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Surenchères

Comment les nouvelles mesures antiterroristes mettent en péril les droits

© 2017 Brian Stauffer for Human Rights Watch

Les nouvelles du front du terrorisme et de la lutte antiterroriste sont décidément sombres. Depuis la fin de l’année 2015, des extrémistes, bénéficiant ou non du soutien de groupes armés, ont lancé plusieurs attaques terrifiantes contre les populations. D’un stade à Paris à un café de Dhaka, en passant par un hôtel à Bamako ou une plage en Côte d’Ivoire, d’une fête d’employés du gouvernement en Californie à une discothèque gay en Floride, et des aéroports de Bruxelles et Istanbul à un parc de Lahore, des kamikazes et des hommes armés ont tué des centaines de personnes et en ont blessé des milliers d’autres. À Nice, sur le front de mer, un homme au volant d’un camion a écrasé 85 personnes venues fêter le 14-Juillet.

Au moment de la rédaction de ce rapport, le groupe État islamique (EI) semblait reculer sur les champs de bataille du Moyen-Orient. Mais à travers le monde, des milliers de combattants étrangers ont commencé à rentrer chez eux. Certains ont été déçus par l’EI, mais d’autres ont peut-être l’intention de mener des attaques sur leur terre natale. D’autres membres de l’EI n’ont peut-être même jamais quitté le pays où ils vivent. Sans compter les autres groupes armés qui poursuivent eux aussi leurs attaques meurtrières contre des civils, comme Al-Chabab en Somalie ou certaines branches d’Al-Qaïda, tel qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique. Ceux qu’on appelle les « loups solitaires » – ces sympathisants qui n’ont pas le soutien direct des groupes armés extrémistes – restent eux aussi une menace de premier plan.

En réponse à ces immenses défis, des dizaines de gouvernements ont adopté toute une panoplie de lois et mesures antiterroristes sans lien avec les opérations militaires en cours ou à venir. S’il revient aux États la responsabilité de protéger les populations contre toute forme de préjudice, bon nombre de ces lois et mesures adoptées récemment sont dangereusement vagues, intrusives et d’une portée excessive. Au lieu de renforcer la sécurité, elles risquent de violer les droits fondamentaux des personnes, d’emprisonner des innocents et d’aliéner les minorités qui pourraient jouer un rôle positif dans la lutte contre les attaques terroristes.

Deux évolutions majeures ont aujourd’hui une actualité particulière : la prolifération des lois antiterroristes, dont beaucoup visent les « combattants terroristes étrangers » (« CTE »), et les déclarations d’états d’urgence pour combattre la menace terroriste.

Ces mesures ont dans de nombreux cas été adoptées à la hâte par les gouvernements, au lendemain d’attaques tragiques et en l’absence de débats approfondis. Au regard de l’expérience passée, cette précipitation est porteuse du risque sérieux que le caractère exceptionnel de ces mesures ne devienne la norme sans avoir fait l’objet d’un examen public attentif et sans tenir compte de leur impact à long terme.

Les personnes soupçonnées de terrorisme ne sont pas les seuls risquant d’être visés par ces mesures : les manifestants pacifiques, journalistes, opposants politiques, défenseurs des droits humains et membres de groupes ethniques ou religieux risquent d’être parmi les premiers à subir les conséquences de mesures antiterroristes à la fois trop larges et trop vagues. Dans les opérations lancées contre des groupes armés islamistes, les Musulmans sont les premiers à risquer d’être ciblés ou stigmatisés à tort.

La montée de la xénophobie et de l’islamophobie dans les pays occidentaux a été alimentée au moins en partie par des personnalités politiques qui choisissent de capitaliser à la fois sur les attaques d’extrémistes islamistes et sur une crise mondiale des réfugiés qui a vu se déplacer des millions de personnes, tout particulièrement depuis des pays musulmans comme la Syrie, l’Afghanistan et la Somalie, augmentant encore plus les risques d’amalgame entre Musulmans et extrémistes armés. Pourtant, les victimes d’attaques d’islamistes armés sont souvent elles-mêmes de confession musulmane et nombre de réfugiés fuient précisément les atrocités commises par des groupes extrémistes armés tels que l’EI. Comme l’a indiqué le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, rien ne prouve que les réfugiés ou les demandeurs d’asile constituent une menace accrue pour la sécurité par rapport à d’autres groupes.

Bien conçues et correctement appliquées, un grand nombre des mesures récentes prises en matière de lutte antiterroriste pourraient améliorer à la fois la sécurité et les valeurs fondamentales. Mais les contours de ces mesures et leur mise en œuvre conduisent trop souvent à une érosion de l’État de droit et des droits humains, y compris dans les démocraties, qui devraient pourtant être les premières à défendre ces droits.

Nouvelles mesures contre les « combattants terroristes étrangers »

Dans un nombre croissant de pays, les lois et réglementations antiterroristes contiennent désormais une ou plusieurs dispositions sur les « CTE ». Les recherches menées par Human Rights Watch montrent qu’au moins 47 pays ont adopté des lois sur les « CTE » depuis 2013, ce qui représente la plus grande vague de mesures antiterroristes depuis les attentats du 11 septembre 2001.

De nombreuses lois antiterroristes adoptées par le passé contenaient des dispositions similaires et tout aussi problématiques, comme le renforcement des pouvoirs de la police et du renseignement sans mise en place de garanties judiciaires appropriées. Cette deuxième vague législative accroît donc encore les risques d’abus.

Parmi les pays qui ont voté de nouvelles lois antiterroristes ou qui ont renforcé leur arsenal législatif existant figurent l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Arabie saoudite, l’Australie, le Bahreïn, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, le Brésil, la Bulgarie, le Cameroun, le Canada, la Chine, le Danemark, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Espagne, les États-Unis, la France, l’Indonésie, l’Irlande, Israël, l’Italie, la Jordanie, le Kazakhstan, le Kenya, le Kosovo, la Libye, la Macédoine, la Malaisie, le Maroc, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, le Pakistan, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Russie, la Serbie, la Suède, la Suisse, le Tadjikistan, la Tunisie, l’Ouganda, le Royaume-Uni, le Tchad et l’Ouzbékistan.

De nombreux pays adoptent ces mesures pour se conformer à la Résolution 2178 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée en 2014, qui a pour objectif d’endiguer la « menace terrible et grandissante » posée par les « CTE » dans ces pays comme à l’étranger. La Résolution 2178 a été essentiellement rédigée par les États-Unis et demande à tous les pays membres de l’ONU de poursuivre en tant qu’infractions pénales graves toute une série d’agissements, tels que former des groupes terroristes étrangers ou lutter à leurs côtés, recruter pour le compte de tels groupes, ou encore financer leurs opérations.

Les États-Unis ont estimé qu’en octobre 2016, 40 000 combattants étrangers originaires de plus de 120 pays se sont rendus en Syrie au cours des cinq dernières années, même si les flux semblent avoir diminué depuis.

Pourtant – et c’est là une omission grave – la Résolution 2178 ne limite pas l’éventail des actes pouvant être désignés par les gouvernements comme « terroristes » ou relevant du « terrorisme ». Puisqu’il n’existe aucune définition juridique universelle de ces termes, cette omission a donné aux gouvernements les coudées franches pour élaborer des lois et réglementations dangereusement floues qui pourraient être utilisées pour criminaliser des activités légales du point de vue international, qu’il s’agisse de manifestations pacifiques, de discours critiques ou de la liberté de circulation et de religion. Elle pourrait aussi empiéter sur les garanties de procédure, le droit à la vie privée et même le droit à la vie.

Les mesures « CTE » peuvent également porter préjudice à l’assistance humanitaire en criminalisant la délivrance impartiale d’aide ou de soins médicaux vitaux par des bénévoles étrangers et organisations non gouvernementales.

Des lois à la fois trop larges et trop vagues vont à l’encontre d’un principe fondamental du droit international relatif aux droits humains, selon lequel les lois doivent être rédigées avec précision et clarté, à la fois pour protéger les justiciables contre l’utilisation arbitraire de ces lois et pour que ces justiciables sachent quels actes constituent un crime.

Nombre d’étrangers qui ont rejoint les rangs de groupes tels que l’EI sont des adolescents qui ont, pour certains, été recrutés de force. La façon dont les pays appliquent les lois « CTE » à de tels cas est particulièrement préoccupante. Le recrutement d’enfants de moins de 15 ans est un crime de guerre. De manière générale, au lieu de les poursuivre en justice ou de les placer en détention, les gouvernements devraient considérer les enfants soldats avant tout comme des victimes qui ont besoin de se réadapter et de se réinsérer socialement.

Les adultes dont les actes commis à l’étranger ne constituent pas une participation directe à la violence armée devraient eux aussi faire l’objet de mesures de réinsertion plutôt que d’être incarcérés après des poursuites pénales. Les programmes de réintégration destinés à ce type de personnes peuvent prévoir une surveillance des suspects, sous réserve que ces mesures ne soient pas trop intrusives et qu’elles soient soumises à des procédures effectives de contrôle.

Définitions trop larges ou trop vagues du « terrorisme »

Des pays comme l’Arabie saoudite, l’Australie, le Brésil, le Canada, la Chine, l’Égypte, Israël, et la Tunisie ont adopté des lois antiterroristes qui criminalisent certaines activités non-violentes qui sont loin de constituer une quelconque forme de soutien matériel ou de participation : chanter l’hymne d’un groupe interdit par exemple, ou participer à des manifestations contre le gouvernement.

Depuis janvier 2016, la définition utilisée par la Chine du mot « terrorisme » inclut un terme qui signifie à la fois « propager », mais aussi « préconiser », créant ainsi potentiellement un nouvel outil visant à interdire certaines pensées ou certains discours.

Au Canada, la loi antiterroriste de 2015 érige en infraction pénale le fait de sciemment « préconiser ou fomenter la perpétration d’infractions de terrorisme en général », sans définir l’expression « infractions de terrorisme en général ».

En Israël, la liste des infractions dans la loi antiterroriste de 2016 contient désormais l’expression d’un soutien à un groupe terroriste reconnu. Des actes tels qu’agiter le drapeau d’un de ces groupes, ou chanter son hymne sont passibles de peines pouvant aller jusqu’à trois ans de prison.

En outre, des pays ont créé ou renforcé l’usage qu’ils faisaient déjà de la notion « d’apologie » d’infractions terroristes, qu’elle soit ou non synonyme d’encouragement au terrorisme. En février 2016, deux marionnettistes ont dû répondre d’accusations « d’apologie du terrorisme » devant un tribunal espagnol pour un spectacle de carnaval mettant en scène des saynètes violentes ainsi qu’une marionnette tenant une pancarte qui faisait référence à Al-Qaïda et au groupe armé basque ETA. Un juge a abandonné les charges quatre mois plus tard, mais les marionnettistes ont, dans l’intervalle, été incarcérés pendant quatre jours, et ont reçu l’interdiction de quitter le territoire.

Après les attaques contre Charlie Hebdo, la France a, en 2015, largement appliqué la disposition de son code pénal réprimant l’« apologie du terrorisme » en condamnant quelques 385 personnes. Dans au moins quatre de ces affaires, les procureurs ont interrogé des enfants, certains âgés de 13 ans seulement, pour avoir fait référence à l’EI sur les réseaux sociaux ou lors d’altercations avec la police.

Interdictions de voyager

Beaucoup de mesures « CTE » sont assorties d’interdictions de voyager. La mise en œuvre de ces interdictions passe souvent par la suspension du passeport et de la carte nationale d’identité des personnes soupçonnées de chercher à se rendre à l’étranger pour rejoindre ou s’entraîner auprès de groupes que le gouvernement considère comme des organisations terroristes étrangères. Ces suspensions durent généralement de six mois à deux ans.

Le Royaume-Uni limite non seulement les départs, mais aussi les retours des ressortissants et résidents soupçonnés d’avoir voyagé à l’étranger pour des raisons liées au terrorisme si ces personnes refusent de participer à un programme de déradicalisation. La Tunisie et l’Égypte interdisent les voyages à l’étranger de manière généralisée, respectivement pour tous les hommes de moins de 35 ans et 40 ans. Certains pays comme l’Égypte ou le Kenya ont utilisé les interdictions de sortie du territoire pour empêcher les déplacements de personnalités de l’opposition ou d’universitaires, ou encore de membres de la société civile invités à des sessions de formation.

Si les interdictions de voyager sont dans certains cas justifiées, les interdictions généralisées peuvent porter atteinte au droit international de quitter son pays et d’y retourner, et porter préjudice à la famille du suspect. Il est particulièrement préoccupant de constater que de nombreux pays n’exigent pas d’autorisation judiciaire préalable pour interdire la sortie du territoire ou suspendre les passeports et les cartes d’identité de leurs ressortissants.

Déchéance de nationalité

Des pays adoptent également des lois pour déchoir de leur citoyenneté les ressortissants ayant une double nationalité et qui ont été reconnus coupables d’infractions liées au terrorisme.

En Australie, l’Allegiance Act de décembre 2015 permet aux autorités chargées de l’immigration de retirer la citoyenneté australienne à un ressortissant ayant la double nationalité si elles estiment qu’il a commis une infraction terroriste grave à l’étranger, et ce dès l’âge de 14 ans, sans exiger de condamnation pénale. D’autres pays ont adopté des lois de déchéance de nationalité, parmi lesquels l’Autriche, l’Australie, le Bahreïn, la Belgique, le Canada, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

Le droit international préconise que tout individu a le droit à une nationalité. Alors que la plupart des pays ayant adopté ce type de lois ne prévoient le retrait de la citoyenneté que lorsque l’individu concerné possède une autre nationalité, le Royaume-Uni autorise la déchéance de nationalité pour les citoyens britanniques naturalisés même s’ils ne possèdent pas d’autre nationalité, créant ainsi un risque d’apatridie. Le Bahreïn aurait retiré leur citoyenneté à plus de 300 personnes depuis 2012, y compris à des acteurs de la société civile, à des journalistes et à des personnalités religieuses – essentiellement grâce à un amendement antiterroriste de 2014 qui permet aux autorités de retirer la citoyenneté aux Bahreïnis qui « causent un préjudice à l’État » ou échouent dans leur « devoir de loyauté ». Plusieurs d’entre eux seraient devenus apatrides suite à ces décisions.

Élargissement des pouvoirs de la police et du renseignement

La Belgique, le Canada, la Chine, la France, Israël, le Pakistan, la Pologne, la Russie et la Tunisie font partie des pays qui ont élargi les pouvoirs de la police ou du renseignement pour les affaires liées au terrorisme, souvent sans supervision suffisante.

La loi antiterroriste de 2015 au Canada permet au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de porter un coup d’arrêt à certaines activités qu’il juge illégales, voire de passer outre la Charte canadienne des droits et libertés, pour autant que le SCRS ait obtenu un mandat lors d’une audience tenue secrète.

La loi polonaise antiterroriste de 2016 permet de surveiller les étrangers pendant trois mois sans autorisation judiciaire. Elle autorise également, quand le pays est à son niveau d’alerte maximal, les commandants des forces de sécurité locales à donner l’ordre à des tireurs d’élite de « tirer pour tuer » dans le but d’empêcher une attaque rapide contre la vie ou la santé humaine, ou de sauver un otage. Si les principes de l’ONU permettent bien à la police d’utiliser la force meurtrière en dernier recours pour sauver la vie d’autrui, cette mesure pose la question des risques que soulève, en Pologne, la possibilité qu’un commandant puisse donner l’ordre de tuer sans avoir déterminé au préalable s’il existe une menace imminente à la vie humaine.

Depuis 2013, la France a adopté plusieurs lois qui augmentent largement les pouvoirs de l’autorité de surveillance numérique, sur une base individuelle ou collective. Les fournisseurs d’accès à Internet peuvent être obligés d’installer des « boîtes noires » sur leurs réseaux afin d’identifier dans le trafic Internet des mouvements « suspects » dont le caractère n’est pas spécifié. Ces lois n’offrent pas de garanties suffisantes contre les abus et dans de nombreux cas n’exigent pas l’accord préalable de la justice. La Russie et la Chine ont également adopté des lois de surveillance à large portée.

Trois ans après que le lanceur d’alerte américain Edward Snowden a révélé des violations massives de la vie privée aux États-Unis et au Royaume-Uni, ces deux pays continuent de recueillir chaque jour les données personnelles de centaines de millions d’internautes dans le monde. Les réformes de 2015 aux États-Unis ont été insuffisantes, tout comme celles des pouvoirs de renseignement proposées au Royaume-Uni au moment de la rédaction du présent rapport.

Détention préventive et ordonnances de contrôle

Parallèlement aux mesures interdisant aux « CTE » présumés de se rendre à l’étranger, des pays comme l’Australie, le Canada, la France, la Libye et le Royaume-Uni ont adopté ou continuent d’appliquer des mesures de détention préventive ou de « contrôle » des personnes soupçonnées de terrorisme, ce qui limite fortement leurs mouvements dans leur propre pays.

Malgré l’engagement pris au moment de sa prise de fonction en 2009 par le président américain Barack Obama de fermer la prison militaire américaine de Guantanamo Bay, les États-Unis, au moment de la rédaction du présent rapport, continuaient de maintenir indéfiniment en détention des dizaines de personnes, sans chef d’accusation.

Les mesures de détention préventive et de contrôle limitent la liberté de personnes sur l’unique base d’un soupçon que ces personnes peuvent vouloir commettre à l’avenir un acte criminel, et non pas parce qu’elles sont soupçonnées ou reconnues coupables d’avoir commis un crime par le passé. Ces mesures imposées s’appuient sur un niveau de preuve moins élevé que celui exigé pour une condamnation pénale. Dans certains cas, elles s’appuient également sur des documents des services de renseignement qui peuvent être difficiles à contester pour l’accusé. Si les ordonnances de contrôle peuvent être acceptables dans des circonstances exceptionnelles et étroitement définies, par exemple s’il existe une preuve manifeste de menace potentielle, l’utilisation systématique de ces mesures viole le droit international des droits humains.

Les ordonnances de contrôle incluent habituellement des couvre-feux, des assignations à résidence prolongées et des délocalisations forcées, ainsi que des restrictions imposées aux lieux où les individus ciblés peuvent aller prier, aux personnes auxquelles ils peuvent rendre visite, aux sites Internet qu’ils peuvent fréquenter et même aux produits en vente libre qu’ils ont le droit de consommer.

Gardes à vue et détentions provisoires prolongées

De plus en plus, les individus soupçonnés de terrorisme sont soumis à des périodes de garde à vue et de détention provisoire qui dépassent celles prescrites par les règles internationales. Dans certains cas, le détenu est initialement retenu au secret. Les normes internationales exigent un contrôle judiciaire « rapide » de la détention, généralement dans les 48 heures, car au-delà les risques de torture et de mauvais traitements augmentent.

On trouve des périodes de garde à vue et de détention provisoire excessives en Arabie saoudite, en Égypte, en Espagne, en France, en Malaisie, en Pologne, au Tchad et en Tunisie. Le Tchad autorise une garde à vue de 30 jours, renouvelable deux fois. La loi malaisienne de 2015 sur la Prévention du terrorisme autorise la détention provisoire jusqu’à un maximum de deux ans, qui peuvent être prolongés et sont renouvelables indéfiniment.

Tribunaux spéciaux et peine de mort

Une autre tendance grandissante est le jugement des personnes soupçonnées de terrorisme devant des tribunaux spéciaux ou dans le cadre de procédures spéciales qui ne respectent pas les normes internationales relatives à la garantie d’une procédure régulière. Ces tribunaux et procédures autorisent sans autre justification, peu ou prou, les procès à huis clos et limitent les droits des suspects à consulter un avocat, examiner les preuves pesant contre eux ou questionner les témoins pendant le procès.

Les tribunaux égyptiens ont jugé des centaines d’islamistes présumés lors de procès collectifs au cours desquels des avocats ont déclaré qu’ils s’étaient vus refuser le droit de présenter leur défense ou d’interroger des témoins.

En Arabie saoudite, en Égypte, aux Émirats arabes unis, aux États-Unis, au Pakistan et au Tchad, les procédures pour les infractions terroristes sont associées à la peine de mort. Depuis fin 2015, le Pakistan et l’Arabie saoudite ont chacun exécuté des dizaines de personnes condamnées pour terrorisme, y compris après des procès qui étaient très en deçà des normes internationales relatives à la garantie d’une procédure régulière. En 2015, le Tchad a exécuté 10 hommes en une seule journée après les avoir condamnés à huis clos. À Guantanamo, les États-Unis continuent de juger des détenus devant des commissions militaires qui ne respectent pas les normes internationales garantissant le droit à un procès équitable. Sur sept hommes actuellement accusés, six risquent la peine de mort.

« Lutter contre l’extrémisme violent »

La résolution 2178 du Conseil de sécurité des Nations Unies demande aussi aux États de « redoubler d’efforts » pour « lutter contre l’extrémisme violent » (« countering violent extremism », « CVE » en anglais) – ou, comme on le dit parfois, « prévenir la violence extrémiste » (« PVE ») – par des activités éducatives, sociales ou autres.

S’ils sont mis en œuvre avec discernement et dans le respect des droits humains, les efforts déployés pour dissuader les individus de rejoindre ou soutenir des groupes terroristes peuvent être un atout dans la lutte contre le terrorisme. Si la Résolution 2178 décrit la « prévention de la radicalisation » comme un « élément essentiel » de la lutte contre l’extrémisme violent, elle n’exige pas que le comportement « radical » d’un individu soit violent ou recèle une intention violente. Cette lacune fait resurgir le spectre d’une répression de la liberté d’expression et d’association pacifiques, y compris des libertés universitaires et religieuses.

En France, suite à l’attaque du 14-Juillet à Nice, des maires de villes de la Côte d’Azur ont utilisé l’argument de la lutte contre l’extrémisme violent pour justifier leur interdiction du « burkini », un maillot de bain inspiré de la « burqa », affirmant qu’il était un signe d’« affiliation au fondamentalisme religieux ». Un tribunal a annulé l’interdiction, en rejetant tout lien entre le vêtement et les menaces à la sécurité nationale, mais le débat continue de faire rage.

Au Royaume-Uni, le programme Prevent de lutte contre l’extrémisme violent existe depuis longtemps. Il a été critiqué pour son approche excessive, qui prévoit notamment la surveillance policière d’un quartier majoritairement musulman d’une ville britannique. En 2015, le Royaume-Uni a imposé aux écoles primaires, aux universités et aux fournisseurs de soins de santé de « prévenir » l’extrémisme violent. Plusieurs rapports ont révélé que des écoles et des universités émettaient des soupçons contre des activités parfaitement légales, créant ainsi un climat d’intimidation défavorable à l’expression des libertés académiques.

Aux États-Unis, certains programmes de lutte contre l’extrémisme violent exigent des travailleurs sociaux, enseignants, professionnels de santé mentale, personnalités religieuses et autres qu’ils rendent compte des agissements de jeunes qui, selon eux, pourraient se radicaliser, en fonction de critères tels que « la perception d’un sentiment d’injustice », « l’expression d’un désespoir ou d’une forme de futilité » et « l’identification à un groupe (race, nationalité, religion, ethnicité) ».

États d’urgence

Depuis la fin de l’année 2015, l’Égypte, l’Éthiopie, la France, le Mali, la Tunisie et la Turquie ont cité le terrorisme comme raison pour promulguer ou prolonger l’état d’urgence sur leur territoire. Certaines de ces mesures d’urgence augmentent considérablement les pouvoirs du gouvernement de fouiller, détenir et surveiller les individus, de fermer des établissements tels que des lieux de réunion et de culte et d’interdire les rassemblements publics ou la liberté d’expression.

Le droit international autorise les restrictions des droits et libertés fondamentaux en cas de crises graves comme celles qui menacent la vie d’une nation. Ces restrictions doivent toutefois être temporaires, non discriminatoires et de portée strictement limitée. Certains droits sont absolus, comme le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture et à des traitements inhumains ou dégradants, la légalité et l’égalité devant la loi ou la liberté de pensée, de conscience et de religion. De nombreuses mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence dans ces pays ont pourtant violé ces principes.

En octobre 2016, l’Éthiopie a annoncé la mise en place pour six mois d’un état d’urgence généralisé suite aux manifestations largement non violentes qui se sont déroulées dans la région d’Oromia au cours de l’année écoulée et qui ont été réprimées par le gouvernement, faisant au moins 500 morts. Le gouvernement a qualifié les manifestants de « terroristes » ou affirmé qu’ils travaillaient en lien avec des « groupes terroristes à l’étranger ». Au moment de la rédaction du présent rapport, le gouvernement indiquait que 1 600 personnes avaient été arrêtées pendant l’état d’urgence – sans compter des dizaines de milliers d’autres détenues dans des régions où les habitants ont, l’année dernière, manifesté contre les politiques gouvernementales. Human Rights Watch a reçu des informations non confirmées sur des assassinats illégaux, des arrestations collectives et des pillages de maisons et d’entreprises par les forces de sécurité.

L’accès des téléphones portables à Internet a été bloqué et l’Addis Standard, l’une des dernières publications indépendantes en Éthiopie, a interrompu la publication de son édition imprimée en raison des restrictions imposées par l’état d’urgence. L’Éthiopie a également continué à détenir des dizaines de dirigeants de l’opposition, des journalistes et des dissidents en application d’une loi antiterroriste de portée très large adoptée en 2009.

En réponse à la tentative de coup d’État ne juillet 2016, le président turc Recep Tayyip Erdogan a imposé l’état d’urgence en Turquie jusqu’en janvier 2017, afin d’écraser ce qu’il nomme l’ « Organisation terroriste fetullahiste » (« Fethullahist Terrorist Organization, FETO »), en référence aux partisans du dirigeant religieux Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis, et qu’il accuse d’avoir fomenté le putsch raté. Erdogan a utilisé ses pouvoirs d’urgence pour détenir plus de 40 000 personnes, et parmi eux des soldats, des policiers, des juges, des procureurs, des journalistes et des enseignants, soupçonnés d’être impliqués dans le coup d’État ou d’appartenir à FETO. Le gouvernement d’Erdogan a également utilisé les pouvoirs d’urgence pour réprimer les militants kurdes, les élus de l’opposition et les médias sous couvert de lutte contre le terrorisme.

Les pouvoirs d’urgence étendent également les gardes à vue policières des individus soupçonnés de terrorisme de 4 à 30 jours et permettent de refuser pendant 5 jours le droit aux détenus de consulter un avocat, supprimant ainsi une garantie importante contre la torture. Il n’est dès lors pas surprenant que des accusations de torture et de mauvais traitements infligés aux détenus soient apparues suite à la déclaration d’état d’urgence en Turquie.

En France, l’état d’urgence promulgué après les attentats de Paris en novembre 2015 a été renouvelé pour la cinquième fois le 15 décembre, jusqu’en juillet 2017. La loi autorise la police à perquisitionner des domiciles et autres locaux, à inspecter les bagages et les véhicules et à saisir les données des ordinateurs et téléphones portables sans l’autorisation préalable d’un juge. Il permet au ministre de l’Intérieur d’assigner des personnes à résidence en s’appuyant sur des accusations vagues, comme celle d’être « radicalisé », en l’absence là encore de toute autorisation judiciaire préalable. Human Rights Watch a enquêté sur plusieurs cas de perquisitions abusives ou discriminatoires et d’assignation à résidence de musulmans dans le cadre de l’état d’urgence.

Promulgué en 2015 après une série d’attaques d’extrémistes armés, l’état d’urgence en Tunisie a été utilisé pour disperser des manifestations apparemment pacifiques contre une loi qui proposait d’accorder l’impunité aux anciens membres du gouvernement accusés de corruption. Depuis novembre 2015, la loi a aussi permis d’assigner à résidence au moins 139 personnes, indéfiniment et sans inculpation, selon une enquête de Human Rights Watch. La police livre les ordonnances d’arrestation par voie orale plutôt que par écrit, ce qui rend plus difficile pour la personne concernée de contester son arrestation par la voie judiciaire.

L’Égypte a pour sa part cité le terrorisme comme l’une des raisons du maintien de l’état d’urgence dans le nord du Sinaï. Depuis 2014, cette mesure facilite les détentions arbitraires pratiquées par l’armée et par la police, tout comme des milliers d’expulsions collectives et de démolitions de maisons qui violent le droit international des droits humains.

***

Des lois ciblées ou des programmes de prévention peuvent être des outils décisifs pour faire face aux défis urgents et souvent transnationaux posés par les groupes armés extrémistes. Mais la récente vague de larges mesures antiterroristes à travers le monde suggère que de nombreux gouvernements ont retenu bien peu de leçons des effets destructeurs de la « guerre mondiale contre le terrorisme » lancée par les États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Si les pays sont désormais nombreux à faire référence aux droits humains dans leurs initiatives antiterroristes, les lois et les politiques qu’ils adoptent continuent d’encourager la surenchère. Dans de trop nombreux cas, ni le contrôle judiciaire des décisions, ni d’autres instruments qui permettraient de limiter les abus ne sont pris en compte.

Une étape clé permettrait d’inverser cette tendance : faire en sorte que les États membres de l’ONU demandent au Conseil de sécurité d’imposer une limite à la liste des actes pouvant être considérés comme « terroristes » et utilisés dans des outils comme la Résolution 2178. Cela permettrait de s’assurer que ces textes sont pleinement compatibles avec le droit international relatif aux droits humains, le droit des réfugiés et le droit international humanitaire (le droit de la guerre). Cette définition devrait par exemple exclure les actes qui ne comportent pas d’intention criminelle de causer la mort, d’infliger des blessures corporelles graves ou de procéder à des prises d’otages visant à créer un état de panique et à provoquer la réaction d’un gouvernement ou d’une tierce partie. Ces recommandations devraient aussi être adoptées par des instances régionales telles que l’Union européenne ou l’Union africaine.

Les gouvernements devraient, pour leur part, abroger ou réviser rapidement les mesures « CTE » qui sont trop larges ou trop vagues et, dans le cas où les menaces seraient extraordinaires et justifieraient la mise en place d’un état d’urgence, limiter la portée et la durée des pouvoirs d’urgence à ce qui est strictement nécessaire pour surmonter la crise. Ces gouvernements devraient par ailleurs appeler publiquement les autres pays à agir dans le même sens.

Les gouvernements veulent des réponses efficaces aux attaques, mais l’efficacité des réponses ne doit pas se faire au détriment des droits humains fondamentaux. Toute réponse abusive est non seulement illégale mais peut également se révéler contre-productive, en aliénant les populations locales à un moment où les gouvernements doivent justement chercher à unir leurs sociétés contre les menaces des extrémistes armés.