Suite à l’éviction du président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, les Tunisiens ont élu une Assemblée nationale constituante (ANC) en octobre 2011. Ils ont confié à ses membres la tâche de rédiger une nouvelle constitution, après quoi doivent se tenir des élections législatives et présidentielle. Le parti islamiste Ennahda, qui a remporté le plus grand nombre de sièges aux élections de l’ANC, a formé une coalition gouvernementale avec le parti Congrès pour la République (Al mou’tamar min ajl al joumhouriya) et avec le parti de gauche Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés). Au moment de la rédaction de ce rapport, l’ANC était toujours dans la phase des débats autour d’un projet de constitution rédigé par six commissions de l’ANC. Ce texte entend faire respecter plusieurs droits humains élémentaires et libertés fondamentales, mais comprend aussi des dispositions menaçant les droits des femmes ainsi que la liberté d’expression et de pensée.
Les Tunisiens jouissent d’une liberté d’assemblée, d’expression et d’association bien plus grande que par le passé, ainsi que du droit de former des partis politiques. Cependant, la protection des droits humains n’a pas pu être consolidée en raison de l’incapacité à adopter des réformes qui mèneraient à une justice plus indépendante, des tentatives de l’exécutif d’exercer un contrôle sur les médias, du fait de traduire des gens en justice pour délit d’expression, ainsi que de l’échec des autorités à enquêter et à engager des poursuites judiciaires suite à des agressions physiques contre des personnes, attribuées à des groupes extrémistes.
Devoir de rendre des comptes pour les crimes du passé
Le gouvernement provisoire a pris certaines mesures positives afin d’enquêter sur les crimes commis pendant le soulèvement de décembre 2010 à janvier 2011 et d’indemniser les personnes qui ont été blessées ou qui ont perdu des membres de leur famille. Une commission nationale d’investigation, créée par le premier gouvernement de transition pour examiner les abus commis pendant le soulèvement, a rendu public son rapport final en avril 2012. Elle a identifié 132 personnes tuées et 1 452 blessées jusqu’au 14 janvier 2011, jour de la fuite de Ben Ali.
Des tribunaux militaires ont jugé plusieurs groupes de personnes accusées du meurtre de manifestants, et condamné Ben Ali par contumace à l’emprisonnement à vie pour complicité d’assassinat en vertu de l’article 32 du code pénal. Les tribunaux militaires ont également condamné un ministre de l’Intérieur, qui était en fonction au moment du soulèvement, à un total de 27 ans de prison, et 20 officiers supérieurs à plusieurs années de prison pour des homicides volontaires pendant le soulèvement. Bien que ces procès aient paru respecter les droits humains fondamentaux des accusés et permettre aux victimes d’accéder à la justice, plusieurs facteurs les ont empêchés de contribuer pleinement à ce que les responsables rendent des comptes, notamment l’incapacité à identifier les auteurs directs des crimes, le cadre législatif qui n’est pas adapté pour poursuivre des officiers supérieurs au nom de leur responsabilité hiérarchique dans les crimes commis par leurs subordonnés, et le manque de volonté politique du gouvernement pour exiger de l’Arabie saoudite qu’elle extrade Ben Ali.
Un tribunal militaire a condamné à deux ans de prison Abdallah Kallel, ancien ministre de l’Intérieur sous Ben Ali, ainsi que trois officiers des forces de sécurité, pour avoir « usé ou fait user de violences envers les personnes », dans une affaire impliquant 17 militaires haut gradés détenus en 1991 et accusés de comploter avec Ennahda contre Ben Ali.
Réforme de la justice
L’influence du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire est toujours d’actualité, faute d’avoir adopté des réformes très attendues de la justice, y compris une loi qui mettrait en place une Instance provisoire de la justice pour superviser le système judiciaire en attendant qu’une nouvelle constitution soit adoptée. En l’absence d’une telle instance, le ministère de la Justice a assuré directement la supervision du système judiciaire, se chargeant notamment des nominations, des promotions et des sanctions disciplinaires des juges.
Liberté d’expression et de la presse
Le décret-loi 115-2011 sur la liberté de la presse et le décret-loi 116-2011 sur la liberté de communication audiovisuelle n’ont toujours pas été réellement appliqués au moment de la rédaction de ce rapport. Le décret-loi 116 exige la création d’une haute autorité indépendante pour règlementer les médias audiovisuels. Le gouvernement provisoire a refusé d’appliquer ce décret-loi et continue à nommer les directeurs des médias publics de façon unilatérale.
En juin, les députés de Ennahda à l’ANC ont soumis un projet de loi qui entend amender le code pénal en imposant des peines de prison et des amendes pour des délits à la formulation vague, tels que le fait d’insulter ou de se moquer du « caractère sacré de la religion ». Quant aux tribunaux, ils ont largement utilisé les dispositions répressives du code pénal héritées de l’ère Ben Ali, comme l’article 121(3), qui pénalise la distribution de matériel « de nature à nuire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
En septembre, un procureur a mis en examen deux artistes plasticiens pour leurs œuvres jugées nocives à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Le 28 mars, en première instance, un tribunal de la ville de Mahdia a condamné deux internautes à sept ans et demi de prison, une peine confirmée en appel, pour avoir mis en ligne des écrits perçus comme insultants pour l’islam. Le 3 mai, Nabil Karoui, le propriétaire de la chaîne de télévision Nessma TV, a été condamné à une amende de 2 300 dinars (1 490 US$) pour avoir diffusé le film d’animation Persépolis, dénoncé comme blasphématoire par certains islamistes. Le 8 mars, Nasreddine Ben Saïda, directeur du journal Attounssia, a été condamné à payer une amende de 1 000 dinars (623 US$) pour avoir publié la photo d’un footballeur vedette enlaçant sa compagne dénudée.
En outre, un tribunal militaire a condamné Ayoub Massoudi, un ancien conseiller du président provisoire de la République Moncef Marzouki, à une peine de quatre mois de prison avec sursis pour le crime d’atteinte à la réputation de l’armée, d’après l’article 91 du code de justice militaire, et pour diffamation d’un fonctionnaire public. Il avait accusé le chef d’état-major de l’armée et le ministre de la Défense d’avoir failli à leur devoir en omettant d’informer Marzouki dans de brefs délais de l’extradition programmée vers la Libye de l’ancien Premier ministre libyen, Baghdadi Mahmoudi.
Droits des femmes
La Tunisie a longtemps été considérée comme le pays arabe le plus progressiste en matière de droits des femmes. Pourtant, l’ANC a adopté un projet d’article constitutionnel qui pourrait porter atteinte aux droits des femmes puisqu’il insiste sur les rôles « complémentaires » des deux sexes au sein de la famille, ce qui apparaît comme un recul par rapport au principe d’égalité entre hommes et femmes tel que l’exige l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), ratifiée par la Tunisie en 1985.
Orientation sexuelle et identité de genre
Le ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, Samir Dilou, a déclaré dans une interview télévisée que « la liberté d’expression a ses limites » et que l’homosexualité était une perversion qui devait être « traitée médicalement ». Cependant, Chakib Derouiche, l’attaché de presse du ministère, a confirmé que Dilou reconnaissait qu’il était de sa responsabilité de protéger les droits de la minorité LGBT de Tunisie, au même titre que ceux de n’importe quel autre citoyen tunisien.
Manquement au devoir d’enquêter et de mener des poursuites dans le cadre d’attaques commises par des groupes extrémistes
Tout au long de l’année ont eu lieu plusieurs agressions physiques contre des intellectuels, des artistes, des militants des droits humains et des journalistes, menées par des individus ou des groupes qui paraissaient poussés par des motifs religieux. Dans les affaires suivies par Human Rights Watch, les victimes ont porté plainte au poste de police juste après l’agression. Pourtant, la police s’est montrée réticente ou incapable d’arrêter les agresseurs présumés, et plusieurs mois après les incidents, aucune enquête officielle ni poursuite judiciaire n’avait été entamée contre eux. Par exemple, Rajab Magri, professeur d’art dramatique et activiste de la société civile, a déclaré que le 25 mai 2012, un groupe d’hommes portant de longues barbes, communément associées aux salafistes, l’avait attaqué au Kef, une ville à 170 km à l’ouest de Tunis, et lui avait cassé cinq dents. Zeineb Rezgui, journaliste pour un magazine économique, a rapporté que le 30 mai, plusieurs hommes barbus l’avaient agressée dans un quartier populaire de Tunis, soi-disant parce qu’elle portait une robe d’été sans manches. Magri et Rezgui ont tous les deux déposé des plaintes auprès de la police locale, mais n’ont jamais eu de nouvelles des autorités à propos des enquêtes sur ces incidents.
Exactions contre les manifestants
Même si les Tunisiens jouissent d’un droit à manifester bien plus large que par le passé, l’appareil sécuritaire doit encore acquérir et mettre en œuvre des techniques de gestion des foules destinées à minimiser l’usage de la force. Par exemple, le 9 avril, les forces de sécurité ont attaqué une manifestation majoritairement pacifique, blessant certains manifestants et causant même, dans certains cas, des fractures. Les manifestants marchaient en direction de l’avenue Habib-Bourguiba, un endroit emblématique de la révolution tunisienne, pour protester contre la décision du ministre de l’Intérieur Ali Laareyedh d’interdire jusqu’à nouvel ordre toute manifestation à cet endroit. Deux jours plus tard, le ministre annulait la décision.
Principaux acteurs internationaux
L’Union européenne apporte son soutien à un grand éventail de programmes de réforme des institutions, notamment de la justice et du secteur de la sécurité. En octobre 2012, l’UE a approuvé une aide de 25 millions € (32 millions US$) pour renforcer l’indépendance de la justice. Dans son rapport 2012 de la Politique européenne de voisinage (PEV), l’UE exhorte la Tunisie à garantir une véritable application des conventions internationales relatives aux droits humains qu’elle a ratifiées, et à adopter les réformes législatives nécessaires à la consolidation de la démocratie, entre autres dans les secteurs de la justice, de la sécurité et des médias.
Le 22 mai 2012, le mécanisme d’Examen périodique universel (EPU) du Conseil des droits de l’homme (CDH) des Nations Unies a étudié le dossier des droits humains en Tunisie. Dans sa réponse officielle au débat, le 19 septembre 2012, la Tunisie a entériné la plupart des recommandations qu’elle a reçues. Cependant, elle a rejeté celles qui plaidaient pour dépénaliser la diffamation, en particulier de la religion, pour éliminer les discriminations dirigées contre les femmes ou basées sur l’orientation sexuelle, et pour abolir la peine de mort, au motif qu’il s’agissait là de sujets controversés qui nécessitaient une discussion approfondie à l’ANC.