Résumé
Des groupes armés ont tué des centaines de civils dans le centre du Mali en 2019, ce qui en fait l’année la plus meurtrière pour les civils depuis l’éruption, en 2012, de la crise politique et militaire dans ce pays. L’épicentre de la violence se situe dans le centre du Mali, notamment dans la région de Mopti. Des islamistes armés et des groupes d’autodéfense à caractère ethnique ont massacré des gens dans leurs villages, les ont abattus alors que ceux-ci fuyaient et ont exécuté des hommes après les avoir séparés des autres passagers de véhicules de transport publics en raison de leur appartenance ethnique. De nombreux habitants qui n’ont pas pu échapper aux attaques armées ont été brûlés vifs chez eux, tandis que d’autres ont été tués par des explosifs.
La violence qui touche le centre du Mali s’intensifie de façon soutenue depuis 2015, lorsque des groupes islamistes en grande partie alliés des groupes islamistes militants d’Al-Qaïda ont commencé leur descente depuis le nord du pays vers le centre. Depuis lors, ils n’ont cessé d’attaquer l’armée, la police et les postes de gendarmerie, de commettre des atrocités contre les civils et d’attiser des tensions communautaires préexistantes.
Les groupes islamistes armés ont principalement recruté leurs membres parmi la population pastorale peule, en exploitant leurs récriminations sur l’État et les autres groupes ethniques. Le recrutement des Peuls a avivé les tensions au sein des communautés agraires bambara, dogon et tellem qui, face à la protection inadéquate de l’État malien, ont constitué des groupes d’autodéfense afin de protéger leurs communautés. Les Peuls ont fait de même en réponse à ces tensions.
Ce rapport décrit des dizaines d’attaques perpétrées de janvier à novembre 2019 dans le centre du Mali, vraisemblablement par des milices ethniques et des groupes islamistes armés, faisant au moins 456 morts et des centaines de blessés parmi les civils. Les attaques décrites ont eu lieu dans plus de 50 hameaux, villages et villes de la région de Mopti, situés pour la plupart près de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso. Les civils étaient les principales cibles des attaques, dont plusieurs semblaient avoir été soigneusement planifiées et organisées.
Selon Human Rights Watch, le nombre total de civils tués dans le centre du Mali en 2019 lors d’attaques communautaires et d’attaques d’islamistes armés est bien plus élevé que celui indiqué dans ce rapport, car d’incessantes représailles sont exercées dans des zones souvent isolées. Les victimes de ces attaques, pour lesquelles il n’y avait souvent pas de témoins, ont été tuées par balle ou à coups de couteau alors qu’elles s’occupaient de leur bétail, travaillaient dans leurs champs ou se rendaient au marché pour faire des achats ou vendre leurs produits.
Dans la quasi-totalité des attaques commises par des groupes d'autodéfense dogons ou peuls, et par des islamistes armés, les villages, hameaux et greniers ont été brûlés et détruits, et le bétail, les réserves de nourriture et les objets de valeurs ont été pillés. Les violences qui ont touché le centre du Mali en 2019 ont contraint des dizaines de milliers d’habitants de fuir leur domicile et sont à l’origine d’une famine de grande ampleur.
Human Rights Watch a documenté ces violences au cours de quatre missions de recherche à Bamako, capitale malienne, et dans les villes de Sévaré et de Mopti, dans le centre du Mali, ainsi que par le biais d’entretiens téléphoniques réalisés tout au long de l’année 2019, et en janvier 2020. Human Rights Watch a interrogé 147 victimes et témoins des exactions commises, ainsi que les leaders de différentes communautés ethniques, des fonctionnaires de sécurité et de justice, des diplomates, des travailleurs humanitaires et des experts en questions de sécurité.
Les conclusions de ce rapport s’appuient sur les études que Human Rights Watch a réalisées au Mali depuis 2012, notamment son rapport de 2018 intitulé « Avant, nous étions des frères » : Exactions commises par des groupes d’autodéfense dans le centre du Mali, où les causes fondamentales des violences communautaires, le rôle de l’État dans la protection des civils et l’absence de justice pour les atrocités commises sont examinés en profondeur.
Des groupes d’autodéfense dogons, notamment le groupe Dan Na Ambassagou, dont les attaques ciblaient la communauté peule, étaient impliqués dans la première atrocité commise en 2019 — le meurtre, le 1er janvier, de 39 civils peuls à Koulogon — ainsi que dans la pire atrocité qu’ait endurée le Mali dans son histoire récente, à savoir, le meurtre, le 23 mars, de plus de 150 civils peuls à Ogossagou. La milice dogon a également été impliquée dans plus de 10 autres attaques contre des villages, ainsi que dans trois incidents lors desquels plusieurs hommes peuls ont été tués après avoir été forcés à descendre du transport public dans lequel ils se déplaçaient.
Parmi les attaques communautaires qui auraient été perpétrées par des groupes d’autodéfense peuls en 2019 sont les suivantes : le meurtre, le 9 juin à Sobane-da, de 35 civils dogons dont plus de la moitié étaient des enfants ; le meurtre, le 31 juillet, d’au moins sept commerçants dans le village de Sangha et aux alentours ; le meurtre en novembre de neuf hommes près de Madougou, et plusieurs autres incidents.
Nous avons également documenté les meurtres dans le centre du Mali, par des groupes islamistes armés, de 116 civils dont la majorité appartenait aux ethnies dogon et tellem. Il s’agit notamment du meurtre d’au moins 38 civils dogons et tellems dans les villages de Yoro et de Gangafani II et de l’exécution d’au moins 14 civils, principalement des Dogons, qui avaient été forcés à descendre de leur transport en commun dans les environs des villes de Sévaré et Bandiagara.
Plus de 50 civils ont été tués par des engins explosifs improvisés que des islamistes armés auraient posés au moment d’un choc avec leurs véhicules ou, dans un cas particulier, en piégeant le cadavre d’un civil. Plusieurs leaders communautaires ont été enlevés et auraient été exécutés par des groupes islamistes armés.
Face à de telles atrocités, le gouvernement malien s’est engagé à traduire les responsables en justice. Les enquêtes que mène le ministère de la Justice sur quelques massacres progressent, et les tribunaux maliens ont jugé et condamné en 2019 environ 45 personnes suite à plusieurs incidents de violence communautaire commis à une moindre echelle. Toutefois, au moment de la rédaction de ce rapport, les magistrats n’avaient toujours pas interrogé les puissants chefs de milices impliqués dans les pires atrocités.
Des représentants du gouvernement ont attribué la lenteur des progrès réalisés dans la recherche des responsabilités à une situation tendue en matière de sécurité et à des ressources inadéquates. De leur côté, les leaders communautaires ont affirmé que le gouvernement semblait privilégier les tentatives de réconciliation à court terme plutôt que la dissuasion par voie de poursuites judiciaires. Plusieurs personnes interrogées se sont dites profondément préoccupées par le fait que l’absence de poursuites judiciaires encourageait les groupes armés à poursuivre leurs exactions dans un climat généralisé d’impunité.
Human Rights Watch a exhorté le gouvernement malien à accélérer le désarmement des groupes armés violents, les enquêtes et les poursuites contre responsables des exactions graves décrites dans le présent rapport ainsi que dans des rapports antérieurs, quel que soit leur camp. Les milices ethniques et les groupes islamistes armés devraient cesser toutes les attaques contre les villages, les exécutions extrajudiciaires, les enlèvements et les autres violences graves à l’encontre des civils.
Les partenaires internationaux du Mali devraient enjoindre au gouvernement de garantir que les auteurs des violences communautaires sont dûment tenus pour responsables et d’offrir un plus grand soutien aux institutions judicaires dans le centre du Mali, ainsi qu’au Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, basé à Bamako et dont le mandat a été élargi en 2019 afin d’y inclure les crimes relatifs aux droits humains internationaux.
Méthodologie
Le présent rapport fait état des exactions commises contre des civils par divers groupes d’autodéfense et des groupes islamistes armés dans la région de Mopti, située dans le centre du Mali, entre janvier et novembre 2019. Au cours de quatre missions de recherche et d’entretiens téléphoniques effectués durant l’année 2019 et en janvier 2020, Human Rights Watch a mené 147 entretiens, dont 119 avec des victimes d’exactions et des témoins. Les 28 autres entretiens ont été réalisés avec des leaders des ethnies peule, dogon et tellem ; des fonctionnaires de gouvernements locaux ; des représentants des forces de sécurité et de la justice ; des diplomates étrangers ; des travailleurs humanitaires locaux et internationaux ; des membres de groupes de victimes ; et des analystes de la sécurité.
Les missions de recherche ont été menées en mars, avril, juillet et août 2019 à Bamako, la capitale, et à Mopti et à Sévaré, dans la région de Mopti. Les victimes et les témoins interrogés sont des habitants de 53 villes, villages et hameaux de la région de Mopti, situés notamment dans les cercles (ou zones administratives) de Bandiagara, Bankass, Douentza, Mopti et Koro.
Les personnes interrogées ont été identifiées avec l’aide de leaders communautaires et d’organisations de la société civile. Les entretiens ont été réalisés en français, en dogon et en fulfuldé, la langue parlée par l’ethnie peule. Les entretiens menés en fulfuldé et en dogon ont été réalisés avec l’aide d’interprètes.
De nombreuses personnes interrogées qui avaient été déplacées en raison de l’insécurité vivaient dans des camps informels de personnes déplacées internes à Bamako, à Sévaré et ailleurs dans la région de Mopti. Elles se sont rendues à Bamako, à Mopti ou à Sévaré pour les entretiens.
Le nombre de morts indiqué dans ce rapport est déduit des récits que les témoins oculaires ont confiés à Human Rights Watch. Lorsque les chiffres différaient entre les récits des divers témoins oculaires d’un même attentat, Human Rights Watch a repris celui faisant état du nombre de morts le plus faible. Les décès présumés signalés par des sources ne pouvant s’appuyer sur des témoignages directs ne sont pas inclus au nombre de morts consigné dans le présent rapport.
Nous n’avons pas dévoilé l’identité des personnes interrogées ni d’autres informations permettant de les identifier afin de les protéger contre d’éventuelles représailles.
Human Rights Watch a informé toutes les personnes interrogées de la nature et de l’objet des recherches, ainsi que de notre intention de publier un rapport reprenant les informations recueillies. Nous avons obtenu un consentement verbal pour chaque entretien et avons donné à chaque personne interrogée la possibilité de refuser de répondre aux questions. Les personnes interrogées n’ont pas reçu de compensation matérielle en échange de leur entretien avec Human Rights Watch. Seuls leurs frais de déplacement leur ont été remboursés.
Contexte : le conflit dans le centre du Mali
En 2012, des groupes armés séparatistes appartenant à l’ethnie Touareg et des groupes liés à Al-Qaïda ont rapidement pris le contrôle des régions du nord du Mali[1]. L’intervention militaire française de 2013[2] et l’accord de paix de juin 2015[3] entre le gouvernement et plusieurs groupes armés visaient à éliminer les groupes islamistes armés, à désarmer les Touaregs et d’autres combattants et à rétablir le contrôle de l’État sur le nord du pays. La mise en œuvre de cet accord a été lente.[4]
Dans le même temps, depuis 2015, des groupes islamistes armés qui étaient présents dans le nord du Mali ont atteint le centre du pays[5] puis, à partir de 2016, le Burkina Faso. Ces groupes, liés à la fois à Al-Qaïda et à l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS),[6] ont intensifié leurs attaques aussi bien contre des cibles militaires que contre des civils. Ils ont exécuté des leaders communautaires et des représentants du gouvernement pour leur collaboration prétendue avec les forces de sécurité, placé, de manière aveugle, des engins explosifs improvisés sur les routes et brutalement imposé leur interprétation stricte de l’islam.
Le centre du Mali est majoritairement peuplé de Peuls (aussi connus sous le nom de Foulanis) ; de Bambaras, qui constituent le plus grand groupe ethnique du Mali ; de Bozos ; et de Dogons et de Tellems, qui vivent près de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso.[7] Administrativement, le Mali est subdivisé en régions, communes et cercles.
Les groupes islamistes armés ont largement concentré leurs efforts de recrutement sur les communautés pastoralistes peules, en exploitant leurs frustrations dues au banditisme, aux exactions des services de sécurité, à la corruption du secteur public, à la compétition pour l’accès aux terres et aux ressources en eau, et, de plus en plus souvent, des violences commises par les groupes d’autodéfense.[8]
La présence et les abus accrus des islamistes armés ont exacerbé les tensions entre les Peuls et les communautés sédentaires bambara, dogon et tellem, qui ont été ciblées de façon disproportionnée par les islamistes armés, conduisant à la création de groupes ethniques d’autodéfense organisés de sorte à protéger les villages. Les leaders de toutes les communautés ont rapporté que souvent, les forces de sécurité maliennes tardaient à intervenir et qu’il était arrivé que face aux groupes armés, elles ne soient pas parvenues à protéger les habitants contre les attaques.[9]
Les incidents de violence communautaire, aggravés par la présence renforcée des islamistes dans le centre du Mali, sont en hausse depuis 2015. Il s’agit du meurtre, en guise de représailles, de centaines d’agriculteurs et d’éleveurs issus de tous les groupes ethniques, ainsi que de dizaines de massacres de grande ampleur qui ont touché les Peuls de façon disproportionnée.[10]
Les épisodes ont suivi à chaque fois un schéma similaire : le meurtre d’un civil bambara ou dogon, attribué de façon crédible à des groupes islamistes armés, est suivi d’une vague d’attaques lourdes, en guise de riposte, contre des hameaux et des villages entiers de Peuls. En 2019, des groupes armés peuls et des islamistes armés eux-mêmes ont perpétré plusieurs massacres ciblant des civils dogons et tellems.
D’autres facteurs ont intensifié l’augmentation du nombre de morts dues à des violences communautaires et ont contribué au caractère mortel des attaques, notamment la compétition pour l’accès aux terrains de pâturage et de culture, les effets des changements climatiques, la croissance démographique et la prolifération de fusils d’assaut et d’autres armes militaires.[11]
En vertu du droit de la guerre, la lutte qui touche le centre du Mali constitue un conflit armé non international. Les lois applicables sont l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et d’autres traités et lois coutumières relatifs à la guerre, qui s’appliquent aussi bien aux groupes armés d’autodéfense qu’aux forces armées nationales. Le droit de la guerre impose le traitement humain de toutes les personnes détenues et interdit les attaques contre des civils et leurs biens, les exécutions sommaires, la torture et d’autres traitements cruels, la violence sexuelle et le pillage. Le gouvernement a l’obligation d’enquêter de façon impartiale et de dûment poursuivre en justice les personnes impliquées dans des crimes de guerre.
En juin 2019, l’expert indépendant des Nations Unies sur la situation des droits humains au Mali, Alioune Tine, a déclaré que « la multiplication des attaques meurtrières contre des civils dans certaines régions du pays pourrait être qualifiée de crime contre l’humanité ».[12] À la suite de l’attaque, en mars, contre Ogossagou, le conseiller spécial des Nations Unies pour la prévention du génocide, Adama Dieng, a déploré « l’ethnicisation grandissante du conflit dans le centre du Mali » et a affirmé que les attaques contre des civils qui touchaient toutes les communautés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme avaient atteint un niveau « sans précédent ».[13]
Le mandat des plus de 13 000 membres des forces du maintien de la paix des Nations Unies,[14] la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), présente au Mali depuis 2013, a été renforcé en 2019 en faisant de la détérioration de la sécurité dans le centre du Mali la deuxième priorité stratégique. La mission est également mandatée pour accroître les efforts de protection des civils et soutenir les initiatives visant à traduire les coupables en justice.[15]
L’insécurité grandissante dans la région du Sahel a conduit à la création, en 2017, d’une force à la fois régionale et internationale de lutte contre le terrorisme, composée de militaires maliens, mauritaniens, burkinabés, nigériens et tchadiens. Cette « Force conjointe du G5 Sahel » coordonne ses opérations avec les 4 500 militaires français et les 13 000 soldats de maintien de la paix des Nations Unies déjà présents au Mali.[16]
Violences communautaires dans le centre du Mali en 2019
En 2019, Human Rights Watch a documenté des dizaines d’incidents de violence communautaire dans le centre du Mali. Au total, 340 civils ont été tués lors de ces incidents, de nombreux autres ont été blessés et des dizaines de villages ont été pillés et détruits. Il y avait parmi les morts des dizaines d’enfants. En outre, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 50 000 villageois ont été déplacés.[17]
Les exactions décrites ont été commises entre janvier et novembre 2019, dans les cercles administratifs de Bandiagara, Bankass, Douentza, Koro et Mopti. Hormis quelques exceptions, les victimes des attaques documentées par Human Rights Watch étaient majoritairement des Peuls, parmi lesquels on compte 284 morts, suivis des Dogons, avec 56 morts.
Selon les estimations de Human Rights Watch, le nombre de civils tués en 2019 au cours des attaques communautaires perpétrées dans le centre du Mali est bien plus élevé que les 340 meurtres documentés dans ce rapport, car des vagues d’opérations de représailles se sont suivi à un rythme soutenu. Dans de tels incidents, un ou plusieurs civils dogons ou peuls étaient abattus ou tués à coups de couteau alors qu’ils s’occupaient de leur bétail, travaillaient dans les champs ou se rendaient au marché pour y acheter ou vendre des produits. Des leaders communautaires, des agences humanitaires et des groupes de membres de la société civile issus des communautés peule, dogon et tellem ont envoyé à Human Rights Watch des listes répertoriant au total plus de 100 meurtres s’apparentant à ces types de représailles et qui, tous, sont de nature à faire l’objet d’une enquête plus poussée.[18]
« Chaque jour, nous entendons parler de nouveaux incidents dans le centre du Mali », a déclaré un chercheur malien dont le travail porte sur les droits humains. « Il y a deux jours, sept meurtres ont été signalés, aujourd’hui, il y en avait quatre. Nous commençons à enquêter, vérifier les faits, et on nous annonce un nouveau meurtre. C’est incessant. ».[19]
Dans la région de Mopti, l’ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project), une organisation non gouvernementale qui recueille et analyse des données sur les conflits, a enregistré 591 décès de civils lors d’environ 150 attaques perpétrées par des groupes armés entre janvier et mi-octobre 2019.[20] Ils ont indiqué que les attaques « attribuées aux milices dozos/dogons ont causé la mort de 310 civils, ce qui fait des dozos le groupe le plus meurtrier en termes de victimes civiles ». Selon l’ACLED, les groupes islamistes armés sont responsables de la mort de 141 civils, et les groupes d’autodéfense peuls en ont tué 90. Les 51 morts restants ont été attribués à des groupes armés non identifiés.[21]
Les incidents documentés par Human Rights Watch sont des massacres à grande échelle, des attaques de moindre ampleur et des meurtres individuels. Les témoins des attaques ont déclaré que la plupart des civils blessés avaient été délibérément visés par des tirs, tués à coups de machette ou brûlés à l’intérieur des habitations. Beaucoup d’autres ont été abattus dans des tirs aveugles, les miliciens ayant tiré au hasard et de façon impulsive dans les villages, ou ont été brûlés vifs après s’être retrouvés piégés dans des structures qui avaient été incendiées.
Les attaques, toutes forces confondues, étaient presque toujours accompagnées de pillages massifs, de la destruction ou de l’incendie des villages concernés et de vol de bétail à grande échelle. L’insécurité généralisée a affaibli les capacités de travail des éleveurs, des agriculteurs et des commerçants, engendrant un épisode de famine, ainsi que le déplacement de dizaines de milliers de personnes.[22] Elle a également entraîné la fermeture d’au moins 525 écoles dans la région de Mopti, pénalisant 157 000 enfants.[23]
Exactions contre les civils et les communautés peuls
Human Rights Watch a documenté 16 attaques, par des groupes armés dogons présumés, contre des civils ou communautés peuls, au cours desquels 284 civils au total ont été tués. Les incidents décrits dans ce chapitre ont eu lieu dans les villages peuls de Koulogon, Minima Maoudé, Libé, Yolo, Bogolo, Ogossagou, Didia, Bare, Saran, Diayel, Bankass et Peh, et à proximité de Douentza.
Les attaques des villages se sont toutes déroulées selon le même schéma : des dizaines d’hommes parlant le dogon, se déplaçant en moto et munis d’un attirail de fusils de chasse traditionnels, de machettes, d’armes automatiques et parfois aussi de mitrailleuses et de lance-roquettes (RPG), encerclaient les villages avant de les prendre d’assaut aux premières heures du jour (en général entre 5 et 6 heures du matin). Souvent, ils mettaient le feu aux habitations, et les civils étaient tués dans leur tentative de fuite, ou pris au dépourvu chez eux, par des hommes armés. Dans quelques incidents, les attaquants ont épargné les femmes et les enfants, alors que dans d’autres, il semblait que cette population était directement ciblée. Les témoins de trois attaques ont affirmé avoir vu des victimes mutilées avant ou après leur meurtre. Leurs mains, leurs têtes ou leurs organes étaient arrachés et, parfois, emportés.
Les témoins ont décrit des attaques bien organisées et, dans le cas des deux attaques les plus mortelles, celles de Koulogon et d’Ogossagou, planifiées et préméditées. Plusieurs témoins ont décrit l’arrivée « par vagues » des différents groupes d’attaquants, chaque groupe étant apparemment chargé d’une mission particulière : amener l’eau, évacuer les blessés, rassembler et piller le bétail, mettre le feu aux maisons et entrer dans chaque maison pour y débusquer des victimes ou les piller.
Dans d’autres attaques, les assaillants armés ont fait descendre des hommes peuls des transports publics dans lesquels ils se trouvaient puis les ont tués ou enlevés. Certaines attaques ont eu lieu dans des villages où la présence d’islamistes armés était discrète ou récente. Les attaques étaient généralement précédées par des opérations apparemment organisées visant à affaiblir les moyens de subsistance économique de la communauté peule, et toutes les attaques contre des villages ont été accompagnées de l’incendie et de la destruction des maisons, des bâtiments et des greniers, ainsi que du pillage systématique du bétail, des stocks de nourriture, de l’argent et des objets de valeur, forçant des milliers de villageois à fuir.
Human Rights Watch a recueilli des informations sur le meurtre de plus de 25 civils peuls dans de nombreux incidents à moindre échelle, pour lesquels nous n'avons toutefois pas pu trouver de témoins directs. Des photographies et des vidéos de téléphones portables montrant les corps de cinq hommes peuls décapités et entourés de membres de groupes d’autodéfense – lors de quatre incidents distincts – ont également été reçues. La plupart des victimes auraient été des bergers, tués alors que leurs animaux broutaient.
Responsables présumés des attaques
Les victimes peules et les témoins interrogés par Human Rights Watch ont décrit les auteurs des attaques comme des membres de « dozos », des « chasseurs », des « miliciens dogons » ou des membres des « Dan Na Ambassagou ». De nombreux témoins ont reconnu des attaquants individuellement. Il s’agissait, selon eux, d’hommes dogons habitant dans des villages aux alentours qui, à leur connaissance, faisaient partie des forces de défense d’un village dogon.
Dans la plupart des descriptions des témoins, leurs attaquants portaient la tenue d’usage chez les Dozos ou les chasseurs traditionnels : des vêtements marron rougeâtre ornés d’amulettes telles que des bandes de douilles de balles, des obus ou des miroirs, et, sur la tête, des casquettes souvent garnies de petites cornes d’animaux. Ils ont déclaré que parfois, les Dozos étaient mêlés à d’autres hommes armés qui, selon eux, étaient également des Dozos, mais qui étaient vêtus en civil ou portaient une combinaison de vêtements civils et de camouflage.
Au Mali, « Dozo » est un terme générique désignant un membre d’une société de chasseurs traditionnels dont les croyances sont ancrées dans le mysticisme, qui assume le rôle de force d’autodéfense dans les villages et est généralement armé d’un fusil de chasse à un coup. Ces groupes sont présents dans plusieurs communautés ethniques du pays, notamment les Bambaras et les Dogons. Invoquant le refus ou l’incapacité du gouvernement malien d’affronter la menace islamiste grandissante dans leurs villages ou aux alentours, dans le centre du Mali, ces groupes ont commencé à renforcer et à réorganiser les structures établies de longue date dans leurs villages, à s’entraîner, à acquérir des fusils d’assaut et d’autres armes militaires et à assumer des tâches relevant de la défense nationale pour aider non seulement leur village, mais également ceux des environs.[24]
Le terme « Dan Na Ambassagou » (« chasseurs qui ont confiance en dieu », en langue dogon)[25] désigne un groupe de coordination de plusieurs groupes d’autodéfense dogons basés dans les villages, ou des sociétés de chasseurs traditionnels. Ce groupe, créé en 2016, est présent à Koro, Bandiagara, Bankass et, dans une moindre mesure, dans le cercle de Mopti.[26] Il compte des centaines de membres et est organisé selon une hiérarchie quasi militaire à la tête de laquelle se trouve Youssouf Toloba.[27] Ce dernier, issu de la région de Mopti, est un ancien membre des milices de Gando Koy et de Ganda Izo, qui avaient été créées pour lutter contre les rebelles touaregs au début des années 1990 et 2000.[28] Toloba a affirmé en décembre 2018 que les forces des Dan Na Ambassagou s’étaient étoffées, pour atteindre plus de 5 000 hommes actifs dans au moins 30 camps d’entraînement, et qu’ils avaient créé une branche politique disposant de bureaux à Koro, Bandiagara, Bankass, Douentza, et Bamako.[29]
Les attaques perpétrées contre des civils peuls en 2019 sont décrites ci-dessous par ordre chronologique.
Janvier 2019, attaque contre Koulogon
Human Rights Watch s’est entretenu avec sept témoins de l’attaque perpétrée le 1er janvier par des miliciens dogons contre le village peul de Koulogon, dans le cercle de Bankass, lors de laquelle 39 civils ont été tués. À l’exception d’un témoin, tous ont reconnu des hommes dogons issus de villages des environs parmi les attaquants. Selon les estimations, 80 pour cent du village a été brûlé.[30]
Un éleveur âgé de 30 ans a dit avoir vu les attaquants « habillés comme des Dozos, dans des vêtements civils, certains en habits de camouflage... armés de fusils de chasse, d’AK-47 [fusils d’assaut], de PKM [mitrailleuses] et de machettes. Plus tard, nous avons trouvé plein de débris de cartouches dans le village ».[31] Une femme de 29 ans a affirmé que les attaques semblaient préméditées et organisées :
Le 31 décembre [2018], nous avons vu des motos et un minibus qui se rendaient dans le quartier dogon de notre village, mais nous avons pensé que c’était pour le réveillon de Nouvel An. Vers 5 heures du matin, nous avons entendu des coups de feu et nous avons compris que c’était autre chose : ils avaient profité de la fête pour couvrir l’infiltration d’armes et de combattants. Les Dozos sont arrivés et leurs tirs ont enflammé nos maisons. Plusieurs Dozos ont fait irruption dans nos maisons en disant : « Toutes les femmes dehors ! On n’a pas besoin de vous ici, mais en ce qui concerne les hommes, ils sont morts. » J’ai fui avec un enfant sur le dos et un à chaque main... mais ils ont abattu mon père, mon oncle et mes beaux-parents.[32]
Un éleveur a raconté :
Ça a commencé à peu près au moment de la prière de 5 heures. D’abord, on a cru que les tirs étaient liés aux fêtes. Nous nous sommes cachés dans une maison à proximité... de là, je les ai vus s’infiltrer en arrivant de différentes directions. Je les ai vus tuer quatre hommes — deux devant la mosquée et deux autres, Moussa Diallo et Hama Diallo — qui se précipitaient pour aller se mettre à l’abri. Une fois qu’ils sont tombés — je ne sais pas s’ils étaient encore en vie — les Dozos les ont lacérés avec des machettes. J’étais terrifié, je pensais qu’ils me trouveraient. J’étais avec quelqu’un qui a appelé les FAMA [forces armées du Mali] pour demander de l’aide et qui disait : « S’il vous plaît, les Dogons sont partout autour de nous ! » Mais ils ne sont venus qu’une fois l’attaque terminée. J’ai reconnu plusieurs attaquants. Tous sont dogons : les Dan Na Ambassagou avaient récemment établi une base à quelques kilomètres d’ici.[33]
Un fermier âgé de 20 ans, qui a aidé à enterrer les morts, a expliqué : « Il y avait des corps à l’intérieur des habitations, près de la mosquée, dans la rue ; sept personnes ont brûlé dans une maison, trois femmes et quatre enfants. Ils ont brûlé le village, les greniers ; ils ont volé huit motos et 28 vaches. »[34]
Un éleveur âgé de 30 ans a raconté :
Mon père, mon grand-père et un enfant étaient parmi ceux qui ont péri, brûlés dans la maison du chef de village. En un instant, votre père meurt, votre enfant meurt, les amis avec lesquels vous avez grandi meurent... puis vous devez les enterrer, alors que la veille à peine, vous étiez ensemble. Tu pleures à la pensée qu’ils ne sont plus à tes côtés.[35]
Dans un rapport établi par la division des droits de l’homme de la MINUSMA, les attaques sont décrites comme étant « planifiées, organisées et coordonnées » et il est également précisé qu’outre les 39 morts et les 9 blessés, 173 maisons et 59 réservoirs de blé ont été brûlés.[36]
Attaques de février 2019 : Minima Maoudé-Peul et Libe
Le 16 février, la milice dogon a attaqu5é Minima Maoudé-Peul, dans le cercle de Bankass, tuant six villageois, dont une fillette de 7 ans et plusieurs hommes âgés. La fillette, son père et un autre homme ont été retrouvés carbonisés dans leur maison, alors que les deux hommes âgés semblent avoir été tués à 200 mètres de là, alors qu’ils tentaient de fuir.
Un des quatre témoins de l’attaque de Minima Maoudé-Peul a expliqué : « J’ai trouvé deux corps à environ 200 mètres du village, sur le chemin... Amadou avait 85 ans, c’était l’homme le plus vieux de notre village. Il semble qu’il a reçu une balle dans la tête. Et Allaye avait environ 67 ans... Ils étaient trop vieux pour courir. »[37] Un autre témoin a affirmé :
Ils sont arrivés vers 5 heures. C’étaient des Dozos, ils portaient des vêtements marrons et des casquettes ornées de cornes et de miroirs ; il pleuvait des cartouches... J’ai vu différents groupes faire des choses terribles. Certains mettaient le feu à nos maisons et à nos réservoirs de blé, d’autres tuaient des gens, d’autres encore emportaient nos bêtes. Ils n’ont rien laissé. [Depuis un certain temps,] les tensions montaient. Un mois avant, de nombreux hommes dogons des villages voisins avaient rejoint les Dan Na Ambassagou. Parfois, nous les avons vus avec des AK-47.[38]
Le lendemain, le 17 février, des hommes armés parlant le dogon ont attaqué Libe, qui se situe également dans le cercle de Bankass, à environ sept kilomètres de distance. Douze villageois ont péri : sept ont été retrouvés brûlés dans leur maison, et cinq ont été tués par balle. Trois témoins ont décrit l’attaque et un témoin a donné une liste des 12 personnes tuées, dont trois hommes qui avaient dans les soixante-dix ans. « L’attaque a explosé à 5 heures. Tout le monde n’a pas pu s’enfuir. Plusieurs personnes ont brûlé dans leur maison... Nous n’avons retrouvé que des cendres... Le respecté Imam Abdoulaye Sidibe et son neveu ont péri, ainsi que trois femmes. »[39]
Un autre témoin a affirmé :
Je dormais lorsque les tirs ont détonné. C’était l’attaque que nous craignions. J’ai réveillé ma famille et nous avons couru vers une forêt, en rampant, pour éviter la pluie de balles. De derrière les arbres, j’ai vu notre village partir en fumée. Lorsque nous sommes rentrés chez nous, plus tard, nous avons vu les dégâts... Ils ont tout pillé. Mon troupeau entier de 50 chèvres avait disparu. Les attaquants venaient de deux villages dogons voisins. Ils sont arrivés sur des taxis-motos, et certains à pied. Tous étaient armés d’AK et de fusils de chasse.[40]
Attaques de mars 2019 : Didia et Yolo
Début mars, la milice dogon aurait attaqué le village de Didia, dans le cercle de Koro, tuant sept personnes. Un berger de 23 ans caché durant l’attaque a raconté : « Des dizaines de motos sont arrivées à toute vitesse vers 6 heures du matin. Il y a eu des coups de feu, puis notre village est parti en flammes. J’ai aidé à enterrer trois enfants, deux personnes âgées, brûlées chez elles, et deux jeunes hommes. »[41]
À la mi-mars, deux bergers auraient été tués par un Dogon armé alors qu’ils faisaient paître leurs bêtes près du village de Yolo, dans le cercle de Bankass. « Nous, les Peuls, nous avons déjà été attaqués une fois, en janvier, mais lorsque les choses se sont calmées, nous sommes revenus, principalement pour piler le millet, car nous avions faim. Mais nous avons de nouveau été attaqués », a raconté un témoin. « Nous avons entendu des coups de feu, je les ai vus depuis la colline - je ne pouvais pas voir leur visage, mais j’ai reconnu les chapeaux dozos, ornés de cornes. Deux de nos hommes ont été tués à bout portant — nous avons vu leurs corps plus tard — tous deux étaient mariés et avaient des enfants ».[42] Un autre témoin de la même zone a dit avoir vu les attaquants enlever une femme et son fils adulte, à peu près au même moment. Ceux-ci n’avaient pas encore été localisés et leur situation était inconnue.[43]
Attaque de mars 2019 : Ogossagou
Le massacre du 23 mars a marqué la pire atrocité qu’ait connue le Mali dans son histoire récente. Vers 5 heures du matin, plus de 100 hommes armés parlant le dogon ont attaqué le quartier peul du village d’Ogossagou, dans le cercle du Bankass. Human Rights Watch a interrogé 26 survivants et témoins de l’attaque. Les sages du village ont dit qu’au moins 152 civils, dont plus de 40 enfants, ont été tués, plus de 60 ont été blessés, et plus de 90 pour cent du village a été brûlé.
Au moins 12 hommes peuls armés, qui étaient dans l’attente d’intégrer un programme de désarmement sponsorisé par le gouvernement et qui ont tenté de défendre le village, ont également été tués.[44] Les témoins ont affirmé que les attaquants avançaient vers le village depuis plusieurs fronts, qu’ils ont tiré des coups de feu à l’aveugle, exécutant et mutilant des gens dans leur maison et alors qu’ils fuyaient, et qu’ils ont mis le feu aux habitations, y compris celle d’un chef religieux respecté qui abritait plusieurs centaines de villageois.
Le rapport préliminaire de la division des droits de l’homme de la MINUSMA fait état d’une attaque « planifiée, organisée et coordonnée, »[45] un constat que les témoins interrogés par Human Rights Watch ont dit partager. « Ils sont arrivés par vagues, en attaquant depuis différents angles », a expliqué un témoin. « D’abord, ils ont tiré à l’arme lourde du côté ouest — nous nous sommes rassemblés — puis, presque simultanément, une explosion - un lance-roquettes - côté est. Nous n’étions que 40 hommes et nous ne pouvions défendre les deux fronts », a raconté un membre d’un groupe d’autodéfense peul.[46] Les attaquants étaient également lourdement armés : « Ils avaient des AK-47, des mitrailleuses PK, des fusils de chasse, des grenades, des réservoirs d’essence... Des gens ont trouvé des fragments de RPG », a déclaré un villageois.[47]
Les témoins ont affirmé que la majorité des attaquants parlaient en dogon et étaient revêtus de la tenue dozo. Un petit nombre d’entre eux étaient habillés en civil ou portaient un uniforme de camouflage. « De là où je me trouvais, j’ai vu un imposant groupe de dozos, et un deuxième groupe, plus petit, d’hommes en camouflage couleur sable, qui portaient des gilets pare-balles et des bottes militaires », a décrit un villageois.[48]
Un villageois a expliqué avoir été témoin de l’attaque depuis sa cachette :
L’attaque a commencé vers 5 heures du matin avec une explosion du côté ouest, puis des coups de feu provenant de toutes parts. Il n’y avait rien d’autre que le vacarme de la guerre. Les Peuls du camp de désarmement étaient submergés et ont fui, ce qui a permis aux Dogons d’arriver en masse. Je les ai vus approcher à pied, tirant comme des fous et lançant des torches et des grenades dans les maisons. J’ai vu une famille fuir... l’homme avait du mal à courir avec sa mère âgée... juste au moment où j’allais me précipiter pour l’aider à la mettre à l’abri, le Dozo a ouvert le feu... Je les ai vus tomber... l’homme, sa mère, son frère et ses enfants. Après avoir repris quelques quartiers, une centaine d’entre nous a couru vers la résidence du marabout, pensant que nous y serions à l’abri.[49]
Une mère de 32 ans a raconté que son fils de 5 ans lui avait été arraché des bras et tué par des miliciens qui approchaient :
Le bruit des tirs est devenu plus fort à mesure qu’ils approchaient. J’ai rassemblé mes enfants près de moi... Les balles entraient dans la maison... Nous nous sommes mis au sol. Je n’avais pas l’intention de bouger, mais ils ont lancé un objet en feu par la fenêtre, et cela a enflammé la maison. J’ai attrapé mes enfants et j’ai couru, mais les hommes armés me les ont arrachés des bras. Ils ont tiré sur mon petit garçon et n’ont épargné que mon deuxième enfant, qui a un an, lorsqu’ils ont réalisé que ce n’était pas un garçon. Lorsque les tirs ont cessé, je suis resté près du corps de mon garçon, j’ai pleuré jusqu’à l’arrivée de l’armée.[50]
Un homme a vu de nombreuses maisons incendiées : « Ils ont ouvert les fenêtres de l’extérieur, versé de l’essence puis tiré avec leur pistolet ou allumé une allumette », a-t-il détaillé.[51] Une femme de 50 ans blessée dans l’attaque a raconté : « Depuis ma cachette, je les ai vus abattre six hommes à bout portant. Mes fils, Djibril, 17 ans, et Amdou, 12 ans, sont morts, eux aussi.»[52]
Une femme de 55 ans dont le mari, le fils, la belle-fille et leurs jeunes enfants ont été tués dans la résidence du marabout, a expliqué pourquoi ils étaient allés s’y réfugier :
Nos maisons partaient en flamme, alors nous avons fui vers la maison du grand marabout, Bara Sékou Issa. Il est très respecté, jamais nous n’aurions pensé qu’ils s’en prendraient à un homme comme lui. Nous venions d’arriver lorsque le Dozos sont entrés par la porte de derrière, en cassant le mur, tuant des gens par balle ou à coup de machette, puis mettant le feu [à la maison]. Je n’ai survécu que grâce à la protection de quelques-unes de mes amies dogons. J’ai reconnu 10 des attaquants, tous issus du quartier dogon d’Ogossagou.[53]
Un homme âgé témoin de l’assaut contre la résidence du marabout, qui a reconnu environ 10 attaquants, a raconté :
À mesure que les Dozos avançaient, des foules de gens paniqués ont couru vers sa résidence, composée de quatre maisons en briques. Depuis la fenêtre de ma maison, j’ai vu les attaquants descendre, venant de plusieurs directions. Après avoir encerclé la résidence, ils ont tiré sur les véhicules et les panneaux solaires. Ils ont forcé une des portes, versé de l’essence, puis ils ont lancé plusieurs grenades dans la résidence, et ensuite une pluie massive de tirs. Les fenêtres explosaient, on entendait le feu, les explosions et les cris.[54]
Le procureur malien a indiqué par la suite que 333 balles et 1 627 douilles avaient été retrouvées sur les lieux.[55]
Victimes de l’attaque d’Ogossagou
Parmi les morts, il y avait le chef du village, Amadou Belko Barry, qui a également été mutilé et jeté dans le puits du village, avec trois autres civils ; le respecté enseignant musulman, ou marabout, Bara Sékou Issa ; des dizaines de femmes et d’enfants ; et de nombreux villageois déplacés qui étaient venus se réfugier à cet endroit après l’attaque de leur propre village par la milice dogon. « Nous avons fui à Ogossagou pour y trouver refuge, mais la guerre nous a rattrapés ; 11 personnes de mon village sont mortes ce jour-là, entre autres une femme de 80 ans et une jeune mère qui portait son enfant sur le dos », a raconté un homme déplacé qui avait fui son village, dans le cercle de Koro, en 2018.[56]
Un homme qui a participé à l’inhumation des corps dans des fosses communes a déclaré : « Lorsque nous sommes revenus au village, après l’arrêt des tirs, il y avait des corps partout. Les gens trouvaient ceux de leurs proches et criaient : “Mon dieu, pas mon enfant !”, “Mon grand-père, ma mère !” Il y avait des tas de corps dans la maison du marabout, pour la plupart carbonisés. ».[57]
Un membre de la famille proche du marabout a affirmé :
J’ai perdu 47 membres de ma famille... mon père, mon fils aîné, trois frères, deux sœurs, des oncles, des petits-enfants, des tantes... Parmi les morts, il y avait aussi nos fidèles et nombreux talibés [élèves apprenant le coran] qui étudiaient ici. Dans une chambre, j’ai compté 60 morts... La plupart brûlés ; dans la chambre d’à côté, il y en avait 14, plus deux hommes qui s’étaient cachés dans la salle de bains. Ils ont laissé quelques femmes s’enfuir, mais les autres n’ont pas été épargnées. Ils ont brûlé la bibliothèque, des livres précieux, tout est parti en cendre. Au moment où ils sont entrés, je les ai entendus dire en dogon : « Tuez-les ! Il faut en finir avec les Peuls. »[58]
Six témoins ont raconté que des civils morts avaient été mutilés — y compris le chef Amadou Belco Barry, environ 70 ans, un autre homme et un des fils du marabout — mais ils ne savaient pas si les mutilations avaient eu lieu avant ou après leur décès. « Près de la mosquée, j’ai vu le fils de 13 ans du marabout avec ses deux mains coupées », a déclaré un témoin.[59]« Lors des enterrements, j’ai remarqué au moins trois corps avec les mains coupées », a confirmé un autre témoin.[60] Plusieurs témoins ont décrit les corps mutilés du chef du village et d’un autre homme trouvé devant la mosquée du village. L’un d’entre eux a expliqué :
J’ai essayé d’aider le chef à s’enfuir, mais il était faible... Il ne pouvait avancer. J’ai couru me cacher et je l’ai laissé se cacher près de la mosquée... Les hommes armés approchaient. Mais ils l’ont trouvé. Plus tard, j’ai vu son corps. Ils lui avaient tiré dans la poitrine et ses deux mains et d’autres parties de son corps avaient été coupées. Un autre homme, Adama Barry, avait été décapité, et au moins une de ses mains avait été coupée.[61]
Plusieurs témoins ont dit que le chef et Barry ont ensuite été jetés dans le puits du village, ainsi qu’un garçon de 5 ans et une femme de 20 ans, qui ont survécu à ce supplice. Un villageois a dit :
J’ai vu les Dozos entrer de force dans la maison de mon voisin... Nous avons entendu des coups de feu et nous avons compris qu’ils y avaient tué plusieurs personnes. Ils ont traîné une femme de 20 ans dehors en lui demandant en dogon où se trouvait le marabout. Elle répétait qu’elle n’en savait rien, alors, un Dozo a sorti un couteau, l’a lacérée à l’épaule puis l’a traînée au sol et l’a jetée dans le puits du village.[62]
Plusieurs témoins ont dit que les sages du village avaient appelé les forces de sécurité à l’aide, mais que celles-ci étaient arrivées plusieurs heures après la fuite des attaquants. « Pour ma part, dès 6 heures du matin, j’ai appelé les FAMA et j’ai vu quelqu’un d’autre appeler les gendarmes de Bankass, à seulement 14 kilomètres d’ici. Ils répétaient qu’ils étaient en route », a affirmé un sage du village. « Pendant l’attaque, les FAMA m’ont appelé plusieurs fois pour faire le point. La dernière fois, vers 10 heures, je leur ai répondu de ne pas prendre la peine de venir, que le mal était déjà fait », a ajouté un autre sage.[63]
Le contexte et les attaquants d’Ogossagou
De nombreux témoins du massacre d’Ogossagou ont dit que les tensions entre les quartiers peul et dogon du village montaient depuis plusieurs semaines, avant le massacre, à cause d’un certain nombre d’attaques, dont certaines mortelles, qui auraient été perpétrées par les miliciens peuls contre des villages dogons des environs, et également à cause de la création récente, avec le soutien du gouvernement, de camps de désarmement constitués d’hommes peuls. L’un de ces camps se trouvait à Ogossagou.[64]
La plupart des témoins interrogés par Human Rights Watch pensent que les auteurs du massacre sont des membres des Dan Na Ambassagou et ont indiqué que le groupe était connu pour disposer de plusieurs bases dans tout le cercle de Bankass. Deux témoins ont ajouté qu’ils « recrutaient activement. »[65]
Un témoin a souligné que « les Dan Na Ambassagou constituent] le seul groupe dogon organisé actif dans cette région. »[66] Presque tous les témoins ont reconnu certains des assaillants, dont la plupart, selon leurs dires, habitaient dans le quartier dogon d’Ogossagou. Une femme dont la fille de 7 ans a été tuée lors de l’attaque a identifié par leur nom les cinq hommes armés dogons qui avaient pénétré chez elle, l’un d’entre eux étant le fils du chef d’un village dogon.[67] Au total, les témoins ont donné à Human Rights Watch le nom de 27 attaquants qu’ils ont reconnus, ainsi que le nom présumé de leurs villages d’origine.[68]
Trois témoins ont décrit une importante concentration de chasseurs des Dan Na Ambassagou dans la ville de Bankass, deux jours avant l’attaque d’Ogossago, et ont supposé que l’attaque avait été préparée au cours de ce rassemblement. « Il y avait une énorme concentration de membres des Dan Na Ambassagou », a raconté un commerçant de 40 ans. « Ils ont commencé à arriver le matin, de partout, à moto ou à pied, portant la tenue dozo typique. Vers 9 heures du matin, j’ai vu [le chef dogon Youssouf] Toloba lui-même sortir de sa voiture et saluer les sages, un par un, alors qu’il se rendait à pied vers le rassemblement, qui a duré jusqu’à 16 heures ».[69]
Dans un entretien avec un journaliste local, le 24 mars, soit le lendemain du massacre, Mamoudou Goudienkilé, porte-parole des Dan Na Ambassagou, a réfuté toute responsabilité dans l’attaque. Il aurait déclaré : « Nous n’avons rien à voir avec ce massacre que nous condamnons avec la dernière rigueur ». Il a ajouté : « Ces derniers mois, beaucoup de Dogons ont été tués et personne n’en parle. Nos villages aussi sont attaqués, brûlés et des gens tués ».[70]
Un représentant des Dan Na Ambassagou a déclaré à Human Rights Watch : « Nous avons mené notre enquête, et ni le massacre d’Ogossagou ni celui de Koulogun n’ont été perpétrés par nos hommes. Nous ne les avons pas ordonnés, nous ne les avons pas perpétrés, c’est exclu. Il y a beaucoup de bandits, partout, et souvent, ils s’habillent comme des chasseurs. C’était peut-être un règlement de compte de la part de certains Dogons, mais notre mouvement n’était impliqué dans aucun de ces incidents ».[71]
Le 24 mars, le gouvernement a remplacé deux de ses plus hauts gradés militaires et a annoncé la dissolution des Dan Na Ambassagou.[72] Cependant, leur leader, Toloba, a dit qu’il ne désarmerait pas tant que le gouvernement ne prouvait pas sa capacité à sécuriser les villages et les biens des Dogons.[73]
Le 8 avril, les Dan Na Ambassagou ont diffusé un communiqué dans lequel ils reniaient un engagement à désarmer prononcé en 2018 et réfutaient une fois de plus toute responsabilité dans l’attaque contre Ogossagou.[74] La milice demeure opérationnelle à ce jour et a été impliquée dans d’autres atrocités.
Attaques de juin et juillet 2019: Bare, Bogolo, Saran et Diayel
Six femmes du village de Bare, Bankass cercle, ont décrit une attaque qui a eu lieu le 13 juin ou autour de cette date à l’aube et a tué quatre villageois, dont trois jeunes âgés de 15 à 17 ans. Quatre autres hommes sont portés disparus. Un témoin a déclaré : « Jusqu’à ce jour, nous vivions en paix avec nos voisins dogons, même après Ogossagou. Nous les avons tous vus - certains avaient des armes de guerre, j’ai vu leurs chapeaux, avec des cornes, et leur tenue dozo. Ils nous ont encerclés. Il y avait plus de 30 motos ». Un autre témoin a affirmé : « Je n’ai pas vu les corps... Ce sont les hommes qui les ont enterrés... Mais j’ai vu les mères des morts — Bocarie, Amadou et Baba, 15 ans, et Allaye, 16 ans — qui doivent à présent porter cette douleur. Ils ont brûlé tout le village et volé toutes nos bêtes. Le message était clair : nous devons partir ».[75]
Human Rights Watch a interrogé trois victimes qui avaient été blessées lors d’une attaque du 20 juin qui aurait été perpétrée par la milice dogon à Bogolo, un village principalement peul du cercle de Bandiagara. L’attaque a fait 12 morts. « Je les ai reconnus. Je sais de quel village ils viennent. Ils ont brûlé, pillé tout ce qu’ils pouvaient trouver, y compris 60 de mes bêtes », a détaillé un sage du village.[76] Human Rights Watch a observé des cicatrices sur le cou, les bras et les fesses d’une victime, un berger de 59 ans qui avait enterré les morts et fourni une liste de ces derniers. Il a raconté :
Ils sont arrivés, très nombreux, depuis le sud, en tirant sur tout ce qui bougeait, avec des fusils et des AK-47. J’ai couru après mes chèvres et je me suis retrouvé nez à nez avec un Dozo, qui m’a tiré dessus avec un fusil de chasse. J’ai tenté de me défendre avec un bâton en bois, pour ne pas qu’il vole mes bêtes, mais j’ai été touché par deux tirs à distance, au cou et aux fesses. Les docteurs ont extrait de nombreux éclats de plomb de mon corps. L’assaut a duré des heures, puis nous avons enterré 12 personnes, dont quatre enfants. Les villageois étaient désespérés, ils criaient en raison de leurs propres blessures, ou en retrouvant des corps de leur proches. Il manquait deux jeunes bergers, mais finalement, nous avons retrouvé leurs corps. Il semble qu’ils aient été les premiers à avoir été tués, alors que les Dozos s’approchaient silencieusement du village.[77]
L’autre victime, une femme de 23 ans, a vu deux de ses enfants se faire tuer lors de cette même attaque. Human Rights Watch a pris des photos des blessures qu’elle a reçues à la tête, aux bras et aux jambes. Elle nous a dit qu’elles avaient été infligées par des machettes et des éclats de balles de fusil de chasse.[78] Elle a raconté :
Lorsque les tirs ont commencé, les Dozos ont émergé de la forêt. Ma mère a attrapé un de mes jumeaux de 2 ans et moi l’autre, une fille, et mon fils de 4 ans. Alors que nous courions, ma fille et moi avons été touchées par des balles [tirées avec une arme de chasse traditionnelle]... Je suis tombée et j’ai dit à mon fils : « Cours ! Cours ! ». C’est ce qu’il a fait, mais il ne comprenait pas ce qu’il se passait, alors il s’est arrêté et est revenu vers moi en pleurant. Les assaillants l’ont rattrapé et ont tiré sur lui à bout portant avec un fusil de chasse. Ils l’ont tué. Ensuite, ils ont frappé ma fille, qui était blessée, avec une machette et l’ont tuée. Elle aurait survécu aux balles, car elle n’était pas trop blessée. Ensuite, ils s’en sont pris à moi, me lacérant plusieurs fois avec leurs machettes. Je les connaissais. Ils venaient d’un village des environs.[79]
Le 30 juin, au moins 18 civils ont été tués lors de l’attaque de Saran et de deux hameaux des environs, Sankoro et Bidi, tous trois situés dans le cercle de Bankass. Le maire du village voisin de Ouenkoro, Harouna Sankare, a déclaré dans les médias locaux et internationaux que 23 civils avaient été tués.[80] Un sage respecté de la région, qui avait enquêté sur les attaques, a décrit les facteurs qui y avaient contribué :
Nous, les Peuls de Saran, nous vivions en harmonie avec nos Dogons. Nous labourions les mêmes terres, partagions le même puits, priions dans la même mosquée. Mais ces derniers mois, les Dan Na Ambassagou ont commencé à recruter dans notre région. Ils ont placé des représentants dans tous les villages. Il nous arrivait de les voir tirer en l’air, comme pour faire la démonstration de leur pouvoir. Le jour de l’attaque, qui a tué 18 personnes, un groupe de Dogons avait essayé de voler les vaches de quelques éleveurs peuls, qui se sont défendus, et c’est devenu le prétexte de l’attaque. Les Dogons se sont organisés, ont demandé des renforts. Nous avons reconnu des Dogons issus de plusieurs villages... Environ 30 Dogons ont entouré le village, tirant partout, l’incendiant. On m’a dit que des Dogons venus du Burkina avaient participé à l’attaque. Au bout d’un certain temps, un hélicoptère des FAMA et un camion de soldats sont arrivés, mais ils n’ont pas stoppé l’attaque, qui se poursuivait. Au moins un [assaillant] a été arrêté.[81]
Un témoin qui a aidé à enterrer les morts a dit :
Saran a été attaquée vers 13 heures, depuis le côté est, par un grand nombre de Dozos armés de fusils et d’AK-47, qui tiraient à profusion en s’approchant. Cinq personnes, dont une femme de 80 ans, ont été enterrées le même jour. Le lendemain, nous avons découvert les corps de sept bergers burkinabés qui emmenaient leurs bêtes en transhumance. Quelques-uns [ont été trouvés] près de l’endroit où les Dozos avaient lancé leur attaque. Durant l’attaque, les Dozos ont pénétré de force dans nos maisons pour voler les bijoux des femmes, de l’argent et tous les objets de valeur. Saran ne se situe qu’à 14 kilomètres de la base des FAMA, mais ils ne nous ont pas sauvés.[82]
Le 2 juillet, le chef du village de Diayel, Amirou Diallo, son fils, son petit-fils et un frère se trouvaient parmi les six personnes tuées lors d’une attaque perpétrée vers 6 heures du matin contre ce village du cercle de Douentza. Un villageois qui a aidé à enterrer les morts a raconté : « Ils ont commencé l’attaque avec la maison du chef... j’ai reconnu certains d’entre eux. C’étaient des Dozos, et il y en avait issus de notre région.... Ils se sont approchés du village en rampant le long de la colline adjacente avant d’ouvrir le feu sur la maison du chef. Ils ont volé leurs bêtes - environ 100 vaches, des ânes et des chèvres ».[83]
Attaque de novembre 2019 : Peh
Le 13 novembre, des hommes armés dogons ont attaqué le village de Peh, Bankass cercle, situé à trois kilomètres de la frontière entre ces deux pays, tuant au moins 16 villageois. Trois témoins, dont un blessé, ont affirmé à Human Rights Watch qu’ils avaient chacun reconnu plusieurs assaillants qui, selon leurs dires, venaient des villages dogons des alentours, au Mali et au Burkina Faso. Tous ont mentionné le fait que l’armée malienne les avait aidés à refouler l’attaque. Dans un communiqué, le gouvernement malien a dénoncé l’attaque, qu’il a attribuée aux hommes portant la « tenue de chasseur traditionnel ».[84]
Un villageois qui a participé à l’enterrement de 16 personnes et fourni une liste des morts a déclaré : « Nous avons trouvé les corps de nos proches près de la mosquée, dans leurs champs, dans leur maison et dans la forêt. Onze des victimes étaient des personnes âgées qui ne pouvaient courir. Boucary Moussa, 84 ans, a été tué et jeté dans un puits du village ; Fatoumata Diagayeté, 80 ans, a été brûlée chez elle ; notre marabout, Dramane Sidibé, 49 ans, a été tué près de la mosquée ».[85]
Un fermier de 67 ans a déclaré :
Le premier groupe venait de la direction du Burkina - quelques-uns habillés comme des Dozos, d’autres dans des tenues de sport... J’ai cru un moment qu’ils étaient venus pour jouer au football. Lorsque les tirs ont commencé, j’ai couru vers mes vaches, dont s’occupaient mes enfants, craignant que [les assaillants] les volent. Alors que nous nous enfuyions, ils ont tiré directement sur nous, et depuis l’endroit où nous nous cachions, j’ai vu d’autres attaquants arriver depuis le côté malien.[86]
Un homme blessé dans l’attaque a dit :
J’ai vu au moins 40 Dozos arriver depuis plusieurs directions... Ils ont rapidement submergé les quelques gardiens du village et ont commencé à tuer et à piller. Ils ont tué beaucoup de personnes en train de fuir avec leurs bêtes — par la suite, nous avons trouvé leurs corps dans la forêt — et d’autres qui, comme ma mère, ont été brûlées dans leur maison. Les FAMA sont arrivés à 18 heures et ont dispersé les assaillants qui, je pense, étaient des Dan Na Ambassagou. Ils sont partout. C’est eux le moteur de ces problèmes : ils nous persécutent depuis des mois... Ils ont tout volé, même nos bêtes - la seule chose qu’il me reste, c’est mon boubou [robe traditionnelle des musulmans].[87]
Exécutions et enlèvement d’hommes dans les transports publics
Human Rights Watch a documenté trois incidents dans lesquels 10 hommes peuls, au total, ont été forcés de descendre de leur bus par des miliciens dogons qui tenaient des points de contrôle routier informels. Ces Peuls auraient été exécutés ou seraient portés disparus. Les analystes de la sécurité ont précisé que les points de contrôle routier avaient apparemment été mis en place en réaction aux meurtres récents de Dogons perpétrés soit par des islamistes armés soit lors d’attaques communautaires.[88]
Deux personnes ont décrit l’enlèvement et la disparition, à la mi-mars, de trois hommes forcés de descendre d’un transport public sur la route entre Bankass et Sévaré. Elles ont affirmé disposer d’informations crédibles indiquant que ces hommes avaient été tués le jour même. Un ami de l’un des hommes a déclaré :
Boucar Bah, 62 ans, Harouna Barry, 51 ans et un troisième homme peul ont dû sortir d’un taxi, une Peugeot 207, sur la route entre Bankass et Sévaré. Je le sais parce qu’un autre passager est venu chez moi une heure plus tard à peine pour me raconter ce qu’il s’était passé. Il m’a expliqué qu’à 20 kilomètres de Bankass, près du village de Gare, ils ont été arrêtés à un point de contrôle routier tenu par la milice dogon. Les Dogons ont ordonné à tout le monde de descendre et ont gardé les trois hommes peuls. Il a ajouté que le chauffeur était tellement terrifié qu’il est retourné à Bankass. Depuis ce jour, ces hommes ne sont pas rentrés chez eux. Nous avons demandé aux FAMA de les rechercher, mais lorsqu’ils sont arrivés sur les lieux, le point de contrôle avait disparu. Nous avons appris, par l’intermédiaire d’amis dogons, que les trois hommes peuls avaient été emmenés vers un village des environs et exécutés.[89]
Début octobre, des miliciens dogons ont placé un point de contrôle routier informel près des villages de Petaka et de Drimbe, le long de la principale route en direction de Gao, vers le nord. Des témoins ont déclaré qu’il s’agissait d’une riposte au meurtre présumé, quelques jours auparavant, d’un milicien dogon par un éleveur peul. Ils ont expliqué que les 2 et 3 octobre, au point de contrôle, les miliciens avaient forcé au moins sept hommes peuls à descendre de leur bus, en les tenant en joue, et qu’ils les avaient ensuite soit exécutés, soit fait disparaître.
« Je revenais de Hombori, le 2 octobre, lorsque les Dozos sont arrivés en masse et ont forcé trois hommes peuls à descendre », a décrit un témoin. « Quelques jours plus tard, j’ai vu leur corps le long de la route, pas loin de l’endroit où ils avaient été emmenés. Les gens étaient trop terrifiés pour enterrer leurs corps, qui sont encore là aujourd’hui, presque 10 jours après les meurtres ».[90]
Une commerçante du marché a décrit l’enlèvement de quatre hommes peuls dans un bus, le 3 octobre.
Nous revenions du marché, vers 17 heures. Des Dozos armés de fusils de chasse et d’AK, formant un groupe imposant, ont menacé d’arroser de balles le bus, si le chauffeur n’arrêtait pas. Ils ont ouvert la porte de derrière et ont ordonné aux Peuls seulement de descendre. Nous étions cinq : moi et quatre hommes. Ils ont attrapé le boubou du Peul assis près de moi, pour le forcer à descendre, puis ils ont brutalement fait descendre mon autre voisin. J’ai crié, terrifiée à l’idée que j’étais la suivante, mais ils m’ont laissée. Ils ont ordonné au chauffeur de redémarrer son bus et de partir, mais il a résisté en demandant : « Où avez-vous emmené mes passagers ? ». Ils lui ont répondu : « Si tu veux mourir, toi aussi, continue à poser des questions ». Depuis ce jour-là, nous n’avons plus de nouvelles de ces hommes. Nous craignons le pire.[91]
Exactions contre des civils et des communautés dogons
Human Rights Watch a documenté huit attaques perpétrées par des hommes armés peuls ou des groupes d’auto-défense peuls, lors desquelles 56 civils dogons ou tellems ont été tués au total. Parmi ces incidents figuraient un massacre, des attaques contre des commerçants travaillant à des marchés locaux ou en revenant, et plusieurs attaques contre des fermiers en route vers leurs terres ou de retour chez eux. Certaines des attaques semblent être des ripostes aux meurtres de civils peuls par des groupes dogons. Des dirigeants de la communauté dogon ont fourni à Human Rights Watch des informations détaillées sur plus de 50 autres meurtres qu'ils ont imputés à des hommes armés peuls.
Plus d’une dizaine de civils dogons résidant dans divers villages ont rapporté que des hommes armés peuls avaient semé la désolation de toutes parts en confinant les gens dans leur village, en lançant des ultimatums leur enjoignant de quitter leur village, les menaçant - selon la perception des témoins - de mort, ou en attaquant et en brûlant les villages et les champs. Ils ont affirmé que ces actions avaient engendré de graves difficultés économiques, la famine et des déplacements de population.
Responsables présumés des attaques
Les victimes et les témoins ont désigné les attaquants tantôt comme des « Peuls armés, » tantôt comme des « groupes d’autodéfense peuls ». Dans tout le centre du Mali, de nombreux villages peuls ont mis en place des groupes d’autodéfense, qui se sont multipliés ces dernières années en réaction aux attaques mortelles de la milice dogon. Certains leaders peuls ont dit avoir été obligés de créer ces groupes pour se protéger contre ce qu’ils décrivent comme une peine collective infligée à leur communauté par la milice dogon en raison d’attaques perpétrées par les islamistes armés.
Ces groupes réfutent de façon persistante tout lien avec des groupes islamistes armés, soutenant que tous leurs membres sont issus de la population locale.[92] Les villageois dogons contestent cet argument, affirmant avoir identifié en de nombreuses occasions des Peuls membres de forces de défense du village épauler des groupes islamistes armés.[93]
Des témoins dogons de quelques-unes des attaques ont déclaré que selon eux, des islamistes armés agissant à titre individuel avaient rejoint les rangs de certains groupes d’autodéfense de villages peuls, mais Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier cette affirmation. Cependant, trois sages peuls ont indiqué que certains islamistes armés de leur connaissance avaient dit avoir « demandé l’autorisation » de quitter leur unité ou abandonné les islamistes armés pour pouvoir retourner dans leur village natal afin de le protéger.[94]
L’idée qu’il existe un lien entre les groupes d’autodéfense peuls et les islamistes armés est alimentée par plusieurs déclarations de Jama’at Nasr al- Islam wal Muslimin (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, JNIM), la branche d’Al-Qaïda en Afrique de l’Ouest et au Sahel. À la suite de son attaque du 17 mars contre la base militaire de Dioura, dans le centre du Mali, qui a tué 23 militaires maliens, le JNIM a déclaré qu’il s’agissait d’une « riposte aux crimes haineux commis par les forces du gouvernement de Bamako et par les milices que ce dernier soutient, au nom de notre peuple des Fulas ».[95]
Une autre déclaration du JNIM diffusée peu après le massacre d’Ogossagou promettait que « les Fulanis et les opprimés [seraient] vengés partout dans la région ».[96] Un enregistrement sonore de Kouffa mis en circulation fin septembre, qui semblait faire du JNIM un défenseur de la communauté peule, a contribué à « exacerber encore davantage les incompréhensions et la violence ethniques », selon un leader communautaire peul.[97]
Plusieurs attaques attribuées par différentes sources à des « Peuls armés » et à des « groupes d’autodéfense peuls » sont décrites ci-dessous par ordre chronologique. De nombreuses autres atrocités commises contre des civils dogons dans lesquels l’implication des groupes islamistes armés est crédible font l’objet d’une discussion plus loin dans ce rapport.
Attaques de décembre 2018 et mars et mai 2019 : Derou-Na, Kérékéré et Ama-Koro
Le 27 décembre 2018, neuf hommes, dont deux imams, ont été tués près du village de Derou-Na, dans le cercle de Koro, alors qu’ils rentraient du village proche d’Ogossanhi où ils avaient participé à une cérémonie en l’honneur d’un membre décédé de cette communauté. « Ce n’étaient pas des combattants, ils n’étaient pas armés. Ils étaient allés présenter leurs condoléances à la famille d'un homme récemment décédé lorsqu’ils ont été pris dans une embuscade près d'une forêt, vers 14 heures », a rapporté un habitant des environs.[98] « Je suis allé récupérer les corps avec des militaires... Nous les avons trouvés à deux mètres de la route ; il y en avait sept au même endroit, effondrés sur leur taxi-moto, et les autres quelques mètres plus loin, leurs corps criblés de balles », a décrit un témoin.[99]
Un témoin du village de Kérékéré, dans le cercle de Bankass, a décrit une attaque perpétrée en mars 2019 par des hommes peuls armés, qui a tué trois personnes âgées parmi les habitants du village :
D’abord, ils ont abattu quelques fermiers dans leurs champs puis, à la mi-mars, ils sont revenus par dizaines, sur des motos, en tirant en l’air avec leur AK-47’s. Ils ont brûlé quelques maisons puis, comme nous refusions de partir, ils sont revenus le lendemain et ont mis le feu à tout le village, de l’est vers l’ouest. Trois personnes âgées ont été tuées... Elles ne pouvaient fuir assez rapidement. Trois jours plus tard, quelques-uns d’entre nous avons tenté de revenir discrètement pour récupérer des sacs de blé et d’autres possessions, mais ils nous ont tiré dessus, et un autre homme est mort.[100]
À la mi-mai, un jeune homme dogon a été blessé par les tirs d’hommes armés originaires, selon lui, d’un village peul voisin, alors qu’il travaillait dans ses champs près du village d’Ama, dans le cercle de Koro. « Nous étions en train de préparer nos champs pour les ensemencer lorsque le Peul a ouvert le feu, à plusieurs mètres de nous », a-t-il précisé. « Ils n’ont rien volé... Nous ne leur faisions rien. Je ne sais pas quand je pourrai marcher à nouveau. Nous pensions que 2019 serait une meilleure année, mais ce n’est pas le cas ».[101]
Attaque de juin 2019 : Sobane-Da
Le 9 juin, des hommes armés peuls ont attaqué le village dogon de Sobane-Da, dans le cercle de Bandiagara, tuant 35 civils, dont plus de 20 enfants. Human Rights Watch a interrogé trois témoins. Deux ont déclaré avoir identifié plusieurs attaquants, qui venaient de villages voisins.
Sobane-Da est un village chrétien ; cependant, ni l’église ni les maisons arborant des croix chrétiennes n’ont été détruites, ce qui laisse penser que l’attaque n’était pas motivée par des questions religieuses. « Notre village de 431 habitants est 100 pour cent Dogon et 100 pour cent chrétien, mais l’église n’a pas été brûlée », a affirmé un leader communautaire.[102] « Ils sont arrivés à 17 heures sur de nombreuses motos qui nous ont rapidement encerclés. Sans un mot, ils ont commencé à mettre le feu aux maisons puis à tuer... La majorité des victimes étaient des enfants. Ils ont rassemblé notre bétail et l’ont volé... À présent, tout le monde s’est enfui ».[103]
Un homme de 32 ans qui a vu les atrocités depuis sa cachette a raconté :
Je prenais mon thé lorsque les motos sont arrivées... J’ai vu 12 attaquants — ils étaient par deux sur six motos, ils portaient des boubous coupés courts, des turbans et des fusils automatiques — mais il y en avait d’autres. Nous avons couru pour nous cacher dans une maison. Une heure plus tard, ils ont mis le feu à la Toguna [centre culturel dogon], ce qui a forcé Moise Dara [18 ans] et Timothée Dara [22 ans] à sortir en courant, mais ils ont été abattus par des tirs.
Ensuite, les assaillants sont allés dans une autre maison, où se cachaient beaucoup de femmes et d’enfants. Je les ai entendus demander aux hommes de sortir... Le frère du chef de village s’est montré en disant : « Oui, je suis là ». Ils l’ont tué à 200 mètres de distance. C’était comme s’il s’était sacrifié pour sauver les femmes et les enfants. L’attaque a duré des heures... J’ai entendu des gens crier, j’ai senti l’odeur du feu, j’ai entendu des tirs et « Allahu Akbar » plusieurs fois.
Lorsque nous avons entendu les motos partir, je me suis précipité chez moi. Ma famille m’a dit qu’ils avaient mis le feu à la maison, elle était enflammée... nous avons perdu trois membres de notre famille, dont deux enfants de 10 et 12 ans. Ils nous ont volé 900 bêtes et pillé tout le village.[104]
Les 35 adultes et enfants tués ont été enterrés le lendemain dans cinq fosses communes. Un sage du village, qui a participé à la récupération et à l’inhumation des corps, a affirmé :
Dans une maison, il y avait une famille de neuf personnes. Le doyen était assis devant, une balle dans la tête. Les attaquants avaient tiré par la fenêtre, ce qui a mis le feu à un sac de mil et puis à toute la maison, brûlant les autres membres de la famille. Leurs corps étaient entrelacés, ils s’accrochaient les uns aux autres, comme si c’était leur dernier moment ensemble. Deux grands-mères, cinq enfants, des femmes portant encore leurs bébés sur le dos. Il semblait que la plupart des morts avaient été brûlés. Nous avons trouvé plusieurs bidons en plastique jaune dans lesquels ils [les assaillants] avaient mis l’essence.
Dans l’une des maisons, il y avait une femme enceinte de huit mois. Son mari était près d’elle, ainsi que d’autres membres de la famille, et ses blessures laissaient apparaître son bébé. Aucun de nous ne pouvait supporter de rentrer dans cette maison... ou de les toucher. Nous avons dû laisser les pompiers s’en occuper.[105]
Les témoins, les leaders communautaires dogons et les sources issues des services de sécurité sont en désaccord concernant le niveau d’implication des islamistes armés dans cette attaque. Deux des témoins les ont définis comme des « terroristes » et un membre des services de sécurité maliens de la région a expliqué : « Il n’y a pas de milice d’autodéfense suffisamment structurée pour pouvoir organiser une attaque d’une telle ampleur... Non, au moins certains des nombreux islamistes présents dans cette zone sont impliqués ».[106] Un sage de la communauté peule a au contraire estimé que « ce n’étaient pas des djihadistes. [L’attaque] a été perpétrée par une coalition de groupes locaux peuls d’autodéfense venus très nombreux de plusieurs villages voisins ».[107]
Les conclusions d’une enquête de la division des droits de l’homme de la MINUSMA indiquent que l’attaque avait été menée par « 30 à 40 hommes armés, décrits comme de jeunes hommes peuls provenant des villages environnants ».[108] Les enquêteurs n’ont pas été en mesure de déterminer si les attaquants étaient liés d’une quelconque façon à un groupe particulier.[109]
Attaque de juillet 2019 : Sangha
Le 31 juillet, au moins huit civils dogons, dont deux femmes, ont été tués, et plusieurs autres enlevés, lors de l’attaque, par deux groupes d’hommes peuls armés, de commerçants rassemblés au marché de Sangha, dans le cercle de Bandiagara, ou qui en revenaient. Human Rights Watch s’est entretenu avec trois témoins de l'attaque qui ont également affirmé que des centaines de bêtes avaient été volées par les attaquants, identifiés à la fois comme des « assaillants peuls armés » et comme des « djihadistes ».[110] Un témoin a raconté :
Nous étions au marché — beaucoup étaient venus pour obtenir une aide alimentaire — lorsque des dizaines d’assaillants sont arrivés à toute vitesse, sur des motos flambant neuves. Un groupe s’est dirigé vers l’endroit où plusieurs bergers se trouvaient avec leurs bêtes, les a entourés et leur a ordonné de les suivre. Un berger de 18 ans, Nouhoum Kodio, a résisté, et les djihadistes l’ont abattu sur place. Pendant ce temps, un autre groupe est allé vers la route, et j’ai entendu qu’ils avaient commencé à tirer au hasard sur des gens qui rentraient dans leurs villages.[111]
Un deuxième témoin, dont le frère a été tué, a décrit la scène sur la route :
Mon frère a quitté le marché de Sangha sur sa moto dans un petit convoi. Étant donné l’insécurité, c’est ainsi que nous nous déplaçons, à l’heure actuelle. Sur le chemin du retour, à quelques kilomètres de là, ils ont été pris dans une embuscade tendue par des assaillants armés. Dès que j’ai entendu, je me suis précipité sur les lieux, mais il était mort... J’ai dégagé son corps... il avait reçu des balles dans la poitrine et le visage. J’ai vu six autres corps sur la route, dans la même zone... Ils s’étaient effondrés sur leur moto, ou à côté. Il y avait des chauffeurs et des passagers. Ils n’étaient pas armés... tous étaient des commerçants provenant de hameaux des environs de Sangha.[112]
Attaque de novembre 2019 : Près de Madougou
Le 4 novembre, neuf commerçants dogons ont été tués dans une embuscade tendue contre un convoi de commerçants de retour du marché de Madougou, dans le cercle de Koro. Deux témoins ont attribué la responsabilité des attaques à des hommes armés peuls. Les morts venaient des villages dogons d’Indem, Kobadji, Tingué et Tomdin. Un témoin dont le fils de 18 ans a péri dans l’attaque, a déclaré :
L’embuscade a eu lieu vers 16 heures, au moment où notre convoi de huit motos et cinq chariots traversait une petite foret près de Tingué, à environ 10 kilomètres de Madougou. J’étais sur ma moto et mon fils de 18 ans conduisait notre chariot, qui transportait des macaronis, du riz et d’autres produits que nous avions achetés au marché. Quatre hommes de notre convoi avaient des fusils de chasse, mais ils n’ont pas eu le temps de tirer une seule fois. J’ai vu des dizaines d’attaquants sur des motos ; ils portaient des boubous et avaient des armes de guerre. Certains portaient des casques, d’autres des turbans. Lorsque les tirs ont commencé, j’ai vu plusieurs motos tomber au moment où les commerçants étaient touchés par les tirs. Je ne sais pas comment j’ai fait, mais j’ai réussi à passer au travers des balles... Mais pas mon fils. J’ai du chagrin, mais il n'y a rien à faire... Je ne peux que prier pour son âme. Pendant l’attaque, ils ont aussi volé ou brûlé plusieurs motos et chariots, y compris le mien.[113]
Blocus, ultimatums et incendies de villages dogons
Un représentant d’une organisation culturelle dogon a rapporté : « Dans chacun des quatre cercles, des hommes peuls armés — beaucoup pensent que ce sont des djihadistes — ont brûlé des greniers, tué des fermiers et empêché les villageois de cultiver et de récolter. La faim et la malnutrition règnent, et il y a des enfants avec des ventres gonflés. Beaucoup de villageois ne mangent qu’une fois par jour, et ils sont des dizaines de milliers à avoir fui ».[114]
Un leader communautaire du cercle de Koro a dit :
Ils entouraient les villages dogons, nous interdisant d’aller au marché, nous interdisant d’obtenir de l’aide alimentaire, volant notre bétail et tuant quiconque ils rencontraient dans la forêt. C’est comme si nos villageois étaient étranglés, condamnés à mourir de faim. C’est la deuxième année que de nombreux villageois ne peuvent pas cultiver.[115]
Un sage du cercle de Koro a précisé : « Les ultimatums ont commencé en avril 2019, dans les hameaux de Ganga, Peno, Bisiwe, Keun, Tiniri et Ségué. Nous commencions à peine à préparer nos champs pour les plantations lorsque des hommes peuls armés sont arrivés en disant : “Soyez partis dans 72 heures, sinon... “ ».[116] Un fermier qui a fui son village, dans le cercle de Bankass, a raconté : « Plus de 30 motos montées par des hommes armés peuls nous ont encerclés. Ils sont restés juste assez longtemps pour nous dire que nous avions deux jours pour quitter le village, sinon, “Vous allez voir...”. Nous avons emporté ce que nous pouvions transporter et nous nous sommes enfuis à pied ou à bord de pirogues. »[117]
Un fermier de 52 ans du cercle de Bankass, qui a fui son village en mars 2019 après avoir reçu un ultimatum a témoigné :
Mon fils de 24 ans a été tué en décembre 2018 en rentrant, après être allé acheter une vache... Un ami rescapé a expliqué que des hommes armés peuls leur avaient tiré dessus alors qu’ils traversaient la forêt. Mais même si nous souffrions, nous sommes restés au village jusqu’en mars 2019, lorsqu’un groupe imposant [d’hommes peuls armés] est arrivé en moto depuis l’est et nous a encerclés alors que nous prenions le thé. Ils ont demandé après le chef du village. Le chef du groupe a dit : « Nous sommes venus vous dire, à vous, aux membres de votre famille et à tout le village, de partir... vous avez jusqu’à demain ». Ils étaient agressifs et lourdement armés, avec des bandes de munitions. Tous les gens du village et certains habitants des villages voisins sont partis ce jour-là.[118]
Un sage de la commune de Baye, dans le cercle de Bankass, a montré à Human Rights Watch une liste de 17 hameaux dont les récoltes avaient été brûlées fin 2018 et où les habitants étaient trop effrayés pour faire leurs plantations en 2019. « Ils sèment la faim et la misère pour chasser la population dogon », a-t-il analysé. [119] Un fermier dogon qui avait fui son village après le meurtre par balles de quelques amis dans leurs champs a affirmé : « J’avais travaillé très dur sur ma terre, mais qu’est-ce qui est le plus important, votre vie ou votre récolte ? ».[120]
Meurtres présumés de représailles
Neuf sources dogons interrogées individuellement par Human Rights Watch, dont des chefs locaux, des leaders de la société civile et des autorités religieuses, ont fourni des listes des incidents et des victimes. Ces listes recensent au total 52 meurtres perpétrés en 2019 et attribués à des groupes d’autodéfense peuls qui les auraient commis dans leurs cercles respectifs de Bandiagara, Bankass, Douentza et Koro.[121]
Les leaders dogons ont dit que les meurtres s’étaient produits dans des zones isolées et que les hommes avaient tous été retrouvés morts après avoir quitté le village pour se rendre à un marché local, travailler leurs champs ou faire paître leurs bêtes. Les sources ont déclaré ne pas connaître de témoins directs de ces meurtres. Elles pensent que ces derniers ont été commis des groupes armés peuls, principalement parce qu’ils s’inscrivent dans le contexte de la détérioration des relations entre communautés et dans un cycle de représailles impliquant les communautés dogons et peules dans leurs zones respectives. Human Rights Watch n’est pas en mesure de confirmer les incidents, qui sont tous de nature à être soumis à une enquête poussée.
Un sage de Koro a déclaré : « Je connais 15 cas dans mon cercle pour 2019, notamment un berger qui s’appelait Yussouf, tué mi-août par les Peuls dans la commune de Kassa, et un autre tué près d’Ogoyerou le 1er septembre. Ils sont partis et ne sont jamais revenus. Plus tard, nous avons retrouvé leurs corps criblés de balles ».[122]
Un homme du cercle de Douentza a raconté : « Mon père était parti chercher du bois, à la mi-août, près du village de Tedjie — il gagne sa vie en vendant du bois à brûler — mais il n’est jamais revenu. Les tensions augmentaient. Il y avait eu des meurtres des deux côtés ces derniers mois. C’était un homme simple et il n’avait rien à voir avec un groupe armé. Plusieurs heures après qu’il aurait dû être rentré, nous sommes partis à sa recherche et nous l’avons trouvé, abattu dans la forêt, à quelques kilomètres à peine de notre village. Mon chagrin est inconsolable ».[123]
Violences commises par des groupes islamistes armés dans la région de Mopti
Des groupes islamistes armés actifs dans le centre du Mali ont massacré des civils dans leurs villages, enlevé et exécuté des leaders locaux, abattu des civils après les avoir forcés à descendre de leur transport public en raison de leur appartenance ethnique, et posé des engins explosifs improvisés de façon indiscriminée.
Human Rights Watch a documenté les meurtres qui auraient été commis en 2019 par des groupes islamistes armés dans le centre du Mali, tuant 116 civils. La vaste majorité des victimes appartenaient aux ethnies dogon ou tellem, un petit groupe ethnique vivant dans la ville de Yoro ou aux alentours, dans le cercle de Koro. La plupart des attaques semblaient cibler des individus ou des communautés en raison de leur soutien ou de leur allégeance supposés au gouvernement ou aux milices dogons. Les incidents documentés ont eu lieu dans les cercles de Bandiagara, Bankass, Douentza, Koro et Mopti.
Les villageois ont également rapporté que des groupes islamistes armés avaient détruit des entreprises locales, pillé d’importantes quantités de bétail et interdit aux fermiers de procéder aux plantations.) Ces exactions ont touché de façon disproportionnée les villes et les villages proches de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso.
Responsables présumés des attaques
Une mosaïque de groupes islamistes armés, dont les allégeances fluctuent et se recoupent, est active au Mali. Ces groupes comportent un nombre considérable d’hommes peuls originaires du Mali et, dans une moindre mesure, du Burkina Faso et du Niger, bien que de nombreux témoins aient également évoqué la présence d’islamistes armés issus des groupes ethniques dogon, songhaï, touareg et bella. Dans le centre du Mali, les membres de la communauté désignent ces groupes sous les noms de « djihadistes », « assaillants », « terroristes », ou les « hommes de la brousse », « hommes enturbannés » ou « hommes bizarres ».
Ces groupes sont notamment la Katiba Macina (ou Front de libération du Macina) et la Katiba Serma, tous deux menés par Hamadoun Koufa Diallo, un prêcheur peul originaire de la région de Mopti et associé à des groupes liés à Al-Qaïda. En novembre 2019, le ministère des Affaires étrangères des États-Unis a inscrit Koufa sur la liste des Organisations étrangères considérées comme terroristes (Specially Designated Global Terrorist).[124] Les autres groupes sont les suivants : Ansaroul Islam, un groupe islamiste armé burkinabé fondé fin 2016 par Ibrahim Malam Dicko (aujourd’hui décédé) et actuellement dirigé par son frère, Jafar Dicko ;[125] et dans une moindre mesure, l’État islamique au grand Sahara (EIGS), qui a vu le jour en 2016 et est présent dans certaines régions voisines du Burkina Faso.[126]
En 2017, la Katiba Macina et quatre groupes liés à Al-Qaïda au Mali ont fusionné sous le nom de « Jama'at Nasr al-Islam wal Muslimin » (JNIM), qui signifie « groupe de soutien à l’islam et aux musulmans ». Ce nouveau groupe est dirigé par Iyad Ag Ghaly, un djihadiste touareg de longue date, chef du groupe islamiste armé Ansar Dine.[127] Ansaroul Islam est officieusement lié au JNIM, qui le soutient.[128]
Ces groupes ont revendiqué la responsabilité des attaques visant des cibles militaires, mais rarement celles contre des civils. Cependant, les témoins et les leaders communautaires pensaient qu’ils en étaient également responsables pour plusieurs raisons : les islamistes armés avaient fréquenté leurs villages et leurs alentours et y avaient tenu des réunions ; ils s’étaient identifiés en tant que tels avant les attaques ; certains témoins ont identifié des attaquants qui, ils le savaient, s’étaient joints à des groupes islamistes armés ; plusieurs témoins avaient reçu des lettres ou des appels téléphoniques d’hommes s’identifiant comme membres de groupes islamistes armés et les prévenant des attaques à venir ; et des témoins avaient observé leur accoutrement caractéristique et la présence, dans certaines attaques, d’hommes armés provenant apparemment d’autres régions ou pays.
Massacres commis en juin 2019 à Yoro et Gangafani II
Le 17 juin, des dizaines d’islamistes lourdement armés ont exécuté au moins 38 civils issus des villages voisins de Yoro et Gangafani II, dans le cercle de Koro, à proximité de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso. Une chercheuse de Human Rights Watch s’est entretenue avec 15 témoins des attaques — quasi simultanées -, qui lui ont montré des photographies qu’ils avaient prises des victimes et de leurs biens détruits. Toutes les victimes appartenaient aux groupes ethniques dogon et tellem.
Les témoins ont déclaré que les deux attaques avaient eu lieu vers 16 heures et qu’un grand nombre de personnes tuées avaient été interceptées de retour de leurs champs, alors que d’autres ont été tuées chez elles, ou alors qu’elles tentaient de fuir. Les forces de sécurité de l’État n’étaient présentes dans aucune des deux villes au moment de l’attaque.
Plusieurs témoins ont reconnu parmi les attaquants des habitants des villages ou hameaux locaux. L’attaque s’est produite quelques jours seulement après la communication, par les islamistes, d’une lettre de menace interprétée par les personnes qui l’ont lue comme un ultimatum. « Une dizaine de djihadistes sont arrivés sur six motos et ont donné une lettre à un sage, en demandant qu’elle soit transmise au chef local », a raconté un témoin. « Plus tard, le chef a rassemblé les gens et l’a lue... En gros, cela disait “Êtes-vous de notre côté, ou du côté du gouvernement du Mali ?” ».[129]
Les témoins ont dit que pendant des années, les islamistes armés avaient fréquenté leur secteur sans nuire à la population civile. « Depuis 2017, ils venaient de temps en temps prier dans le village », a précisé un fermier de Yoro. « Nous les voyions passer ; chacun saluait de la main, et c’était tout ».[130]
Les témoins ont recensé trois facteurs déclencheurs des attaques : l’armée malienne prévoyait de mettre en place un camp militaire dans la région ; certains habitants s’activaient à la création d’un groupe d’autodéfense ; et l’armée burkinabé avait récemment mené deux opérations transfrontalières à Yoro et à Gangafani II, durant lesquelles des dizaines de suspects peuls avaient été arrêtés et, selon les témoins, exécutés par les forces burkinabés. « Après le meurtre de tous ces Peuls par les Burkinabés, des représentants du gouvernement sont venus visiter un site en vue de la création d’un nouveau camp militaire. C’est à ce moment-là que nos problèmes ont commencé », a expliqué un habitant de Gangafani II.[131]
Les témoins de Gangafani II ont raconté avoir vu jusqu’à 19 corps de villageois exécutés durant l’attaque. Un fermier a décrit les attaquants : « Depuis mon champ, j’ai vu un convoi de 22 motos, avec deux djihadistes par moto, qui portaient tous des turbans. Certains portaient des vêtements de camouflage, d’autres étaient en noir, certains portaient des boubous, des turbans gris ou marron, et ils avaient des ceintures de munitions sur le buste. Ils avaient des AK-47, des mitrailleuses et certains avaient posé leur arme à feu sur un trépied ».[132]
Un villageois qui s’était caché a décrit les tirs ciblant 12 villageois près de Gangafani II :
Les assaillants arrêtaient les gens de retour de leurs champs, ou qui étaient allés faire paître leurs bêtes ; certains étaient à pied, d’autres en charrette à âne. J’étais terrifié... Ils avaient des armes imposantes avec des ceintures de munitions. Une des charrettes à âne était remplie de gens... Ils ont forcé les hommes à descendre et ont dit à environ huit enfants de se mettre sur le côté. Comme pour les faire regarder. Ils ont rassemblé 12 personnes, dont un jeune de 17 ans, ils leur ont ordonné de s’asseoir puis ils ont commencé à tirer. Ils parlaient pulaar et proféraient « Allahu Akbar » en les tuant.[133]
Un homme dont un membre de la famille proche a succombé aux blessures reçues durant l’attaque a raconté :
Il avait beaucoup plu pendant la nuit et le matin, nous sommes tous allés à nos champs pour les préparer avant les plantations. Lorsque mon [proche] a quitté notre champ, situé à deux kilomètres de Gangafani II, il a dit : « On se voit bientôt à la maison ». Je suis parti un peu plus tard. Sur ma route, j’ai entendu un, deux, trois tirs, et j’ai compris qu’un malheur était en train d’arriver. Je me suis caché dans un village voisin pendant quelques heures et plus tard, j’ai trouvé 12 personnes, mortes, leurs corps à 800 mètres du village. C’étaient tous des hommes adultes, sauf un jeune de 16 ans, à qui on avait tiré dans le dos, comme s’il avait essayé de s’enfuir en courant. Mon proche était blessé. Il est mort à 3 heures du matin. Avant de s’éteindre, il a dit : « Vous devez fuir… Il n’y a pas moyen de les combattre [les islamistes armés]... Ils sont trop bien armés ».[134]
Un sage du village qui a participé aux enterrements a dit : « Ils ont tué 19 personnes ce jour-là. Je les ai tous enterrés. J’ai vu neuf corps à un kilomètre du village, trois autres à proximité, trois autres encore vers l’ouest, et quelques autres ailleurs. C’étaient tous des hommes et quelques garçons, il y avait un garçon et son père ».[135]
Human Rights Watch s’est entretenu avec sept témoins des meurtres de Yoro. Un agriculteur a décrit l’attaque :
Depuis 2017, nous n’avions pas de problème avec ces gens. Lorsque nous les voyions, ils disaient : « Je ne t’ai pas vu, tu ne m’as pas vu... Ne dis pas à l’armée où nous sommes ». Mais avec le projet de construction d’un camp pour les FAMA et le meurtre de Peuls par les Burkinabés, les choses ont changé. L’attaque a commencé à 16 h 20, après la prière [du soir]... Les premiers tirs sont venus de près de l’école puis de toutes les directions. J’étais en train de discuter avec deux amis et lorsque les tirs ont commencé, ils se sont précipités vers leur maison, mais les djihadistes avançaient en tirant et ils les ont touchés à 10 mètres de distance. Je les ai vus, ils ne faisaient que tirer et tirer comme des fous... Les balles sifflaient de partout, elles sont entrées dans ma maison et ont touché ma moto.[136]
Un homme blessé dans l’attaque a affirmé connaître 16 personnes parmi les victimes qui ont péri : « Quatre de ma famille, six dans le quartier de mon oncle et six autres ailleurs. Un ami de 42 ans avait attrapé son enfant de 4 ans et s’était caché chez lui, mais l’enfant pleurait et cela a alerté les djihadistes, qui ont ouvert la porte à coups de pied, ont traîné [mon ami] au sol et lui ont tiré dans la tête, devant ses enfants. Deux de mes neveux et mon cousin ont été tués près du marché ».[137]
Un autre villageois a raconté : « J’étais en train de réparer le toit de ma maison lorsque l’attaque a commencé ; des amis sont arrivés en courant et en disant qu’ils venaient de voir les hommes bizarres [les djihadistes] qui venaient vers nous. Je suis vite redescendu et je me suis caché, et quelques minutes plus tard, je les ai vus passer, portant des turbans et des armes de guerre sophistiquées comme des mitrailleuses avec des ceintures à munitions ».[138]
Une commerçante du marché a décrit la tentative d’exécution d’un homme que les djihadistes avaient forcé à descendre de moto. « Ils l’accusaient avec insistance d’appartenir à un groupe d’autodéfense, alors qu’il n’y en a pas dans notre village ! Le jeune répétait : “Non, je ne sais rien de tout cela, je suis un simple commerçant”, mais ils lui ont ordonné de se coucher, visage au sol, et lui ont tiré dessus trois fois. Ils l’ont laissé pour mort. »[139]
Les djihadistes sont retournés sur les lieux le lendemain, alors que les habitants s’apprêtaient à fuir. Des témoins ont dit que les islamistes armés avaient pillé et brûlé les deux villages, volé des centaines de bêtes et tué au moins quatre personnes qu’ils avaient trouvées dans les villages ou aux alentours. Un habitant de Gangafani II a dit : « Les personnes qui étaient venues des villages voisins pour nous aider à enterrer nos morts et nous présenter leurs condoléances venaient de partir lorsque les djihadistes sont revenus. Ils ont tiré en l’air et pillé nos greniers, tous les stocks des boutiques et des centaines de bêtes, tout sauf quelques poulets ».[140]
Un agriculteur a décrit la deuxième attaque de Yoro : « Les djihadistes ont pillé les boutiques et volé tous les chameaux, les vaches, les chèvres et les moutons - ils n’ont laissé que les chiens. Ma famille a perdu 400 bêtes. Le village a essayé d’en garder quelques-unes en envoyant un petit groupe de berger récupérer autant d’animaux que possible, mais trois membres de notre famille ont été pris et tués par les djihadistes ».[141]
Exécutions et enlèvements d’hommes dans les transports publics
Le 8 septembre 2019, six islamistes armés ont arrêté trois véhicules sur une section isolée de la route principale qui relie les villes de Koro et de Bandiagara. Après avoir forcé une dizaine de passagers à sortir, ils ont exécuté sept hommes, apparemment en raison de leur appartenance ethnique. Une femme, deux enfants et un homme peul ont été épargnés. L’un des quelques hommes qui ontsurvécu à cet incident en fuyant les lieux sous les tirs a raconté :
Aux abords d’une zone boisée sur la route, quatre hommes armés ont fait irruption et ont tiré en l’air, forçant le chauffeur à s’arrêter. Ils nous ont ordonné de nous éloigner à environ 25 mètres de la route, où nous avons constaté que deux autres djihadistes avaient arrêté une autre voiture, qui appartenait à une boulangerie locale et transportait deux passagers. Tous deux avaient le visage au sol, les yeux bandés et les mains ligotées. Ils nous ont hurlé de nous coucher, visage au sol, à côté des autres. Quelques minutes plus tard, un troisième véhicule arrivait. Les djihadistes parlaient pulaar et portaient des vêtements de camouflage, des gilets, des bottes militaires et des AK-47. Deux se trouvaient près des véhicules et les quatre autres exécutaient l’opération.
Ils nous ont hurlé de laisser nos téléphones et ont commencé à demander d’où nous venions. Un passager était peul... Je les ai entendus dire : « Tu ne mourras pas aujourd’hui ». [Plus tard, j’ai su] qu’il avait été enlevé puis relâché le lendemain ou au cours des jours suivants. Un homme, assis près de moi dans la voiture, a dit qu’il venait du Burkina Faso, mais ils ont contrôlé ses papiers et ont vu qu’il mentait. C’était en fait un Dogon qui travaillait pour une ONG [organisation non gouvernementale]. Ils lui ont immédiatement tiré à la tête... L’un d’eux a dit : « Vous allez tous mourir ici ». Ils en ont tué un deuxième, l’une des personnes de la boulangerie, d’une balle dans la tête, comme pour le premier. Comme ils n’avaient pas ligoté ceux d’entre nous qui étaient dans le deuxième groupe, avec certains, nous nous sommes précipités dans la forêt, les balles sifflant autour de nous. Plus tard, nous avons vu les photos des personnes qui avaient péri... Elles ont toutes reçu des balles dans la tête. Il y avait parmi les victimes quatre Dogons, deux Songhoi et un Mossi. Ils n’ont pas demandé d’argent et après, ils ont brûlé les voitures et tous nos bagages, il ne s’agissait donc pas d’un braquage.[142]
Le 30 juillet, des islamistes armés ont arrêté deux véhicules de transport public près de Sossari, à environ 20 kilomètres de la ville garnison de Sévaré. Le véhicule revenait du marché local de Fatoma. Après avoir contrôlé l’identité des passagers, ils ont arrêté 11 hommes originaires de plusieurs villages des alentours, tous des Dogons. Sept ont été exécutés ; le sort des quatre autres reste inconnu. Deux sources informées et un membre des forces de sécurité ont indiqué à Human Rights Watch que ces hommes avaient été choisis sur la base de leur appartenance ethnique.[143] Un fonctionnaire qui a échangé avec les commerçants présents dans les véhicules et qui a enquêté sur l’incident a confié :
Les survivants ont décrit la façon dont ils avaient été interceptés par les djihadistes dans une zone isolée. C’est en interrogeant les gens et en contrôlant leurs papiers qu’ils ont repéré les Dogons : deux d’entre eux ont dû sortir de force d’un véhicule et neuf autres de l’autre véhicule. Sept corps ont été trouvés - cinq à un endroit et deux autres, qui avaient eu les yeux bandés et les mains ligotées dans le dos, se trouvaient à 200 mètres de là.[144]
Human Rights Watch a reçu des photos de cinq des victimes, qui semblent avoir toutes été tuées par balle.[145] Un rapport interne concernant l’incident indiquait que l’un des corps avait été attaché à un détonateur et 20 kilos d’explosifs.[146] Un membre des forces de sécurité a confirmé ce fait en précisant : « Mes hommes sont allés enterrer le Dogon que les djihadistes avaient forcé à descendre. Les sept ont été tués sur le mode de l’exécution, d’une balle dans la tête. L’un des corps avait été piégé avec une bombe, mais l’armée a désactivé l’engin explosif ».[147]
Le 4 août, Human Rights Watch a reçu via WhatsApp une vidéo de 58 secondes dans laquelle un groupe islamiste revendique les meurtres. On y voit deux islamistes armés, l’un assis, l’autre paradant devant cinq des sept corps. L’homme qui tient la caméra répète « Allahu Akbar » à de nombreuses reprises et dit en pulaar : « Voici comment ont fini les Dozos qui combattent l’islam ». Un autre combattant, portant un habit de camouflage, un turban noir et un fusil d’assaut AK-47, déclare : « Voilà comment se termine la vie d’un infidèle... Nous, les moudjahidine, remercions Allah ».[148]
Attaques indiscriminées par explosifs
Les récits des témoins et quelques entretiens avec des sources issues des forces de sécurité ont permis à Human Rights Watch de documenter la mort de 54 civils et les blessures infligées à 57 autres suite à la pose présumée d’engins explosifs par des islamistes armés sur des routes, des chemins et, dans un cas, dans un corps piégé.[149] Tous ces incidents se sont produits dans le centre du Mali, avec une concentration sur des zones longeant la frontière entre le Mali et le Burkina Faso.
Un sage dogon du cercle de Koro a affirmé :
On ne s’intéresse qu’aux gros incidents, mais il y a aussi beaucoup de plus petits incidents. Il y a quelques semaines, quatre vaches de mon cousin ont été déchiquetées dans l’explosion d’une mine. Dieu merci, lui n’a pas été blessé. D’autres villageois ne sont pas aussi chanceux... Ils sont tués alors qu’ils cherchent du bois, vont au marché, se déplacent de village en village à pied, en moto, en taxi motorisé ou en bus.[150]
Le 3 septembre, un bus transportant des passagers a heurté un engin explosif près de Dallah, dans la région de Mopti, faisant 14 morts et 24 blessés.[151] Un homme qui a aidé à enterrer les morts a raconté :
J’ai déposé ma sœur et mon cousin à la gare de bus de Douentza et un quart d’heure plus tard à peine, ils m’ont appelé en panique pour me dire que le bus avait heurté une mine. Ensuite, on nous a amené 13 des corps pour les enterrer. Aucun des corps n’était intact... C’était désolant... Il y avait sept femmes et enfants parmi les morts.[152]
Une survivante de 20 ans a décrit l’attaque :
Je suis montée dans le bus à 6 h 30 et je me suis assise au milieu. Une heure et demie plus tard, à l’approche de Dallah, j’ai entendu un bruit assourdissant. Le bus a fait une embardée et s’est arrêté, et il y avait de la poussière rouge partout. J’ai vu des personnes en sang, par terre... Le siège du chauffeur n’était plus là - je n’ai vu que des débris. J’ai ouvert la fenêtre latérale et j’ai sauté pour sortir... La porte du compartiment à bagages s’était ouverte durant l’explosion, ce qui a amorti ma chute. J’ai perdu conscience pendant quelques minutes et lorsque je suis revenue à moi, j’ai vu l’horreur qui m’entourait : des personnes qui vomissaient du sang, certaines avec des entailles à la tête, d’autres à qui il manquait les jambes... Des morceaux de ce qui avait été des êtres humains. J’ai commencé à crier, à pleurer... Un autre survivant du bus m’a prise par la main et m’a éloignée de cet endroit jusqu’à ce que mes parents viennent me chercher pour me ramener au village.[153]
Une semaine plus tard, le JNIM, groupe lié à Al-Qaïda, a présenté ses condoléances pour les victimes de l’explosion du bus, déclarant que l’engin explosif visait les militaires français menant des opérations au Mali.[154]
Le 30 juin, 11 civils, majoritairement des Dogons et des Tellems, ont été tués au moment où leur tricycle motorisé (taxi-moto) heurtait un puissant engin explosif près des Yoro, dans le cercle de Koro, à proximité de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso. Il avait quitté la ville de Guiri, à environ sept kilomètres au nord-ouest. L’incident s’est produit quelques semaines après les meurtres de civils, par des groupes islamistes armés, à Yoro et à Gangafani II, qui ont été décrits plus haut. Human Rights Watch s’est entretenu avec deux témoins qui ont entendu l’explosion et ont aidé à enterrer les morts. L’un d’entre eux a expliqué :
Nous avons entendu l’explosion vers 9 heures du matin. Même si elle s’était produite à sept kilomètres de là, ça a fait beaucoup de bruit. Tout le village a pleuré à la vue de cette scène. Nous avons enterré les hommes dans une fosse commune et les femmes dans une autre. Leurs corps étaient en morceaux, on a retrouvé des parties de corps à 100 mètres des lieux. Beaucoup n’ont pu être identifiés qu’à leurs vêtements. Nous craignons encore plus les djihadistes, à présent.[155]
Un sage de Guiri a affirmé :
Deux taxis-motos remplis de villageois avaient quitté Guiri et partaient vers Ouyiguiya, au Burkina Faso. Celui qui a heurté la mine transportait 11 personnes : deux femmes, dont une avec un bébé sur le dos, et le reste était des hommes. Plusieurs d’entre eux avaient fui la guerre à Yoro. Ils ont tous péri. Il y avait une femme qui venait de se marier et qui était en route pour aller rejoindre son mari. Elle se déplaçait avec son beau-frère. Ils avaient tous les deux environ 20 ans. Un autre homme vivait en Arabie saoudite depuis une vingtaine d’années et était venu rendre visite chez lui. La déflagration a été si forte qu’elle a carrément projeté le deuxième taxi-moto, qui s’est renversé sur le côté. L’armée vient rarement sur cette route. Franchement, étant donné les tensions récentes, on dirait une attaque ciblée.[156]
Le 3 juin, deux commerçants qui rentraient chez eux après avoir passé la journée au marché de Koro ont roulé sur un engin explosif, tuant le chauffeur de 19 ans et blessant grièvement son passager de 33 ans. Une chercheuse de Human Rights Watch a pu voir clairement les brûlures, les lésions et la jambe cassée du passager. « Nous avons heurté la bombe à quatre kilomètres de mon village, Douna-Pen », a précisé le passager blessé. « C’est la route que nous avions prise le matin même. D’un instant à l’autre, tout est différent. Nous n’étions pas armés, nous sommes des commerçants ».[157] Un ami qui l’a évacué vers l’hôpital a expliqué : « Le corps du chauffeur a été projeté à huit mètres de là... comme s’il avait été déchiqueté par une machette... et le tricycle était complètement détruit. Qui sait si les djihadistes essayaient de toucher l’armée, mais c’était un jour de marché... ils auraient dû le savoir ».[158]
Le 26 février, un groupe islamiste armé aurait posé des explosifs dans ou autour du cadavre d’un homme atteint d’un handicap mental qui, selon les dires des villageois, avait été enlevé par le groupe le 22 février près de Gondogorou, dans le cercle de Koro. Le corps piégé de l’homme, retrouvé à environ deux kilomètres de Gondogouro, a explosé alors que les villageois l’enterraient, tuant 17 personnes — dont des membres de sa famille dogon et des villageois — et faisant au moins trois blessés. Quatre villageois ont décrit l’incident, notamment l’une des personnes blessées, qui a raconté :
Boubacar Seydou Arou avait environ 35 ans. Il a quitté le village pour aller se promener, comme il le faisait souvent — il n’était pas tout à fait normal — mais ce jour-là, il n’est pas revenu. Quatre jours plus tard, des gens partis chercher du bois sont revenus en courant pour nous dire qu’ils avaient vu un corps à deux kilomètres environ. Nous étions si inquiets... Nous sommes partis à une trentaine, en courant, pour vérifier si c’était lui. Nous l’avons trouvé sous un arbre. Sa gorge avait été tranchée. Nous avons creusé une tombe quelques mètres plus loin, et nous étions autour de son corps, certains soutenaient sa tête, ses pieds, son buste, et au moment où ils l’ont soulevé, il y a eu une puissante explosion.[159]
Un autre homme blessé a dit :
Il y a eu une énorme explosion, dans un bruit assourdissant. Je n’ai survécu que parce que je me trouvais à l’arrière du groupe. C’était un tel carnage. Certains étaient à peine reconnaissables... Les corps étaient éparpillés dans tous les sens. Parmi les morts, il y avait deux frères, Amadou et Hassoum Guindo. Tout ce que nous voulions, c’était offrir à Boubakar un enterrement correct.[160]
Les villageois ont affirmé que selon eux, les responsables étaient des islamistes armés, car ils les voyaient souvent passer devant le village. De plus, ils avaient reçu à plusieurs reprises des menaces orales, ainsi qu’une menace écrite des islamistes armés présents dans les environs.
« Nous les voyons passer au loin et nous avons reçu plusieurs ultimatums nous intimant de cesser de ramasser du bois à brûler ou de cultiver. En 2018, les djihadistes ont envoyé une lettre nous avertissant de ne pas nous éloigner de notre village », a dit un sage du village.[161] « Nous sommes assiégés : nous ne pouvons cultiver nos champs, aller chercher de l’eau, nos animaux sont volés. Nous craignons ces gens, » a dit un autre sage.[162]
Enlèvements et meurtres de leaders locaux
Human Rights Watch a documenté l’enlèvement ou le meurtre, par des groupes islamistes armés, de six leaders communautaires du centre du Mali, notamment des chefs de villages, des maires et des leaders religieux (marabouts et imams). Selon des leaders communautaires bien informés, la plupart des personnes enlevées ont été exécutées par la suite. Dans un cas, des islamistes armés ont diffusé un message sonore de la victime alors qu’elle subissait un interrogatoire sous la torture.
Selon les dires des témoins et des membres des familles, ces hommes auraient été pris pour cibles pour diverses raisons: création supposée de groupes d’autodéfense ; fourniture supposée de renseignements aux services de sécurité maliens ou burkinabés ; ou encore refus supposé d’adhérer à l’interprétation stricte des principes de l’Islam par les islamistes.
Le 8 septembre, 2019, Hamadoun Souleymana Sankare, un marabout très respecté, a été enlevé du village de Ouenkoro, dans le cercle de Bankass, près de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso. Un membre proche de sa famille qui, ayant enquêté sur l’incident, pense que Sankare a été exécuté, a rapporté :
C’était un marabout très respecté, ses pouvoirs étaient recherchés, des gens venaient de loin, parfois de Côte d’Ivoire, pour le consulter. Il était en mauvais termes avec les djihadistes, car ceux-ci l’accusaient de renseigner l’armée burkinabé sur la présence, dans notre village, d’un jeune qui avait rejoint leurs rangs. Il avait également refusé d’arrêter d’utiliser des gris-gris [amulettes d’envoûtement] et de présider les mariages et les baptêmes... Ils prétendaient que c’était haram [interdit], mais il a continué. Les gens l’écoutaient et pour eux [les djihadistes], cela signifiait qu’il représentait un danger à éliminer.[163]
Le 21 juin, des hommes armés sur des motos ont enlevé le 3e adjoint-maire de la commune d’Ouenkoro, Moussa Dembele. « Vers 16 heures, Moussa se trouvait devant la boutique de son père, dans le quartier du marché, lorsqu’ils sont arrivés en moto, tirant en l’air. Ils l’ont forcé à monter sur la moto et sont partis avec lui », a raconté un témoin.[164]
Un ami proche de Dembele a déclaré que selon lui, l’adjoint-maire a été ciblé en raison des initiatives qu’il avait récemment engagées pour créer un groupe d’autodéfense avec des villageois des environs. « Il s’activait à créer un camp dozo en ville et avait commencé à recruter des gens dans quelques villages. Nous l’avons appris de personnes bien informées, qu’il a été exécuté ».[165]
Environ trois semaines plus tard, un enregistrement sonore de 21 minutes, où l’on pouvait entendre Dembele interrogé, sous la torture, par des hommes s’identifiant comme des « djihadistes », a commencé à être diffusé sur les réseaux sociaux. On entend trois hommes interroger Dembele avec insistance sur son implication dans l’aide apportée aux Dan Na Ambassagou. Human Rights Watch a également lu une transcription de l’enregistrement, traduite du pulaar en français. Il est audible, à la voix de Dembele, qu’il souffre, et il demande à plusieurs reprises de ne pas être brûlé. On entend un homme dire : « Parle, donne-nous des noms, ou nous continuerons à te brûler ». Un autre dit : « Amène le feu, ainsi, il parlera ». Les hommes continuent à le torturer et on entend Dembele les supplier de lui pardonner.[166]
Le 22 juin, vers 2 heures du matin, des islamistes armés auraient exécuté Nouhoum Ousman Maiga, chef du village de Hombori, dans le cercle de Douentza. Un habitant de Hombori, proche du chef, a déclaré : « Le chef avait reçu des menaces au moins une fois... Ils le sommaient d’accepter leurs principes, sans quoi il était fini. Et comme si avoir tué le chef ne suffisait pas, les djihadistes sont revenus à peine quelques jours plus tard pour attaquer les gens venus présenter leurs condoléances, mais ils ont été repoussés ».[167] Un autre habitant a raconté :
Je suis allé chez lui vers 4 heures et demie du matin. La famille bouleversée a dit que les djihadistes avaient traîné le gardien hors de son poste puis avaient sauté par-dessus le mur pour pénétrer dans la maison. Ils ont trouvé le chef endormi et lui ont tiré dessus deux fois, dont une dans la tête... J’ai vu son corps après qu’il s’est éteint. Nous avons su qu’ils [les djihadistes] avaient laissé leurs motos aux abords du village. Le chef devait partir pour la Mecque le lendemain.[168]
Le 14 mars, des islamistes armés, alliés présumés du groupe islamiste burkinabé Ansaroul Islam, ont enlevé le chef du village de Boulkessi, Ibrahim Diallo, et son ami proche Boureima Barry.[169] « Nous avons perdu espoir », a dit un leader communautaire. « Nous n’avons reçu aucun signe de vie ».[170]
Un témoin a raconté : « Vers 22 heures, un homme non armé est venu à sa porte pour demander à parler. Amirou [le chef du village] s’est chaussé et l’a suivi, ce qui n’était pas rare parce qu’en tant que chef, il avait souvent à faire avec des demandes de conseil discrètes, même la nuit ».[171] Un deuxième témoin a dit : « À quelques mètres de chez lui, il a été encerclé par un imposant groupe d’hommes lourdement armés qui s’étaient sournoisement infiltrés dans le quartier. Ils ont dit qu’ils étaient envoyés par [nom du leader djihadiste non communiqué] et ont ordonné à Amirou de monter sur une moto. Ils l’ont brutalement fait monter puis sont partis sur une route vers le nord ».[172]
Justice pour les victimes de crimes dans le centre du Mali
Les victimes, leurs familles et les leaders des communautés dogon, tellem et peuls ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils avaient connaissance d’un petit nombre d’enquêtes et de poursuites officielles à l’encontre des responsables des abus graves commis contre des civils de leurs communautés dans le centre du Mali en 2019.
Depuis que le conflit s’est étendu du nord vers le centre du Mali, en 2015, Human Rights Watch a documenté les meurtres de 794 civils, commis par des groupes islamistes armés présumés et par des milices ethniques lors de nombreux incidents et épisodes de violence.[173] Au cours de la même période, des dizaines de présumés islamistes armés arrêtés par les forces de sécurité gouvernementales auraient également été tués.[174]
Très peu d’incidents de violence communautaire, meurtres compris, ont donné lieu à des procès et à des condamnations, à l’exception de la condamnation de plusieurs hommes pour le meurtre d’environ 30 hommes peuls par des milices bambaras en 2016, et de celle, en décembre 2019, d’environ 45 hommes, principalement au motif de la possession illégale d’armes à feu, dans le cadre de plusieurs attaques par des milices dogons en 2018 et 2019.[175]
Les victimes, les membres de la société civile et les diplomates étrangers estiment que la lenteur des progrès réalisés en matière de justice est due à une situation sécuritaire tendue, au nombre excessivement élevé d’allégations, à l’insuffisance des ressources allouées aux instances judicaires, et au manque de volonté politique. Ils se sont dit préoccupés par le fait que l’absence de recherche de responsabilité encourageait les groupes armés à poursuivre leurs exactions dans un climat généralisé d’impunité.
Une femme âgée qui a perdu son mari et plusieurs autres membres de sa famille en 2019, dans la région de Mopti, a demandé à une chercheuse de Human Rights Watch : « Pourquoi l’État malien n’emprisonne-t-il pas les hommes armés qui ont commis tous ces meurtres, pour qu’ils cessent de faire souffrir les gens? »[176]
Hamadoune Dicko, jeune leader de Tabital Pulaaku, une organisation culturelle peule, a déclaré : « Ma communauté a subi des violations graves, innommables. L’enfer que nous vivons est le résultat direct du refus du gouvernement d’appliquer ses propres lois, qui dictent que la justice doit être rendue, et rendue de façon impartiale ».[177]
Un jeune dogon dont le village a été attaqué par des islamistes armés a affirmé : « Les chasseurs, les djihadistes, les Peuls armés sont tous en train de semer la peur, et ce sont les civils qui en paient le prix en vies gâchées. Il faut faire payer aux leaders de ces groupes les malheurs qu’ils ont causés ».[178]
Un diplomate a relevé une préoccupation autour de l’absence de poursuites dans le cas d’atrocités de grande ampleur : « Nous avons constaté que les réponses du gouvernement, face aux atrocités, suivent un certain schéma. D’abord, il condamne avec force l’acte de violence, ensuite, une délégation spéciale se rend sur les lieux du massacre, puis une enquête est ouverte à titre symbolique, mais les progrès sont lents, voire inexistants, et il semble y avoir peu de procès ».[179]
Obstacles à l’avancée des enquêtes menées par le tribunal de Mopti
Les autorités maliennes ont déclaré à Human Rights Watch que des enquêtes judiciaires sont systématiquement ouvertes concernant les crimes graves commis contre des civils dans le centre du Mali.[180] « En 2019, à chaque fois que nous avons su qu’un crime lié à des violences intercommunautaires avait été commis, une enquête judiciaire a été ouverte », a affirmé un professionnel de la justice du Centre du Mali.[181] Le centre du Mali, subdivisé en deux régions, relève de la compétence de deux tribunaux : la région de Mopti dépend de la Cour d’appel de Mopti, alors que dans la région de Ségou, c’est la Cour d’appel de Bamako qui est compétente.[182]
Cependant, les membres de la magistrature et les gendarmes chargés de mener les enquêtes ont reconnu la lenteur des progrès, tout en en rejetant la faute sur l’insuffisance des ressources et sur la fragilité de la situation sécuritaire, à cause desquelles il est extrêmement difficile de suivre le flux continu des allégations. Un juge local a déclaré : « Depuis 2015, de nombreux procureurs et juges ont fui, les gendarmes chargés des enquêtes sont attaqués par les terroristes, et les routes sont parsemées d’engins explosifs improvisés ».[183]
« Depuis 2018, j’ai ouvert au moins 10 dossiers liés à des violences communautaires et d’autres à des attaques djihadistes, mais aller dans les villages est risqué », a précisé un autre officier de justice. « En général, les gendarmes ne se déplacent pas sans l’armée, qui est déjà très dispersée. Et souvent, les victimes ont trop peur de parler et refusent de venir lorsqu’elles sont convoquées pour témoigner ».[184]
Pour illustrer les dangers auxquels ils sont confrontés, plusieurs officiers de justice ont évoqué l’enlèvement, en novembre 2017, par des islamistes armés, du Juge Soungalo Kone, président du tribunal du district de Niono, dans la région de Ségou. En février 2019, il a été annoncé que le juge était décédé, apparemment de maladie, alors qu’il était détenu par des islamistes armés.[185]
Des commandants de gendarmerie ont déclaré avoir procédé à quantité d’enquêtes préliminaires, notamment concernant le trafic d’armes, qui alimente la violence, ainsi qu’à de nombreuses arrestations d’hommes armés impliqués dans des exactions commises à l’encontre de civils. Toutefois, ils ont également expliqué à Human Rights Watch, à plusieurs reprises, que les unités d’enquête ne disposaient pas des ressources et des moyens de sécurité qui leur permettraient de suivre le rythme des nombreuses allégations reçues.[186]
« L’environnement est extrêmement éprouvant. Les zones dans lesquelles il faut enquêter sont éloignées et isolées, nous sommes souvent pris dans des embuscades et dans des pièges à bombes ; les témoins ont peur de parler ; et nous ne disposons pas de suffisamment de véhicules et d’argent pour payer l’essence, les réparations et le matériel », a détaillé un officier de gendarmerie.[187]
Des membres des forces de sécurité ont donné deux exemples de risques auxquels ils sont confrontés au cours de leurs enquêtes : un incident du 30 juillet 2019 lors duquel ils ont subi des tirs alors qu’ils tentaient d’enquêter sur l’exécution de sept hommes dogons près de Sévaré ; et un incident de mi-avril au cours duquel des membres des forces de sécurité maliennes ont été encerclés par un groupe de personnes en colère qui leur lançaient des pierres alors qu’ils tentaient d’arrêter un leader des Dan Na Ambassagou afin de l’interroger sur son implication présumée dans le massacre d’Ogossagou.[188]
Outre la fragilité de la situation sécuritaire, les professionnels de la justice maliens et internationaux ont évoqué deux autres facteurs qui, selon eux, ralentissent considérablement les enquêtes et les arrestations dans la région de Mopti : des effectifs judiciaires insuffisants et le manque de capacités de collecte, d’analyse et de conservation des preuves matérielles.
« La Cour de Mopti a désespérément besoin de plus de personnel. Par exemple, au Tribunal de grande instance de Mopti, il devrait y avoir quatre juges, mais pour le moment, il n’y en a qu’un seul. De plus, il manque à la Cour d’appel plusieurs membres clés du personnel permanent : des juges d’instruction, l’avocat général, le juge de la chambre coutumière et sociale, le président de la chambre correctionnelle, la greffière en chef, sans oublier le substitut de l’avocat général. La plupart de ces postes ne sont pourvus que de manière provisoire, alors que certains membres du personnel n’ont jamais pris leurs fonctions », a précisé un professionnel de la justice.[189]
Les professionnels de la justice ont également affirmé que les enquêteurs locaux ne disposaient souvent pas de capacités suffisantes pour rassembler, analyser et conserver les preuves matérielles. « Les enquêteurs des crimes ne savent souvent pas comment analyser les données balistiques, ou obtenir ou utiliser des preuves médico-légales à l’appui de leurs enquêtes. Il est difficile de condamner un suspect en l’absence de preuves matérielles adéquates », a expliqué un professionnel de la justice au fait des enquêtes réalisées à Mopti.[190]
Ils ont recommandé la création d’une sous-unité d’enquêteurs disposant d’une expertise médico-légale. Cette unité serait constituée soit d’officiers de police judiciaire (OPJ), soit d’une unité médico-légale de la police nationale déjà existante, qui pourrait être déployée dans des sous-unités régionales et aurait une capacité d’intervention rapide. « C’est bien plus efficace que de former et d’équiper séparément chaque unité de gendarmerie chargée des enquêtes, car cela permet de former de réels experts qui pourraient s’appuyer sur un laboratoire centralisé à Bamako et apporter un soutien à la section des enquêtes du Pôle judiciaire spécialisé, qui est compétent au niveau national », a indiqué un spécialiste de la justice internationale[191]
Initiatives de cohésion sociale privilégiées par rapport aux efforts de justice
Certains leaders communautaires, diplomates et militants des droits humains ont déclaré à Human Rights Watch que selon eux, l’échec du gouvernement à rendre justice — comme le montre l’absence d’arrestation de coupables connus — la lenteur des enquêtes et l’absence de procès pour des atrocités majeures s’expliquaient en partie par le fait que le gouvernement privilégie la réconciliation à court terme entre communautés plutôt que la dissuasion par le biais de la justice.
Un représentant du gouvernement qui participe aux efforts de réconciliation a expliqué :
Il existe une nouvelle logique pour mettre fin à la violence dans le centre du Mali : elle consiste à s’intéresser en priorité à la cohésion sociale, ou au dialogue, entre les communautés et les groupes armés, afin de les amener à conclure une trêve et à abandonner toute violence entre eux. C’est sur ce point que tout le monde se concentre. Pour mettre en œuvre cette initiative réalisée avec le soutien de la société civile et des organisations internationales, le Premier ministre, entre autres, effectue des visites à haut niveau dans le centre du Mali.[192]
L’approche adoptée en 2019 est semblable aux initiatives menées en 2018, au cours desquelles des représentants de gouvernements locaux et d’organisations non gouvernementales ont négocié des accords visant à apaiser les tensions ethniques entre Peuls et Dogons. En juillet 2018, une faction des Dan Na Ambassagou a signé un cessez-le-feu, et en août 2018, des dizaines de chefs de villages peuls et dogons ont signé un accord visant à mettre un terme à la violence à Koro. D'autres accords ont été négociés entre des groupes armés peuls et bambara à Djenné et aux alentours.
Des représentants du gouvernement et certains leaders communautaires interviewés par Human Rights Watch en 2018 et en 2019 ont indiqué que l’arrestation des principaux coupables « attiserait les tensions » et compromettrait gravement les efforts de réconciliation entre les communautés car, faisant valoir que la libération de suspects arrêtés à la suite d’atrocités est nécessaire pour « donner sa chance au dialogue » et « calmer le feu. »[193]
Un leader communautaire a décrit comment cela s’était passé à la suite de l’incident de Koulogon de 2019, qui a fait 39 morts :
Cela nous a encouragés, que l’État arrête 12 chasseurs lourdement impliqués dans l’attaque, dont le chef du village. Mais quelques jours plus tard, il y a eu une concertation durant laquelle les Peuls et les Dogons se sont mutuellement pardonné et se sont engagés à préserver la paix. L’une des recommandations était de libérer les 12 suspects. On m’a dit que les juges subissaient des pressions pour libérer de nombreux suspects.[194]
Un diplomate a affirmé :
La volonté politique de répondre aux atrocités par la voie judiciaire, c’est-à-dire par des procès, est limitée. Les coupables connus sont rarement interrogés ou arrêtés et ceux qui sont réellement arrêtés sont souvent libérés sous la pression de groupes armés, au nom de la « cohésion sociale » ou en échange de prisonniers. Il n’est pas étonnant que les atrocités se poursuivent à un rythme soutenu.[195]
Des leaders peuls ont critiqué l’incapacité de l’État à interroger et, plus encore, à arrêter, les puissants leaders bambaras dozos impliqués de façon crédible dans les massacres de 2017 et de 2018, ainsi que Yossouf Toloba, chef autoproclamé du personnel des Dan Na Ambassagou dogons. Une victime s’est interrogée : « Qu’est-ce que la cohésion sociale ? Les hommes de Toloba tuent de plus en plus de personnes chaque année. Où faudra-t-il en arriver pour qu’il soit arrêté et interrogé ? » Un leader de la société civile peule a affirmé :
Toloba a une véritable armée. Il est le soi-disant chef d’état-major de la puissante milice dogon et passe régulièrement à la télévision et à la radio pour parler de ses centaines d’hommes et de ses nombreuses bases. Il a été vu à des réunions de planification quelques jours avant des massacres majeurs et dispose d’une solide structure de commandement. Et malgré tout ça, il n’est même pas arrêté pour être interrogé ? Est-ce que ça semble normal ?[196]
Suite à la condamnation, en décembre 2019, de quatre hommes dogons accusés d’une attaque communautaire dans le cercle de Bankass, un journal représentant la communauté dogon, Le Hogon, posait cette question rhétorique : « Le gouvernement [va-t-il] “trahir” la communauté dogon ? ». Le journal avançait que durant les réunions visant à apaiser les tensions ethniques, le gouvernement avait promis « à plusieurs reprises » la libération des personnes arrêtées pour violences communautaires « pour l’apaisement du conflit intercommunautaire du pays dogon ».[197]
En février 2019, le gouvernement malien a libéré des islamistes armés en échange de deux hommes détenus par la Katibat Macina, infligeant un nouveau revers à la justice, devant laquelle devaient paraître des groupes islamistes armés qui auraient commis des atrocités.[198] Makan Doumbia, préfet de Tenenkou enlevé en 2018, et un autre homme ont été libérés en échange de 17 prisonniers, dont plusieurs avaient été impliqués dans des violations des droits humains.
Parmi les détenus libérés, le plus recherché était Aliou Mahamar Touré, ancien chef de la « police islamique » à Goa, dans le Nord du Mali. Il a supervisé des amputations et d’autres exactions graves contre des civils en 2012 et en 2013 et a été jugé coupable et condamné à 10 ans d’emprisonnement en août 2017 pour crime contre l’État. Bien qu’il n’ait pas été condamné pour des crimes liés à des violations des droits humains, plusieurs victimes civiles ont témoigné lors de son procès.[199],[200]
Un autre diplomate a confié : « Le gouvernement privilégie les efforts de réconciliation à court terme, alors que l’essentiel, c’est qu’il y ait des arrestations, des procès et des progrès à long terme en matière d’État de droit. Ils ont tenté la médiation par le passé. Les cessez-le-feu n’ont pas perduré et les massacres sont même devenus encore plus mortels ».[201]
Promesses et progrès réalisés en 2019
Les enquêtes menées par le ministère de la Justice sur plusieurs des pires atrocités commises contre des civils en 2019, les procès et les condamnations qui ont eu lieu en décembre 2019 dans le cadre de plusieurs incidents violence communautaire de moindre ampleur, et l’élargissement du mandat du Pôle judiciaire spécialisé afin d’y inclure les crimes graves contre l’humanité étaient prometteurs de progrès dans l’administration de la justice.
Les enquêtes et les poursuites ont été menées à la fois par le tribunal de grande instance de Mopti et par le Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale (le « Pôle judiciaire spécialisé », ou PJS), dont les compétences ont été élargies en juillet 2019 afin d’y inclure les pires cas d’atrocités.
Un représentant du ministère de la Justice a déclaré à Human Rights Watch que la lutte contre l’impunité, notamment concernant les violences communautaires, et l’accès à la justice pour les personnes démunies étaient des « priorités majeures » pour le ministre de la Justice, Malick Coulibaly, nommé en mai 2019 à l’occasion d’un remaniement ministériel.
Il a précisé que le ministère considère l’élargissement des compétences du PJS comme une étape cruciale pour garantir que les cas d’atrocités majeures soient portés devant les tribunaux. Il a ajouté : « Nous visons à ce que le PJS ait des bureaux satellites dans les régions, notamment à Mopti et à Gao, pour qu’il soit plus facile, pour les victimes et les familles, de signaler les cas, et pour les autorités, de mener des enquêtes et de garantir la préservation de preuves cruciales. »[202]
Un rapport de mai 2019 de la MINUSMA indiquait que les autorités maliennes affirmaient avoir ouvert environ 20 enquêtes « liées aux attaques commises dans les cercles de Djenné, Bankass et Koro, dans la région de Mopti, au cours de l’année 2018 ».[203] Et le journal Le Monde citait Broulaye Samaké, juge d’instruction du tribunal de grande instance de Mopti : « Depuis décembre 2018, une dizaine d’enquêtes ont été ouvertes à mon niveau ».[204]
Bien que le gouvernement n’ait fourni au public que de rares informations sur les enquêtes et les poursuites — ce qui complique le suivi des progrès réalisés —, quelques avancées semblent avoir été réalisées concernant quatre atrocités majeures commises en 2019 :
- Kolougon : Après avoir condamné le massacre de 37 personnes le 1er janvier, le 15 avril, le gouvernement a confirmé l’ouverture d’une enquête sur l’incident par le tribunal de grande instance de Mopti, et a rapporté que les autorités avaient arrêté 12 suspects en lien avec les meurtres.[205] Au moment de la rédaction du présent rapport, huit des douze suspects avaient été libérés.
- Ogossagou : Le gouvernement a affirmé sa détermination à poursuivre les auteurs des meurtres,[206] et a déclaré que ces derniers font l’objet d’une enquête du Pôle judiciaire spécialisé. Le 2 mai, le procureur du Pôle judiciaire spécialisé alors en poste, Boubacar Sidiki Samake, a rapporté que les enquêteurs de la cellule avaient pris les dépositions de 120 personnes et procédé à 10 arrestations.[207]
- Sobane-Da : Dans un communiqué de presse daté du 10 juin, le ministère de la Justice et des Droits humains a annoncé que le procureur du Pôle judiciaire spécialisé avait ouvert une enquête concernant l’attaque.[208] Depuis octobre, au moins neuf suspects ont été placés en détention provisoire par le juge d’instruction du PJS.[209]
- Yoro et Gangafani II : Le procureur du PJS a ouvert une enquête et arrêté ou interrogé environ 10 suspects dans le cadre de l’enquête.[210]
En outre, en décembre 2019, la Cour d’Assises de Mopti (qui statue sur les crimes) a entendu six affaires liées à plusieurs incidents de violence communautaire dans les cercles de Koro, Bankass et Bandiagara, qui se sont tous produits, à l’exception d’un seul, en 2019. Un minimum de 60 accusés étaient impliqués, et 44 au moins ont été reconnus coupables. Parmi ceux-ci, deux seulement ont été reconnus coupables de meurtre, et les autres ont été inculpés pour possession illégale d’armes à feu et de munitions, incendie et association de malfaiteurs.[211]
Des fonctionnaires de justice et des responsables de la société civile ont affirmé que les condamnations de décembre portaient sur des « incidents de moindre ampleur », soulignant que les victimes attendaient toujours que justice soit rendue pour des « cas majeurs impliquant des atrocités », dont de nombreux ont été documentés par Human Rights Watch dans le présent rapport et dans ses rapports précédents.
Rôle du Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée
En mai 2013, face aux attaques de plus en plus nombreuses des groupes islamistes armés, le gouvernement malien a voté une loi visant à créer le Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale. Ce Pôle, opérationnel depuis 2015, est basé à Bamako, la capitale, et est compétent au niveau national. Il est constitué de procureurs dédiés, de juges d’instruction et d’enquêteurs. Au terme des enquêtes, les affaires sont transférées à la Cour d’Assises.
Une unité d’enquêteurs des forces de l’ordre, la « brigade d’investigation spécialisée » (BIS), a été mise en service en 2017, sa fonction étant d’apporter un appui au PJS. Sous la direction d’un colonel de gendarmerie, la BIS dispose de 50 enquêteurs : 25 officiers de police et 25 gendarmes.
Le 24 juillet 2019, le président Ibrahim Boubacar Keita a promulgué une loi élargissant la compétence du Pôle judiciaire spécialisé afin qu’il puisse enquêter sur des crimes de guerre, des génocides et des crimes contre l’humanité, dans le but d’obtenir des éléments à l’appui de leurs enquêtes sur les auteurs des affaires majeures d’atrocité.[212]
Le Pôle judiciaire spécialisé enquête sur plus de 200 affaires liées au terrorisme, 45 crimes organisés transnationaux, 2 affaires impliquant des violences communautaires (Ogossagou et Sobane-Da), ainsi que de très nombreuses affaires criminelles dont il a hérité dans le sillage de sa création. Depuis 2017, date à laquelle il est devenu opérationnel, environ 40 affaires liées au terrorisme sur lesquelles il a enquêté ont été portées devant les tribunaux par le système judiciaire malien.[213] Toutes les condamnations, qui concernaient au moins 51 personnes, reposaient sur des chefs d’accusation liés à des crimes contre l’État.[214]
Pour les acteurs maliens et internationaux, l’élargissement du mandat du PJS en appui à la justice dans le cadre de crimes internationaux graves était prometteur. « Il y a probablement des liens entre les groupes terroristes, les auteurs de crimes humanitaires internationaux et ceux qui commettent des violences intercommunautaires, donc la centralisation de ces enquêtes sous un seul et même pôle est une bonne chose », a estimé un expert international de la justice.[215] Un avocat malien a déclaré : « Suite à l’élargissement des compétences [du Pôle], nos attentes sont élevées et nous espérons que justice sera faite concernant, au minimum, les cas d’atrocité les plus graves ».[216]
Pour l’avenir, ces personnes ont proposé trois recommandations clés à l’intention du ministère de la Justice et du PJS : élargir la nouvelle loi afin d’y inclure les crimes de guerre dans des conflits armés non internationaux ; élaborer une stratégie de poursuites judiciaires destinée aux cas d’atrocités, étant donné leur nombre extrêmement élevé et le chevauchement des instances qui enquêtent à leur sujet ; et augmenter les capacités d’analyse criminelle, qui font actuellement défaut.
Concernant la définition juridique des crimes relevant de la compétence du PJS, les experts en la matière ont affirmé que la nouvelle loi n’octroyait une compétence que pour les crimes commis dans le cadre de conflits armés internationaux, c’est-à-dire entre deux États, à l’opposé des conflits non internationaux, où sont impliqués un État et des groupes armés non étatiques. « La loi malienne a transposé la moitié du Statut de Rome [de la Cour pénale internationale], mais l’autre moitié manque », a commenté un avocat spécialiste des droits humains.[217] Ils ont recommandé que le gouvernement malien intègre pleinement le Statut de Rome à la loi malienne pour autoriser les poursuites contre des crimes de guerre perpétrés lors de conflits armés non internationaux tels que celui qui touche actuellement le Mali.
Les experts en justice ont également affirmé que le système judiciaire malien devait élaborer et structurer une stratégie cohérente pour les poursuites judiciaires, la répartition des affaires et le partage d’informations, et définir à quelle juridiction judiciaire — les cours régionales ou le PJS — incomberait telle ou telle affaire.
« Le ministère doit déterminer quelles affaires porter devant le niveau de juridiction du PJS, et pourquoi », a précisé un expert judiciaire international.[218] Un avocat malien a précisé : « Les tribunaux régionaux semblent ne pas savoir quelles affaires ils devraient prendre en charge et quelles affaires dépendront du PJS de Bamako. Le procureur et les enquêteurs de Mopti ont réalisé des progrès considérables dans certaines affaires d’atrocités de masse et voient le transfert de ces affaires à Bamako d’un mauvais œil. »[219]
Certains experts en justice ont exprimé leur préoccupation quant au fait que l’élargissement des compétences du PJS, qui enquête déjà sur des centaines d’affaires de terrorisme, puisse alourdir encore davantage sa charge. « Nous considérons la modification du mandat du Pôle spécialisé comme une évolution positive, mais nous avons des réserves quant à sa capacité à absorber l’augmentation de sa charge de travail, étant donné leur charge actuelle déjà très lourde », a précisé un expert en justice.[220]
Pour résorber l’augmentation anticipée de sa charge de travail, différents acteurs de la justice ont suggéré que le PJS crée une sous-unité de procureurs et d’enquêteurs spécifiquement chargée des crimes internationaux en matière de droits humains. Les experts en matière de justice ont également recommandé que le système judiciaire malien développe sa capacité à centraliser et à analyser les informations relatives aux actes criminels.
« Le système judiciaire malien, et le PJS en particulier, reçoit des quantités colossales de données sur les incidents, les victimes et les auteurs de crimes, et ce, pour différentes régions et sous-régions du Mali », a expliqué un expert international en justice. « Si l’on veut mettre ces données au service des enquêtes sur les crimes liés au terrorisme et aux droits humains, il est nécessaire d’améliorer leur capacité d’analyse. »[221]
Nécessité d’informer le public et demande croissante de justice
Les victimes, témoins ou familles des victimes des incidents décrits dans le présent rapport de Human Rights Watch ou dans ses rapports précédents n’avaient pratiquement aucune idée de l’état d’avancement, voire de l’existence, des enquêtes menées par les autorités judiciaires maliennes.
Par ailleurs, connaissant mal le fonctionnement du système judiciaire, ils signalaient rarement les incidents aux autorités, ne comprenaient pas l’obligation des autorités judiciaires d’ouvrir des enquêtes, et ignoraient avoir le droit de porter plainte et que cette action imposait l’ouverture d’une enquête.
Conformément à leurs traditions religieuses, les membres des familles et des communautés ont souvent enterré leurs morts avant que les autorités ne se rendent sur les lieux, ce qui a eu pour effet de détruire, de perturber ou d'éliminer des éléments de preuve clés qui auraient pu être utilisés pour monter un dossier judiciaire. Beaucoup semblaient résignés face aux pertes qu'ils avaient subies et avaient peu d'espoir que justice soit rendue.
Depuis 2016, les fonctionnaires de justice du tribunal de Mopti affirment que même lorsqu’un incident fait l’objet d’une enquête, les témoins ne se présentent pas ou ne répondent pas aux convocations judiciaires. Ils ont exprimé leur frustration que les membres de la communauté ne fournissent souvent pas de pistes ou de contacts de ceux qui pourraient aider à fournir des preuves.
Un représentant de justice de haut niveau a précisé : « En tant que procureurs, nous avons l’obligation d’ouvrir des dossiers, et nous le faisons, mais cela nous aiderait énormément si les victimes et les organisations de la société civile qui les soutiennent nous mettaient en contact avec des témoins, nous décrivaient le contexte de l’incident, et même, s’ils portaient plainte ».[222]
Les fonctionnaires du ministère de la Justice ont reconnu le manque de confiance entre les communautés des victimes et le système judiciaire, mais l’un d’eux, basé à Mopti, a souligné : « Il faut commencer quelque part. Il faut s’armer de confiance. Notre travail peut être utile pour mettre un terme à l’impunité, qui alimente sans cesse les abus ».[223]
Certains leaders communautaires ont souligné quant à eux le manque de confiance entre les victimes et l’État en général. En guise d’exemple, ils ont expliqué qu’ils avaient fourni aux autorités les noms d’auteurs suspectés, reconnus sur les scènes de crime parmi les membres des milices et des groupes islamistes armés, mais qu’à leur connaissance, seules quelques arrestations avaient été effectuées grâce aux informations qu’ils avaient fournies.[224] Les groupes de victimes ont également pointé le manque d’informations sur les enquêtes en cours.
Plusieurs fonctionnaires de justice ont exhorté le système judiciaire ou la communauté internationale à soutenir la création de points de liaison destinés aux victimes — qui seraient formées à leur utilisation — rattachés au système judiciaire. Cela permettrait d’améliorer les contacts, actuellement insuffisants, entre les victimes de toutes les communautés et le système judiciaire.
Les experts judiciaires, les acteurs du système judiciaire malien et les leaders de la société civile se sont accordés sur la nécessité d’éduquer davantage les populations des communautés vulnérables aux abus sur le fonctionnement du système de justice. « Nous avons désespérément besoin d’une campagne de sensibilisation sur le rôle pivot du système judiciaire au sein de la société malienne, » a dit un expert en justice, « qui expliquerait notamment comment porter plainte et quels sont les droits et responsabilités de l’État et des victimes, le rôle de la défense, les différents recours disponibles en cas de crime, les procédures civiles et pénales, et le rôle de la police, des enquêteurs et des juges . »[225]
« Le ministère de la Justice doit regagner la confiance de la population victime en élaborant une stratégie de communication autour de la justice et des enquêtes », a expliqué un responsable de la société civile. « Cela permettrait d’accroître la demande de justice et la participation des victimes, de renforcer les débats dans le pays sur l’importance de la justice et, en définitive, de contribuer à faire diminuer les crimes terribles que nous subissons au Mali ».[226]
Soutien international au système judiciaire malien et au Pôle judiciaire spécialisé
Les partenaires internationaux du Mali, notamment la MINUSMA, l’Union européenne, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), la France et les États-Unis, ont fourni une aide considérable au système judiciaire malien, y compris au Pôle judiciaire spécialisé.
Le personnel de la MINUSMA présent à Bamako, Mopti, Gao, Tombouctou et Kidal — en particulier les divisions des droits de l’homme et des affaires judiciaires et pénitentiaires — et agissant dans le cadre de la police civile des Nations Unies (UNPOL), fournit une importante assistance technique, des formations et un peu de matériel en appui à la réforme du secteur de la justice et au rétablissement de l’État de droit. Les formations ont pour but de faire baisser le nombre de détentions arbitraires et d’améliorer les connaissances dans les domaines du droit humanitaire international, du droit pénal international, des droits humains, des violences sexistes et du contre-terrorisme. Le personnel de la MINUSMA apporte également un soutien technique afin d’améliorer la sécurité et les conditions de vie dans les prisons et les installations de détention.[227]
Pour soutenir le PJS, la MINUSMA, conjointement avec l’UNODC, a formé des magistrats, des enquêteurs et des greffiers, fourni du matériel, apporté un soutien logistique, notamment des hélicoptères pour transporter le personnel judiciaire sur les scènes de crime, et assuré un rôle de mentorat. Les enquêteurs de la MINUSMA chargés des droits humains et d’autres membres de la mission ont appuyé les enquêtes du PJS sur certains crimes, notamment ceux d’Ogossagou et de Sobane-Da.[228]
Entre 2013 et 2018, l’Union européenne, par le biais de son Programme d’appui au secteur de la justice au Mali, a apporté un soutien technique et assuré des formations en suivi et supervision au sein du système judiciaire afin de réduire l’impunité et de favoriser l’accélération de l’administration de la justice. Ce programme a soutenu la rénovation et la construction de tribunaux dans les zones prioritaires dans le but d’améliorer l’accès local à la justice au niveau local,[229] y compris dans le centre du Mali.[230] Il a permis de former le personnel pénitentiaire aux normes internationales relatives à la détention et aux droits des détenus dans la perspective d’améliorer les conditions de vie dans les centres de détention.[231]
La Mission de renforcement des capacités au Mali de l’UE (EUCAP), une mission de formation destinée à la police, à la gendarmerie et à la garde nationale, soutient le PJS et la Brigade d’investigation spécialisée en assurant des formations, en fournissant du matériel et en endossant un rôle consultatif.[232] En 2019, l’UE a lancé un programme visant à améliorer l’accès à la justice et à renforcer le système judiciaire,[233] et en 2020, elle lancera un projet d’appui au PJS.
L’UNODC, par le truchement de son programme régional pour le Sahel, élaboré dans le cadre de la Stratégie régionale intégrée des Nations Unies pour le Sahel à l’horizon 2014-2019, soutient l’élaboration d’un cadre juridique de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée et réalise des formations et des activités de parrainage. En collaboration avec la MINUSMA, l’UNDOC met à disposition du PJS des mentors et des formations à l’attention du personnel de police, des procureurs et des juges afin d’améliorer les capacités d’enquête et de poursuite, la gestion des affaires et la coopération internationale.[234]
Durant l’année 2018, en collaboration avec Avocats sans Frontières, et avec l’appui du ministère français des Affaires étrangères, l’ambassade de France au Mali a soutenu un programme de formation destiné aux magistrats maliens[235]. Ce programme traitait de la justice pénale, notamment de la question des enfants, des personnes vulnérables et des instruments juridiques internationaux.[236] Elle a également apporté un soutien à quelques mentors chargés de renforcer la capacité d’enquêtes du PJS, entre autres dans les affaires d’atrocités.
L’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), par le biais de son Programme de justice au Mali, assure des formations judiciaires et des activités de sensibilisation ; forme et déploie du personnel parajuridique dans tout le pays pour améliorer l’accès local au système de justice ; et offre une assistance juridique aux citoyens touchés par la corruption.[237] De plus, en collaboration avec le ministère des Affaires étrangères des États-Unis, elle propose des formations en plaidoyer et des activités de renforcement des capacités aux associations de la société civile malienne pour que les demandes d’interventions qu’elles adressent au gouvernement dans les cas d’abus contre les droits humains soient plus efficaces.[238] Le ministère des Affaires étrangères propose des formations techniques aux officiers du secteur de la justice afin d’améliorer leur capacité à traiter les procédures relatives aux droits humains.[239] Début 2020, le ministère de la Justice des États-Unis mettra un conseiller juridique au service du PJS. Issu du Bureau du contre-terrorisme et dépêché sur place, celui-ci conseillera ses homologues sur les sujets suivants : les réformes juridiques à mener, l’État de droit, les droits humains et l’administration de la justice.[240]
Recommandations
Au gouvernement du Mali
- Dûment équiper et pourvoir en personnel le ministère de la Justice afin que les procureurs et les officiers de police judiciaire du pays puissent enquêter comme il se doit et poursuivre de manière équitable les responsables d’abus graves dans chaque camp.
- Accélérer le déploiement de policiers, de gendarmes et d’agents du ministère de la Justice dans les villes et villages des zones touchées par les violences communautaires et celles commises par des islamistes armés.
- Accroître les mesures visant à garantir que le personnel judiciaire actif dans le centre du Mali soit dûment protégé afin qu’il puisse accomplir son travail dans un environnement sûr.
- Incorporer les principes du Statut de Rome de la Cour pénale internationale dans le droit pénal malien, afin de couvrir les crimes de guerre perpétrés dans le cadre de conflits armés non internationaux.
- Proposer davantage de formations appropriées aux officiers de police judiciaire (OPJ) sur le Code pénal et les procédures judiciaires ; les droits humains ; et plus spécifiquement la science balistique et la médecine légale, en appui de leurs enquêtes criminelles.
Aux autorités judiciaires du Mali
- Accorder les ressources, l’équipement et l’appui nécessaires aux juges du Mali, ainsi qu’aux autres membres du personnel du système judiciaire en charge des affaires de violence communautaire.
- Augmenter spécifiquement le nombre de magistrats et des autres membres du personnel affecté aux juridictions de Mopti, notamment au Tribunal de grande instance et à la Cour d’appel de Mopti. Garantir que ces postes soient pourvus tout au long de l’année.
- Créer à Mopti un laboratoire d’enquêtes criminelles, ou une unité spéciale de médecine légale, et lui octroyer les moyens de se déployer rapidement sur les scènes de crime, ainsi que la capacité de recueillir, d’analyser et de conserver des preuves scientifiques, y compris celles qui sont tirées des analyses balistiques, des empreintes digitales, des dossiers dentaires, des autopsies et d’autres preuves matérielles.
- Créer des points de liaison pour les victimes et former ces dernières à leur utilisation afin d'améliorer les contacts et la coordination entre les victimes de toutes les communautés et le système judiciaire dans le centre du Mali.
- Instaurer en priorité des bureaux régionaux « satellites » du Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale.
- Lancer une campagne d'information publique au sein des communautés vulnérables face aux abus pour les informer sur le fonctionnement du système judiciaire, dans la perspective de promouvoir la justice et la mise en œuvre d'enquêtes et de poursuites appropriées.
- Élaborer et structurer une stratégie cohérente en matière de poursuites judiciaires, de répartition des affaires et de partage des informations, en tenant compte à la fois de l’ampleur des atrocités et du fait que ces dernières sont soumises à des enquêtes du des tribunaux régionaux et du Pôle judiciaire spécialisé.
Aux forces de sécurité du Mali
- Prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils menacés par la violence communautaire ainsi que par les violences commises par des islamistes armés, notamment en multipliant les patrouilles et en installant des postes de sécurité supplémentaires dans les zones vulnérables.
- Veiller à ce que les forces de sécurité protègent tous les civils de manière impartiale, quelle que soit leur appartenance ethnique ou religieuse.
- Désarmer tous les groupes armés violents, et remettre à la justice les membres vraisemblablement impliqués dans des abus, y compris ceux qui occupent des postes de commandement, en vue de poursuites judiciaires.
Au procureur de la région de Mopti et au procureur du Pôle judiciaire spécialisé dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale
- Rendre compte publiquement de l’avancée des enquêtes en cours pour tous les crimes liés à la violence communautaire et aux violences commises par des islamistes armés dans le centre du Mali.
- Ouvrir des enquêtes au pénal sur les crimes graves liés à la violence communautaire, y compris ceux documentés dans le présent rapport, et continuer à poursuivre de manière appropriée les responsables dans le cadre de procès équitables.
- Ordonner aux gendarmes d’enquêter rapidement et de façon impartiale sur tous les actes graves de violence, quelle que soit l’appartenance religieuse ou ethnique des victimes.
- Organiser des réunions communautaires dans les zones touchées par la violence communautaire pour expliquer les dispositions prises pour enquêter sur les crimes présumés et l’intention du gouvernement de poursuivre toutes les personnes qui prendraient part à des représailles.
Aux milices ethniques et aux groupes islamistes armés opérant dans le centre du Mali
- Cesser immédiatement toutes les exactions graves, à savoir, les attaques contre les villes et les villages, les exécutions extrajudiciaires, les enlèvements, les pillages, etc.
- Immédiatement libérer tous les civils qui ont été enlevés et sont en détention.
- Cesser toutes les attaques et menaces contre les personnes garantes des moyens de subsistance, notamment les agriculteurs, les éleveurs et les commerçants des marchés.
- Garantir un accès illimité et sans entrave aux personnes qui enquêtent sur les violences graves décrites dans le présent rapport.
- Cesser toute utilisation indiscriminée d’engins explosifs.
À la Procureure de la Cour pénale internationale
- Envisager d’ouvrir des enquêtes préliminaires sur les crimes décrits dans le présent rapport comme étant de possibles crimes de guerre ou crimes contre l’humanité relevant de la compétence de la CPI, si les autorités maliennes ne le font pas.
À l’Union africaine
- Surveiller et soutenir les initiatives de recherche de responsabilité menées au Mali en exigeant publiquement des enquêtes sur les exactions contre les civils.
- Accroître le soutien technique apporté au haut représentant de l’UA pour le Mali et le Sahel, renforcer ses composantes liées aux droits humains et améliorer la coordination entre le Bureau du haut représentant, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) et les observateurs des droits humains au sein de l’UA.
- Promouvoir une mission exploratoire de la CADHP, conformément à la résolution 419 de la CADHP, aux fins d’évaluer les violations des droits humains perpétrées contre des civils dans le contexte des violences intercommunautaires dans la région de Mopti.
- Faire pression sur le gouvernement du Mali pour que dans son prochain rapport périodique, il informe la CADHP, conformément à l’article 62 de la Charte africaine sur les droits de l’homme et des peuples, sur les dispositions prises afin de garantir la mise en œuvre des recommandations formulées dans les rapports, résolutions et observations précédentes, y compris ceux présentés lors de la 58e session ordinaire de 2016, et dans le rapport final de la mission exploratoire de 2013.
Aux partenaires internationaux du Mali (Union européenne, Nations Unies, France, États-Unis et autres partenaires étrangers)
- Systématiquement et publiquement exhorter le gouvernement malien à veiller à ce que tous ceux qui sont impliqués dans des actes de violence communautaire fassent rapidement l’objet d’une enquête et soient dûment poursuivis.
- Apporter un appui au système judiciaire du Mali afin que les violences communautaires fassent l’objet de poursuites équitables, notamment en soutenant la création d’un système de gestion des affaires et d’un programme de protection des témoins, et en appuyant les moyens en matière d’expertise scientifique.
- Soutenir la formation du personnel judiciaire malien aux bonnes pratiques en matière d’enquête sur les crimes violents, notamment en ce qui concerne la collecte et la conservation des preuves, l’analyse scientifique, l’analyse criminelle, et les techniques efficaces et adaptées d’interrogation et de protection des témoins et d’interrogation des suspects.
- Apporter un appui au gouvernement du Mali afin d’accroître les capacités des magistrats et des officiers de police judiciaire à mener des enquêtes et des poursuites judiciaires crédibles, impartiales et indépendantes concernant les violences communautaires et d’autres crimes graves.
- Augmenter la disponibilité des moyens aériens à l’appui du personnel du ministère de la Justice afin de renforcer sa capacité à mener rapidement des enquêtes à la suite d’atrocités majeures.
Remerciements
Les recherches et la rédaction de ce rapport ont été réalisées par Corinne Dufka, directrice adjointe de la division Afrique de Human Rights Watch. Une assistance en matière de recherches a été fournie par Morgan Hollie, collaboratrice de la division Afrique, ainsi que par des personnes issues des communautés dogon, tellem et peule, qui nous ont mis en relation avec des témoins et ont assuré le rôle d'interprètes. Le rapport a été révisé par Mausi Segun, directrice exécutive de la division Afrique. James Ross, directeur des Affaires juridiques et politiques, et Babatunde Olugboji, directeur adjoint du bureau des Programmes, en ont révisé les aspects juridiques et programmatiques. José Martinez, coordonnateur senior, et Fitzroy Hopkins, directeur administratif, ont fourni une aide à la production. La traduction française a été réalisée par Cathia Zeoli et relue par Peter Huvos.
Human Rights Watch remercie les victimes et les témoins qui ont apporté leur témoignage pour ce rapport, souvent en courant de grands risques. Nous sommes aussi reconnaissants envers les fonctionnaires gouvernementaux maliens, les travailleuses et travailleurs humanitaires, les membres de la société civile, les leaders communautaires et les diplomates d’avoir partagé leurs expériences et leurs opinions avec nous. Même si, pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons pas les remercier nominativement, leur soutien et leur courage ont grandement facilité notre travail de recherche.