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Après le procès de Simone Gbagbo, quelles perspectives pour la justice en Côte d’Ivoire ?

Publié dans: Jeune Afrique

Le verdict prononcé le 10 mars contre Simone Gbagbo, la « Dame de fer » de Côte d’Ivoire, a bien peu contribué à promouvoir la justice pour les victimes des violations des droits humains commises lors de la crise qui a secoué le pays en 2010-2011. Le procès a plutôt mis en exergue les réformes qui seraient nécessaires pour que les autorités judiciaires ivoiriennes puissent poursuivre de manière crédible les responsables d’atrocités.

Le parti au pouvoir en Côte d’Ivoire a invoqué la condamnation de Simone Gbagbo à vingt ans de prison comme une preuve de l’attachement du président Alassane Ouattara à la lutte contre l’impunité. Mais Mme Gbagbo a été déclarée coupable uniquement d’infractions contre l’Etat, pas des meurtres et des viols qui constituent la base des chefs d’accusation de crimes contre l’humanité retenus contre elle par la Cour pénale internationale (CPI).

En réalité, au cours de la période de plus de quatre ans qui s’est écoulée depuis les violences postélectorales en Côte d’Ivoire, pas un seul procès n’a encore eu lieu devant les tribunaux civils pour les violations des droits humains commises durant la crise. La cause n’en est pas un manque de documentation des atrocités. Une commission d’enquête nationale, une autre créée par les Nations Unies, ainsi que des organisations internationales dont Human Rights Watch, ont toutes rendu publics leurs constats selon lesquels les forces pro-Gbagbo et les forces pro-Ouattara avaient été impliquées dans des crimes de guerre et probablement dans des crimes contre l’humanité.

La Côte d’Ivoire affirme qu’elle fait des progrès dans le domaine des poursuites judiciaires contre des auteurs de violations des droits humains liées à la crise postélectorale, et certains observateurs internationaux estiment que des procès pourraient se tenir avant la prochaine élection présidentielle, prévue en octobre 2015. Des poursuites pourraient même être engagées contre des membres des forces pro-Ouattara, ce qui constituerait un élément crucial en faveur d’une réconciliation nationale et pour éviter l’exacerbation des divisions politiques et ethniques.

Toutefois, le procès de Simone Gbagbo et d’environ 80 co-accusés suscite de graves préoccupations en ce qui concerne la qualité de la justice administrée en Côte d’Ivoire. Le procès, qui a duré deux mois, a été suivi par des organisations de défense des droits humains ivoiriennes et internationales. Elles ont critiqué le manque de rigueur de l’instruction et affirmé que des verdicts de culpabilité avaient été obtenus « sur la base d’éléments peu convaincants ». De telles critiques fournissent à Simone Gbagbo et à ses partisans un argument facile pour réfuter le verdict et mettent en lumière les obstacles que le système judiciaire ivoirien doit surmonter avant de pouvoir rendre justice aux victimes de manière crédible.

Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, a déclaré le 11 mars que le procès avait mis en évidence « de graves déficiences structurelles » au sein du système judiciaire ivoirien qui, selon lui, doivent être « réglées de manière urgente » si la Côte d’Ivoire veut être en mesure de juger les auteurs de graves violations des droits humains.

Les lacunes à combler identifiées par Human Rights Watch incluent notamment l’absence de protection pour les juges, les victimes et les témoins – une précondition pour des enquêtes et des poursuites efficaces, surtout celles qui visent les forces pro-Ouattara – et la nécessité pour les procureurs et les juges de s’appuyer sur des éléments de preuve bien documentés et des dépositions de témoins pour établir plus clairement un lien entre des atrocités commises et des auteurs présumés occupant un rang hiérarchique élevé.

Le président Ouattara s’est engagé à plusieurs reprises à faire rendre des comptes aux responsables de graves violations des droits humains commises lors de la crise de 2010-2011, quels que soient leur appartenance politique ou leur grade militaire. Pour s’assurer que cette rhétorique soit mise en pratique, et pour tirer les leçons du procès de Simone Gbagbo, la Côte d’Ivoire devrait accomplir quatre choses.

Premièrement, le gouvernement devrait transférer Simone Gbagbo à La Haye. Les juges de la CPI ont statué en décembre que la Côte d’Ivoire était tenue de transférer Mme Gbagbo car le gouvernement ivoirien n’avait pas encore apporté de preuve indiquant qu’il prenait des mesures concrètes et tangibles pour enquêter sur son implication dans des crimes contre les droits humains. Transférer Mme Gbagbo devant la CPI demeure le moyen le plus sûr pour que justice soit rendue aux victimes de ses crimes contre l’humanité présumés.

Deuxièmement, le ministère de la Justice devrait apporter aux juges et aux procureurs de la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction l’appui dont ils ont besoin pour enquêter sur les violations des droits humains et poursuivre leurs auteurs, y compris celles commises par les Forces républicaines qui combattaient pour le président Ouattara. Le ministère devrait, en particulier, renforcer la sécurité de juges d’instruction, en leur fournissant des gardes du corps lorsque les risques de menaces sont élevés.

Troisièmement, le gouvernement devrait donner priorité à des réformes essentielles – avec l’appui de ses principaux partenaires internationaux, notamment de la France, l’Union européenne et des Etats-Unis – qui apporteraient aux victimes et aux témoins la sécurité et la confiance qui leur font actuellement défaut, y compris l’adoption d’une proposition de loi sur la protection des témoins.       

Enfin, le gouvernement ivoirien devrait éviter toute ingérence inappropriée qui porterait atteinte au pouvoir discrétionnaire de la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction de déterminer quand les affaires relatives aux violations de droits humains sont prêtes à plaider. Les juges et les procureurs devraient faire en sorte que les affaires qu’ils poursuivent jusqu’au stade du procès aient fait l’objet d’une enquête rigoureuse et que les tribunaux prennent connaissance de tous les éléments de preuve disponibles avant de rendre leur verdict.

Si le gouvernement ivoirien a réellement l’intention d’accélérer l’ouverture des poursuites judiciaires relatives aux violations des droits humains, il mérite d’être salué pour le renouvellement de son engagement en faveur de la lutte contre l’impunité. Les victimes des deux camps de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire ont déjà attendu quatre ans pour obtenir justice – elles méritent que se tiennent enfin des procès crédibles et équitables.

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Jim Wormington est chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch.

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