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Protection des civils et le problème des groupes armés au Moyen-Orient

À la recherche de voix locales influentes

Par Joe Stork, Directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord

Le Moyen-Orient est confronté depuis des années à des violences politiques et à des conflits armés dans lesquels aussi bien les gouvernements que les groupes armés ont fait preuve d'un mépris pernicieux pour la vie des civils. En agissant comme tel lors d'un conflit armé, ils violent le principe fondamental du droit international humanitaire : l'immunité civile, qui exige d'un parti en guerre qu'il fasse la distinction entre la population civile et les cibles militaires et qu'il dirige ses attaques contre des cibles militaires uniquement. En dehors des conflits armés, de telles attaques contre les civils peuvent être considérées comme un crime contre l'humanité.

Nombre des groupes armés au Moyen-Orient qui ont bafoué ce principe fondamental en tuant délibérément ou sans distinction des civils disent soutenir une cause islamique et certains justifient leur décision de prendre les armes en des termes islamiques. D'aucuns évoquent des motifs politiques voire parfois religieux pour justifier cette exception au principe de l'immunité civile.

Il serait sévère d'amplifier l'impact du conflit israélo-palestinien sur l'évolution du point de vue de la population à propos des violences politiques et des conflits armés dans la région, y compris les attitudes par rapport à la protection des civils. Et en raison en grande partie de la dimension éminemment internationale du conflit, les défenseurs des droits humains ainsi que les gouvernements et les groupes confrontés à des critiques portant sur les droits humains ont examiné de près la position des acteurs extérieurs, notamment celle des États-Unis, afin d'identifier un manque de partialité et d'objectivité lors de la surveillance et de la dénonciation de violations du droit international. 

Dans ce contexte, quelles sont les chances d'identifier des voix écoutées dans les pays majoritairement musulmans du Moyen-Orient qui pourraient faire avancer la protection des civils en débattant ouvertement de ces questions de manière à démontrer que l'éthique de l'Islam tout comme le droit international humanitaire interdisent de cibler des personnes qui ne participent pas aux hostilités armées ?

Protection des civils dans le cadre des lois relatives aux droits humains et du droit humanitaire

Le Droit international humanitaire (DIH), également appelé droit de la guerre, ne juge pas de la légalité ni de la légitimité de la décision de prendre les armes. Il se concentre plutôt sur les méthodes et les moyens adoptés par les opérations militaires et le traitement des non combattants (civils, prisonniers de guerre, combattants blessés, etc.). Principe essentiel, le DIH s'applique à tous les partis impliqués dans un conflit armé, soit à la fois aux États et aux groupes armés non étatiques.  Si le droit de la guerre ne s'appliquait qu'à une seule partie du conflit armé comme l'agresseur militaire, ou qu'aux états reconnus, son application n'aurait aucun sens. De la même manière, des violations perpétrées par les forces d'un camp n'autorisent ni ne justifient les violations perpétrées par leurs opposants.

Le principe de l'immunité civile interdit les attaques contre les civils ainsi que les attaques qui font du tort aux populations civiles sans distinction, en d'autres termes, lorsque la partie qui lance l'assaut ne fait pas ou ne peut pas faire de distinction entre les objectifs militaires et les civils. Les États et les groupes armés non étatiques qui perpètrent de telles attaques enfreignent le DIH.  Les crimes de guerre sont des violations graves du DIH orchestrées dans un but criminel, c'est-à-dire de manière délibérée ou insouciante, par des individus.  Les crimes contre l'humanité sont des actes criminels graves perpétrés en temps de paix ou de conflit armé dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile spécifique. Au Moyen-Orient, le mépris pour l'immunité civile est à l'origine de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité perpétrés par des membres aussi bien des forces armées nationales que des groupes armés de l'opposition.

Attitudes face aux attaques contre les civils

Pour certains gouvernements du Moyen-Orient, la conquête du pouvoir a été extrêmement violente. Les guerres d'indépendance, comme celle menée en Algérie dans les années 1950, ont à leur tour contribué à la formation de mouvements de guérilla qui se sont développés au Moyen-Orient, notamment parmi les Palestiniens.[1] Avec un tel héritage, les partis fondamentalement laïques ont peu à peu pris l'habitude de mener des assauts effrénés contre leurs adversaires et leurs populations dans différents conflits. Quand, dans les années 1980 et 1990, ont émergé de nouveaux mouvements politiques se réclamant de l'Islam, les groupes armés qu'ils ont engendrés, en Égypte et en Algérie par exemple, ont rapidement adopté des tactiques sans limites similaires dans le cadre de leur lutte armée, qui était initialement dirigée à l'encontre des appareils de sécurité souvent brutaux des États auxquels ils s'opposaient, mais qui s'est vite réorientée contre des cibles civiles plus « dociles ». Bien que ces groupes évoquent à différents degrés un discours qu'ils prétendent fondé sur une doctrine religieuse, les violences qu'ils perpètrent contre les civils et les autres populations non combattantes reprennent et étendent les pratiques illégales et meurtrières des acteurs laïcs.

Depuis que les groupes islamistes palestiniens du Hamas et du Jihad islamique ont commencé à perpétrer des attaques suicides contre les civils israéliens en 1995-96, la population et les activistes des droits humains au Moyen-Orient se sont peu exprimés sur cette question jusqu'à récemment. Ce mutisme témoigne d'un point de vue répandu au Moyen-Orient qui considère ces violences comme inévitables voire légitimes face à l'occupation illégale israélienne qui bénéficie quant à elle d'une tolérance si ce n'est d'un soutien au niveau international.[2]Bien sûr, les défenseurs des droits humains n'ont pas approuvé les attaques suicides contre les civils, mais ils ne les ont pas non plus critiquées, soit parce qu'ils partagent le sentiment global d'approbation des leaders d'opinion dans ces pays, soit parce qu'ils ne se sentent pas suffisamment en sécurité pour oser défier ce point de vue.

À la fin des années 1990, une brochure de l'Institut de recherche sur les droits humains du Caire évoque ce débat dans un article intitulé « The Operations of Hamas from a Human Rights Perspective » (Les agissements du Hamas du point de vue des droits humains).[3] En préambule, le directeur de l'institut Bahey el-Din Hassan fait remarquer que les attaques du Hamas ont attisé bien des controverses dans les cercles de discussion égyptiens sur les droits humains et « notamment au sein du mouvement de défense des droits humains en Palestine ». Tandis qu'un certain nombre de participants ont critiqué ces attaques à la bombe, seuls les commentaires de l'analyste politique Mohammed al-Sayed Sa`id témoigne d'une certaine conscience du droit international humanitaire et du principe fondamental du respect de l'immunité civile. L'un des quelques activistes des droits humains participant au débat a indiqué qu'en raison de l'occupation illégale d'Israël, « le "civil israélien" n'existe plus ». L'analyste politique Usama al-Ghazali Harb a été très critique envers les attaques du Hamas, mais d'un point de vue strictement instrumental : sur le fait que ces attaques bafouent les droits humains, il a déclaré « cela ne m'intéresse pas... Ces actes ont-ils fait avancer les intérêts [palestiniens] ? ». Parce que ce n'est pas le cas, « je crois, sans parler de la question des droits humains, qu'il s'agit d'actes condamnables ».

Fin 2000, après l'échec de vaines négociations israélo-palestiniennes et le début de l'intifada d'Al Aqsa, le Hamas et le Jihad islamique ont lancé des attaques suicides contre les civils israéliens en janvier  2001, rejoints par la brigade des martyrs d'Al Aqsa affiliée au Fatah fin 2001.[4]Le nombre d'attaques et de victimes a connu un sommet en 2002, mais les attaques et les décès de civils se sont poursuivis jusque début 2007.

Les premières critiques publiques émanant de Palestiniens à l'encontre de ces attaques suicides ont été formulées fin 2001. Leurs détracteurs ont avancé que ces actes étaient inefficaces et contre-productifs. Lors d'une intervention publique, les professeurs à l'Université de Bir Zeit Rema Hammami et Musa Budeiri ont souligné que les attaques à la bombe devaient être « isolées de la lecture stratégique de la réaction et de la compréhension de la société israélienne envers la révolte et la résistance palestinienne en général. »[5] Ces critiques se sont considérablement exacerbées lorsque le premier Ministre israélien Ariel Sharon a ordonné aux forces de défense israélienne (FDI) de réoccuper la Cisjordanie suite à une attaque suicide du Hamas lors des fêtes de Pâque à Netanya qui avait fait 29 victimes israéliennes. Le 19 juin 2002 et les jours suivants, le quotidien Al-Quds a ouvert une pétition sur une pleine page initialement signée par 55 universitaires, écrivains et personnalités pour appeler les groupes armés à cesser « les opérations militaires ciblant les civils israéliens », car elles creusent la haine entre Palestiniens et Israéliens tout en renforçant « les ennemis de la paix en Israël » et en « entraînant la région vers une guerre existentielle » entre Israéliens et Palestiniens.[6]

Parmi les signataires de la pétition ont figuré les activistes des droits humains Iyad al-Sarraj et Khader Shrikat, tandis que les groupes de défense des droits humains arabes et palestiniens sont majoritairement restés silencieux, reflétant toute l'étendue de la division entre leurs membres sur cette question. Dans ce cas, les personnes ont eu tendance à confondre la question de la résistance armée envers des cibles militaires légitimes avec celle des attaques contre les civils israéliens, mais aussi la frustration à l'encontre du manque de condamnation des dirigeants israéliens par les soutiens internationaux d'Israël face aux nombreux assassinats de civils palestiniens perpétrés en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza par les militaires israéliens. Ce silence peut également refléter le malaise au sein des activistes des droits humains à propos de leur soutien, parfois modeste, au sein de la société et parmi les élites politiques ainsi que leurs doutes au moment de tester ce soutien avec une prise de position publique qui leur attirerait sûrement des critiques publiques de certains groupes armés et de leurs partisans. L'activiste des droits palestiniens Fateh Azzam, lors de l'examen du rapport du premier groupe de défense des droits humains palestiniens, Al-Haq, a souligné en 2004 « une grande lacune » dans son « bilan honorable en matière de droits humains » : «  l'absence d'une prise de position publique claire sur le problème des attaques armées à l'encontre de cibles civiles sur le territoire israélien durant les trois premières années de l'actuelle intifada. »[7]

L'organisation Human Rights Watch a été confrontée à une vague de condamnations de la part de certains activistes des droits humains de la région lorsqu'elle a publié un rapport d'enquête très critique sur les attaques suicides palestiniennes à l'encontre des civils israéliens en novembre 2002. Mais certains indices ont démontré une modération de cette hostilité initiale par la suite. Ziad Abu Amr, le législateur indépendant palestinien basé à Gaza (qui fut brièvement Ministre des affaires étrangères dans un gouvernement d'unité de l'Autorité palestinienne) a lui indiqué que ce rapport « avait aidé à définir le débat public en permettant aux gens de se montrer critiques à propos de ces attaques », même si, de son point de vue, les groupes qui perpètrent ces attaques restent « aux prises de leurs propres positions et rhétorique passées ».[8] Les journalistes palestiniens basés en Cisjordanie étaient tous d'accord pour dire que ce rapport « avait contribué à soulever des questions sur les attaques [suicides]. »[9]

Les groupes de défense des droits humains arabes, de leur côté, ont progressé sur cette question également, de manière collective au début. La « Déclaration de Rabat » issue d'une réunion des ONG de la société civile arabe en décembre 2004 critiquait « le silence voire l'approbation par la majorité des gouvernements arabes d'un discours religieux et de fatwa légitimant le terrorisme perpétré par des juristes [islamiques], dont certains travaillent pour des institutions religieuses dépendant de l'État ». La déclaration dénonçait également les « groupes terroristes en Irak » qui « bombardent les institutions civiles, enlèvent et assassinent des officiers de police ainsi que des civils Irakiens et non-Irakiens ». Plus important, concernant le conflit israélo-palestinien, « la conférence condamne la prise pour cible et le terrorisme à l'encontre des civils des deux côtés ».[10] En 2006, plusieurs organisations de défense des droits humains dans la région ont fait des déclarations publiques critiques envers les attaques armées perpétrées contre les civils israéliens par des groupes armés palestiniens et libanais. En juillet, Al-Haq a lancé un appel public en direction des groupes armés qui « ne peuvent pas évoquer la réciprocité comme une justification légale » des violations du droit humanitaire.[11]

Ces dernières années, avec mes collègues de Human Rights Watch, nous avons rencontré des activistes de la société civile, des éditeurs et des leaders religieux dans de nombreux pays arabes afin de discuter des sérieuses transgressions des droits humains et des graves violations du droit humain que constituent les attaques perpétrées à l'encontre de civils.[12]Par le biais de ce que nous avons appelé l'Initiative de protection des civils, Human Rights Watch a cherché à s'engager avec les activistes et les leaders d'opinion de la région sur la question des attaques ciblant les civils afin de les encourager à critiquer publiquement ces attaques lorsqu'elles étaient perpétrées, même lorsque leurs instigateurs défendaient une cause très populaire, comme la fin de l'occupation militaire israélienne en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Nos précédentes investigations et nos précédents rapports sur ces violences dans les Territoires palestiniens occupés, en Irak et en Égypte, laissent entendre qu'il est primordial que les activistes des droits humains locaux et leurs sympathisants s'engagent plus sur ces questions si l'on veut que les instigateurs cessent ces attaques.[13] Les points de vue de nos interlocuteurs nous dressent un portrait complexe de l'opinion des élites à propos de la protection des civils.

Premièrement, pratiquement tous les interlocuteurs insistent sur le besoin de prendre en compte le contexte de l'occupation militaire en ce qui concerne les assassinats en Israël et en Irak. Pour certains, ce contexte explique tout : les violences cesseront avec la fin de l'occupation. « Stoppez l'injustice qui me fait tolérer [les attaques contre les civils israéliens] » selon la formule d'un ancien haut-responsable jordanien. « Nous luttons contre une occupation qui viole tous les jours le droit [international humanitaire] », a déclaré un leader cisjordanien de l'aile réformiste du Fatah. Mais le droit international humanitaire oblige tous les partis d'un conflit armé à respecter l'immunité civile, y compris lors d'une occupation militaire.[14]

Deuxièmement, pratiquement tous les interlocuteurs se sont efforcés de faire la distinction entre les attaques de civils en Irak, qu'ils condamnent, et les attaques perpétrées par des Palestiniens contre des civils israéliens. « Nous dénonçons clairement les attaques en Irak, aucun d'entre nous ne les justifie », a indiqué un avocat islamiste et activiste des droits humains basé à Dubaï, « mais la Palestine reste un cas à part ». Le fait que le conflit israëlo-palestinien soit « unique » est sans doute le refrain que nous avons le plus entendu lors de ces discussions : pour les personnes qui sont d'accord avec le principe de base de l'immunité civile lors des attaques, la Palestine est l'exception qui suit invariablement. Sur ce point, on ne remarque aucune différence tangible entre les islamistes ou les leaders islamiques d'un côté et les laïcs et les partisans de gauche de l'autre. Cette exception palestinienne prend plusieurs formes. On dit souvent que la société israélienne est si militarisée « qu'il n'y a plus de civils là-bas ». On avance aussi les disparités au niveau des armes entre Ies groupes armés israéliens et palestiniens qui les contraignent à recourir à d'autres moyens. Aucune de ces raisons ne peut justifier la prise pour cible des civils.[15]

Sans grande surprise peut-être, ce sont les Palestiniens eux-mêmes qui ont le plus facilement critiqué les attaques palestiniennes perpétrées à l'encontre de civils israéliens. Il semble que les journalistes et les écrivains de Cisjordanie acceptent sans difficultés de condamner en toutes circonstances la prise pour cible des civils. Ils étaient tous enclins à participer à une campagne de service public en faveur d'une prise de conscience de ce principe humanitaire, son histoire et ce qu'il implique dans le contexte palestinien, même si, comme on peut le comprendre, ils n'ont pas proposé d'être à l'origine de cette initiative. Certains ont évoqué une « culture de la peur » de s'attirer les foudres des groupes armés et de leurs partisans.

Cette vulnérabilité est encore plus forte dans les pays voisins où la solidarité avec les Palestiniens fait office de doctrine, notamment en Égypte et en Jordanie. Un activiste politique égyptien sympathisant islamiste et à l'écoute des préoccupations autour des droits humains a déclaré qu'il condamnait les attaques palestiniennes contre les civils, avant d'ajouter : « Je ne peux pas convaincre les autres intellectuels de me rejoindre, et encore moins l'opinion publique . Nous avons besoin d'une solution globale. Dans notre environnement, moi ou d'autres pouvons facilement nous retrouver isolés et être considérés comme des traites ou des espions. C'est aux instances supérieures de dénoncer les infractions. »[16]

Selon le point de vue de nombreuses personnes avec lesquelles je me suis entretenu, les groupes de défense des droits humains en Occident traitent également les faits avec deux poids deux mesures. Elles avancent que Human Rights Watch critique certes  les violations israéliennes mais, selon elles, les termes utilisés semblent plus stricts lorsque la fondation évoque les violations palestiniennes. « Nous n'avons pas l'impression que les organisations internationales de défense des droits humains traitent équitablement le conflit dans notre région », a affirmé un activiste égyptien.[17]

Autre défi très complexe posé aux encouragements des critiques publiques des attaques palestiniennes contre les civils israéliens, beaucoup d'interlocuteurs ont dénoncé l'impunité israélienne face à des violations bien plus importantes (et, de leur point de vue, bien plus étendues) du droit international humanitaire et l'absence de condamnation d'Israël, ou des États-Unis dans le cas de l'Irak, par ces États qui se disent en faveur des droits humains. « Montrez-moi que le droit international humanitaire compte », telle était leur conclusion. Selon les termes d'un porte-parole du Hamas en Cisjordanie, « nous respecterons [le DIH] si nous avons la garantie » qu'Israël s'y pliera aussi. Aujourd'hui, a-t-il ajouté, Israël ne laisse pas beaucoup d'options aux Palestiniens.[18]

Toute l'attention internationale s'est portée ces derniers temps sur le rapport sur la mission d'enquête menée par les Nations Unies sur le conflit de Gaza (« le rapport Goldstone »), dont les conclusions dénoncent des violations importantes du droit de la guerre par les groupes armés israéliens et palestiniens et appellent à les porter devant des tribunaux internationaux s'ils ne mettent pas en place des investigations locales crédibles. Ce rapport souligne pour la première fois l'importance de la responsabilité en matière de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Reste à savoir si la communauté internationale saisira ou non cette opportunité, et de quelle manière, afin de promouvoir le respect des principes du droit international humanitaire en répondant à la question cruciale de la responsabilité. Comme nous l'évoquons ci-dessous, le droit de la guerre interdit formellement de cibler des civils, que ce droit soit respecté ou non par l'adversaire.[19]

Les organisations humanitaires de la région ont avancé un autre argument sur leur silence à propos de cette question. Elles ont souligné les transgressions commises par leurs propres gouvernements qui sont tous prêts à saisir toute opportunité de discréditer ces groupes. Ces gouvernements et leurs alliés dominent les média. Si, par exemple, la Ligue tunisienne de défense des droits humains condamnait les groupes armés palestiniens pour les attaques perpétrées contre des civils israéliens, les média contrôlés par le gouvernement tunisien considèreraient leur action comme une preuve de leur « sionisme » ou tout du moins comme une attitude pro-occidentale et une trahison envers la cause palestinienne. Si les média tunisiens étaient libres, un groupe comme la Ligue pourrait se défendre, mais ce n'est pas le cas. Dans cette situation, ces organisations protègent leur crédibilité et suivent attentivement leur capital politique afin de pouvoir continuer à surveiller les transgressions de leurs propres gouvernements. Elles trouvent aussi trop risqué de faire des déclarations critiques envers le Hamas ou d'autres groupes palestiniens.

Nous avons également discuté avec les groupes qui perpètrent ces violations au cours de nos réunions. Les membres des groupes qui mènent des attaques contre les civils israéliens connaissent les principes fondamentaux du DIH et prétendent le respecter. Quelquefois, ils avouent qu'il est inévitable de faire des victimes civiles et utilisent des termes pas si éloignés de la notion de « dommage collatéral » du DIH. Mais en réalité, ces groupes enfreignent gravement ces principes, notamment en ce qui concerne la non réciprocité, le fait que les violations perpétrées par une partie n'autorisent pas ni ne justifient les violations perpétrées par l'autre partie. Les groupes connaissent l'interdiction des attaques sans distinction ou de celles qui ciblent des civils, mais ils indiquent clairement qu'ils épargneront les civils uniquement si leur adversaire, Israël, en fait de même. « Il est tout à fait inacceptable de cibler des civils », nous a dit un leader du Hezbollah début juillet 2006. Mais au cours de la même conversation, ce porte-parole a reconnu que le Hezbollah perpétrait ce genre d'attaques en représailles aux attaques israéliennes qui tuaient des civils libanais. « Comment peut-on riposter aux attaques des Israéliens contre notre population civile ? Il faut [les] punir », a-t-il souligné.[20] À propos de l'Irak par contre, il a été sans équivoque : « Pour nous, la résistance là-bas cible les occupants militaires uniquement », a-t-il déclaré. « Ceux qui ciblent des civils sont des terroristes. » Une semaine après cet entretien éclatait la guerre au Liban au cours de laquelle le Hezbollah et Israël ont systématiquement perpétré des attaques sans distinction qui ont blessé et tué des civils des deux côtés.

Certains leaders du Hamas ont été plus catégoriques en certifiant qu'il était permis de cibler les civils de l'adversaire en représailles. Selon le DIH, des représailles belligérantes constituent un acte habituellement illégal autorisé dans des circonstances exceptionnelles dans le cas d'une mesure coercitive à l'encontre d'actes illégaux perpétrés par un adversaire. Les représailles contre les civils sont largement voire universellement condamnées par les États. Dans l'application normale du DIH, les représailles ne sont jamais autorisées dans les conflits armés non-internationaux, ceux qui ne sont pas entre États.[21]

« Il ne s'agit pas de cibler les civils », a indiqué Ismail Abu Shanab à Human Rights Watch. « Il s'agit de dire : si vous attaquez les miens, j'attaquerai les vôtres. » Abu Shanab poursuit : « Si vous nous demandez de respecter [le DIH], aucun problème. Les enseignements islamiques respectent les Conventions de Genève. Elles sont acceptées. Mais si en face, ils les enfreignent, on ne peut pas nous obliger à les respecter, sauf si nous trouvons un terrain d'entente. »[22] À Beyrouth, Human Rights Watch a également discuté avec Usama Hamdan, le représentant du Hamas au Liban. Ses commentaires ont démontré que la politique de représailles allait de paire avec une tendance à ignorer les distinctions opérationnelles entre les civils et les combattants dans le cas d'Israël : « Israël est un État démocratique et la pression populaire sur cette question pourrait faire évoluer sa politique, mais ces civils soutiennent les attaques des FDI contre nos civils ».[23]En plus de justifier les attaques contre les civils, absolument interdites par le droit international humanitaire, il s'agit d'une punition collective qui constitue aussi une grave violation du droit de la guerre.

Mythes et réalités sur les motivations islamistes

Peu de ceux que nous avons rencontrés pour discuter de ces sujets, y compris les islamistes et les intellectuels islamiques ou les représentants des groupes islamistes responsables d'attaques à l'encontre de civils, ont laissé entendre que la loi islamique différait nettement du droit international humanitaire à propos de l'interdiction des attaques ciblant les civils. Le commentaire d'un leader de la Confrérie musulmane égyptienne reflète bien leur façon de penser. « Un crime n'en justifie pas un autre », a-t-il indiqué. « Les musulmans s'écartent de l'Islam, y compris de ses règles en matière de guerre. »[24]

Il ne s'agit pas de dire que la religion, l'histoire religieuse et les symboles religieux ne jouent aucun rôle dans les attitudes de mépris par rapport aux principes humanitaires. La doctrine religieuse est souvent invoquée lors du recrutement de combattants (ou de « martyrs ») et lors de leur enrôlement pour des attaques contre des civils. Mais nos interlocuteurs, même les activistes islamistes et les chefs religieux, n'ont pas vraiment essayé de justifier les violations du principe de l'immunité civile lors des attaques au titre que ces attaques sont autorisées, ou plutôt pas interdites, par la loi islamique. Lors d'une enquête sur les tirs de missiles du Hezbollah dans des zones civiles en  Israël, Human Rights Watch n'a rencontré aucun leader du Hezbollah qui a invoqué des justifications religieuses pour légitimer ces attaques.[25]Mais dans le même temps, dans un contexte de regain islamiste, il est important d'avoir l'aval de l'autorité islamique. Ainsi, Khalid Mishal, à la tête du bureau politique du Hamas, a-t-il déclaré que « les opérations martyres [sont] une parmi les nombreuses formes de résistance, en effet, il s'agit de la forme de résistance la plus élevée et la plus noble, mais aussi l'une des plus efficaces. La plupart des intellectuels dans nos nations islamiques ont déclaré qu'elle était permise et, en effet, l'une des meilleures formes de jihad et de résistance ».[26] D'après les messages que les auteurs d'attentat-suicide laissent généralement sur vidéo et d'autres déclarations, il semblerait que cette légitimation islamique soit un facteur déterminant au niveau du recrutement et de la motivation.

Le rôle de la doctrine islamique et de l'idéologie islamiste est bien plus marqué dans l'autre grande catégorie de mouvements qui a pris les armes et a perpétré des violences à l'encontre de la population et des agents de l'État, notamment au sein des mouvements politiques qui veulent renverser ou radicalement changer un gouvernement en place qui clame lui-même sa légitimité islamique. Les mouvements du Gama`a Islamiyya et du Jihad islamique en Égypte dans les années 1980 et 1990 influencés par les écrits de Sayyid Qutb, ainsi que le mouvement jihadiste salafiyya en Arabie Saoudite dirigé par des vétérans de la campagne anti-soviétique des années 1980 en Afghanistan en sont des exemples.[27]

Ces insurrections soulèvent de sérieux problèmes de légitimité : les régimes musulmans, comme les autres, ne voient pas d'un bon œil les insurrections armées et les usurpateurs en devenir. D'ailleurs, cette résistance à la rébellion est opposée à la « fitna », qui signifie désordre. Selon les écrits islamiques, un rebelle ou un insurgé doit impérativement justifier d'une manière crédible que le gouvernement en question n'est pas et, dans certaines variantes, n'a jamais été réellement ou suffisamment islamique dans ses pratiques ou bien a gravement trahi l'Islam. Aux yeux des insurgés, ces gouvernements ne sont plus musulmans et il faut les combattre en tant qu'apostats et non-croyants (kufar). Cela coule de source lorsque le parti au pouvoir est étranger et non-musulman. Concernant les gouvernements arabes en place, les rebelles et les insurgés justifient dans des termes islamiques leur recours à la violence armée en déclarant kufar les dirigeants du pays en question et leurs partisans.

Bien que le gouvernement égyptien ait durement réprimé l'insurrection islamique dans les années 1990, un élément qui a participé à la défaite du Gama`a Islamiyya  (au moins aussi important que la capacité répressive de l'État selon nombre d'observateurs égyptiens) a été son isolation politique qu'il a lui-même contribué à créer en appliquant une tactique d'attaques tuant sans distinction des civils, avec beaucoup d'attentats directement dirigés contre d'industrie touristique, une source importante de revenus pour beaucoup de citoyens mais aussi le gouvernement.  Après cette défaite, un grand nombre de dirigeants du Gama`a Islamiyya ont renoncé à la violence. Néanmoins, selon Hugh Roberts, qui a rédigé une série extrêmement lucide d'analyses sur l'islamisme contemporain pour le Groupe de crise internationale, les « abjurations » de Karam Zuhdi et d'autres écrits désavouant le recours à la violence au sein du groupe ont « laissé sans réponse la question essentielle de savoir si le radicalisme islamique égyptien avait réellement et complètement accepté l'échec de sa stratégie de jihadi et avait réglé tous ses comptes avec la doctrine qui l'avait inspiré. »[28] Le Jihad islamique a réagi au revers de l'insurrection en Egypte en se réorientant sur l'arène internationale, rejoignant al Qaïda à la fin des années 1990. Il faudra attendre fin 2007 pour que l'un des fondateurs et principaux idéologues du groupe, Sayid Imam Sharif, publie une « ré-interprétation » similaire du jihad qui exclut expressément la dénonciation et la condamnation de personnes kufar afin de justifier les violences qui leur sont faites ainsi que l'assassinat de non musulmans dans des pays musulmans ou de musulmans d'autres mouvements, comme les chiites.[29]

La prise pour cible des civils par les groupes armés islamistes a fait l'objet d'une grande controverse parmi les militants islamistes eux-mêmes dans le contexte du bain de sang irakien dans les années qui ont suivi l'invasion américaine. Certains fervents militants ont catégoriquement condamné ces attaques. L'idéologue islamiste jordano-palestinien Abu Muhammad al-Maqdisi a dénoncé sans réserve les gouvernements kufar dont les lois ne respectent pas la Sharia (la loi islamique) et a rejeté la démocratie qui dénigre selon lui la religion, c'est-à-dire, qui commet l'apostasie.[30] En 2005 toutefois, il a critiqué son ancien camarade Abu Musab al-Zarqawi en raison de sa campagne brutale d'attaques contre des civils de la communauté chiite irakienne. « Je n'ai pas l'intention de faire exploser un bar, je n'ai pas l'intention de faire exploser un cinéma », a déclaré al-Maqdisi à un journaliste de la chaîne Al Jazeera en juillet 2005 :

Je veux rendre ses galons à la Nation islamique et établir un État islamique qui accueillera tous les musulmans. C'est un grand et vaste projet qui ne se réalisera pas par des petits actes de vengeance. Quand avons-nous parlé de tuer des femmes et des enfants ? Quand avons-nous parlé de tuer des chiites ?[31]

Le cas de l'Irak, avec la multiplicité de ses acteurs et la terreur implacable qui règne sur les civils, souvent uniquement parce qu'ils sont sunnites ou chiites, fait d'une certaine manière écho aux massacres de civils perpétrés pendant la guerre civile en Algérie au milieu des années 1990. Dans les deux cas, on retrouve à la tête de ces insurgés des vétérans arabes de la guerre d'Afghanistan qui, entre autres choses, mettent un point d'honneur à imposer ce qu'ils considèrent comme les « bonnes » pratiques islamiques.

Les insurrections armées en  Arabie Saoudite semblent constituer un cas de violences politiques islamistes qui prennent directement et sans ambigüité leur source dans la doctrine et l'idéologie religieuse. Ce phénomène reflète probablement en partie l'hégémonie pratiquement totale du discours religieux en Arabie Saoudite lors des discussions politiques et sociales. Cette influence est entretenue par le fait que les dirigeants saoudiens donnent carte blanche aux idéologues islamistes et fassent systématiquement taire les points de vue progressistes dissidents. Nombre des responsables de violences politiques en Arabie Saoudite sont des héritiers politiques et idéologiques de ceux qui ont été soutenus et encouragés par l'État saoudien (avec le soutien outrancier de Washington) à combattre l'ancien gouvernement soutenu par les soviétiques en Afghanistan. Il semble que leur réorientation sur l'Arabie Saoudite et la présence occidentale soit inspirée par la doctrine. Le pamphlet de Nasir al-Fahd « révélant le blasphème de ceux qui ont aidé les Américains » est une déclaration on ne peut plus succincte sur les raisons des violences insurgées dirigées, pas seulement contre les Américains et les autres occidentaux se trouvant dans le royaume, mais aussi contre l'autorité politique indigène (condamnée par la religion). Le pamphlet d'Al-Fahd est, selon l'intellectuel saoudien Madawi al-Rasheed, un « récit légitimant la violence » qui interprète le Coran et l'Hadith (paroles du prophète Mohammed) avec « ses propres codes, significations, politiques et poésies religieuses ».[32]

Human Rights Watch a eu l'opportunité d'évoquer ces questions avec des dissidents saoudiens lors d'une visite dans le pays en décembre 2006.[33] Ils semblent tous d'accord sur deux points. Premièrement, le soutien de l'opinion publique aux groupes d'opposition violents ou tout du moins sa réticence à condamner ce genre de violences est principalement motivé par l'étroite relation entre le gouvernement saoudien et les Etats-Unis, au mépris de la politique de Washington jugée inacceptable en Irak et dans le conflit israélo-palestinien. Deuxièmement, ils avancent que le gouvernement saoudien doit en terminer avec la répression systématique des droits civils et politiques de base, notamment au niveau de la liberté d'expression, afin que ce statu quo soit remis en question de manière pacifique. Dans la mesure où ces points de vue sont représentatifs, le soutien populaire, quelle que soit sa forme, aux attaques armées contre des civils est lié à des motifs politiques plus que religieux. Ils étaient majoritairement, mais pas unanimement, d'accord sur le troisième point qui souligne la dimension religieuse de ces violences : l'acceptation par la famille à la tête du pays d'un establishment religieux qui ne tolère pas les non musulmans et les musulmans qui n'adhèrent pas à l'interprétation Wahhabi officielle de l'Islam a également contribué au soutien des attaques contre les étrangers. Toute libéralisation politique passe de ce fait par une réforme religieuse.

Nos interlocuteurs ont en grande partie souligné, comme nous l'avons constaté, que « derrière la violence se trouvent l'oppression, l'injustice et l'occupation », en référence à la situation dans le monde arabe. Quant au cas de l'Arabie Saoudite, ils ont également mis l'accent sur « le manque d'encadrement de la société civile et l'absence d'une justice indépendante », selon les propres termes de Matrook al-Faleh, professeur de sciences politiques à l'université du roi Saoud qui a été emprisonné en raison de son activisme réformiste et qui est toujours interdit de sortie du territoire. L'État, comme lui et d'autres le disent, est tout aussi hostile à leurs critiques pacifiques qu'aux défis posés par les groupes violents. « Neuf ans de prison pour avoir proposé la création d'une constitution ! » s'exclame Abdullah al-Hamid, ancien professeur de littérature et activiste réformiste, faisant référence à sa propre condamnation, à celle d'al-Faleh et à celle d'un autre activiste.[34] « Les partisans de la violence se servent de cela pour nous dire, voyez ce que vous vaut vos pétitions pacifiques. »

Quel avenir ?

Le concept du jihad, qui signifie lutte, fait partie intégrante de la doctrine et de la tradition islamiques. Mais si cette lutte a plusieurs significations, il n'en demeure pas moins qu'elle a par quintessence des règles, notamment en matière de combat et d'utilisation de la force.[35]Ces règles, bien sûr, appartiennent au domaine de la contestation, non seulement en termes de significations légales ou juridiques, mais aussi du point de vue de l'éthique. La question est désormais de savoir qui peut s'exprimer avec autorité à propos des éléments de base de la tradition islamique à l'heure où l'autorité est contestée et fragmentée.

Plus important que l'identification de voix écoutées susceptibles d'être contestées selon la situation, les leaders d'opinion dans les pays majoritairement musulmans au Moyen-Orient doivent débattre de ces questions afin d'y intégrer des paramètres communs à l'éthique islamique et aux principes du droit international humanitaire. Les deux systèmes se basent sur le fait qu'en temps de guerre, il existe des limites au niveau des méthodes et des moyens employés par les partis en guerre.[36] Les limites édictées dans la tradition islamique interdisent notamment la traîtrise et la mutilation et précisent les catégories de personnes chez l'ennemi qu'il est interdit d'attaquer : les enfants, les esclaves, les femmes, les estropiés et les aveugles en particulier.[37]Cette initiative exige d'examiner les points de divergence également, mais dans le but d'établir un cadre général qui identifie les manières les plus efficaces de veiller au respect de ces principes communs. Les principes du droit humanitaire ne traitent pas de la question de la prise des armes ou non des États et des groupes non étatiques dans une lutte en particulier, mais de la façon dont ils déploient et utilisent ces armes pour mener un conflit spécifique. En termes islamiques, il ne s'agit pas de savoir si le jihad est autorisé, obligatoire ou interdit (même s'il s'agit de questions certainement importantes à propos desquelles la loi islamique et plus généralement le droit international auraient beaucoup à dire), mais plutôt de quelle manière mener cette lutte si elle prend une dimension armée.

Qu'ils soient à caractère religieux ou politique, les groupes qui perpètrent des attaques ciblant ou faisant du tort sans distinction aux civils justifient souvent ces attaques en évoquant des représailles aux attaques de civils perpétrées par un adversaire : une justification qui n'est pas autorisée par le droit international humanitaire, mais qui n'est pas non plus une réaction limitée aux musulmans. L'argument des représailles, même s'il n'est pas acceptable, met en avant un élément que les défenseurs du droit international humanitaire doivent traiter afin de faire avancer leur cause dans les sociétés musulmanes d'aujourd'hui : l'absence apparente de volonté politique à l'échelle internationale de résoudre la question des assassinats perpétrés par tous les partis, y compris les États les plus puissants. De leur point de vue, le DIH est un régime légal qui favorise les États : les États ont les moyens d'acheter des armes de précision et semblent respecter le DIH même lorsque leurs attaques tuent de nombreux civils, tandis que les groupes d'insurgés n'ont souvent accès qu'à des armes rudimentaires et imprécises. (Les États, pour leur part, soulignent que le DIH favorise les groupes d'insurgés en permettant à leurs combattants de se mélanger à la population civile, ce qui augmente le nombre de victimes civiles qui leur sont imputées.) On n'exagère pas ici la place du conflit israélo-palestinien lorsqu'on évoque la vaste et profonde sympathie de la plupart des musulmans envers les objectifs et les griefs palestiniens.

Cette solidarité ne signifie pas que les principes du droit humanitaire sont fondamentalement incompatibles avec l'éthique et la loi islamique, mais elle constitue un obstacle majeur à l'établissement d'un organisme public viable et efficace prêt à dénoncer les attaques perpétrées par des groupes dont il partage les objectifs. Concernant les violations les plus graves du droit international humanitaire, comme la prise pour cible des civils, leur interdiction ne dépend pas d'un comportement réciproque de l'adversaire. Néanmoins, si l'adversaire le plus puissant ne subit aucune conséquence lorsqu'il commet des violations graves, il est plus difficile de convaincre les autres qu'il est de l'intérêt de tous de défendre et de respecter le droit international humanitaire.

Dans le cadre de la promotion des principes fondamentaux du droit international humanitaire et de mécanismes de responsabilité efficaces dans les sociétés arabes, les personnes qui sauront exprimer ces principes dans un langage apte à persuader les autres musulmans, y compris les islamistes et les nationalistes qui utilisent principalement des idiomes islamiques et des références à la doctrine, ont clairement un rôle à jouer. Nous avons en particulier besoin de personnes crédibles qui ne sont pas de simples exécutants religieux s'exprimant au nom d'un gouvernement, notamment si ce gouvernement n'est pas lui-même irréprochable sur cette question.

Les efforts entrepris par Human Rights Watch afin de promouvoir ce débat dans la région ainsi que son initiative en faveur de la protection des civils ont eu une résonance au sein des défenseurs des droits humains et des autres activistes de la société civile de la région et il n'est plus inhabituel de trouver des articles et des éditoriaux dans les média arabes critiquant les attaques contre les civils perpétrées par des groupes armés dans la région arabe ou dans d'autres contextes musulmans. Pour obtenir un engagement plus vaste à propos du principe fondamental de l'immunité civile auprès des leaders d'opinion, voire de la société toute entière, les activistes devront organiser d'autres initiatives tant au niveau régional qu'au niveau international. C'est pourquoi il est primordial que les leaders politiques et religieux, les médias influents ainsi que les défenseurs des droits humains et les activistes d'autres mouvements sociaux condamnent fermement ces atrocités, même lorsqu'elles sont perpétrées par un gouvernement en leur nom ou par un mouvement dont ils soutiennent globalement les objectifs ; c'est d'ailleurs surtout dans cette situation qu'une telle réaction est essentielle.

Joe Stork est le directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.


 


[1]  Sur les Palestiniens, cf. Yezid Sayigh, « Armed Struggle and the Search for State » (Oxford : Oxford University Press, 1997) ; sur les atrocités commises par tous les partis lors de la guerre d'indépendance de l'Algérie, cf. Alistair Horne, « A Savage War of Peace: Algeria 1954-1962 » (New York : Viking Press, 1977)

[2] Dans cet essai, le terme « islamiste » désigne des personnes ou des groupes engagés politiquement qui soutiennent et promeuvent les politiques et les programmes politiques qu'ils considèrent comme cohérents avec les traditions et les enseignements islamiques et font avancer ce qu'ils considèrent être les intérêts islamiques. Il existe de nombreuses organisations et tendances islamistes différentes qui partagent cette orientation bien que leur propre conception de ces traditions, enseignements et intérêts peuvent varier considérablement. Ici, je me préoccupe surtout de cette sous-catégorie de groupes islamistes qui utilisent ou promeuvent l'utilisation de la violence armée.

[3]  « The Peace Process: Implications for Democracy and Human Rights » (Le processus de paix :  implications pour la démocratie et les droits humains) Série de brochures Ibn Rushd, 3 (1997), pp. 75 - 128.

[4] La visite provocatrice d'Ariel Sharon sur le site de la mosquée d'Al Aqsa à Jérusalem-Est le 29 septembre 2000 et la réponse des forces de sécurité israéliennes aux protestants palestiniens ont entraîné des heurs à répétition entre les forces israéliennes et les Palestiniens armés que l'on a appelés l'intifada (révolte) d'Al Aqsa. Pour un récit détaillé des attaques suicides palestiniennes fin 2002 et une analyse de ces attaques du point de vue des droits humains, cf. Human Rights Watch, « Erased in a Moment: Suicide Bombing Attacks against Israeli Civilians » (New York, Human Rights Watch, 2002), http://www.hrw.org/legacy/reports/2002/isrl-pa/.

[5] Citation de Lori Allen dans « Palestinians Debate ‘Polite' Resistance to Occupation », de Joel Beinin et Rebecca Stein dans The Struggle for Sovereignty: Palestine and Israel 2003-2005 (Stanford : Stanford University Press, 2006), p. 289.

[6] Ibid., pp. 301-02.

[7] « Al-Haq in 2004: A Twenty-five Year Retrospective », dans « Waiting for Justice: Al-Haq Annual Report 2004 » (Ramallah, 2005), pp. 12-13. Azzam a collaboré avec Al-Haq de 1987 à 1995.

[8] Entretien de Human Rights Watch avec Ziad Abu Amr, Washington, États-Unis, juin 2006.

[9] Discussion entre Human Rights Watch et les journalistes palestiniens à Ramallah, août 2005.

[10] « Rabat Declaration: Towards an Equal Partnership for Democracy, Human Rights, Fair Peace and Economic and Social Development », Déclaration des ONG et des acteurs de la société civile lors du Forum for the Future [sommet du G8 et des Ministres des affaires étrangères arabes], 8-9 décembre 2004. L'assemblée des ONG était sponsorisée par le réseau des droits humains euro-méditerranéen, l'organisation marocaine des droits humains, l'Institut de recherche sur les droits humains du Caire et la Fédération internationale des droits humains.

[11] « Al-Haq's Appeal to Palestinian Political Parties and Armed Factions », communiqué de presse d'Al-Haq, réf. : 21.2006E, 3 juillet 2006). Un an plus tôt, en août 2005, les activistes d'Al-Haq avaient indiqué à Human Rights Watch que le groupe avait ébauché des points de discussion en vue de la réunion de Beyrouth sur les groupes armés sponsorisée par Amnesty International, mais avait ensuite décidé de ne pas participer à la réunion tant qu'il n'aurait pas obtenu l'accord de tous les membres du groupe et de ses dirigeants.  « Nous devons être courageux, mais c'est difficile », a-t-on déclaré en faisant remarquer que beaucoup de ceux qui avait signé les pétitions publiques avaient été « harcelés par la communauté ».

[12] Ces réunions se sont tenues au Caire, à Ramallah, à Bethlehem, à Amman, à Rabat, à Tunis, au Koweït, à Dubaï, à Riyad, à Beyrouth et à Bahreïn.

[13] Sur les attaques palestiniennes, cf. Human Rights Watch, « Erased in a Moment », http://www.hrw.org/legacy/reports/2002/isrl-pa/ ; sur les attaques irakiennes, cf. « A Face and a Name: Civilian Victims of Insurgent Groups in Iraq », vol. 17, n° 9(E), octobre 2005, http://www.hrw.org/en/reports/2005/10/02/face-and-name-0 ; sur l'Egypte, cf. « Egypt: Mass Arrests and Torture in Sinai », vol. 17, n° 3(E), février 2005, http://www.hrw.org/en/reports/2005/02/21/egypt-mass-arrests-and-torture-sinai-0.

[14] Par exemple, le Premier protocole complémentaire de 1977 des Conventions de Genève (Protocole I) qui interdit les attaques contre les civils, couvre expressément les « conflits armés dans lesquels des personnes luttent contre une domination coloniale, une occupation étrangère et les régimes racistes dans l'exercice de leur droit à l'auto-détermination... ». Protocole I, article 1(4).

[15] Selon le DIH, toute personne non combattante est un civil, et les civils perdent leur immunité uniquement durant la période où ils participent directement aux hostilités. Conformément au DIH, les réservistes, lorsqu'ils ne sont pas soumis à l'autorité disciplinaire générale des forces armées, sont considérés comme des civils. La plupart des guerres opposent des partis aux moyens inégaux, c'est pourquoi le DIH désavouerait complètement le principe de l'immunité civile s'il autorisait une exception pour ces raisons.

[16] Entretien avec Human Rights Watch, Le Caire, 9 avril 2006.

[17]  Ce commentaire a été fait lors d'une table ronde au Caire co-organisée par Human Rights Watch et l'Institut de recherche sur les droits humains du Caire le 26 juin 2005.

[18] Entretien avec Human Rights Watch, Ramallah, août 2005.

[19] Cf. p. ex l'article 51(6) du Protocole I stipulant : « Il est interdit de perpétrer des attaques contre la population civile ou des civils en représailles. »

[20] Entretien avec Human Rights Watch, Beyrouth, 1er juillet 2006.

[21] Comité international de la Croix Rouge (CICR), « Customary International Humanitarian Law », pp. 513-29.

[22] Human Rights Watch, « Erased in a Moment », http://www.hrw.org/legacy/reports/2002/isrl-pa/, p. 52.

[23] Entretien avec Human Rights Watch, Beyrouth, 2 juillet 2006.

[24] Entretien avec Human Rights Watch, Le Caire, 9 avril 2006.

[25] Human Rights Watch, « Civilians Under Assault: Hizbollah's Rocket Attacks on Israel in the 2006 War », vol. 19, n° 3(E), août 2007, http://hrw.org/reports/2007/iopt0807/.

[26] Citation de Mohamed M. Hafez dans « Rationality, Culture, and Structure in the Making of Suicide Bombers: A Preliminary Theoretical Synthesis and Illustrative Case Study », « Studies in Conflict & Terrorism » 29, pp. 165-185.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

[27] L'activiste de la Confrérie musulmane égyptienne Sayyid Qutb a passé 10 ans en prison où il a été torturé pour son implication présumée dans le coup d'état contre le président Gamal Abdel Nasser. Libéré en 1964, il est à nouveau emprisonné en 1965 en raison d'un autre complot présumé puis pendu en août 1966. Son livre « Signposts on the Road » (Ma`alim fi'l-tariq), selon Malise Ruthven, « plus que tout autre texte, exprime à la fois la rage et l'énergie révolutionnaire à la base du mouvement islamiste ». Malise Ruthven, « A Fury for God » (Londres : Granta Books, 2002), p.85.

[28] Hugh Roberts, « Islam in North Africa II: Egypt's Opportunity », briefing du groupe de crise internationale du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 20 avril 2004, p. 9.

[29] Imam Sharif, également connu sous le nom de Dr. Fadl, est l'auteur des « Basic Principles in Making Preparations for Jihad » (Al-umda fi e'dad al-udda). Sa révision, intituée « Rationalizing Jihad in Egypt and the World », a été publiée sous la forme d'une série d'articles en novembre 2007 dans le quotidien égyptien Masri al-Yom. Cf. Jailan Halawi, « Bidding Violence Farewell », Al-Ahram Weekly, 22-28 novembre 2007 et le commentaire de Marc Lynch sur son blog Abu Aardvark le 27 novembre 2007 à l'adresse http://abuaardvark.typepad.com/abuaardvark/2007/11/dr-fadls-review.html.

[30] Nibras Kazimi, « A Virulent Ideology in Mutation: Zarqawi Upstages Maqdisi », chez Hillel Fradkin, et al., eds., « Current Trends in Islamist Ideology » (Washington : The Hudson Institute, 2005), également disponible à l'adresse http://www.futureofmuslimworld.com/research/pubID.24/pub_detail.asp. (au 22 mars 2007).

[31] L'entretien du 5 juillet 2005 est repris par Kazimi. Al-Maqdisi, emprisonné à la fin des années 1990 avec al-Zarqawi, a été remis en détention pour des raisons terroristes en 2000, mais relâché après avoir été reconnu innocent par le tribunal de sécurité de l'État jordanien le 28 décembre 2004. Il a été à nouveau arrêté au lendemain de l'interview accordée à Al Jazeera, apparemment pour ne pas avoir dénoncé al-Zarqawi avec plus de vigueur. Le cas d'al-Maqdisi fait partie des cas évoqués dans Human Rights Watch, « Suspicious Sweeps: The General Intelligence Department and Jordan's Rule of Law Problem » (New York, septembre 2006), disponible à l'adresse http://hrw.org/reports/2006/jordan0906/.

[32] Madawi al-Rasheed, « Contesting the Saudi State: Islamic Voices from a New Generation » (Cambridge, Royaume-Uni : Cambridge University Press, 2007), pp. 135-36.

[33] Joe Stork, « Violence and Political Change in Saudi Arabia », ISIM Review 19, printemps 2007, pp. 54- 55, http://www.isim.nl/files/Review_19/Review_19-54.pdf.

[34] Al-Faleh, al-Hamid et l'écrivain Ali al-Dumaini ont été emprisonnés en mars 2004 pour avoir refusé de signer une promesse de cessation de toute critique publique envers le gouvernement. Après un procès inéquitable, le tribunal les a condamnés en mai 2005 à respectivement six, sept et neuf ans de prison. En août 2005, le roi Abdullah les a graciés, mais ils ont toujours interdiction de sortir du territoire et de parler aux média saoudiens.

[35] Pour une analyse explicative de l'évolution du concept du jihad au cours des premiers siècles de l'Islam, cf. Roy Parviz Mottahedeh et Ridwan al-Sayyid, « The Idea of the Jihad in Islam before the Crusades », dans Angeliki E. Laiou et Roy Parviz Mottahedeh, « The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World » (Washington, États-Unis : Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 2001), disponible à l'adresse www.doaks.org/etexts.html.

[36] Sohail Hashemi, qui fait remarquer que « les juifs dans les conflits reçoivent peu d'attention » dans les discours des musulmans contemporains sur la guerre, cite l'injonction coranique à « ne pas transgresser les limites » dans le cadre de la lutte  « au nom de Dieu » et énumère les restrictions selon la sunna (pratiques) du prophète Mohamed et ses premiers successeurs (« correctement guidés ») à la tête de la communauté musulmane. Cf. son livre « Interpreting the Islamic Ethics of War and Peace », chez Sohail H. Hashmi, ed., « Islamic Political Ethics: Civil Society, Pluralism, and Conflict » (Princeton : Princeton University Press, 2002).

[37] John Kelsay, « Arguing the Just War in Islam » (Cambridge, États-Unis : Harvard Uniersity Press, 2007), notamment le chapitre 3 : « Politics, Ethics, and War in Premodern Islam ». Kelsay y écrit : « Il ne s'agit pas de dire que le Prophète a identifié les femmes, les enfants et d'autres personnes comme des groupes protégés. Mais plutôt que ces personnes sont répertoriées parce que, d'une manière générale, elles "ne combattent pas" » (p. 114).