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Tunisie : Le Président intensifie les attaques contre l’indépendance judiciaire

Le ministère de la Justice continue d’ignorer la décision du Tribunal administratif de réintégrer les juges révoqués, et préfère les poursuivre

Allées et venues de visiteurs devant le Palais de Justice à Tunis, le 26 mai 2017.  © 2017 Hassene Dridi/AP Images

(Tunis) – Les autorités tunisiennes devraient immédiatement réintégrer les juges et les procureurs destitués arbitrairement par le président Kais Saied dans le cadre d'une campagne qu’il a qualifiée d’anti-corruption, et annuler toutes les mesures prises pour anéantir l'indépendance judiciaire, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. 

Le ministère de la Justice a refusé de réintégrer 49 magistrats – terme qui inclut à la fois les juges et les procureurs – malgré une ordonnance du Tribunal administratif du 9 août 2022, non susceptible d’appel par les autorités. Au lieu de cela, la ministre de la Justice nommée par Saied a annoncé la préparation de poursuites pénales contre les juges révoqués. Quatre d'entre eux interrogés séparément par Human Rights Watch ont décrit le caractère arbitraire de leur licenciement et les efforts des autorités pour le justifier en formulant des accusations pénales contre eux après la décision du tribunal administratif. 

« Ces atteintes à l'indépendance judiciaire reflètent la volonté du gouvernement d'assujettir les procureurs et les juges au pouvoir exécutif, au détriment du droit des Tunisiens à un procès équitable devant des juges indépendants et impartiaux », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis. « La lutte contre la corruption ne devrait pas être instrumentalisée à des fins politiques, et devrait être menée dans le respect de l'État de droit. »

Le refus de réintégrer les magistrats révoqués figure parmi les dernières mesures prises contre le pouvoir judiciaire par Saied depuis qu’il s’est doté de pouvoirs extraordinaires le 25 juillet 2021. Ce jour-là, le président avait déclaré qu'il prendrait en charge la supervision du ministère public. Puis, le 12 février 2022, dans le cadre de sa supposée lutte contre la corruption, Saied a unilatéralement dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe constitutionnel chargé de garantir l'indépendance du pouvoir judiciaire. Il l'a remplacé, via le décret n° 2022-11, par un CSM temporaire dans lequel les 21 membres sont nommés, dont neuf directement par le président. Le même décret-loi a donné au président le pouvoir d’intervenir dans la nomination, la carrière et la révocation des magistrats. 

Le 1er juin 2022, Saied s’est arrogé le pouvoir, via le décret n° 2022-35, de révoquer unilatéralement des magistrats – à savoir, des juges et des procureurs. Le même jour, dans un second décret (n° 2022-516), il a révoqué 57 juges et procureurs, les accusant de corruption financière et « morale », et d’obstruction à des enquêtes. Le 12 février, les autorités ont arrêté deux des juges, qui selon les médias n'ont pas encore été inculpés.

Chacun des quatre juges et procureurs révoqués interrogés par Human Rights Watch a déclaré avoir appris sa révocation le 1er juin, après la publication de son nom au Journal officiel. Contrairement aux procédures normalement en place pour sanctionner les juges, aucun des quatre n'a jamais été informé des motifs de révocation ou des preuves à son encontre, ni n'a bénéficié d'une audience, ni d'aucun moyen de recours, autre que de demander au tribunal administratif de surseoir à l'exécution de la révocation. 

Le président a rendu sa décision de révoquer les magistrats non susceptibles d'appel immédiat. Le décret n° 2022-35 stipule que des poursuites pénales sont automatiquement engagées contre les magistrats révoqués en vertu de ses dispositions. Le décret ne précise pas quelles sont les charges pénales. Le décret stipule que les magistrats ne peuvent contester leur révocation qu'après le prononcé d’un jugement définitif concernant leurs affaires pénales. 

Les magistrats révoqués ont néanmoins fait appel de leur révocation devant le tribunal administratif de Tunis, qui a statué en faveur de 49 d'entre eux. Cependant, dans un autre coup porté à l'indépendance du pouvoir judiciaire, le gouvernement de Saied a alors ignoré l'ordre du tribunal de les réintégrer. Le tribunal a déclaré que leur licenciement impliquait « une violation du droit à un procès équitable » et « de graves atteintes au droit d'accès à un tribunal, à la présomption d'innocence et au droit à la défense ». Selon le droit administratif national, la décision du tribunal administratif est définitive et exécutable immédiatement. Six mois plus tard, aucun des magistrats n'a été réintégré ni n'a vu rétablis son salaire et ses prestations, notamment la couverture maladie.

Le ministère de la Justice a annoncé dans un communiqué le 14 août 2022, que les magistrats démis de leurs fonctions le 1er juin risquaient des poursuites pénales. Six jours plus tard, le ministère a déclaré que le ministère public traitait 109 dossiers et avait ouvert des enquêtes liées à des délits financiers, économiques et terroristes, entre autres.

Au moment de leur révocation, aucun des 49 magistrats ne faisait l'objet d'accusations pénales et aucun n'avait été condamné, a indiqué Ayachi Hammami, un avocat qui coordonne le Comité de défense des juges révoqués. Les enquêtes pénales n'ont été ouvertes qu'après la décision du tribunal, a-t-il ajouté. 

Les autorités « ouvrent des enquêtes contre les juges révoqués comme excuse pour éviter d'appliquer la décision du tribunal administratif », a déclaré à Human Rights Watch Youssef Bouzakher, ancien président du CSM.

Hammami a expliqué que les juges d'instruction ont soumis une demande au CSM temporaire pour lever l'immunité – une protection contre la responsabilité civile et pénale – de 13 juges révoqués qui font l'objet d'une enquête pour des accusations de terrorisme. L'organe judiciaire provisoire devrait se prononcer sur la question en mai, mais jusqu'à présent, les 49 juges jouissent toujours de l'immunité, selon Hammami. 

Les magistrats révoqués ne sont pas les seuls Tunisiens à faire face à des accusations en lien avec les tentatives des autorités de porter atteinte à l'indépendance de la justice. Hammami est lui-même poursuivi pour avoir critiqué le traitement des magistrats, ce qui pourrait lui valoir une peine de dix ans d’emprisonnement s’il était condamné. 

Avocat et ancien ministre, Lazhar Akremi fait également face à des accusations, sur la base d'une plainte déposée par la ministre de la Justice pour avoir critiqué la révocation arbitraire des juges en lien avec une vidéo qu’il a publiée sur Facebook, a indiqué Akremi à Human Rights Watch. S'il est reconnu coupable, il encourt jusqu'à quatre ans de prison au total en vertu de l’article 128 du Code pénal pour avoir « imputé à un fonctionnaire public des faits illégaux, sans en établir la véracité », et en vertu de l’article 86 du Code des télécommunications pour avoir « nui aux tiers à travers les réseaux publics des télécommunications. »

Le 13 février, les autorités ont arrêté Akremi ainsi que d’autres figures politiques et des médias. Aucune accusation n'a encore été portée contre lui, mais un mandat de perquisition de son domicile partagé sur les réseaux sociaux fait référence à des soupçons de « complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l'État ».

Trois magistrats révoqués et un toujours en fonction, lors d'entretiens avec Human Rights Watch, ont déclaré avoir été victimes de harcèlement en ligne pendant au moins plusieurs mois sur des pages de réseaux sociaux jugées favorables aux autorités. Anas Hmedi, qui siège toujours à la cour d'appel de Monastir, et qui est le président de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), qui s'opposait aux mesures du président, a fait l'objet d'une série de commentaires diffamatoires sur des pages des réseaux sociaux, en lien avec ses activités au sein de l'AMT.

Hmedi a été convoqué à plusieurs reprises par l'Inspection générale du ministère de la Justice. Le Conseil supérieur de la magistrature provisoire a levé son immunité en septembre. Il est actuellement poursuivi sur la base de l'article 136 du code pénal pour « inciter [un juge] par violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses à une cessation individuelle ou collective de travail. »

La nouvelle constitution tunisienne, que Saied a soutenue et qui a été approuvée lors d'un référendum national le 25 juillet 2022, avec un taux de participation officiel de 30,5 %, sape l'indépendance des tribunaux. Elle a accordé au président le pouvoir ultime de nommer les juges, sur proposition du CSM, et prive les juges du droit de grève. 

Le 23 janvier 2023, 37 juges ont déposé des plaintes individuelles contre la ministre de la Justice devant le tribunal de première instance de Tunis pour non-exécution de l'ordonnance du tribunal administratif, en s’appuyant sur l’article 315 du Code pénal et l’article 2 de la loi anti-corruption de 2017, a indiqué Hammami. 

« Les autorités devraient immédiatement cesser leurs attaques contre le système judiciaire et de s’en prendre aux juges par le biais de poursuites et d'intimidations. Elles devraient réintégrer les juges arbitrairement révoqués et veiller à ce qu'ils jouissent pleinement de leurs droits à la liberté d'expression, d'association et de réunion », a conclu Salsabil Chellali. 

Entretiens de Human Rights Watch avec trois magistrats révoqués 

Mongi Boulares, procureur au Tribunal de première instance de Manouba     

Le 1er juin, alors qu’il se rendait à son travail, Boulares, qui travaille comme magistrat depuis près de 30 ans, a été surpris d’apprendre que 57 juges avaient été révoqués par le président Saied et qu’il en faisait partie.

Après sa révocation, Boulares s’est informé auprès de l’Inspection générale du ministère de la Justice et du Conseil supérieur de la magistrature provisoire et n’a trouvé aucune trace de poursuite disciplinaire ou judiciaire antérieure. Aucune de ces deux instances ne lui a fourni d’informations quant à sa révocation. Le 15 août, une enquête a été ouverte au tribunal de première instance de Tunis sur la base d’une copie d’une plainte déposée contre lui en avril 2022 à l’Inspection générale du ministère de la Justice par un ancien juge qui avait été poursuivi et emprisonné. Cet ancien juge l’accusait d’avoir classé une plainte pour torture qu’il avait déposée pendant son incarcération en avril 2020.  

L’enquête contre Boulares a été ouverte sur la base de l’article 31 du code de procédure pénale tunisien, qui permet au procureur de demander – si la plainte n’est pas suffisamment justifiée – à un juge d’instruction d’ouvrir provisoirement une enquête contre une personne qualifiée d’inconnue, jusqu’à ce que des inculpations puissent intervenir ou que la personne soit dénommée.  

Boulares a estimé que la plainte de 2022 n’était qu’un prétexte pour justifier un refus d’exécuter l’ordonnance du tribunal administratif de le réintégrer. Il a émis l’hypothèse que la véritable raison de son licenciement réside dans la série de cas « sensibles » de corruption visant des fonctionnaires de l’État sur lesquels il explique avoir travaillé au cours de sa carrière.   

Boulares n’a pas été inculpé. Comme les autres juges, il ne perçoit plus de salaire et n’est pas couvert par la sécurité sociale.    

Sadok Hachicha, juge d’instruction au Tribunal de première instance de Sousse   

La décision du président est « politiquement motivée (...) contre les juges qui ne voulaient pas suivre les ordres », a déclaré Hachicha. « Elle est destinée à effrayer les juges, à supprimer tout esprit d’indépendence », a-t-il ajouté.   

Hachicha, qui a été juge pendant près de 30 ans, fait partie des 49 juges dont le tribunal administratif a ordonné la réintégration. Il a déclaré que personne ne l’avait informé des accusations portées contre lui ni de l’ouverture d’une enquête. Le bureau du procureur de Sousse a informé son avocat que des dossiers étaient en cours de préparation, sans plus de détails, a indiqué Hachicha.     

Hachicha a également déclaré qu’il pensait que son licenciement était lié aux poursuites engagées contre Mehdi Ben Gharbia, un important homme d’affaires qui a été ministre des Relations avec les organes constitutionnels, la société civile et les droits humains de 2016 à 2018, et membre du parlement que Saied a dissous.   

Les autorités ont arrêté Ben Gharbia en octobre 2021, à un moment où Saied et son gouvernement nouvellement formé faisaient campagne pour lutter contre la corruption. L’affaire de corruption de Ben Gharbia a été renvoyée à la chambre de Hachicha à Sousse. 

Après enquête, Hachicha a décidé le 14 décembre 2021 de libérer provisoirement Ben Gharbia et de le renvoyer pour procès pour falsification, fraude et blanchiment d’argent. L’accusation a fait appel de cette décision devant la Chambre d’accusation, qui a ordonné à Hachicha de rouvrir l’enquête et de maintenir Ben Gharbia en détention provisoire.     

Hachicha a déclaré que l’inspection du ministère de la Justice l’avait convoqué six fois concernant sa gestion de l’affaire Ben Gharbia avant son licenciement en juin 2022. En outre, il a fait l’objet d’une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux, l’accusant de corruption financière, notamment en lien avec sa gestion de l’affaire Ben Gharbia.   

Youssef Bouzakher, ancien président du Conseil supérieur de la magistrature et procureur général à la Cour de cassation

Elu président du CSM en 2018, Bouzakher était à la tête du Conseil lors de sa dissolution en février 2022. Le 7 février 2022, les forces de sécurité avaient fermé le bâtiment du CSM, l’empêchant ainsi que les autres membres et le personnel d’y accéder. Il avait alors dénoncé la dissolution de cet organe comme une « fermeture illégale […] une étape dangereuse ».

Bouzakher, qui fait partie des magistrats révoqués dont le tribunal administratif a ordonné la réintégration, fait désormais l’objet de poursuites dans deux affaires. Sur la base d’une plainte déposée en décembre 2020, il est accusé d’avoir obtenu un avantage indu lié à l’acquisition d’un véhicule de fonction dans le cadre de son travail en tant que président du CSM – une dépense prévue par la loi de finances 2019 avant l’élection de Bouzakher à la présidence permanente du CSM, en vertu de l’article 96 du Code pénal. Bouzakher a déclaré qu’une enquête sur cette plainte menée en 2021 l’avait déjà blanchi de tout acte répréhensible.  

Bouzakher est également accusé de délits liés au terrorisme. La plainte est basée sur une lettre envoyée au président Saied en novembre 2021 par un ancien juge qui avait été poursuivi et emprisonné. Cet ancien juge y accusait le juge Hammadi Rahmani, également limogé le 1er juin, de corruption financière et d’incitation à se soulever contre le président, soulignant notamment les publications de Rahmani sur Facebook critiquant la confiscation de pouvoirs de Saied. La lettre du juge accusait également Bouzakher de corruption et de protéger Rahmani, a précisé Bouzakher.    

Selon Bouzakher, la lettre a été transmise en septembre 2022 au ministère de la Justice, qui a ouvert une enquête antiterroriste contre Rahmani, Bouzakher et trois autres juges révoqués mentionnés dans la lettre. Un juge d’instruction a soumis une demande au CSM provisoire pour lever l’immunité de Bouzakher dans cette affaire.  

Contexte

Dans son discours justifiant la révocation des juges le 1er juin, le président Saied a mentionné une magistrate accusée d’adultère, une référence indirecte à Khira Ben Khalifa, juge au tribunal de première instance de Sousse.  

Après les commentaires du président à son sujet, la juge a subi une campagne de harcèlement en ligne. Des données personnelles ainsi que des documents liés à son affaire, notamment le rapport de police officiel et un examen médical dit « test de virginité », ont été divulgués sur des pages sur les réseaux sociaux soutenant le président Saied, violant ainsi sa vie privée. De tels tests constituent des pratiques discréditées internationalement, sans aucune validité scientifique pour « prouver » la virginité. Ces pratiques violent l’éthique médicale et constituent un traitement cruel, dégradant et inhumain pouvant aller jusqu’à la torture et la violence sexiste.

Khira Ben Khalifa a été accusée d’adultère, passible en Tunisie de cinq ans de prison et d’une amende de 500 dinars tunisiens (160 dollars US) en décembre 2020, mais le 16 mai 2022, le tribunal de première instance de Tunis a rejeté l’accusation d’adultère. Deux jours plus tard, le procureur a fait appel de ce rejet par le tribunal. Une Cour d’appel a confirmé l’acquittement de Khira Ben Khalifa le 18 janvier 2023.

Les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature des Nations Unies stipulent qu’ « il incombe à toutes les institutions, gouvernementales et autres, de respecter l'indépendance de la magistrature ». (Principe 1). En outre, « Les magistrats règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, d'après les faits et conformément à la loi, sans restrictions et sans être l'objet d'influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit. » (Principe 2).     

L’Observation générale numéro 32 du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, les experts qui fournissent l’interprétation définitive du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, stipule :

Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Selon les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique, adoptés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2005, « Les magistrats exposés à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution ont droit aux garanties qui s’attachent à un procès équitable, notamment au droit d’être représentés par un conseil de leur choix et à un réexamen indépendant des décisions liées à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution. »

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