Skip to main content

Le 1er décembre 1990, je suis enfin sorti de prison et j’ai senti le soleil éclatant de N’Djamena, la capitale du Tchad. J’étais un homme libre mais ressemblais plutôt à un squelette, après près de trois années dans les geôles de Hissène Habré.

J’avais vu des centaines de mes codétenus mourir de torture, de mauvais traitements ou de maladies. J’avaismoi-même failli mourir d’une infection purulente dans mon ventre et j’avais survécu à une hépatite, à la dengue et au paludisme. Mais au moins, quand le président Habré fut renversé et que les portes de la prison s’ouvrirent, j’étais en vie.

Durant ces années en détention, je m’étais fait la promesse de me battre pour que justice soit rendue à toutes les victimes du régime de Habré et à moi-même, si jamais je parvenais à survivre. Et c’est ce que je fais depuis vingt-et-un ans.

La voie vers la justice s’est parfois apparentée à une route sans fin. Beaucoup de mes camarades sont morts en chemin. Au cours des audiences qui débuteront le lundi prochain [12 mars] à La Haye, et grâce à la Belgique, ceux d’entre nous qui sont encore en vie vont peut-être voir notre chance de toucher au but. La Cour internationale de Justice (CIJ) peut enfin mettre un terme à ce que l’Archevêque Desmond Tutu a caractérisé comme un « interminable feuilleton politico-judiciaire », en ordonnant au Sénégal d’extrader Habré en Belgique afin qu’il y soit enfin jugé.

Notre quête commença en 2000 quand je me rendis avec d’autres survivants au Sénégal, où Habré vivait confortablement en exil depuis près d’une décennie, tout en profitant des millions de dollars qu’il est accusé d’avoir dérobés au trésor public. Le juge sénégalais qui écouta avec attention le récit de nos expériences inculpa Habré pour torture et crimes contre l’humanité. Cependant, notre espoir était de courte durée. Après des immixtions politiques dénoncées par les Nations unies, les juridictions sénégalaises nous informèrent qu’elles ne pouvaient juger Habré.

Nos avocats ont ensuite porté plainte en Belgique, où résident plusieurs victimes de Habré, en vertu de la fameuse loi de compétence universelle. Un juge belge et son équipe se rendirent au Tchad pour mener l’enquête. Je les ai emmenés dans mes anciennes prisons ; ils ont inspecté des charniers et ont interrogé de nombreux survivants qui faisaient la queue pendant parfois des heures pour leur raconter leur histoire. Le juge repartit avec les archives abandonnées par la Gestapo personnelle de Habré, la redoutée DDS ; ces documents déterrés par Human Rights Watch recensaient 1 208 personnes mortes en détention et 12 321 victimes d’abus, y compris moi-même.

En 2005 ce juge belge émit un mandat d’arrêt international à l’encontre de Habré, ce qui ranima notre espoir. Mais le Sénégal refusa d’extrader l’ancien dictateur en Belgique et en 2006 le gouvernement sénégalais accepta le mandat de l’Union africaine de le juger au Sénégal.

Durant les six dernières années, le gouvernement sénégalais a joué de cette affaire – en avançant d’un pas pour ensuite reculer de deux. Tout d’abord, il exigea des sommes d’argent astronomiques pour financer le tribunal. Lorsqu’enfin les bailleurs de fonds se mirent d’accord avec le Sénégal sur un budget raisonnable, le gouvernement sénégalais quitta les négociations avec l’Union africaine portant sur les modalités du procès.

En juillet dernier, le président sénégalais, Abdoulaye Wade, déclara qu’il allait renvoyer Habré au Tchad – où il avait déjà été condamné par contumace pour d’autres crimes – mais se rétracta face à un tollé international. Et alors que la Belgique a déjà fait parvenir quatre demandes d’extradition au gouvernement sénégalais, celui-ci ne les a pas retransmises intégralement à la cour comme il se doit.

Face aux manœuvres d’obstruction sénégalaises, la Belgique a eu recours à la CIJ pour qu’elle contraigne le Sénégal à remplir son obligation légale de juger ou extrader Habré, en vertu de la Convention contre la Torture. Dans les documents déposés auprès de la cour, le Sénégal assure avoir toujours l’intention de juger Habré. Mais le Président Wade et son ministre des Affaires étrangères, qui était par ailleurs l’ancien coordinateur de la défense de Habré, ont par maintes fois répété qu’ils ne le jugeraient pas. Même le gouvernement tchadien a demandé que Habré soit extradé en Belgique pour y être enfin traduit en justice.

La Belgique a dès le départ soutenu les victimes de Habré et n’a pas cessé de se battre pour que justice nous soit rendue. Si Habré est extradé en Belgique, nous caressons l’espoir de pouvoir assister un jour à son procès. Mais tant que Habré restera au Sénégal, où il a su utiliser ses millions à bon escient, nous serons toujours dans l’incapacité d’obtenir justice.

Le gouvernement sénégalais fait tourner les victimes en rond depuis vingt-et-un ans, et s’efforce maintenant de duper la Cour internationale de Justice. Nous espérons que, grâce à la détermination du gouvernement belge, la CIJ mettra fin aux combines sénégalaises avant que toutes les victimes des abus de Habré ne décèdent.

Souleymane Guengueng est le fondateur de l’Association des Victimes des Crimes du Régimes de Hissène Habré. Son autobiographie, Prisonnier de Hissène Habré, vient d’être publiée aux éditions Harmattan. Il vit en exil à New York.

Your tax deductible gift can help stop human rights violations and save lives around the world.