamais d’eux-mêmes avec leurs enseignants ou leurs parents.
Les personnes que nous avons interviewées et qui travaillent auprès des jeunes se sont dit préoccupées par l’impact des contrôles. Bakary Soukouna, un éducateur de rue, fondateur de Nuage, une association de quartier à Saint-Denis, nous a dit que d’après ses observations, un traitement abusif de la part de la police avait des « conséquences immédiates, se tradui[sant] en méfiance envers les institutions ».[33] Une assistante d’éducation travaillant en banlieue parisienne s’est dit « choquée » de la relation que les enfants avaient avec la police, jugeant que « les contrôles abusifs détérior[aient] la vie dans le quartier ».[34]
Deux garçons nous ont rapporté des insultes explicitement racistes proférées lors de contrôles de police. Ainsi Fadil, un garçon de 12 ans vivant à Grenoble, a expliqué qu’un agent lui avait dit un jour : « Rentre chez toi, sale Arabe ! »[35] Gadi, un jeune Parisien de 15 ans, nous a parlé d’une occasion où la police l’avait contrôlé, avec ses amis, après une partie de football. « J’ai entendu un des policiers dire dans son talkie-walkie : ‘On a six négrillons.’ Un autre jour, un policier m’a dit : ‘Arrête-toi, petit négro.’ Ça me dérange. Il n’y a rien de physique, mais c’est la façon dont ils nous parlent, sans qu’on ne sache jamais pourquoi. »[36]
Human Rights Watch a parlé à plusieurs parents qui se sont dit très inquiets des interactions de leur fils avec la police. Annick Bousba a dit se souvenir du jour où son fils, alors âgé de 14 ans, était rentré à la maison en pleurant parce que la police l’avait contrôlé et fouillé devant son collège. « Il m’a dit : ‘Ils l’ont fait devant tous mes copains, comme si j’étais un voyou.’ Pour mon fils, la police n’est pas là pour le protéger. Ce que mon fils a vécu m’a fait beaucoup questionner la façon d’agir des policiers et leur formation. »[37]
Hasnia Djerbi, qui nous a relaté deux contrôles de police subis par son fils, a déclaré qu’elle avait été aussi bouleversée que lui. « C’est difficile pour lui d’en parler. Tout va bien, jusqu’au jour où, tu ne sais pas pourquoi, mais tu es suspect. Cela te fait sentir que tu ne fais pas partie de cette société. J’ai senti qu’il était touché. Moi, j’étais révoltée. Je comprends pourquoi les jeunes détestent la police. Je les trouve racistes, maintenant. Avant, je pensais autrement. »[38]
Études indépendantes et avis d’organes de l’ONU sur les fouilles policières impliquant des enfants
Les interactions de cette nature avec la police ont un impact négatif sur le bien-être des enfants, comme des recherches l’ont démontré dans d’autres pays. Aux États-Unis, par exemple, une étude récente basée sur des données recueillies au niveau national auprès de 900 jeunes qui avaient rapporté avoir été contrôlés par la police a conclu que les « comportements policiers intrusifs » – définis dans l’étude comme la palpation, l’emploi de termes crus, les fouilles, les injures racistes, les menaces physiques et l’usage de la force – étaient corrélés au stress post-traumatique et aux perceptions de stigmatisation sociale observés chez les jeunes gens affectés. Cette recherche a également mis en évidence que les jeunes contrôlés par la police au sein de leur établissement scolaire étaient particulièrement touchés par la détresse émotionnelle.[39] Une étude distincte menée aux États-Unis a constaté que les contrôles de police chez les jeunes garçons étaient non seulement inefficaces pour dissuader les infractions, mais de fait se révélaient contre-productifs.
[D]ans notre échantillon, le fait d’avoir toujours eu un comportement respectueux de la loi ne protégeait pas les garçons contre de futurs contrôles de police ; pourtant le fait d’être contrôlé par la police était associé à un penchant de plus en plus marqué pour les comportements délinquants... Même si les actions policières préventives peuvent être associées à une réduction de la criminalité dans un secteur géographique donné, nos résultats suggèrent que la stratégie policière préventive la plus commune – ordonner aux agents d’entrer en contact isolément avec des garçons et des hommes dans des zones de forte criminalité – est susceptible d’avoir des conséquences terribles. Nos résultats suggèrent que les contrôles de police sont associés à des répercussions préjudiciables pour les jeunes garçons de ces quartiers et que celles-ci peuvent être d’autant plus nocives que ces contrôles sont subis plus tôt dans la vie des garçons.[40]
Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a souligné que les autorités devaient veiller à ce que les enfants en conflit avec la loi soient traités de façon équitable, en portant une attention particulière « à la discrimination et aux disparités de fait, qui pourraient être imputables à l’absence de politique cohérente et concernent les groupes vulnérables d’enfants, dont [...] les enfants appartenant à une minorité raciale, ethnique, religieuse ou linguistique [...] ».[41] Le Comité appelle les États à former les agents des forces de l’ordre qui entrent en contact avec des enfants, afin de veiller à ce qu’ils agissent « d’une manière conforme à la dignité et à la valeur personnelle de l’enfant, qui renforce son respect pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales d’autrui, [...] qui facilite sa réintégration dans la société et lui fasse assumer un rôle constructif au sein de celle-ci. »[42]
D’autres pays ont adopté des règles spécifiques pour les contrôles d’enfants par la police. Ainsi le Code de conduite écossais pour agents de police exerçant le pouvoir de contrôle et de fouille, adopté en 2017, consacre toute une section à la façon de procéder à des fouilles impliquant « un enfant ou une jeune personne ».[43] Ce code stipule que le bien-être de l’enfant ou de l’adolescent devrait être « la principale considération » lors de toute prise de décision concernant une fouille et que d’autres mesures devraient être prises dans le cas où la fouille pourrait faire plus de mal que de bien.[44] Si un enfant ou un adolescent se montre angoissé lors d’une fouille, il est conseillé aux agents de mettre fin à la fouille ou de l’interrompre jusqu’à ce qu’un adulte responsable (parent, frère ou sœur adulte par exemple) puisse être présent.[45]
Le gouvernement écossais a également publié en 2017 un document intitulé « Contrôle et fouille en Écosse, ce que vous devez savoir : Un guide pour les enfants et adolescents ». Ce guide explique en termes clairs et simples que les agents doivent avoir des motifs raisonnables pour contrôler quelqu’un et qu’ils ne peuvent pas procéder à un contrôle « juste parce que vous appartenez à un groupe ethnique donné, que vous portez un certain type de vêtements, que vous vivez dans un secteur donné, que vous êtes jeune ou que vous avez eu des problèmes avec la police par le passé. Il doit exister une autre bonne raison [...] ».[46]
III. Contrôles de police injustifiables, intrusifs et insultants
Dans mon école, je ne vois pas Louis se faire contrôler. Il ne s’est jamais fait contrôler. Pour moi, [les policiers] ne nous considèrent pas comme des Français, alors qu’on est français. Ce qui m’énerve le plus, c’est comment ils nous parlent, et les palpations. Ils nous parlent comme à des chiens. S’il n’y avait pas autant de contrôles, il n’y aurait pas de tensions dans le quartier. S’ils [nous] respectaient, on les respecterait.
—Abdoul, 18 ans, Roubaix (Lille), juillet 2019
La police vient souvent ici, au moins une fois par semaine. Ils nous demandent nos papiers, puis ils nous palpent. Ils s’énervent très vite si on leur demande pourquoi, si on fait valoir nos droits [...]. J’ai l’impression qu’ils font ça pour nous humilier.
—Issa, 29 ans, Bobigny, avril 2019
C’est leur façon de nous parler et de nous regarder. Ils nous mettent tous dans le même sac. Ils pensent que les gars du quartier volent ou font du mal. [Tous ceux] que je connais au quartier ont étudié, ils travaillent. Ils ne font rien de mal.
—Yacine, 22 ans, Strasbourg, juillet 2019
Pratiquement toutes les personnes interviewées au cours de cette enquête se sont plaintes de ce qu’elles perçoivent comme des contrôles injustifiés, impliquant des palpations corporelles humiliantes et un manque de respect de la part des forces de l’ordre.
Même si beaucoup d’entre elles ont rapporté avoir vécu des contrôles rapides et sans incident, lors desquels les policiers se sont montrés polis et ont simplement demandé à voir leurs papiers, la plupart se sont également plaintes d’avoir subi, à d’autres occasions, des comportements impolis et insultants de la part de la police.
Un des griefs les plus courants est l’emploi systématique du tutoiement par la police, considéré comme un manque de respect de leur part.[47] Le Code de la sécurité intérieure de 2014 exige que les policiers et gendarmes emploient le vouvoiement formel lorsqu’ils s’adressent à la population.[48] En pratique, pourtant, les agents de police tutoient les hommes adultes aussi bien que les garçons, et cette familiarité grammaticale est vécue comme une marque de mépris. Sadiq, 24 ans, a simplement expliqué : « Moi, ça m’est égal, mais c’est une question de respect. »[49]
Profilage ethnique
[J’ai un] ami, il est blanc. Un jour, la police nous a contrôlés tous les deux et il a dit que c’était la première fois. J’ai dit, ben, welcome !
—Malik, Paris, avril 2019
La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), un organe du Conseil de l’Europe, définit le profilage racial (ou ethnique) comme :
L’utilisation par la police, sans justification objective et raisonnable, de motifs tels que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l’origine nationale ou ethnique dans des activités de contrôle, de surveillance ou d’investigation.[50]
De nombreuses personnes interviewées pour ce rapport avaient le sentiment d’être ciblées par la police à cause de leur apparence ou bien de l’endroit où elles vivent et passent du temps. Étant donné que la police explique rarement le motif d’un contrôle et qu’il n’y a aucune trace écrite des contrôles qui ne débouchent sur aucune autre procédure – vérification d’identité au commissariat, amende ou arrestation –, il est difficile d’évaluer l’ampleur du problème. Le fait que les contrôles de police soient largement perçus, y compris par de jeunes enfants, comme fondés sur les préjugés, est en soi un grave motif de préoccupation.
Sekou, un garçon de 14 ans vivant dans le 11e arrondissement de Paris, estime qu’il s’est fait contrôler au moins six fois par la police : « quand je suis avec mes amis, quand on marche dans la rue, qu’on va au square [...] ». Sekou pense que c’est parce qu’il est Noir.
C’est chiant, les contrôles [...]. Ils contrôlent toujours les mêmes têtes : les Noirs, les Arabes. Jamais on ne voit d’enfants blancs [se faire contrôler]. Pour la police, il n’y a qu’une tranche de gens qui sont suspects. C’est une injustice, mais on ne peut rien y faire. Quand je suis avec mes amis blancs, la police ne les regarde même pas... On dit ‘liberté, égalité, fraternité’, mais il n’y a pas d’égalité pour ce genre de choses.[51]
Jean-Uriel, un homme de 41 ans vivant à Compiègne dans l’Oise, nous a expliqué par téléphone qu’il pensait que c’est à cause de sa couleur de peau que la police l’a ciblé pour un contrôle, lors du confinement en lien avec la pandémie, en avril 2020 : « C’était un contrôle au faciès, car les policiers ont fait demi-tour pour me cibler moi, alors que la rue était pleine de monde et que j’étais la seule personne Noire [...]. En plus, j’ai les cheveux longs et des dreadlocks, je tombe dans plusieurs cases. »[52] Il nous a expliqué que le contrôle a eu lieu sur le pas de sa porte, devant son fils de deux ans, et qu’un des agents l’a presque immédiatement attrapé par le col pour l’éloigner de la porte du domicile. Lorsque Jean-Uriel a réagi en levant le bras gauche – il pensait que le policier allait le frapper –, les autres l’ont plaqué au sol et lui ont menotté une cheville, nous a-t-il dit. Ils l’ont alors amené au commissariat, où il a été placé en garde à vue pendant 10 heures avant d’être inculpé pour rébellion.
La menotte à la cheville, ça a des réminiscences de l’esclave Noir, du passé colonial de la France, de comment on traitait les esclaves aux Antilles [...]. Au commissariat, quand j’étais attaché sur un banc dans l’entrée, j’ai dit [...] qu’on n’était pas dans un régime policier, qu’on ne pouvait pas entraver quelqu’un par la cheville et que je n’étais pas un nègre. Le même policier qui m’avait pris par le col m’a dit : ‘Des nègres comme toi, on en voit tous les jours, tu n’es ni le premier ni le dernier.’[53]
Un jeune de 17 ans d’Argenteuil, en banlieue parisienne, nous a expliqué qu’il avait été contrôlé deux fois la veille de notre entretien, en avril 2019.
Hier, mon pote [également un garçon noir de 17 ans] était au centre-ville [d’Argenteuil], il s’est fait contrôler. Au début il était tout seul, il s’est fait contrôler par la police nationale. Avec mes potes on est arrivé après, on était quatre au total. Une autre équipe de police est arrivée et nous a contrôlés encore. Mon pote, il demandait : ‘Pourquoi vous nous contrôlez ?’ Un des policiers lui a répondu : ‘Au faciès.’ Et ils lui faisaient des taquineries en plus : ‘négro’, etc. Et là, encore après, la deuxième équipe revient, on était toujours le même groupe, ils refont un contrôle. [À chaque fois] ils ont fait des palpations, ils nous ont demandé nos papiers et ils ont fouillé nos sacoches.[54]
Valoua, un étudiant en droit de 23 ans, vit dans le 20e arrondissement après avoir grandi à Bobigny. Trois jours avant notre entretien, en avril 2019, Valoua promenait son chien dans son quartier, quand il s’est arrêté pour discuter avec une connaissance qui promenait aussi son chien. « Il est Arabe. Et deux minutes après, la police arrive [...]. Direct, ils me disent : ‘Tu t’appelles comment ?’ Je réponds : ‘Bonjour.’ Quand je demande pourquoi ils nous contrôlent, ils me répondent : ‘Taisez-vous si vous ne voulez pas de problèmes.’ [...] Je n’ai même pas le droit de circuler comme je veux, en jogging. [...] Je ne pense pas que j’aurais été contrôlé si je n’avais pas été en jogging, sweat à capuche et écouteurs. Un Blanc, ils ne l’auraient pas contrôlé. »[55]
Roger, d’origine nord-africaine, qui a aujourd’hui 21 ans, nous a raconté les premiers contrôles de police qu’il a vécus quand il avait 13 ou 14 ans.
J’allais rendre visite à mon père qui habitait près de la gare du Nord. Je marchais dans la rue [et] j’ai croisé le regard d’un policier. Il était en voiture [face à moi], ils ont fait demi-tour et sont revenus vers moi. Ils m’ont plaqué les mains contre le mur. J’avais deux joggings, ils m’ont baissé l’un d’eux en plein boulevard Magenta. Ils m’ont mis les mains sur l’entrejambe. Ils m’ont dit que j’avais eu un regard suspect.[56]
« Plein de fois, je suis écarté [par les policiers] lors d’un contrôle, parce que je suis blanc », a témoigné Liam, un jeune homme d’Argenteuil. « Je peux avoir du [cannabis] sur moi et ils ne me fouillent pas. Tu vois le racisme devant toi ! »[57] Un autre homme de 22 ans, s’identifiant comme blanc, nous a dit lui aussi : « J’ai été séparé de mes amis lors d’un contrôle de police, ils ont contrôlé tout le monde sauf moi, c’est arrivé peut-être quatre ou cinq fois. »[58]
Dabir, un adolescent de 15 ans vivant dans le 11e arrondissement de Paris, nous a raconté qu’il s’était fait contrôler en avril 2018 :
C’était après les cours, on était en groupe, on était dix, il y avait des Noirs, des Arabes et un Blanc. On marchait vers le [supermarché] Franprix. Une voiture de police est arrivée, les policiers sont descendus et sont venus vers nous. Ils ont touché les poches de tout le monde, sauf du [garçon] blanc. Ils nous ont tous contrôlés sauf lui. Ils ont vérifié si notre téléphone était volé ou non. Ils nous demandent de l’allumer et de mettre le code. Ils nous ont demandé notre âge.[59]
Hasnia Djerbi nous a raconté que son fils, alors âgé de 18 ans, avait été profondément affecté par les deux seuls contrôles d’identité qu’il a vécus à ce jour. Il n’a pas voulu nous parler lui-même de ce qu’il lui était arrivé. D’après sa mère, au printemps 2018, les policiers l’ont contrôlé à Lyon, alors qu’il s’apprêtait à monter dans un bus pour rentrer chez lui à Crolles, une petite ville située dans les montagnes à 20 km de Grenoble, de même que la seule autre personne de couleur qui allait monter dans le bus. Quelques mois plus tard, une brigade de police l’a contrôlé en compagnie d’un ami – eux et personne d’autre – devant un magasin du centre-ville de Grenoble. « Ils l’ont arrêté, ont demandé leur carte d’identité et leur ont demandé s’ils avaient des drogues sur eux », a rapporté Hasnia. « Mon fils a dit non, bien sûr. Ils l’ont obligé à retirer ses chaussures, il s’est retrouvé en chaussettes sur le trottoir, humilié, devant tout le monde. Je veux dire, c’est incroyable ! »[60]
Beaucoup de personnes que nous avons interviewées avaient le sentiment que leur style vestimentaire – leur « look » – jouait un rôle important, certains estimant même qu’il s’agissait d’un facteur plus déterminant que l’origine ou l’appartenance ethnique. Le look considéré comme le plus susceptible d’inciter un contrôle de police est de porter un sweat à capuche, un pantalon de jogging et des baskets. D’après un garçon de 17 ans d’origine nord-africaine auquel nous avons parlé à Argenteuil, tout dépend de « ce que vous portez, si vous avez des vêtements noirs, si vous avez un sac, si vous êtes deux ou plus, et l’endroit où vous êtes. Mais ça ne dépend pas de ce que vous êtes en train de faire. »[61]
Il est tout à fait possible que dans certains cas, un homme noir ou arabe habillé de façon conventionnelle ait moins de chances d’être ciblé pour un contrôle, alors qu’un homme blanc ou « de type européen », mais habillé dans un style associé à la banlieue, le sera. Toutefois certains craignent qu’au fond, l’habillement agisse comme une origine ou appartenance ethnique par procuration. Comme deux éminents sociologues français l’ont mis en évidence, cibler les individus en se fondant sur leur style vestimentaire peut être une forme masquée de profilage ethnique, dans le sens où deux jeunes sur trois qui sont contrôlés parce qu’ils sont habillés « typiquement ‘jeunes’ » seront Noirs ou Arabes.[62]
Des études quantitatives tendent à confirmer que la police française se livre à un profilage ethnique – c’est-à-dire part du principe que certaines personnes sont plus susceptibles d’être des délinquants d’après leur apparence, y compris leur origine et appartenance ethnique – pour déterminer qui contrôler. Alors que le profilage criminel et l’utilisation de descriptions physiques détaillées, dont la couleur de la peau, l’origine et toute autre caractéristique physique, peut être un outil légitime de prévention et d’enquête lorsque la police recherche un suspect en particulier, cela devient discriminatoire et illégal lorsque la police cible systématiquement certains groupes pour ses contrôles, même si ces actions se fondent sur des stéréotypes inconscients plutôt que sur une politique intentionnelle.[63]
Une étude pionnière réalisée par Open Society Justice Initiative (OSJI) et le Centre national de la recherche scientifique français (CNRS) entre octobre 2007 et mai 2008 a conclu que, comparés aux Blancs, les chances de se faire contrôler étaient six fois plus élevées pour les Noirs, et près de huit fois plus élevées pour les Arabes.[64] Cette étude a également relevé une forte corrélation entre le style vestimentaire et la probabilité d’être contrôlé par la police.
Quant au Défenseur des droits, l’institution indépendante de défense des droits humains en France, il a estimé, d’après une enquête de 2016 réalisée auprès de plus de 5 000 personnes, qu’un « jeune homme perçu comme Noir ou Arabe » avait 20 fois plus de chances de se faire contrôler par la police que les autres. Les jeunes Noirs et Arabes qui ont participé à l’enquête ont également rapporté beaucoup plus d’expériences de comportements insultants et de violences physiques lors des contrôles de police.[65]
En avril 2019, le Défenseur des droits a dénoncé le fait qu’un commissariat de police d’un arrondissement de Paris (non spécifié) avait envoyé à ses agents des ordres discriminatoires entre 2012 et 2018. Comme l’a écrit le Défenseur des droits, « des ordres et consignes discriminatoires enjoignant de procéder à des contrôles d’identité de ‘bandes de Noirs et nord-africains’ dans un secteur défini ». Il a conclu qu’il s’agissait d’un « profilage racial et social contraire aux normes prohibant les discriminations et à l’obligation déontologique d’impartialité et de non-discrimination qui s’impose aux fonctionnaires de police ».[66] Le Défenseur des droits a réitéré son appel à réformer le Code de procédure pénale afin d’y interdire explicitement la discrimination lors des contrôles d’identité.[67] La réponse du gouvernement, selon le Défenseur des droits, a consisté à qualifier l’incident de « maladresse de langage » et à rejeter les demandes d’enquête officielle.[68]
La discrimination de la part de la police a des conséquences néfastes
La discrimination est illégale selon la loi française. L’article premier de la constitution de la République française garantit « l'égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d'origine, de race ou de religion ».[69] En 1993, le Conseil constitutionnel a affirmé que « la pratique de contrôles d'identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ».[70] Le Code de déontologie de la police et de la gendarmerie en France (« Code de la sécurité intérieure »), en vigueur depuis 2014, exige qu’un agent des forces de l’ordre ne fonde un contrôle d’identité « sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif pour déterminer les personnes à contrôler [...], sauf s'il dispose d'un signalement précis motivant le contrôle » et impose que ce contrôle « se déroule sans qu'il soit porté atteinte à la dignité de la personne qui en fait l'objet ».[71]
En novembre 2016, la Cour de cassation a condamné l’État français pour « faute lourde » dans le cas de contrôles policiers de trois jeunes hommes dans une zone commerciale du quartier de la Défense à Paris en 2011. La Cour a jugé que ces contrôles étaient discriminatoires parce que « fondés sur des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable ».[72] La Cour de cassation a établi que lorsqu’il existait des éléments crédibles démontrant une pratique discriminatoire, la charge de la preuve retombait sur les autorités.
En janvier 2017, le Conseil constitutionnel a jugé que la formulation de l’article 78-2 du Code de procédure pénale, qui règlemente les contrôles d’identité, était constitutionnelle, mais a insisté sur le fait que ces contrôles devaient être menés « en se fondant exclusivement sur des critères excluant toute discrimination, de quelque nature que ce soit, entre les personnes ».[73]
Les traités internationaux relatifs aux droits humains ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme interdisent la discrimination à l’encontre de toute personne, adulte ou enfant, sur la base de la race, de l’appartenance ethnique ou de la religion, entre autres motifs.[74] Il existe un consensus clair, au sein des entités onusiennes des droits humains, pour dire que le profilage racial ou ethnique opéré par les corps des forces de l’ordre constitue une violation du droit international relatif aux droits humains et qu’il a un impact néfaste sur les individus, les communautés et les relations de la police avec ces dernières.[75]
Reconnaissant l’étendue du problème, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CEDR) est en train d’élaborer un projet de recommandation générale sur « la prévention et la lutte contre le profilage racial ».[76] Par le passé, le CEDR avait déjà appelé les autorités de tous les États parties à « prendre les mesures nécessaires pour exclure les interpellations, les arrestations et les fouilles fondées de facto exclusivement sur l’apparence physique de la personne, sa couleur, son faciès, son appartenance à un groupe racial ou ethnique, ou tout ‘profilage’ qui l’expose à une plus grande suspicion ».[77]
La Cour européenne des droits de l’homme a appliqué l’article 14 de la Convention (portant sur la non-discrimination) aux activités des forces de l’ordre et conclu que la discrimination indirecte – c’est-à-dire les impacts discriminatoires récurrents découlant des politiques ou pratiques, même en l’absence d’intention discriminatoire – était également bannie par la Convention.[78]
Palpations intrusives et fouilles illégales
[Ils m'ont dit] ‘Simple contrôle’. Les mains contre la voiture pour la palpation. Ils insistent sur les fesses, les jambes, l’entrejambe. C’était gênant [...]. Je pense que c’est à cause de mon apparence. C’est un contrôle au faciès. Je suis Noir, grand.
—Axel, 18 ans, Strasbourg, juillet 2019
Même si les contrôles peuvent se limiter à une vérification assez rapide des papiers d’identité, ils sont souvent beaucoup plus intrusifs. De nombreuses personnes interviewées pour ce rapport ont régulièrement subi des contrôles intrusifs, avec palpation de sécurité et fouille corporelle et de leur sac. Plusieurs ont même dit avoir été forcés d’enlever leurs chaussures. Les réglementations policières autorisent à procéder à une « palpation de sécurité » afin de vérifier que la personne n’est pas armée, mais précisent que ces palpations ne devraient pas être réalisées systématiquement, et que lorsqu’elles le sont, elles devraient se dérouler autant que possible à l’abri des regards.[79] Le consentement de la personne est obligatoire.[80] Seule la police judiciaire est autorisée à effectuer de véritables fouilles des effets personnels. En pratique, la palpation et la fouille des affaires personnelles, comme les téléphones portables, sont systématiques. Mais ce sont les palpations par les policiers qui suscitent l’indignation la plus fréquente et la plus ardente à propos des contrôles d’identité.
Abdoul, un jeune homme de 18 ans vivant à Lille, nous a rapporté qu’il s’était fait contrôler par la police, un soir de janvier ou février 2019, alors qu’il se rendait à son cours hebdomadaire de karaté.
J’étais en doudoune avec une capuche, car c’était l’hiver, il faisait froid. Je préparais les championnats de France de karaté. Au moment où j’allais traverser, une voiture me barre la route. [...] Quatre colosses en sont descendus, j’ai tout de suite compris que c’était la police. C’était un contrôle. [Quand] j’ai demandé pourquoi ils me contrôlaient, ils m’ont répondu : ‘C’est à nous de poser les questions, pas à toi.’ Ils m’ont demandé d’ouvrir mon sac, donc je l’ai ouvert, et direct, un agent a retourné mon sac sans prévenir et jeté toutes mes affaires au sol. J’avais vraiment la haine, je lui ai demandé : ‘Pourquoi tu fais ça ?’. Je me suis mis à quatre pattes pour ramasser mes affaires. Quand je me suis relevé, un policier m’a poussé contre la voiture, il m’a écarté les jambes et m’a touché partout. Il m’a touché les testicules. J’en ai encore les larmes aux yeux.[81]
Sekou, un garçon de 14 ans vivant à Paris, nous a expliqué qu’il avait été contrôlé et fouillé parce qu’une fille l’avait identifié par erreur.
Avec mes amis, on était dehors, on ne faisait rien. Une voiture de police est arrivée, il y avait une petite fille à l’intérieur, et elle m’a confondu avec quelqu’un. Quelqu’un lui avait volé son téléphone. Trois policiers sont sortis de la voiture, ils m’ont attrapé par le bras et ils ont commencé à me palper. C’était la honte, c’était devant tout le monde. Ils m’ont touché les mains, les bras, les jambes, les fesses [...]. Me faire contrôler comme ça, j’étais énervé, c’était la honte. Quand j’ai demandé pourquoi ils me contrôlaient, ils ne me répondaient pas. Ils ont voulu m’embarquer, ils m’ont fait monter dans la voiture. Mais la fille a dit que ce n’était pas moi, donc ils m’ont fait sortir. Ils m’ont dit : ‘Excusez-nous.’[82]
Ibrahim, 16 ans, avait été contrôlé la semaine précédant notre entretien en janvier 2020. « On jouait au foot, ils sont venus nous contrôler. Ils ont posé des questions sur des stupéfiants. Ils ont pris des photos. C’était violent, la palpation. C’est le plus gênant, quand ils te touchent partout. »[83]
Un policier, qui a accepté de nous parler sous couvert d’anonymat, a reconnu le problème que pose l’abus du pouvoir de fouille. Même si beaucoup d’agents sont réellement inquiets de leur propre sécurité, explique-t-il, l’usage des contrôles et des palpations par la police est « un moyen détourné de voir s’il y a des stupéfiants ». Et d’ajouter :
Si on arrête quelqu’un juste pour voir [s’il a quelque chose sur lui], il n’y a pas de critères objectifs pour le justifier. C’est la politique du chiffre : rechercher des stupéfiants est la façon la plus rapide de faire du chiffre. J’ai même eu un supérieur qui disait qu’il préférait qu’on arrête dix usagers plutôt qu’un dealer, car pour attraper un dealer, il faut beaucoup plus de temps et de ressources. C’est bien plus rapide de juste faire des contrôles d’identité, trouver de la drogue et faire une arrestation.[84]
Ce policier a précisé qu’à l’école de police, on inculquait les attitudes correctes aux nouveaux agents, y compris les motifs acceptables pour procéder à une palpation, mais que dès qu’ils arrivent dans la rue, « les flics plus anciens leur disent : ‘Ce qu’on vous a appris à l’école, c’est bien beau, mais on ne travaille pas comme ça’ ».[85]
De nombreuses personnes interviewées ont témoigné que les policiers leur demandaient souvent de déverrouiller leur téléphone, avant de consulter leurs photos ou leurs SMS en disant qu’ils devaient vérifier que les téléphones n’étaient pas volés. Or, le policier anonyme nous a confirmé : « Il n’y a pas de fondement légal pour consulter un téléphone portable lors d’un contrôle. En fait, nous pouvons récupérer le numéro de série sans ouvrir le téléphone [...]. Un des motifs peut être de voir si la personne fait partie d’un réseau de trafic de drogue, ou de récupérer le numéro d’une personne d’intérêt dans une enquête, mais c’est une façon illégale d’y parvenir. »[86]
En décembre 2015, un groupe de 18 garçons et filles âgés de 14 à 18 ans a formellement porté plainte pour des brutalités policières récurrentes dans leur quartier, dans le 12e arrondissement de Paris, liées à des contrôles d’identité. Ils ont fait part de contrôles de police répétés et injustifiés, d’insultes racistes, de coups ainsi que de palpations intrusives pouvant être qualifiées d’agression sexuelle – au total 44 incidents contre 11 agents de police. En avril 2018, trois policiers du 12e arrondissement ont été reconnus coupables de violences physiques sur un garçon et une fille. Ils ont écopé de cinq mois de prison avec sursis pour avoir frappé le garçon au visage, aspergé la fille de gaz lacrymogène et pour l’avoir frappée à la cuisse avec une matraque.[87] Le procès au civil contre l’État français intenté par le groupe de victimes est toujours en cours à l’heure où nous écrivons.
Dans un mémoire d’amicus curiae présenté dans l’affaire civile, le Défenseur des droits a conclu que les pratiques des policiers à l’encontre de ces enfants, qui se fondaient sur des instructions de leurs supérieurs, constituaient un « harcèlement discriminatoire » et une « discrimination systémique » que « l’État [devait] être en mesure de faire cesser et réparer ».[88]
Les palpations et fouilles injustifiées constituent une violation de la vie privée
Jusqu’à récemment, aucune loi ou réglementation ne régissait l’usage des palpations corporelles lors des contrôles d’identité. Depuis 2014, le Code de déontologie de la police et de la gendarmerie (Code de la sécurité intérieure) a quelque peu circonscrit l’usage de la « palpation de sécurité » lors des contrôles d’identité :
La palpation de sécurité est exclusivement une mesure de sûreté. Elle ne revêt pas un caractère systématique. Elle est réservée aux cas dans lesquels elle apparaît nécessaire à la garantie de la sécurité du policier ou du gendarme qui l’accomplit ou de celle d’autrui. Elle a pour finalité de vérifier que la personne contrôlée n’est pas porteuse d'un objet dangereux pour elle-même ou pour autrui. Chaque fois que les circonstances le permettent, la palpation de sécurité est pratiquée à l’abri du regard du public.[89]
Quant aux règles régissant la fouille des sacs et des autres affaires personnelles telles que les téléphones, elles sont complexes. Les officiers de police judiciaire ont le droit de fouiller eux-mêmes tous les sacs lors d’un contrôle d’identité, tandis que les agents n’agissant pas au nom de la police judiciaire peuvent seulement demander à un individu de vider son sac pour inspection. Même si légalement, la personne peut refuser, beaucoup n’ont pas connaissance de ce droit ; de plus, un refus risque de prolonger la procédure, de susciter un examen encore plus approfondi et éventuellement de déboucher sur davantage de mesures de coercition. En l’absence d’un soupçon raisonnable portant spécifiquement sur l’individu, selon lequel il pourrait être en possession d’un téléphone volé, la police n’est pas en droit de demander ou d’exiger d’une personne qu’elle déverrouille son téléphone et les laisse explorer son contenu.
Le droit international relatif aux droits humains exige que toute restriction du droit à la vie privée soit clairement encadrée par la loi, nécessaire et proportionnée. La Convention européenne des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention relative aux droits de l’enfant exigent que les restrictions des libertés, de la vie privée et de l’intégrité corporelle se conforment à la loi – c’est-à-dire qu’elles respectent un fondement légal clair, aussi bien en substance que dans leur procédure. La norme établissant ce fondement ne doit pas seulement exister dans le système juridique, mais être accessible et suffisamment claire et précise pour que son application et ses conséquences soient facilement prévisibles.[90] Tout recours aux palpations et aux fouilles de sacs, auprès des enfants comme des adultes, devrait être strictement nécessaire et justifié par un soupçon raisonnable de possession d’objets illégaux ou dangereux.
Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a souligné lui aussi que le droit à la vie privée d’un enfant en conflit avec la loi devait être pleinement respecté à tous les stades de la procédure, à savoir « dès le premier contact avec les forces de l’ordre (par exemple lors d’une demande d’information et d’identification) », afin d’éviter sa stigmatisation.[91] Les enfants ont besoin de protections légales et d’une attention spécifique en raison de leur immaturité physique et émotionnelle. Comme dans tous les domaines touchant aux enfants, leur intérêt supérieur devrait toujours être la première des considérations.
IV. Insuffisance des mécanismes de contrôle et de responsabilisation
Les personnes voulant se plaindre de membres des forces de l’ordre peuvent recourir aux mécanismes internes de responsabilisation, ou à la justice pénale, mais aussi depuis 2011 au Défenseur des droits, l’institution nationale indépendante de défense des droits humains. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) est le service du ministère de l’Intérieur chargé d’enquêter sur les allégations d’abus policiers.
Plusieurs organes internationaux relatifs aux droits humains, dont la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le Comité européen pour la prévention de la torture, le Comité des Nations Unies contre la torture et le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, ont exprimé leur inquiétude face aux allégations de mauvais traitements infligés par des agents des forces de l’ordre en France et du fait que de tels comportements n’aient pas fait l’objet d’enquêtes et de sanctions adéquates.[92]
Les victimes de contrôles d’identité abusifs interviewées au cours de cette recherche ont expliqué qu’elles n’avaient pas dénoncé ces agissements par manque de confiance dans le système. C’est le cas de cet homme de 20 ans d’origine nord-africaine, qui nous a dit : « La justice, elle n’existe pas. Ça ne changera jamais... Un flic, il me frappe, il n’a rien. Si moi je le frappe, je vais en prison. »[93] D’après son témoignage, la police l’a contrôlé un mois avant notre entretien de janvier 2020, alors qu’il était sorti livrer de la nourriture sur son scooter :
Ils ont pris mon téléphone pour voir s’il était volé, puis l’ont jeté par terre [...]. Ils m’ont traité de ‘sale connard’, ils disaient ‘ton job de bouffon’. Ce n’était que des insultes, des provocations. J’ai demandé un récépissé [de contrôle d’identité]. Ils ont répondu : ‘Tu n’as qu’à te plaindre à ta mère ou va au commissariat.’ Ils m’ont pris le bras [...], mis contre le mur. Sans gants, ils m’ont fait une palpation partout [...].
Il a expliqué qu’il avait saisi le Défenseur des droits au sujet de cet incident, avant de changer d’avis parce qu’il « savai[t] que ça n’allait pas aboutir ».[94]
L’absence de documentation systématique des contrôles et des fouilles de police en France est un obstacle important au rendu de comptes. Premièrement, les personnes soumises à un contrôle de police n’en ont aucune trace ni aucune preuve écrite de l’identité de l’agent ayant effectué le contrôle, de la raison pour laquelle elles ont été contrôlées, ou encore des implications et aboutissements de cette procédure. Deuxièmement, l’État français ne peut pas produire de données fiables et transparentes sur les contrôles d’identité afin d’en évaluer l’efficacité (comme le nombre d’infractions détectées) et de savoir si certaines personnes sont plus susceptibles d’être contrôlées que d’autres.
En 2014, sur une période de six mois, la police des départements de l’Hérault et du Val-d’Oise a collecté de façon systématique des données sur le résultat des contrôles d’identité effectués sur réquisition du procureur. Dans l’Hérault, seuls 4,15 % des contrôles ont abouti à une arrestation, et dans le Val-d’Oise, le taux d’arrestation était encore plus faible, 3,88 %.[95] À titre de comparaison, en 2017 au Royaume-Uni, les contrôles fondés sur un soupçon raisonnable et individualisé ont abouti à un taux d’arrestation de 17 %.[96]
V. Pour progresser
Les avis des experts et des autorités internationales de droits humains, comme le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, concordent sur les mesures clés qui permettraient de prévenir et de remédier aux contrôles de police abusifs et discriminatoires : 1) des lois interdisant clairement le profilage discriminatoire et encadrant mieux les pouvoirs de police en matière de contrôles – en exigeant qu’il existe un soupçon raisonnable ; 2) la collecte et la publication de données ventilées par nationalité, langue, religion et origine nationale ou ethnique ; 3) l’accès à des voies de recours judiciaires et non judiciaires ainsi qu’un contrôle indépendant et adéquat.[97]
Les évaluations, réalisées par Open Society Justice Initiative, des réformes conduites en Espagne, en Angleterre et au Pays de Galles afin d’accroître l’enregistrement et le contrôle de pouvoirs de contrôle bien définis, ont démontré qu’elles avaient amélioré l’impartialité et l’efficacité de la police ainsi que les relations entre police et population.[98]
Au cours des dix dernières années, la prise de conscience et l’inquiétude au sujet de l’abus des pouvoirs de contrôle d’identité par la police s’est accentuée en France. En 2014, le Défenseur des droits a déclaré qu’au cours des trois premières années d’existence de l’institution, une question majeure qui avait émergé était les relations problématiques entre police et population Selon lui, « la thématique des contrôles d’identité apparaît comme l’expression la plus vive d’une défiance qui, dans certains territoires, s’est installée ».[99] En 2017, le Défenseur des droits a conclu que l’enquête qu’il avait réalisée auprès de 5 000 personnes montrait un traitement différencié en fonction de l’âge et de l’appartenance supposée à des groupes sociaux particuliers, et que « la fréquence importante des contrôles auprès d’une catégorie de la population aliment[ait], chez celles et ceux qui en font l’objet, un sentiment de discrimination et de défiance envers les institutions policières et judiciaires ».[100]
La France s’est vu adresser de nombreuses recommandations en vue de mettre fin au profilage ethnique et aux contrôles d’identité abusifs lors de son Examen périodique universel (EPU) de 2013, puis à nouveau en 2018.[101] La France a accepté ces recommandations au motif que sa législation et sa pratique s’y conformaient déjà.
Il y a eu toutefois quelques avancées. Comme nous l’avons déjà mentionné dans ce rapport, un nouveau Code de déontologie est entré en vigueur en 2014. Le nouveau code proscrit explicitement les contrôles d’identité basés sur l’apparence, exige que les agents des forces de l’ordre vouvoient les personnes, au lieu de les tutoyer, et stipule que la palpation corporelle est « exclusivement une mesure de sûreté », qu’elle « ne revêt pas un caractère systématique » et que dans la mesure du possible, elle doit être « pratiquée à l’abri du regard du public ».[102] Ce même code exige que les policiers, avec quelques exceptions, portent visiblement une plaque d’identification à 7 chiffres.[103] Les recherches de Human Rights Watch, détaillées dans ce rapport, démontrent pourtant que le code n’est pas pleinement respecté.
Malgré cela, les efforts visant à réformer la loi et la pratique des contrôles d’identité en France ont rencontré des obstacles. En 2012, lorsque le ministre de l’Intérieur de l’époque Manuel Valls évaluait l’idée d’introduire des récépissés de contrôle d’identité, les syndicats de police de toutes tendances politiques s’y sont fortement opposés. Les syndicats avançaient que cette mesure stigmatisait les forces de l’ordre, qu’elle représentait une lourde charge bureaucratique et qu’elle impacterait négativement la capacité de la police à prévenir et détecter les activités criminelles.
En 2015, 2016 et 2017, des amendements à d’autres projets de loi, ou des projets de loi séparés, ont été présentés au Parlement pour introduire les récépissés de contrôle d’identité. Tous ont été rejetés. En 2015, un groupe de sénateurs a présenté un projet de loi visant à amender le Code de procédure pénale afin de délimiter plus strictement les motifs des contrôles de police. Ce projet de loi a lui aussi été rejeté.
Au lieu d’introduire les récépissés de contrôle d’identité ou d’améliorer les lois, le gouvernement a opté pour un recours accru aux caméras-piétons, fixées sur l’équipement des policiers. Entre mars 2017 et mars 2018 s’est déroulé un projet pilote au cours duquel les agents étaient censés filmer systématiquement les contrôles d’identité. Une évaluation du projet, adressée par le Directeur général de la Police nationale au ministre de l’Intérieur et fuitée dans les médias, constatait qu’en raison de problèmes techniques, plus de 15 000 contrôles n’avaient pas été filmés.[104] Le rapport affirme aussi que le fait de filmer les contrôles d’identité
ne constitue pas un moyen de vérifier si le contrôle sur la personne est abusif : il ne permet notamment pas de vérifier si cette personne a fait l’objet de contrôles répétés et, son enregistrement étant en pratique déclenché une fois la décision du contrôle prise, il rend difficile le contrôle du fondement [de ce contrôle].[105]
Lorsque, dans d’autres pays, les pouvoirs de contrôle ont été plus strictement délimités, le nombre de contrôles de police a diminué, tandis que la proportion de contrôles conduisant à la détection d’une infraction réelle a augmenté. À New York, par exemple, le nombre de contrôles de police a fortement chuté lorsque la ville a réformé sa pratique controversée de contrôle et de fouille, en 2013-2014. Alors que le nombre de contrôles avait atteint des sommets en 2011, année où près de 685 000 personnes avaient été contrôlées, en 2018 ce nombre n’était plus que de 11 008. Selon la New York Civil Liberties Union, alors qu’en 2011, seuls 12 % des contrôles conduisaient à la détection d’une infraction quelconque, ce « taux de réussite » atteignait 30 % en 2018.[106] En même temps, la réduction des contrôles de police n’a abouti à aucune augmentation détectable de la criminalité.[107]
Une approche différente en France, fondée sur moins de contrôles d’identité et davantage de dialogue, pourrait grandement contribuer à améliorer les relations entre les jeunes et la police. Restaurer la confiance envers les forces de l’ordre – confiance gravement entamée par les contrôles abusifs et les incidents d’usage excessif de la force et de brutalité – profiterait tout autant au travail de la police qu’à la population.
Recommandations
Au président de la République, au Premier ministre et au ministre de l’Intérieur :
- Condamner publiquement le profilage ethnique ou contrôles au faciès et s’engager à prendre des mesures concrètes pour documenter, analyser et remédier à ce phénomène.
- Soutenir l’introduction de récépissés de contrôle d’identité ou d’autres moyens efficaces permettant la collecte systématique des données sur les contrôles et que les individus reçoivent une trace des contrôles.
- Proposer une réforme législative modifiant l’article 78-2 du Code de procédure pénale afin de :
- Exiger qu’il existe un soupçon raisonnable et individualisé pour toutes les opérations de contrôle d’identité, de palpation et de fouille ;
- Interdire explicitement toute discrimination par les membres des forces de l’ordre lorsqu’ils procèdent à des contrôles d’identité.
- Proposer une réforme législative visant à réglementer l’exercice des pouvoirs de contrôle et de fouille par les forces de l’ordre lorsque des enfants sont impliqués.
- Demander un examen public indépendant du travail des forces de l’ordre, en étroite consultation avec les communautés affectées, afin d’identifier les conditions structurelles (politiques, pratiques) qui favorisent les pratiques discriminatoires et abusives. La commission ou autre instance qui en sera chargée devrait également se pencher sur les pratiques de verbalisation, y compris pendant la pandémie de Covid-19.
Au Parlement :
- Légiférer sur l’introduction de récépissés de contrôle d’identité ou d’autres moyens efficaces permettant la collecte systématique des données sur les contrôles et que les individus reçoivent une trace des contrôles.
- Mettre en place une enquête parlementaire sur les contrôles d’identité discriminatoires et abusifs, notamment sur la mesure dans laquelle les contrôles d’identité d’enfants servent un objectif légitime d’ordre public, en organisant des auditions de divers acteurs, notamment de chercheurs, de syndicats de police et d’organisations luttant contre les discriminations.
- Amender l’article 78-2 du Code de procédure pénale afin de :
- Exiger qu’il existe un soupçon raisonnable et individualisé pour toutes les opérations de contrôle d’identité, de palpation et de fouille ;
- Interdire explicitement toute discrimination par les membres des forces de l’ordre lorsqu’ils procèdent à des contrôles d’identité.
Au ministère de l’Intérieur :
- Adopter des directives écrites claires destinées aux agents des forces de l’ordre sur les contrôles d’identité, précisant notamment :
- Les motifs acceptables pour effectuer un contrôle et procéder à une palpation, ainsi que des instructions sur la façon de réaliser les palpations et la fouille des effets personnels ;
- Les circonstances dans lesquelles les agents des forces de l’ordre peuvent contrôler et fouiller des enfants, et la manière de le faire ;
- L’obligation d’informer de leurs droits tous les individus soumis à un contrôle ;
- L’obligation d’informer tous les individus soumis à un contrôle du fondement légal de l’opération ;
- L’obligation pour les agents des forces de l’ordre, d’une manière générale, de se conduire de façon courtoise et respectueuse.
- De concert avec le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, émettre une circulaire interdisant les contrôles d’identité d’élèves devant les établissements scolaires et lors des sorties scolaires.
- Prévoir des moyens efficaces de garder une trace de tous les contrôles, avec au minimum les informations suivantes :
- Le nom et l’âge de la personne contrôlée ;
- Le nom et l’unité de l’agent ou des agents des forces de l’ordre procédant au contrôle ;
- Le motif du contrôle ;
- La date, l’heure et le lieu du contrôle ;
- Si une palpation et/ou une fouille des effets personnels a été effectuée ;
- Le résultat du contrôle ; et
- Des informations personnelles sur la personne, si elle souhaite les fournir volontairement, notamment son origine ethnique.
- Collecter, analyser et publier des données anonymisées sur les contrôles d’identité, conformément au respect de la vie privée.
- Veiller à ce qu’une formation adaptée et continue soit dispensée à tous les agents des forces de l’ordre sur la façon adéquate de réaliser les contrôles d’identité, conformément au Code de déontologie et aux considérations sur l’intérêt supérieur de l’enfant.
- Veiller, en cas de violation du Code de déontologie des forces de l’ordre, que les agents soient tenus responsables.
- Garantir, pour toutes les plaintes portant sur des abus, qu’une enquête minutieuse soit menée par une autorité indépendante et que les auteurs des abus en soient tenus responsables.
- Réaliser une étude des meilleures pratiques dans d’autres pays en matière de contrôles d’identité, palpations et fouilles des effets personnels.
Au ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse :
- Réaliser une étude interne sur l’impact des contrôles d’identité sur le bien-être des enfants et leur accès à l’éducation.
- De concert avec le ministère de l’Intérieur, émettre une circulaire interdisant les contrôles d’identité d’élèves devant les établissements scolaires et lors des sorties scolaires.
Au ministère des Affaires étrangères :
- Accepter rapidement les demandes de visite émises par la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ainsi que par le Groupe de travail d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine.
Au Défenseur des droits :
- Continuer à plaider pour les réformes nécessaires en vue de garantir la traçabilité et la responsabilisation des contrôles d’identité de la part de la police.
- Envisager d’effectuer de nouvelles recherches sur les contrôles d’identité, en se concentrant tout particulièrement sur les contrôles ciblant les enfants, afin d’élaborer des recommandations spécifiques aux contrôles d’identité d’enfants.
À la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) :
- Dans le cadre de sa série d’auditions sur les relations entre police et population, porter une attention particulière aux contrôles d’identité par la police, y compris la pratique du profilage ethnique, les palpations intrusives et les contrôles de police ciblant les enfants, en vue d’élaborer des recommandations spécifiques.
À la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance :
- Inclure une attention particulière aux contrôles d'identité par la police, y compris le recours au profilage ethnique, aux fouilles intrusives et aux contrôles de police ciblant les enfants, dans sa prochaine visite de suivi en France en vue d'élaborer des recommandations détaillées concernant les réformes nécessaires de la législation et des pratiques françaises.
Aux Comités des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale, des droits de l’enfant, des droits économiques, sociaux et culturels, ainsi qu’au Comité des droits de l’homme des Nations Unies :
- Veiller à ce que le prochain examen périodique du respect par la France des traités relatifs aux droits humains se penche sur les problèmes découlant des contrôles d’identité en France, dans la loi et dans la pratique, notamment les préoccupations portant sur le profilage ethnique et l’impact sur les enfants, et qu’il reflète les recommandations mentionnées ci-dessus.
À la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée et au Groupe de travail d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine :
- Dans l’attente de la réponse du gouvernement français à leur demande de visite, suivre et commenter publiquement l’impact des pouvoirs de contrôle d’identité sur les minorités en France, et exprimer en temps opportun leurs préoccupations au sujet de cas spécifiques ou de comportements récurrents.
Remerciements
Judith Sunderland, directrice adjointe par intérim de la division Europe et Asie centrale ; Camille Marquis, coordonnatrice senior de plaidoyer ; et Loan Torondel, ex-assistant de recherche, ont effectué les recherches de ce rapport. Judith Sunderland a rédigé le rapport. Il a été revu et corrigé par Benjamin Ward, qui était alors directeur adjoint de la division Europe et Asie centrale, par Philippe Dam, directeur du plaidoyer pour la division Europe et Asie centrale, par Michael Garcia Bochenek, conseiller juridique senior auprès de la division Droits des enfants, et par Bénédicte Jeannerod, directrice du bureau de Human Rights Watch à Paris. Aisling Reidy, conseillère juridique senior, a assuré la révision du point de vue juridique, et Tom Porteous du point de vue des programmes. Marlene Auer, associée de la division Europe et Asie centrale, Grace Choi, directrice des publications, et Fitzroy Hepkins, responsable de la gestion du courrier, ont apporté leur assistance à la production du rapport.
L’équipe de Human Rights Watch est très reconnaissante envers toutes celles et ceux qui l’ont aidée à mener ses recherches à Paris, Strasbourg, Grenoble et Lille. Nous remercions tout particulièrement Omer Mas Capitolin de Maison communautaire pour un développement solidaire (MCDS), Stanis d’Argenteuil, Khaled Senouci de l’Association Olga Spitzer, Bakary Soukouna de Nuage, Hassen Bouzeghoub du Plateau Mistral, Herrick Mouafo de Modus Operandi, Cristèle Bernard, Nathalie Goldberg, Jean-Marie Fardeau de Vox Public et Lanna Hollo d’Open Society Justice Initiative. Enfin, un grand merci à tous les hommes et garçons qui ont accepté de partager leurs expériences avec nous.