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Liberté d'expression et interdiction de l'atteinte au sacré dans la nouvelle Constitution tunisienne

L'article 6, que les élus ont finalement voté le 23 janvier 2014 après plusieurs jours de négociations âpres et ardues sur chaque mot, illustre à lui seul les contradictions et les ambivalences de la nouvelle Constitution tunisienne.

A la fois dans son histoire législative et dans son contenu, il synthétise les heurts et le labeur d'une tentative de conciliation entre deux visions de la société: une vision hyper religieuse qui investit l'Etat du rôle de gendarme et de protecteur du sacré, et une vision qui veut laisser à chacun le libre choix de son orientation religieuse, sans interférences ni immixtions.

L'article tel que voté se lit comme suit :

"L'État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance, le libre exercice des cultes et la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute instrumentalisation partisane.

L'Etat s'engage à diffuser les valeurs de la modération et la tolérance et à la protection du sacré et l'interdiction de toute atteinte à celui-ci. Il s'engage également à l'interdiction et la lutte contre les appels au Takfir [accusations d'apostasie] et l'incitation à la violence et à la haine."

Ces trois paragraphes, surchargés de sens et de référents, sont également remplis de contradictions et de formulations vagues, qui laissent le champ libre à l'interprétation, pouvant aller jusqu'aux interprétations les plus liberticides au nom de l'atteinte au sacré ou de l'interdiction de l'incitation à la haine.

Tours et détours de l'article 6
Les péripéties qui ont accompagné le vote de cet article montrent à quel point le champ religieux est à manier avec délicatesse, tant il suscite de passions et de crispations. Pour rappel, l'article 6 originellement soumis au vote le 4 janvier ne contenait ni criminalisation des accusations d'apostasie ni interdiction des atteintes au sacré. Il se contentait d'affirmer que l'Etat est le "garant de la religion, de la liberté de croyance, de conscience et de culte. Il protège le sacré..."

Entérinée dans le dernier projet de Constitution du 1er juin, cette formule était elle-même le fruit de longs mois de débats. Les premières versions de la Constitution rendues publiques dès juillet 2012 n'avaient en effet pas incorporé la liberté de conscience, pourtant considérée comme une liberté fondamentale, qui implique le droit de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé.

Plus grave, les premières versions de la Constitution contenaient un article qui criminalisait l'atteinte au sacré. Le renoncement par les courants conservateurs et islamistes à cette dernière notion et l'introduction de la liberté de conscience avaient conduit à trouver un équilibre fragile dans la version soumise le 1er juin 2013 entre la protection de la religion d'une part et la liberté de conscience d'autre part.

Tout bascule le dimanche 5 janvier. La veille, un élu d'Ennahdha avait déclaré qu'un député de la coalition de gauche, "le front populaire", était un "un ennemi de l'Islam". Cette phrase avait provoqué une levée de boucliers parmi les élus de l'opposition, qui en ont profité pour proposer un amendement introduisant la criminalisation des accusations d'apostasie, (ou Takfir en arabe), pour barrer ainsi la route à ces incitations à la haine qui prolifèrent dernièrement et peuvent avoir des conséquences dramatiques sur les personnes. L'article est adopté le même jour.

Mais l'interdiction des accusations d'apostasie suscite la colère des religieux: plusieurs imams lancent l'anathème contre cet article, certains font circuler une pétition au sein même de l'Assemblée Nationale Constituante pour demander son retrait, et le mufti de la République publie un communiqué dans lequel il dénonce l'interdiction des accusations d'apostasie, qu'il considère comme un des "piliers" de l'Islam.

Finalement, le tollé suscité par l'article et la fronde au sein même du bloc Ennahdha et d'autres élus proches des islamistes oblige l'ANC à renégocier l'article. Le 23 janvier, l'article dans sa version finale qui introduit l'obligation pour l'Etat d'interdire à la fois toute atteinte au sacré et l'accusation d'apostasie passe avec 152 voix pour, 15 contre et 16 abstentions.

Retour en force de... l'interdiction
L'interdiction de l'atteinte au sacré, notion abandonnée par la majorité à l'ANC depuis avril 2013, fait ainsi un retour en force dans le texte constitutionnel. On se souvient des combats qu'il a fallu mener sur le plan international pendant dix ans pour éviter la notion de criminalisation de "l'atteinte au sacré" au niveau des normes internationales. La résolution 16/18 de mars 2011 du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, adoptée par consensus, a écarté toute notion de diffamation des religions comme limite possible à la liberté d'expression.

A juste titre, cette notion est considérée comme dangereuse pour les droits de l'homme: d'abord, le vaste champ du sacré, qui n'a ni définition ni contour, pourrait être étendu à l'infini; ensuite les interprétations orthodoxes des textes sacrés, qui contiennent des dogmes immuables, sapent toute possibilité de critique et de contestation. L'interprétation par le comité des droits de l'homme de l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques considère que "les interdictions des manifestations de manque de respect à l'égard d'une religion ou d'un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte", sauf lorsqu'elles constituent des appels à "la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence". Les lois sur le blasphème et l'interdiction de la diffamation des religions ont souvent servi d'instruments commodes aux autorités pour museler les critiques, réprimer les interprétations non orthodoxes de la religion, ou imposer un ordre moral qui détruit les libertés.

Quelques garde-fous rassurants existent déjà dans le texte constitutionnel contre une lecture abusive ou trop large de cette notion. En effet, la clause générale de l'article 49 ne permet de limiter les libertés inscrites dans la Constitution que par une loi "nécessaire dans une société civile et démocratique" et par une mesure proportionnelle à l'intérêt qu'on veut protéger. Mais le statut ambigu du droit international dans l'architecture générale de la Constitution, avec un article qui lui donne une valeur supra législative et infra constitutionnelle, et l'absence d'une clause générale d'interprétation des droits et devoirs en conformité avec leur sens universellement admis, pourrait affaiblir leur portée.

Espérons que les juges et notamment les juges constitutionnels sauront faire de certains articles un rempart important contre les déclinaisons dangereuses du concept d'atteinte au sacré.

Amna Guellali: Directrice du bureau de Human Rights Watch pour la Tunisie et l'Algérie

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