Le soulèvement en Syrie est devenu de plus en plus sanglant en 2012 à mesure que la répression des manifestations antigouvernementales par le régime prenait la forme d’un conflit armé s’enlisant chaque jour davantage. Les forces gouvernementales et les milices progouvernementales connues sous le nom de shabiha continuent de torturer les détenus et de se livrer à des exécutions extrajudiciaires dans les zones sous leur contrôle. Certaines forces de l’opposition ont également perpétré des exactions graves telles que des enlèvements, des actes de torture et des exécutions extrajudiciaires. Selon des sources de l’opposition, 34 346 civils avaient été tués dans le conflit au moment où ont été écrites ces lignes. L’extension et l’intensification des combats ont engendré une situation humanitaire désastreuse, des centaines de milliers de personnes étant déplacées à l’intérieur du pays ou ayant cherché refuge dans les pays voisins.
Violations lors d’opérations militaires de grande envergure
Les forces de sécurité ont mené plusieurs opérations militaires de grande envergure dans des villes du pays qui étaient le théâtre de troubles, donnant lieu à des massacres. En février, les forces gouvernementales ont tué des centaines de civils dans le quartier de Baba Amr à Homs, dans l’ouest de la Syrie, en lançant des bombardements aveugles et en recourant à des tireurs embusqués. Le gouvernement a utilisé une tactique similaire dans un certain nombre de villes à travers le pays. Les forces syriennes et les milices progouvernementales shabiha se sont également livrées à des exécutions sommaires et extrajudiciaires dans les gouvernorats d’Idlib, de Homs, d’Alep, et dans les faubourgs de la capitale, Damas, à la suite d’opérations terrestres menées pour reconquérir le terrain perdu face à l’opposition. Le 25 mai, au moins 108 habitants de Houla, près de Homs, ont aussi été tués, la plupart abattus à bout portant. Selon des survivants et des militants locaux, ce sont des hommes armés progouvernementaux qui sont responsables des exécutions commises. Fin août, des habitants des faubourgs deDaraya et Moadamiya à Damas ont également expliqué avoir découvert des centaines de cadavres dans le sillage des opérations terrestres menées dans ces endroits. Certaines des victimes semblaient avoir été exécutées par les forces gouvernementales.
En août, le gouvernement a commencé à utiliser plus largement sa puissance aérienne, tirant souvent aveuglément sur des zones fortement peuplées. Lors d’une attaque menée le 15 août, un avion de combat a largué deux bombes sur Azaz, dans le gouvernorat d’Alep, tuant plus de 40 civils, dont beaucoup de femmes et d’enfants. En août, les forces gouvernementales syriennes ont aussi largué des bombes et lancé des obus d’artillerie sur ou à proximité d’au moins 10 boulangeries de la province d’Alep, tuant et mutilant délibérément des dizaines de civils qui attendaient pour acheter du pain.
Arrestations arbitraires, disparitions forcées, torture et morts en détention
Les forces de sécurité ont soumis des dizaines de milliers de personnes à des arrestations arbitraires, des détentions illégales, des disparitions forcées, des mauvais traitements et des actes de torture en utilisant un vaste réseau de centres de détention à travers la Syrie. Bon nombre de détenus étaient des hommes jeunes âgés d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, mais des enfants, des femmes et des vieillards ont également été victimes de ces actes.
Parmi les personnes arrêtées figurent des manifestants et des militants pacifiques qui ont participé aux mouvements de protestation, les ont filmés ou ont diffusé des informations à ce sujet, ainsi que des journalistes, des prestataires d’aide humanitaire et des médecins. Dans certains cas, des militants ont signalé que les forces de sécurité avaient arrêté des membres de leurs familles, y compris des enfants, pour faire pression sur eux afin qu’ils se rendent.
Un nombre important de militants politiques sont toujours détenus au secret. Certains sont détenus depuis plus d’un an, tandis que d’autres ont été jugés pour avoir exercé leurs droits. Dans un cas survenu le 16 février, les services de renseignement de la force aérienne ont opéré une descente au Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (Syrian Center for Media and Freedom of Expression, SCM) et arrêté 16 personnes, dont sept femmes. En septembre, sept membres du personnel du SCM ont été inculpés et jugés coupables d’avoir publié des documents interdits dans l’intention de modifier les principes fondamentaux de la constitution. Cinq des hommes arrêtés—dont Mazen Darwish, le président du groupe—est toujours détenu au secret.
Selon des détenus libérés et des transfuges, les méthodes de torture utilisées sont notamment de longs passages à tabac, souvent avec des matraques et des câbles métalliques, l’obligation pour les détenus de demeurer dans des positions pénibles et douloureuses pendant des périodes prolongées, l’électrocution, l’agression et l’humiliation sexuelles, l’arrachage des ongles des mains et le simulacre d’exécution. Les interrogateurs et les gardes ont également infligé aux détenus diverses formes de traitement humiliant, les forçant par exemple à embrasser leurs chaussures et à déclarer que le Président Bachar el-Assad était leur dieu. Tous les détenus ont décrit des conditions carcérales effroyables, avec des cellules surpeuplées dans lesquelles les détenus ne pouvaient dormir qu’à tour de rôle.
Plusieurs ex-détenus ont déclaré avoir vu des personnes mourir sous la torture en détention. Selon des militants locaux, au moins 865 détenus sont morts en détention en 2012. Dans les cas de décès en détention examinés par Human Rights Watch, les corps portaient des marques non équivoques de torture telles que des hématomes, des coupures et des brûlures. Les autorités n’ont fourni aucune information aux familles au sujet des circonstances entourant les décès. Dans certains cas, comme condition pour se voir remettre le corps de leurs proches, les familles des détenus décédés ont été obligées de signer des déclarations signalant que des « bandes armées » avaient tué leurs proches et elles ont dû promettre qu’elles n’organiseraient pas de funérailles publiques.
Dans la vaste majorité des cas de détention, les membres des familles n’ont obtenu aucune information sur le sort des détenus et le lieu où ils se trouvaient.
Crise liée aux déplacements de population
L’Irak, la Jordanie, le Liban et la Turquie ont la plupart du temps ouvert leurs frontières à plus de 341 000 réfugiés provenant de la Syrie voisine. Cependant, en violation du droit des Syriens à demander l’asile, entre la mi-août et la fin août, l’Irak et la Turquie ont commencé à refuser à des dizaines de milliers de personnes l’accès à leurs territoires, soit en limitant le nombre quotidien de réfugiés et le profil des personnes autorisées à traverser la frontière, soit en fermant totalement les postes-frontières et en ne laissant entrer sporadiquement qu’un nombre limité de personnes. Les Syriens abandonnés à leur sort vivaient dans de piètres conditions et étaient exposés aux attaques aériennes et à l’artillerie des forces gouvernementales. Les quatre pays ont tous refusé d’accorder un statut juridique aux Syriens, et à partir du mois d’août, la Jordanie et le gouvernement central irakien ont forcé tous les nouveaux arrivants à vivre dans des camps fermés.
Le Liban a expulsé 14 Syriens en août, dont quatre ont déclaré craindre d’être persécutés lors de leur retour dans leur pays.
Les réfugiés sont également visés par des attaques des forces gouvernementales syriennes alors qu’ils tentent de fuir le pays. Certains réfugiés ont décrit des incidents survenus fin mai et en juin au cours desquels l’armée syrienne a ouvert le feu au hasard et sans avertissement sur les civils qui cherchaient à rejoindre la Jordanie.
Utilisation illégale d’armes et de boucliers humains
Selon des témoins et des démineurs syriens, les forces syriennes ont posé des mines terrestres—entre autres des mines antipersonnel et antichars d’origine soviétique ou russe—près des frontières avec le Liban et la Turquie, occasionnant des victimes civiles.
Depuis juillet, et plus encore depuis le mois d’octobre, les forces armées syriennes utilisent des bombes à sous-munitions—des armes qui, par leur nature, sont considérées comme frappant sans discrimination lorsqu’elles sont utilisées dans des zones peuplées. Entre le 9 octobre et le moment où ont été rédigées ces lignes, Human Rights Watch a recueilli des informations sur 35 sites frappés par des bombes à sous-munitions à travers le territoire syrien dans les gouvernorats d’Alep, Idlib, Deir al-Zor, Homs, Lattaquié et Damas.
Les forces gouvernementales syriennes ont également mis en danger des habitants en les forçant à marcher devant l’armée lors d’opérations d’arrestation, de mouvements de troupes et d’attaques sur des villes et villages. Des témoins des villes d’al-Janoudyah, Kafr Nabl, Kafr Rouma et Ayn Larouz, dans le gouvernorat d’Idlib, ont déclaré avoir vu l’armée et la milice shabiha forcer des gens à marcher devant elles lors de l’offensive de mars menée pour reprendre le contrôle des zones tombées aux mains de l’opposition.
Violences sexuelles
Les forces gouvernementales syriennes ont recouru à la violence sexuelle pour torturer des hommes, des femmes et des garçons détenus dans le cadre du conflit actuel. Des témoins et des victimes ont également déclaré que des soldats et des membres des milices armées progouvernementales avaient abusé sexuellement de femmes et de filles qui n’avaient pas plus de 12 ans lors d’incursions dans les maisons et au cours d’opérations de ratissage de l’armée dans des zones d’habitation.
Droits de l’enfant
Des responsables de l’armée syrienne et des agents des forces de sécurité ont maintenu des enfants en détention dans des conditions inhumaines et les ont torturés en toute impunité au cours de l’année écoulée. Les forces gouvernementales ont également tiré sur des enfants à leur domicile et dans la rue. Tant les forces gouvernementales que de l’opposition ont utilisé des écoles comme centres de détention ou comme casernes, les transformant en cibles militaires. Les forces gouvernementales s’en sont aussi servies comme postes pour tireurs embusqués et ont arrêté et battu des enfants et des enseignants dans les écoles.
Exactions de l’opposition armée
Des groupes de l’opposition armée ont commis des violations graves des droits humains, entre autres des enlèvements, des détentions arbitraires, des mauvais traitements et des actes de torture, et ils ont procédé à des exécutions extrajudiciaires ou sommaires de membres des forces de sécurité, de partisans du gouvernement et de personnes identifiées comme étant shabiha.
Dans un cas, deux combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) du bataillon Ansar Mohammed de Lattaquié ont confié que leur bataillon avait exécuté quatre personnes après avoir fait irruption dans un poste de police de Haffa en juin—deux sur le champ et les deux autres après un procès. En août, six personnes détenues dans deux centres de détention administrés par l’opposition ont déclaré que des combattants de l’opposition armée et des responsables des centres de détention les avaient torturées et maltraitées.
Principaux acteurs et développements internationaux
La communauté internationale demeure profondément divisée à propos de la Syrie. Le 4 février, le Conseil de sécurité des Nations Unies a examiné une résolution qui condamnait la violence en Syrie et appelait à une transition politique. Cette résolution était la deuxième des trois résolutions du Conseil de sécurité à faire l’objet d’un veto de la Russie et de la Chine en 2011-2012.
En décembre 2011, la Syrie a accepté un plan proposé par la Ligue des États arabes (LEA) prévoyant de mettre fin à la violence contre les manifestants pacifiques, de libérer les détenus et de retirer les éléments armés des villes et zones d’habitation. La LEA a envoyé des observateurs le 26 décembre, mais a suspendu la mission d’observation le 28 janvier en raison de la détérioration des conditions de sécurité.
Le 23 février, le secrétaire général de l’ONU a nommé Kofi Annan à la fonction d’envoyé spécial conjoint de l’ONU et de la LEA pour la Syrie. À la mi-mars, Annan a proposé un plan de paix en six points visant à instaurer un cessez-le-feu et à ouvrir un dialogue politique. Au cours des semaines qui ont suivi, Annan a négocié le plan de paix avec le gouvernement syrien et annoncé le 4 avril que le Président Assad avait donné la garantie qu’il allait « immédiatement » commencer à retirer ses forces et qu’il aurait procédé à un retrait militaire complet des zones urbaines pour le 10 avril. Le 21 avril, le Conseil de sécurité a mis sur pied une mission de supervision de l’ONU en Syrie (MISNUS)—comptant 300 observateurs—chargée de contrôler la cessation de la violence et l’application du plan Annan.
Sur fond de violations du cessez-le-feu par les forces gouvernementales et de l’opposition, le 16 juin, les activités de supervision des observateurs ont été suspendues en raison de l’escalade de la violence et de la réticence des deux parties à s’engager sur la voie d’une transition pacifique.
Le 17 juillet, le Conseil de sécurité a alors procédé au vote d’une résolution qui aurait menacé le gouvernement de sanctions non militaires pour non-respect du plan en six points, mais la Chine et la Russie ont de nouveau opposé leur veto. En août, Annan a annoncé sa démission en tant qu’envoyé spécial et la mission de supervision s’est retirée. En septembre, le diplomate algérien et vétéran de l’ONU Lakhdar Brahimi a pris la relève d’Annan en tant qu’envoyé spécial.
En dépit de la situation d’impasse au Conseil de sécurité, l’Assemblée générale et le Conseil des droits de l’homme (CDH) ont pour leur part adopté un certain nombre de résolutions fermes sur la Syrie, chaque fois à une écrasante majorité. Le CDH a prolongé—jusqu’en mars 2013—et renforcé le mandat de la commission d’enquête internationale chargée d’enquêter sur les violations et, si possible, d’identifier les responsables. Certains États membres ainsi que Navi Pillay, la Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, ont également lancé des appels répétés pour que le Conseil de sécurité de l’ONU défère la situation en Syrie à la Cour pénale internationale (CPI).
Des efforts ont aussi été déployés en dehors de l’ONU pour obtenir une résolution négociée du conflit et accroître la pression sur le gouvernement syrien, notamment avec la mise sur pied d’un groupe de contact, les « Amis de la Syrie », en février. En juin, Annan et plusieurs ministres des Affaires étrangères, dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, se sont réunis pour discuter des moyens de mettre un terme à la violence et d’amorcer un processus politique débouchant sur une transition. En novembre, Brahimi a encouragé le Conseil de sécurité à faire de l’accord de Genève une résolution du Conseil de sécurité.
En novembre, des factions de l’opposition syrienne ont par ailleurs créé un nouveau groupement les chapeautant : la Coalition nationale des forces syriennes révolutionnaires et d’opposition. Au moment de la rédaction du présent rapport, le Conseil de coopération du Golfe et la France avaient reconnu la coalition comme représentante légitime du peuple syrien.
En 2012, le Canada, l’Union européenne, la Suisse, la Turquie et les États-Unis ont mis en œuvre des sanctions à l’encontre d’individus et d’entités impliqués dans des violations des droits humains, notamment de hauts responsables syriens ainsi que la Banque centrale syrienne. Les importations de pétrole syrien et les ventes d’armes à ce pays ont également été interdites. Dix-neuf États membres de la LEA se sont engagés à appliquer des sanctions, mais on ignore dans quelle mesure ces sanctions ont effectivement été mises en œuvre, et la LEA elle-même n’a instauré aucun véritable mécanisme de supervision des sanctions.
Les gouvernements chinois, iranien et russe ont continué d’appuyer le gouvernement syrien, soit sur le plan diplomatique, soit sur le plan financier et militaire. Selon des militants de l’opposition syrienne et des informations provenant des médias, les groupes de l’opposition armée en Syrie ont également reçu un soutien financier et militaire du Qatar, de l’Arabie saoudite et de la Turquie. La France, le Royaume-Uni et les États-Unis ont aussi promis une aide « non létale » à des groupes de l’opposition.