L’insécurité socio-politique, l’absence de justice impartiale pour les crimes passés et les progrès insuffisants dans la lutte contre les causes profondes des récentes violences politiques et ethniques—notamment le manque d’indépendance du système judiciaire et l’impunité dont bénéficient les forces gouvernementales—ont compromis l’émergence de la Côte d’Ivoire d’une décennie de graves violations des droits humains.
Une vague d’attaques sur des villages et des installations militaires lancées au sein de la Côte d’Ivoire et depuis le Libéria et le Ghana voisins—dont bon nombre, voire toutes, ont été planifiées et exécutées par des militants partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo—ont favorisé l’insécurité, ont inversé les tendances de démilitarisation et ont conduit à des violations des droits généralisées par l’armée ivoirienne.
Les premières élections parlementaires en 11 ans ont eu lieu en décembre 2011. Le gouvernement ivoirien a aussi réalisé des progrès significatifs dans la restauration des institutions de l’État de droit, notamment dans le Nord, où les institutions étatiques ont été rétablies après une décennie d’absence. Les dysfonctionnements persistants au sein du système judiciaire, notamment la corruption et l’influence de la pression politique, ont continué à porter atteinte aux droits.
Dix-huit mois après la fin de la crise postélectorale de 2010-2011, on constate de manière inquiétante que la justice pour les graves crimes perpétrés ne vise toujours qu’un seul camp. Les autorités ivoiriennes et la Cour pénale internationale (CPI) n’ont toujours pas arrêté ni traduit en justice des membres du camp du président Alassane Ouattara pour les crimes postélectoraux, renforçant ainsi les dangereuses divisions communautaires.
Les partenaires internationaux de la Côte d’Ivoire ont apporté une assistance considérable pour la réforme du secteur de la justice et de la sécurité, mais ils ont été réticents à critiquer le gouvernement publiquement pour son manque de progrès pour garantir la justice impartiale et la fin des abus commis par les forces de sécurité.
Insécurité et lente progression du désarmement
La progression pour rétablir la sécurité a été marquée tout au long de l’année par des attaques que le gouvernement Ouattara a imputées à la volonté des militants pro-Gbagbo de déstabiliser le pays, une allégation qu’un rapport d’octobre du Groupe d’experts des Nations Unies sur la Côte d’Ivoire a dans l’ensemble soutenue. Les attaquants ont tué au moins 25 civils pendant les raids transfrontaliers menés depuis le Libéria entre avril et juin, incluant une attaque le 8 juin dans laquelle sept Casques bleus de l’ONU ont été tués.
L’insécurité s’est intensifiée en août et en septembre, lorsque des hommes armés ont lancé neuf attaques, dont beaucoup semblent avoir été coordonnées et bien organisées, contre des installations militaires en Côte d’Ivoire. Dans le raid le plus audacieux, les attaquants ont tué six soldats le 6 août au camp militaire d’Akouédo près d’Abidjan et se sont enfuis avec une importante quantité d’armes.
Peu de progrès ont été réalisés en matière de désarmement des dizaines de milliers de jeunes qui ont combattu dans les deux camps opposés pendant le conflit armé. En août, le président Ouattara a créé une agence unique chargée du désarmement, de la démobilisation et de la réintégration dans une tentative d’améliorer l’effort de désarmement auparavant non coordonné et désorganisé. La nouvelle agence a commencé ses travaux en reprenant depuis le débutavec un recensement des anciens combattants à la fin du mois d’août.
Abus commis par les forces de sécurité
L’armée ivoirienne, connue sous le nom de Forces républicaines, a commis de nombreuses violations des droits humains alors qu’elle répondait aux menaces pour la sécurité, en particulier aux attaques du mois d’août contre les militaires. Les soldats ont arrêté des centaines de jeunes hommes perçus comme des partisans de Gbagbo lors d’arrestations arbitraires et les ont détenus et interrogés illégalement dans des camps militaires. Les traitements cruels et inhumains ont été fréquents, tels les passages à tabac infligés régulièrement par les soldats aux détenus, qui étaient confinés dans des cellules extrêmement surpeuplées et privés de nourriture et d’eau.
Dans au moins quelques cas à Abidjan et à San Pedro, les mauvais traitements ont atteint le niveau de la torture, car le personnel militaire infligeait des abus physiques extrêmes pour faire pression sur les détenus et leur faire signer des aveux ou divulguer des informations. Plusieurs commandants qui ont supervisé ces crimes ont été précédemment impliqués dans des crimes graves pendant la crise postélectorale.
Les forces de sécurité ont aussi été impliquées dans des actes criminels, y compris le vol et l’extorsion, perpétrés lors des rafles dans les quartiers alors que certains soldats volaient de l’argent liquide et des objets de valeur aux domiciles et sur les personnes, et sur les lieux de détention où certains soldats exigeaient de l’argent en échange de la libération de personnes détenues illégalement. La hiérarchie militaire a déployé peu d’efforts pour faire cesser les abus ou pour prendre des mesures disciplinaires à l’encontre des soldats impliqués.
Justice au niveau national pour les crimes postélectoraux
Alors que les autorités ivoiriennes ont inculpé plus de 140 responsables civils et militaires liés au camp Gbagbo pour des crimes liés à la crise postélectorale, aucun membre des forces pro-Ouattara n’a été arrêté, encore moins inculpé, pour de tels crimes. Au sein de la société civile et parmi certains diplomates, l’impatience de voir des avancées tangibles vers une justice impartiale a grandi.
En août, une commission d’enquête nationale, établie par le président Ouattara en juin 2011, a publié un rapport sur les crimes commis pendant la crise postélectorale. Même s’il manque de détails sur les incidents spécifiques, le bilan du rapport déterminant les responsabilités est notable : il documente 1009 exécutions sommaires à l’actif des forces pro-Gbagbo et 545 exécutions sommaires à l’actif des Forces républicaines. Au moment de la rédaction du présent chapitre, le travail de la commission n’avait pas appelé à des enquêtes judiciaires plus sérieuses sur les crimes perpétrés par les forces pro-Ouattara.
La cellule d’enquête spéciale du ministère de la Justice a poursuivi les enquêtes sur les crimes commis pendant la crise postélectorale. L’absence de stratégie de poursuites et le manque d’efforts proactifs pour aller au-devant des victimes pro-Gbagbo—dont bon nombre craignent encore trop les représailles pour porter plainte—ont entravé la progression vers une justice impartiale. La décision du gouvernement en septembre d’affecter plus de juges et de procureurs à la cellule spéciale a été positive, mais le manque perpétuel d’action concrète alimente les inquiétudes quant à la volonté politique de poursuivre en justice les forces pro-Ouattara.
Le 2 octobre, le premier procès des crimes postélectoraux s’est ouvert devant un tribunal militaire contre quatre officiers des forces pro-Gbagbo, dont l’ancien chef de la Garde républicaine, Brunot Dogbo Blé, qui a été condamné à 15 ans pour enlèvement, détention illégale et meurtre. Les représentants de la justice ivoirienne ont indiqué que les procès dans des tribunaux civils, y compris contre de hauts responsables comme l’ex-première dame, Simone Gbagbo, commenceraient fin novembre.
La Cour pénale internationale
Le 29 novembre 2011, le gouvernement ivoirien a remis Laurent Gbagbo à la CPI, où il a été inculpé en tant que coauteur indirect de quatre chefs de crimes contre l’humanité. Le 2 novembre, la Cour a décidé que Gbagbo était apte à participer aux procédures, après une audience à huis clos fin septembre sur la question.
Le 22 novembre, la CPI a descellé un mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo et a demandé aux autorités ivoiriennes de la remettre à la Cour. Diplomates et société civile avaient précédemment fait part de leur inquiétude quant à la coopération du gouvernement ivoirien avec la CPI dans l’exécution de mandats d’arrêt supplémentaires, car le gouvernement avait affirmé de plus en plus fermement qu’il pouvait gérer au niveau national tous les procès à venir. Beaucoup ont perçu cela comme une tentative du gouvernement Ouattara de protéger ses commandants militaires d’éventuelles poursuites pour les crimes graves qu’ils ont commis entre 2002 et 2011.
Le bureau du procureur a continué à souligner que des enquêtes supplémentaires étaient en cours, y compris contre les forces pro-Ouattara. Cependant, la frustration a grandi parmi la société civile et les groupes de défense des droits humains ivoiriens face au retard significatif de la CPI pour émettre un mandat d’arrêt contre l’un des membres du camp Ouattara, renforçant ainsi le problème de justice des vainqueurs au sein de la Côte d’Ivoire.
Rétablissement de l’État de droit
En décembre 2011, les élections législatives ont eu lieu pour la première fois depuis 11 ans et la nouvelle Assemblée nationale a siégé pour sa première séance le 24 avril. Pour la première fois en neuf ans, l’autorité étatique – y compris les juges, les responsables des douanes et d’autres fonctionnaires – a été restaurée dans le nord de la Côte d’Ivoire. Le gouvernement ivoirien a aussi fait des progrès significatifs en réhabilitant les tribunaux et les prisons, dont un bon nombre a été sérieusement endommagé pendant le conflit. Cependant, le manque d’indépendance du système judiciaire reste un problème.
La police, la gendarmerie et la police judiciaire sont toujours mal équipées et marginalisées. Au début de l’année 2012, il y a eu une progression par étapes pour faire en sorte que ces forces, et non l’armée, prennent le commandement pour assurer la sécurité interne au quotidien. Toutefois, après les attaques d’août, l’armée s’est à nouveau octroyé des responsabilités bien au-delà de son mandat, notamment la réalisation de fouilles dans les quartiers et l’arrestation, la détention et l’interrogation de civils.
Principaux acteurs internationaux
Les partenaires internationaux de la Côte d’Ivoire, y compris l’Union européenne, la France, les États-Unis et l’ONU, ont soutenu les initiatives de réforme de la justice et du secteur de la sécurité mais ont été réticents à faire pression sur le gouvernement publiquement face au manque de responsabilisation pour les crimes passés et les abus continus commis par l’armée. Néanmoins, plusieurs ont fait des déclarations notables sur la liberté de la presse après que le Conseil national de la presse a suspendu la publication de journaux pro-Gbagbo en septembre. Le Conseil de la presse a rapidement levé les suspensions.
Pendant le premier semestre 2012, les autorités libériennes n’ont pas réagi de manière adéquate à l’utilisation par des militants pro-Gbagbo du Libéria comme base pour recruter des combattants et lancer des attaques en Côte d’Ivoire. Plusieurs mercenaires libériens impliqués dans des crimes graves pendant la crise ivoirienne ont été discrètement libérés sous caution en février et les autorités n’ont fait aucun progrès dans ces poursuites judiciaires pendant l’année. Toutefois, après l’attaque du 8 juin dans laquelle des Casques bleus de l’ONU ont été tués, les autorités libériennes ont intensifié leur présence à la frontière, ont arrêté des individus impliqués dans les attaques transfrontalières et ont extradé 41 Ivoiriens prétendument impliqués dans les crimes postélectoraux.
Le Ghana a vraisemblablement servi de base d’où des militants pro-Gbagbo planifiaient des attaques sur la Côte d’Ivoire ; cependant, les autorités ghanéennes n’ont pas extradé les dirigeants pro-Gbagbo qui vivaient au Ghana et faisaient l’objet de mandats d’arrêt ivoiriens et internationaux. Suite aux attaques d’août à Abidjan, les autorités ghanéennes ont arrêté Justin Kone Katinan, ancien ministre du Budget de Gbagbo, mais l’audience d’extradition a été reportée à plusieurs reprises.
En janvier, l’expert indépendant sur les droits humains en Côte d’Ivoire du Conseil des droits de l’homme (CDH) de l’ONU a publié son premier rapport, mettant en avant la négligence de l’État pour empêcher les violations des droits humains et la lente progression de la réforme du secteur de la sécurité. En mai, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est rendu en Côte d’Ivoire pour évaluer les défis liés à l’État de droit, la sécurité et la réconciliation. En octobre, un groupe d’experts sous l’autorité du Conseil de sécurité a rapporté que le gouvernement a peut-être violé l’embargo sur les armes du Conseil et que les militants pro-Gbagbo avaient établi un « commandement stratégique » au Ghana dans leurs efforts pour déstabiliser la Côte d’Ivoire.
L’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) a activement documenté les violations des droits humains et a visité des lieux de détention, même si elle a rarement publié des rapports ou critiqué publiquement le gouvernement ivoirien, y compris sur des problématiques comme la justice des vainqueurs. Le Conseil de sécurité de l’ONU n’a toujours pas publié les conclusions de la commission d’enquête de 2004 qui avait enquêté sur les violations graves des droits humains et du droit international humanitaire perpétrées lors du conflit armé de 2002-2003.