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Baie de Guantánamo, à Cuba. Abd al-Rahim al-Nashiri, vêtu de l'uniforme blanc des prisonniers, pousse un soupir en s'asseyant dans la salle d'audience climatisée et fortement éclairée lors d'une audience préliminaire à la base navale américaine de la baie de Guantánamo.

Nashiri est accusé d'avoir orchestré trois attaques, dont celle d'Al-Qaïda contre le navire de guerre USS Cole le 12 octobre 2000, au large des côtes du Yémen, tuant 17 marins américains. Si Nashiri est reconnu coupable, il encourt la peine de mort à l'issue d'un procès devant une commission militaire qui doit débuter en novembre prochain. S'il était exécuté, sa mort marquerait la fin, d'une manière profondément troublante, de la longue série d'abus qu'il a subis dans un archipel de prisons américaines secrètes disséminées dans le monde entier.

Nashiri a été capturé dans l'émirat de Dubaï en octobre 2002 et a été secrètement remis à l'agence de renseignement américaine CIA. Apparemment, il a d'abord été transféré vers une prison secrète de la CIA en Afghanistan connue sous le nom « Puits de sel », avant d'être conduit vers une autre prison secrète à Bangkok. La CIA a admis que Nashiri a été soumis à la technique d'interrogatoire dénommée « waterboarding » (simulacre de noyade), qualifiée de torture par de nombreux experts juridiques.

Nashiri a été ensuite envoyé en Pologne et c'est apparemment là, au cœur de l'Europe, d'après un rapport de la CIA elle-même, qu'il a été menacé avec une perceuse électrique actionnée et maintenue près de sa tête, alors qu'il ne portait pour tout vêtement qu'une cagoule. Ses geôliers ont également pointé sur lui un pistolet semi-automatique chargé, alors qu'il était assis, enchaîné. Ils l'ont obligé à rester debout dans des « positions éprouvantes » (stress positions) et l'ont menacé d'abuser sexuellement sa mère devant lui. En 2003, il a été transféré depuis la Pologne vraisemblablement vers d'autres prisons secrètes de la CIA au Maroc et en Roumanie. Ce n'est qu'en septembre 2006 que le gouvernement des États-Unis a enfin reconnu sa détention secrète et a annoncé qu'il avait été transféré à Guantánamo.

Je me suis rendu à Guantánamo pour assister à l'audience préliminaire qui porte, entre autres choses, sur la demande de Nashiri de ne pas avoir les pieds enchaînés pendant ses entretiens avec ses avocats. Un nombre restreint d'observateurs d'organisations non gouvernementales ont été autorisés à suivre l'audience derrière une paroi en verre insonorisée située à l'arrière de la salle d'audience. Les données vidéo et audio nous parviennent avec un décalage de 40 secondes, un délai suffisant pour censurer toute information classifiée qui pourrait être mentionnée.

Les avocats de Nashiri ont affirmé que ce dernier a été tellement traumatisé par ces années d'enchaînement dans les prisons de la CIA que le fait d'être aujourd'hui à nouveau menotté aux pieds lorsqu'il rencontre ses avocats fait resurgir son traumatisme et compromet sa capacité à les aider dans la préparation de son procès. Les avocats ont demandé à Nashiri de faire part au juge de ses expériences mais le procureur a insisté qu'il témoigne à huis clos à cause de la nature « classifiée » de son traitement par la CIA. La tension dans la salle était à son comble mais finalement, le juge a accédé – sans entendre Nashiri – à sa demande de pouvoir parler avec ses avocats sans être menotté. Par conséquent, même si nous connaissons certains détails du traitement qu'il a subi, il se peut que nous ne sachions jamais exactement ce qui lui a été infligé. La CIA avait effectivement réalisé des vidéos des simulacres de noyade de Nashiri, mais en 2005, elle a détruit ces enregistrements et ceux concernant d'autres détenus, prétendument pour des raisons de sécurité nationale.

Nashiri est certes accusé d'actes extrêmement graves, mais son procès devant une commission militaire de Guantánamo soulève de nombreux problèmes, outre ceux suscités par les tortures qu'il a subies. Malgré certains changements apportés aux commissions militaires avec l'appui du président Obama, l'ancien rapporteur de l'ONU sur la lutte antiterroriste Martin Scheinin a expliqué qu'elles sont toujours « très éloignées des normes internationales en matière de procès équitables ». Le ministère américain de la Défense, par exemple, trie sur le volet les juges et les jurés militaires.

Et même si la commission acquitte Nashiri, elle n'a aucun pouvoir pour ordonner sa libération. Le gouvernement américain a revendiqué l'autorité de garder en détention toute personne emprisonnée à Guantánamo même si elle a été acquittée, jusqu'à une fin des « hostilités » dont la date est naturellement indéterminée.

Cependant, l'affaire Nashiri n'est pas seulement un scandale américain. C'est également un scandale européen. Nashiri a été torturé en Pologne puis détenu en Roumanie qui, en infraction avec la Convention européenne des droits de l'homme, a également permis son transfert vers les États-Unis, où Nashiri est passible de la peine de mort à l'issue d'un procès inéquitable. Nashiri a déposé une plainte contre la Pologne auprès de la Cour européenne des droits de l'homme.

Le 27 mars, il a été révélé que l'ancien directeur des services de renseignement polonais est poursuivi pour avoir aidé la CIA à mettre en place la prison secrète où Nashiri a été torturé. C'est une première étape importante, mais l'Europe a encore un long chemin à parcourir si elle veut laver sa conscience de cette complicité de torture et de détention illégale dans le cadre de sa coopération avec les États-Unis. La Lituanie avait également abrité une prison secrète de la CIA, tandis que d'autres pays européens ont participé ou aidé aux « transferts de détenus » à la CIA en vue de torture ou ont été complices de la torture à l'étranger des personnes soupçonnées de terrorisme. La Belgique, par exemple, a envoyé des missions à Guantánamo qui ont rencontré et interrogé les deux prévenus belges dans cette prison – libérés en 2005.

Pourtant, aucun de ces pays n'a fait l'objet d'une enquête en bonne et due forme sur la manière dont une telle complicité a pu se produire, ni pour en déterminer les responsables. Le seul pays européen qui a offert une indemnisation à certains détenus est le Royaume-Uni qui, tout en refusant d'admettre une quelconque responsabilité, est parvenu à un accord à l'amiable avec 16 anciens et actuels détenus de Guantánamo concernant la complicité présumée de ce pays dans la torture. De même, aucun pays n'a eu le courage d'inculper les responsables américains pour l'autorisation de ces actes de torture.

Tant que l'Europe ne sera pas déterminée à enquêter sur son propre rôle dans ces abus, il sera impossible de garantir que ce continent ne sera pas de nouveau lui-même le théâtre d'actes de torture commis par des États.

Reed Brody est conseiller juridique et porte-parole pour Human Rights Watch à Bruxelles.

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