Africa - West

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IV. LES ENFANTS PRIS POUR CIBLES

...Visés pendant le Génocide
Par milliers, les enfants furent massacrés pendant le génocide rwandais. Les preuves de ce carnage étaient partout visibles dans le pays dans les mois qui suivirent les tueries. Ainsi, un tout petit pull rouge gisait abandonné sur un sentier menant au sommet d'une colline à Nyakizu, dans la province de Butare. Dedans, on pouvait encore voir la cage thoracique d'un nourrisson.7 Quand les enfants ont repris l'école à Kaduha, dans la province de Gikongoro, les os d'autres enfants étaient toujours éparpillés sur le sol de la cour de récréation où ils jouaient.8 Des ossements exhumés par Physicians for Human Rights d'un charnier de la province de Kibuye, 44 % appartenaient à des enfants de moins de quinze ans et 31 % à des enfants de moins de dix ans. Pour la plupart, ils avaient été tués à coups de machettes ; moins d'un pour-cent avaient eu la « chance » d'être tués par armes à feu.9 Parmi les victimes qui furent soignées par les médecins dans l'Ouest du Rwanda, quelque 30 % étaient des enfants, qui avaient été généralement blessés par des machettes pour la plupart.10

Avec le temps, les ossements ont fini par disparaître mais de nombreux enfants à travers le pays portent encore les stigmates du génocide : membres amputés, cicatrices infligées par les machettes, surtout sur le visage, à la tête et dans le cou. Ceux-là, mais aussi tous les autres, même quand ils n'en portent pas trace dans leur chair, souffrent de blessures invisibles mais bien réelles pour avoir traversé l'horreur au-delà de l'imaginable. Lors d'une étude menée par l'UNICEF auprès de trois mille enfants, 80 % de ceux qui furent interrogés avaient eu un décès dans leur famille pendant le génocide ; 70 % avaient été témoins d'un meurtre ou de blessures; 35 % avaient vu des enfants tuer ou blesser d'autres enfants ; 88 % avaient vu des cadavres ou des morceaux de cadavres ; 31 % avaient assisté à des viols ou à des agressions sexuelles ; 80 % avaient dû se cacher pour se protéger ; 61 % avaient subi des menaces de mort et 90 % avaient pensé qu'ils allaient mourir.11

Les enfants avaient dans l'ensemble été épargnés lors des précédents conflits armés au Rwanda. Une vieille habitante de la ville de Butare, qui avait dans les 85 ans à l'époque, a raconté en 1995 à Human Rights Watch qu'elle avait assisté au génocide avec horreur. Des tueries de Tutsis, elle en avait vu depuis les années cinquante mais celles-ci, selon elle, étaient différentes parce que « on tuait des bébés dans le dos, des enfants qui marchaient à peine, des femmes enceintes et des personnes âgées. » La vieille femme, une Hutu, est devenue elle-même une cible quand des mouchards ont rapporté aux miliciens qu'elle cachait ses petits-enfants Tutsis.12 Straton Nsanzabaganwa, directeur du planning social et de la protection des groupes vulnérables au Ministère de l'administration locale et des affaires sociales, a confirmé que les enfants avaient été rarement visés lors des massacres ethniques de 1959 et de 1973. Mais avec le génocide de 1994, a-t-il ajouté, les enfants ont perdu le statut qui les protégeait.13

Le fait de viser indifféremment les enfants tutsis et les adultes trahit l'absurde logique et la finalité génocidaire de l'idée « d'autodéfense.» Pour encourager les assaillants à tuer des enfants, certains organisateurs faisaient valoir que même les très jeunes pouvaient constituer une menace ; ils rappelaient ainsi souvent que Paul Kagame ou Fred Rwigema, les commandants militaires du FPR, avaient eux aussi été des bébés.

A travers le pays, les tueurs menèrent donc leur « tâche » avec une insondable cruauté. Deux s_urs Hutues, toutes deux mariées à des Tutsis, ont dû choisir entre mourir avec leurs maris dans l'église de Mugonero, à Kibuye, ou les laisser mourir abandonnés. L'une choisit d'abandonner le sien en espérant ainsi sauver ses onze enfants. Les enfants, classés comme Tutsis parce que leur père l'était, n'avaient théoriquement pas le droit de survivre mais les assaillants s'étaient déclarés d'accord pour les laisser aller si leur mère les accompagnait. Toutefois, quand la femme franchit le pas de l'église, huit de ses enfants furent abattus sous ses yeux. Le plus jeune, un enfant de trois ans qui avait vu ses frères et s_urs se faire tuer, supplia qu'on lui laisse la vie sauve. « S'il vous plaît, ne me tuez pas » dit-il. « Je ne serai plus jamais Tutsi. » Il fut tué à son tour.14

Jonathan H.15, un garçon de 17 ans originaire de Cyangugu, a rapporté qu'il avait vu « beaucoup de cadavres » jetés dans les trous des latrines derrière les dépendances de l'école paroissiale de Shangi, dont des enfants jetés dans les trous des latrines et enterrés vivants. D'autres avaient dû se déshabiller entièrement et furent tués au bord des latrines, puis poussés dedans.16

Même les bébés furent tués, ou abandonnés à la mort. La famille d'un membre Hutu du Parti social démocrate (PSD) fut massacrée. Le lendemain matin, les corps furent découverts gisant éparpillés devant la maison ; parmi eux celui d'un bébé de trois mois tué par balles derrière la tête gisait sur la poitrine de sa mère, elle aussi soufflée par une balle.17 Un homme qui a survécu au massacre de la commune de Nyakizu, dans la province de Butare, a raconté à Human Rights Watch qu'il avait vu un petit enfant tenter de têter le sein de sa mère morte.18

Au fil des massacres, les enfants furent tués en même temps que les adultes. Le 21 avril 1994, les soldats et les miliciens se rendirent au Groupe scolaire de Butare où six cents à sept cents enfants et plusieurs centaines de déplacés en provenance de Kigali avaient trouvé refuge. Ils appelèrent les personnes déplacées dans la cour, les séparèrent en différents groupes en fonction de leur carte d'identité et commencèrent à tuer les Tutsis à coups de machettes et de bâtons. Selon des témoins, plusieurs femmes participèrent au meurtre d'autres femmes et des enfants.19

Après un massacre à Matyazo près de Butare, des dizaines de bébés et de petits enfants furent sauvés et emmenés à l'église proche de Ngoma. Cette église fut-elle aussi attaquée et les enfants qui avaient survécu furent ensuite rassemblés dans un champ devant l'édifice. Les tueurs s'approchèrent alors et, circulant parmi les petits, ils les frappèrent l'un après l'autre à coups de bâtons jusqu'à ce que mort s'ensuive, bavardant entre eux pendant qu'ils finissaient leur « travail. »20

Au cours des premières semaines du génocide, les autorités incitaient surtout à attaquer les cibles qui semblaient les plus évidentes, à savoir les hommes qui avaient reconnu ou pouvaient être suspectés d'avoir des liens avec le FPR. Ce n'est que plus tard qu'elles insistèrent pour que soient aussi massacrés femmes, enfants, vieillards et tous ceux qui étaient généralement considérés comme apolitiques. Début mai, un médecin demanda au Premier ministre par intérim Jean Kambanda et à d'autres responsables d'assurer la protection d'enfants Tutsis qui avaient trouvé refuge dans un hôpital de Kibuye. Mais ils n'intervinrent pas et les enfants furent massacrés peu après. Le Lieutenant-Colonel Simba, qui dirigeait le soi-disant programme d'autodéfense pour Butare et Gikongoro, appela le 21 mai à un « nettoyage final » afin de «débarrasser la campagne,» c'est-à-dire à tuer tous les Tutsis qui se cachaient encore. Huit enfants qui avaient été cachés par leur grand-mère furent ainsi tués en un seul lieu et onze autres dans une autre maison.21 Lors d'une réunion publique dans la commune de Ndora, province de Butare, le 7 juin 1994, le directeur administratif du Ministère de l'intérieur et du développement communal, Callixte Kalimanzira, prévint la population que le FPR avait recours à des petits enfants (abana bato), suggérant ainsi que eux aussi étaient des ennemis à tuer.22

Dans certains cas, les tueurs ont épargné les petits enfants ou les filles qui « n'avaient jamais rien fait de mal », ainsi qu'un groupe d'assaillants l'expliqua à une femme en refusant de la tuer, elle et les filles qu'elle cachait.23

Grâce M., qui avait treize ans à l'époque des événements, fut ainsi épargnée alors que presque toute sa famille fut éliminée. Avant le génocide, elle vivait avec sa grand-mère, trois tantes et un petit frère. Ses trois tantes, Murerwa, Dansila et Vestine furent tuées ainsi que son jeune frère.

Ca a commencé un vendredi. Ils ont pris Murerwa pour la tuer le soir. Je suis allée me cacher. Je ne savais pas où était ma grand-mère et ça m'angoissait... Ils disaient qu'ils allaient tuer tout le monde sauf les filles, dans la mesure où elles ne sauraient rien faire de leur vie.

Grâce M. survécut ensuite les jours suivants en restant cachée.

Le samedi, on était toujours caché dans les champs. Le dimanche, je me suis rendue chez ma mère...et je suis restée là-bas. Puis les miliciens sont arrivés pour nous tuer... Des voisins armés de machettes [ont tué Dansila et Vestine]. Oui [je connaissais les tueurs]... [c'était ] à cause de notre appartenance ethnique. Ils disaient que quand le lait blanc est sali par quelques grains de poussière noire, il faut les enlever le plus vite possible.

[Je ne les ai pas vus se faire tuer] parce que je suis partie en courant mais je sais où sont leurs corps. Ma grand-mère était allée chercher du bois de chauffage et Vestine gardait les vaches. Elle (la grand-mère) et Dansila allaient trouver Vestine quand elles ont entendu les cris des gens et les assaillants taper aux portes et elle a dit à Vestine d'abandonner les vaches car, si les assaillants voulaient les vaches, ils les prendraient de toutes façons mais qu'au moins Vestine pourrait avoir la vie sauve. Mais Dansila et Vestine sont restées avec les vaches. J'ai couru me cacher. Il y avait alors beaucoup de gens qui se cachaient. Ils ont tué beaucoup de monde ce jour-là.

La nuit suivante, je l'ai passée avec Eliabu. Eliabu m'a demandé d'aller trouver une vache. Quand j'étais partie, ils ont tué Eliabu et sa famille. J'ai entendu qu'on les tuait, alors je me suis enfuie.

Grâce M. a raconté qu'elle avait continué de fuire pendant les deux semaines qui suivirent, jusqu'à arriver à Bugesera où elle a attendu la fin du génocide. Comme on lui demandait si elle avait peur de rentrer chez elle, elle a répondu non. « Si j'étais tuée, je mourrais, sinon je restais en vie. Mais ce n'était pas moi qui choisissais. »24

Beaucoup ont cherché refuge et ont pu ainsi échapper aux massacres en se cachant chez des proches ou des familles amies. D'autres ont indiqué à Human Rights Watch que ceux auxquels ils s'étaient adressés leur avaient fermé leur porte ou, pire encore, les avaient dénoncés aux tueurs. De nombreux enfants Tutsis ont dû fuir tout seuls parce que leurs parents avaient été tués ou leurs familles éparpillées.

Parfois, des parents désespérés se séparaient de leurs enfants ou prétendaient ne pas les connaître, espérant ainsi augmenter leurs chances de survie. Marie Claire U. a rapporté que son père avait déjà réussi à échapper à ses poursuivants et qu'ils s'étaient cachés ensemble. Quand les tueurs revinrent, il réalisa qu'ils ne pourraient plus rester ensemble. Il laissa ses enfants seuls dans leur cachette et fut presque aussitôt attrapé. Les enfants l'ont vu se faire rouer de coups à la tête et finalement tuer. Marie Claire U. et cinq de ses frères et s_urs survécurent mais sa s_ur jumelle fut tuée.25

Une femme Tutsie fuyait Kigali après l'assassinat de son mari. Parce que son physique correspondait aux stéréotypes du « Tutsi », elle craignait que ses enfants ne soient eux-aussi désignés pour mourir. Elle leur dit donc de faire comme s'ils ne la connaissaient pas quand ils arrivaient aux barrières. La plus jeune, qui ne comprenait pas, suppliait sa mère de rester près d'elle tandis que la mère la repoussait du pied, comme un chien errant.26

Rose S., une calme petite orpheline, a raconté qu'elle avait vu une femme attaquée à une barrière alors qu'elle fuyait toute seule après la mort de sa mère.

On se cachait derrière un barrage quand on a vu une moto arriver avec un homme et une femme qui portait un enfant sur son dos...N lui a dit de descendre.... Ils ont attrapé la femme et l'homme a continué.... B était là, ainsi que E, qui a pris le bébé. B a frappé la femme sur la tête avec un marteau...ça nous ne l'avons pas vu mais nous avons entendu tous les bruits... puis la femme a été jetée dans une fosse avec son bébé.... Avec M, un autre enfant, je suis allée voir ce qui se passait.... On était très curieux.... Et on a regardé dans le trou et on a vu la femme qui n'était pas complètement morte, elle bougeait un peu. Alors j'ai pris peur.27

Daniel R., un garçon de dix ans originaire de la commune de Taba, a raconté comment il avait essayé de fuire Kigali pour sauver sa vie. Voyant que d'autres enfants non accompagnés étaient tués, il a supplié un inconnu de lui laisser porter un matelas et de prétendre qu'il était son fils. Ainsi, il a pu franchir des barrages où les Tutsis étaient mis de côté pour être tués. 28

Teresa M., huit ans lors du génocide, a survécu parce que celui qui devait la tuer était fatigué. Toute sa famille a été tuée. Interrogée dans un orphelinat deux ans plus tard, voici ce qu'elle a raconté :

Pendant la guerre, j'étais dans la campagne parce qu'ils ... les Hutus... ils voulaient me tuer avec une machette...parce que je suis Tutsie. Ma maman a été tuée parce qu'elle était Tutsie. Des Hutus l'ont tuée. Je ne les connaissais pas. Ce Hutu qui a tué ma mère a fait ça (elle désigne une cicatrice de trois centimètres de long en travers de son nez et une autre, proche de l'_il gauche). Je ne l'ai pas vu faire à cause de ça (elle montre de nouveau sa cicatrice). Ca saignait beaucoup et ça faisait mal aussi. Ca a mis beaucoup de temps à guérir. J'étais caché dans un buisson avec ma mère. Ils nous ont trouvées et nous ont frappées. Maman n'était pas morte ; elle est rentrée à la maison et elle est morte là-bas. Je l'entendais qui pleurait : « Oh... je vais mourir ».... C'était ma mère. Après, j'ai eu si peur que je me suis enfuie.

J'ai passé la nuit dans la brousse. Il n'y avait personne d'autres, seulement des cadavres, beaucoup de cadavres. Je n'en connaissais aucun, seulement ma petite s_ur. Je l'ai trouvée sur une colline où elle était allée se cacher. Elle aussi elle avait été frappée [tuée] avec une machette. Je suis restée là pendant des jours... Un jour, j'ai rencontré un homme. C'était un Interahamwe. Je ne le connaissais pas. Il portait des vêtements noirs. Il était seul. Il a dit qu'il allait me tuer et me jeter dans un trou. Il m'a emmenée dans le trou - il était rempli de gens morts, des hommes des femmes et des enfants. Et puis il a dit, « Je suis fatigué de tuer maintenant. Tu as de la chance, tu peux partir", alors je suis partie en courant.29

De nombreuses adolescentes, même des très jeunes, ont subi des viols et des tortures sexuelles.30 Deux ans après avoir vécu pareille expérience, Nadia U. était encore très traumatisée. Au cours d'un entretien tendu, durant lequel elle a à peine levé les yeux, elle a décrit comment elle avait été violée alors qu'elle n'avait que onze ans. Les miliciens avaient attaqué sa maison et bien qu'elle pense en avoir reconnu certains, elle n'est pas sûre car leurs visages étaient comme passés à la craie.31 Ils portaient des machettes et des bâtons hérissés de clous. Les parents et les frères de Nadia U. ont été découpés en morceaux sous ses yeux. Ensuite, un des miliciens a dit « Ne tuez pas la fille. Je vais la prendre et la tuer moi-même. » Il lui a dit qu'il allait la prendre pour femme. Il a emmené Nadia U. dans sa maison et l'a enfermée dans la cuisine.

Il ne venait que pour me violer ; il ne m'a jamais rien apporté à manger. Il est venu environ cinq fois. Il disait, « allonge toi ou je te tue ». Alors j'avais tellement peur. J'allais directement sur le lit. Il menaçait de me tuer avec sa machette. Il gardait sa machette près du lit pendant qu'il me violait. Je n'ai jamais dit à personne ce qui m'était arrivé. J'ai honte et j'avais peur que les gens se moquent de moi.32

Après deux semaines passées chez son violeur, Nadia U. a pu s'échapper et est allée vivre avec une vieille dame veuve.

Victimes des combats
Alors que le FPR se battait pour prendre le contrôle du pays et chasser le gouvernement génocidaire, ses troupes elles aussi ont tué des civils. La plupart des victimes furent Hutues dont de nombreux enfants.33 Certains de ces meurtres constituent des crimes contre l'humanité. Les soldats du FPR ont tué soixante dix-huit personnes, dont quarante-six considérées comme enfants, entre le 13 et le 15 avril 1994 à Murambi, dans la préfecture de Byumba. Dans un autre cas, les soldats du FPR ont rassemblé le 19 juin 1994 les habitants et la population d'un camp de déplacés voisins à Mukingi, préfecture de Gitarama. Les soldats ont ouvert le feu sur la foule de centaines de personnes. Certaines ont réussi à fuire sur la route qui longeait le champ et furent tuées alors qu'elles tentaient de gagner le bois et les collines proches. D'autres ont été attrapées puis tuées à coups de marteau, de houes et autres instruments tranchants. Les soldats tuaient sans considération d'âge, de sexe ou d'appartenance ethnique. L'une des victimes était la belle-fille Tutsie d'un dénommé Gahizi. Figuraient également l'épouse, les trois enfants et la belle-fille de Karemangingo et dix personnes de la famille de Rwabigwi. Environ la moitié des corps, trouvés et photographiés par un chercheur de Human Rights Watch dans les bois voisins étaient ceux de femmes et d'enfants. En outre, le corps d'un bébé a été vu, flottant dans un ruisseau voisin. Le Major Sam Bigabiro, qui aurait été impliqué dans les tueries de Mukingi, a été ultérieurement reconnu coupable par une cour martiale de l'APR d'avoir dirigé un massacre similaire le 2 juillet 1994 dans la commune voisine de Runda.34

Les troupes de l'APR ont directement tué des milliers d'enfants quand elles ont attaqué des camps de déplacés à l'intérieur du Rwanda, des camps de réfugiés au Zaïre à la fin 1996 et des centaines de sites de moindre importance, poussant ensuite ceux qui en fuyaient à gagner les forêts au Zaïre.35 Parmi les milliers d'enfants qui ont fui dans la forêt, un nombre important voyageaient sans adultes. Selon l'un de ces enfants, il n'avait aucune idée de l'endroit où il allait et parfois il marchait toute la journée pour se retrouver le soir exactement à son point de départ.36 Ceux qui se sont enfoncés dans la forêt ont vécu sous des abris de fortune dans des conditions précaires, bénéficiant rarement de la moindre assistance humanitaire. Certains enfants qui avaient le soutien d'adultes au début se sont retrouvés seuls quand ces parents ou amis sont morts ou ont été tués. Un garçon de treize ans, rentré du Congo au Rwanda en 2001, a d'abord perdu ses parents. Ensuite il a vécu avec une s_ur plus âgée jusqu'à ce qu'elle se marie et ne puisse plus s'occuper de lui. L'enfant est resté livré à lui-même jusqu'à ce qu'il soit enrôlé de force par des combattants armés en lutte contre l'actuel Gouvernement rwandais. Ils l'ont obligé à rejoindre leurs rangs et à aider au transport de leur équipement.37

Le traumatisme associé au Rwanda est tel que certains enfants ont refusé de rentrer chez eux, même quand des organismes humanitaires avaient réussi à localiser leurs proches et pouvaient leur promettre une réunion de la famille. « Même quand vous leur montrez la photo d'un membre de leur famille pour leur prouver qu'elle est en sécurité, l'enfant peut réclamer la photo d'un autre parent ou une lettre ou toute autre preuve garantissant que leur famille est en sécurité et qu'il est par conséquent sans risque pour eux de rentrer», a déclaré un membre d'une organisation humanitaire internationale qui travaillait à la recherche des familles des enfants non accompagnés.38 Plus d'une centaine d'enfants dans les camps de Tanzanie ont refusé la réunion avec leurs familles au Rwanda; d'autres ont refusé de regagner le Rwanda même quand leurs parents, réfugiés en Tanzanie, avaient décidé de rentrer au pays.39

Les enfants comme instruments de la violence
Des milliers d'enfants rwandais ont été utilisés comme instruments pour perpétrer le génocide et la guerre. Certains ont participé à la campagne visant à l'élimination des Tutsis. D'autres ont été recrutés par le FPR du temps où il s'agissait d'un mouvement rebelle ou enrôlés dans les Forces de défense locale de l'actuel Gouvernement rwandais. Des enfants sont recrutés pour se battre au Congo dans les rangs du RCD allié du Rwanda40, ou dans ceux des rebelles en lutte contre le Gouvernement rwandais et connus comme l'Armée pour la libération du Rwanda (ALIR).41 Et même s'ils attirent moins la sympathie, ces enfants qu'on a dressés à tuer sont eux aussi des victimes.

Les enfants acteurs du génocide
Des enfants ont participé activement au génocide en tant que membres de l'armée rwandaise ou en tant qu'Interahamwe, tandis que d'autres y ont pris part dans le cadre de la mobilisation générale des civils. En raison de leur immaturité mentale et émotionnelle, les enfants étaient encore plus sensibles aux effets de la propagande qui manipulait les adultes. Etant donné que les enfants rwandais sont généralement habitués à obéir aux adultes, ils étaient encore plus enclins que leurs aînés à appliquer les ordres donnés par les autorités.

Des Rwandais interrogés pour une étude menée dans huit communes en 1995, plus au moins touchées par le génocide selon les cas, ont raconté les crimes commis par les enfants auxquels ils avaient assisté en 1994.

Pratiquement tous les participants (aux entretiens) ont rapporté que les enfants avaient été mêlés à tout l'éventail des crimes associés au génocide: ils ont commis des meurtres, violé des femmes et des filles, brûlé et détruit des maisons, volé des biens et dénoncé aux miliciens des gens qui se cachaient. Un groupe a aussi raconté comment des enfants se chargeaient de garder un _il sur ceux voués à la mort afin qu'ils ne puissent s'échapper. Dans un autre groupe, les gens ont indiqué que certains enfants servaient d'informateurs: se présentant comme des orphelins ils demandaient aux gens de les cacher avec eux. Et quelques jours plus tard, ils retournaient voir les miliciens et leur donnaient les noms de ces gens et l'endroit où ils se cachaient.42 Trente-cinq pour-cent des enfants interrogés dans le cadre d'une étude de l'UNICEF en 1995 ont déclaré qu'ils avaient vu des enfants tuer ou blesser d'autres enfants.43

Parmi ceux qui commettaient ces crimes, s'en trouvaient qui suivaient l'exemple de leurs aînés. De nombreux enfants en détention interrogés par des chercheurs de Human Rights Watch ont déclaré que leurs parents et leurs frères et s_urs se trouvaient aussi en prison. D'autres se sont simplement joints aux pillages dans l'espoir de quelques profits ou parce que les autres le faisaient. D'autres encore n'ont agi que sous une extrême contrainte et ont pris part aux violences pour sauver leur vie ou celle de leur famille d'une mort certaine.

Comme les adultes, les enfants qui ont participé au génocide parlent rarement de ce qu'ils ont fait par crainte de se porter tort. Sur plus d'une centaine d'enfants interrogés pour cette étude, seuls trois (déjà jugés coupables de crimes de génocide) ont reconnu leur implication dans des crimes liés au génocide. L'un d'eux avait tué deux petits enfants parce qu'il pensait qu'ils « étaient des complices du FPR » et qu'il devait mettre en _uvre l'appel des autorités à « combattre l'ennemi. » Le second, un garçon vivant dans la rue, avait été entraîné dans des pillages et des destructions de biens.

Le troisième, Roger M., a reconnu avoir tué les enfants de sa s_ur. Il a été jugé coupable de crime de génocide et condamné à une période de détention égale à celle effectuée en préventive dans la prison de Gitarama. Il a donc été libéré peu après son procès en septembre 1977. Jeune homme calme et pensif, il vivait avec sa mère, son père et des membres rescapés de sa famille dans la commune de Taba, préfecture de Gitarama, quand il s'est entretenu avec des chercheurs de Human Rights Watch. Voici le récit de Roger M., seize ans à l'époque des faits:

Les miliciens sont arrivés chez nous et m'ont emmené avec ma grand-mère, ma mère et mes s_urs. Ils ont tué ma s_ur. Elle était mariée à un Tutsi. Ma mère est Tutsie. Ma s_ur, celle qu'ils ont tuée, avait quatre enfants de dix, sept, cinq et deux ans. Ils ont dit à ma mère qu'elle devrait leur donner 5000 Francs pour qu'ils tuent eux-mêmes les enfants. Sinon, ce serait à moi de les tuer. Ma mère a dit: « Mon fils n'est pas un tueur. » Ils ont répondu: « Nous lui apprendrons à tuer. »

Ils m'ont emmené avec les enfants à une fosse commune. Ils m'ont ordonné de tuer les enfants. J'ai refusé. J'avais très peur. L'un d'eux m'a frappé avec un gros bâton. J'ai réalisé qu'ils pouvaient me tuer, alors j'ai pris la houe et j'ai frappé les enfants à la tête avant de les pousser dans la fosse.

Je suis rentré à la maison et j'ai raconté à ma famille ce qui s'était passé. Ma famille a trouvé que c'était horrible mais elle a compris que je n'avais pas eu le choix.

Je n'ai vraiment aucun mot pour décrire ce que je ressentais. Il y avait tellement d'émotions. Ils étaient encore vivants, les enfants... Ils n'étaient pas morts (quand je les ai poussés dans la tombe).44

Quelque cinq mille enfants et jeunes gens ont été arrêtés sous l'accusation de génocide, comme indiqué ci-dessous. Une récente étude portant sur les détenus accusés d'avoir commis, enfants, des crimes de génocide, a montré que nombre d'entre eux présentaient des signes de traumatisme sévère.45

Parfois, les enfants ont risqué leur propre vie pour en sauver d'autres, comme l'ont fait des adultes. Ils apportaient à manger à ceux qui se cachaient ou refusaient de révéler l'appartenance ethnique de leurs amis ou camarades de classe, même menacés de mort. Un informateur plus âgé a expliqué comment les enfants pouvaient fournir des informations à la fois aux tueurs et à leurs victimes:

Dans la journée, des rumeurs circulaient sur les familles qui allaient être attaquées le soir. Les réunions en ville servaient aux préparatifs. Parfois, ils disaient, « ce soir on va attaquer telle famille qui compte tel nombre de personnes, tel nombre d'enfants... » Quand ils tenaient ce type de réunions, les enfants venaient écouter et après, ils allaient prévenir les familles. Des enfants pouvaient agir ainsi, écouter puis prévenir. Mais il y avait aussi d'autres enfants qui espionnaient ceux qui allaient prévenir.46

Une femme et sa famille ont ainsi réussi à se sauver après qu'un garçon de treize ans fut venu la prévenir qu'ils seraient attaqués dans la soirée. Elle avait souvent donné de la nourriture au garçon, avant le génocide.

Kadogo avec les rebelles du FPR: 1990-1994
Le FPR a utilisé des milliers de kadogo47 ou enfants-soldats dans ses rangs quand il cherchait à renverser le gouvernement de l'ancien Président Habyarimana puis le régime génocidaire. En 1996, une étude du Gouvernement rwandais a identifié 5.000 enfants qui avaient servi dans les rangs du FPR, dont 2.600 étaient âgés de moins de quinze ans quand ils servaient la guérilla.48 Soumis aux pressions internationales pour démobiliser et réinsérer les enfants, le nouveau Gouvernement rwandais a créé une « Ecole des kadogo » à l'Ecole des Sous-Officiers de Butare, en 1995. Entre 1995 et 1998, quelque 3.000 enfants y ont reçu éducation, aide matérielle et ont été aidés à retrouver leurs familles.49 Environ 800 d'entre eux ont ensuite fréquenté l'école secondaire aux frais du gouvernement.50

Gilbert B. a expliqué qu'il avait quitté l'école primaire en 1993, juste avant ses quatorze ans, pour rejoindre le FPR. En tant qu'enfant soldat, il a tué au moins trois personnes. Quand la guerre a pris fin en 1994, Gilbert B. s'est retrouvé démobilisé sans aucune projet d'avenir. Il est rentré chez lui à Gitarama pour découvrir que ses parents avaient été tués et leur maison détruite. De rage, il a tué une quatrième personne, un garçon Hutu qu'il connaissait et qui avait été lui aussi recruté par le FPR. Gilbert a déclaré qu'il regrettait profondément d'avoir tué et que, depuis sa démobilisation, il souffrait de dépression. Il a essayé de vivre avec une soeur plus âgée, mariée et mère de famille. Mais sentant qu'il n'était pas des leurs, il est parti vivre dans la rue. « Je n'avais nulle part où vivre, j'étais seul et totalement isolé, » a-t-il dit. « J'étais prêt à me suicider. J'avais tellement de problèmes. J'étais hors contrôle. Je n'avais personne pour m'aider. Je ne voyais aucune issue . »51

Si le total de 5.000 kadogo est correct, quelque 2.000 d'entre eux, à l'image de Gilbert B n'ont pas bénéficié de « l'école des kadogo. » Un autre ancien kadogo, Pierre N. de Kigali Rural, est resté dans l'armée jusqu'en 1996, quand il a été démobilisé pour poursuivre ses études. L'armée n'a pas payé pour ses frais de scolarité, mais il s'est débrouillé pour gagner sa vie. Devenu un rude adolescent, Pierre N. a expliqué :

Une fois que deux balles ont sifflé à vos oreilles, ce n'est pas une troisième qui va vous faire peur. Dans la brousse, si vous trouvez quelqu'un, vous tirez le premier. Si c'est lui qui vous trouve, il vous tue. Voilà comment ça marche. Le matin, vous découvrez que vous êtes toujours en vie et que quelques-uns de vos amis sont également vivants.

Plus tard, en 1999, il a abandonné ses études quand les autorités locales ont commencé de recruter pour les Forces de défense locale dans sa commune. Il avait alors seize ou dix-sept ans et s'est vu ordonner de rejoindre leurs rangs contre sa volonté et sans le consentement de ses parents. Interrogé sur son âge quand il a rejoint le FPR en 1994 et se servait de fusils et de grenades pour repousser les Interahamwe, il a répondu : « Tout ce qu'on peut dire, c'est que je n'avais pas quatorze ans. »52

Les enfants de l' ALIR: des réfugiés devenus soldats

Depuis 1998, le Gouvernement rwandais n'a pas cessé de combattre des groupes armés basés au Congo, pour beaucoup dirigés par d'anciens soldats ou miliciens du précédent gouvernement. Au cours de ce conflit, les deux côtés ont recouru aux enfants comme forces combattantes.

De mai en juillet 2001, plusieurs milliers de combattants Hutus de l'Armée pour la libération du Rwanda (ALIR) sont entrés au Rwanda et ont engagé des combats contre l'APR.53 Ils ont amené avec eux des centaines d'enfants émaciés, certains d'à peine onze ans. Les chercheurs de Human Rights Watch ont interviewé plus d'une vingtaine de ces enfants qui avaient été capturés ou qui s'étaient rendus aux forces gouvernementales. Pratiquement tous avaient été formés au maniement des armes, même si l'un a assuré avoir refusé d'apprendre parce qu'il ne « voulait pas faire couler le sang ».54 Un seul a raconté avoir activement participé aux combats. Les autres se sont présentés comme des porteurs, des domestiques, des leurres chargés de crier ou de faire du bruit pour détourner l'attention de l'ennemi ou l'effrayer pendant les batailles, ou alors des espions. Plusieurs dizaines d'enfants au moins ont été tués pendant les combats.55

Beaucoup de ces enfants avaient été enlevés par les forces de l'ALIR dans l'Est du Congo où ils se trouvaient réfugiés. D'autres ont rejoint les combattants en quête de nourriture et de protection, souvent après la mort de leurs parents ou parce qu'ils avaient été séparés de leur famille. Certains se trouvaient là depuis 1994, tandis que d'autres avaient fui pendant les troubles de 1997-1998. Grégoire K. avait fui le Rwanda avec sa mère en 1998 et vivait avec elle dans la forêt du Congo. Un jour, des soldats du Gouvernement rwandais sont arrivés et ont dispersé le camp où il vivait, forçant sa mère à rentrer au Rwanda. Grégoire revint d'une expédition pour chercher des vivres et du bois de chauffage et trouva le camp déserté, sa mère et les autres partis. Seul et sans savoir où aller, il a erré jusqu'à un camp de l'ALIR et rejoint ses rangs.56

Quand l'APR a capturé des combattants de l'ALIR lors des premiers accrochages en 2001, ses soldats ont détenu les enfants comme les adultes dans des postes militaires sur le lieu de leur capture. En juin 2001, les soldats transférèrent quelque 60 enfants avec 400 adultes vers le camp militaire de Muhoza, à Ruhengeri. Quand les chercheurs de Human Rights Watch leur rendirent visite peu après, les enfants semblaient fatigués, affamés et abattus.57 En juillet, les autorités rwandaises emmenèrent tous les captifs dans un « camp de solidarité » à Mudende, province de Gisenyi, pour qu'ils y suivent un programme de rééducation idéologique. A la suite des protestations de l'UNICEF pour que les enfants soient séparés des adultes, ils transférèrent les mineurs en août au centre de Gitagata, dans le sud du pays, où ils suivirent des programmes de réhabilitation afin de pouvoir être rendus à leurs familles. A ce stade, il y avait plus de 300 enfants. La situation de Gitagata, dans le sud du Rwanda, rendait difficiles les visites à ces enfants pour les familles qui vivaient pour la plupart dans le Nord-Ouest et partant, entravait les efforts pour réintégrer les enfants. Mais pour la plupart des enfants, ce camp représentait une amélioration considérable par rapport aux endroits où ils avaient vécu depuis 1994. Un journaliste rwandais qui regardait les enfants chanter, danser et jouer du tambour à Gitagata, remarqua qu'ils ressemblaient « à des fleurs qu'on viendrait d'arroser ».58 A la mi-décembre 2001, le Comité International de la Croix Rouge (CICR) commença à réunir une partie des enfants avec leurs familles.59

La poursuite du recrutement des enfants à l'intérieur du Rwanda

Dans une certaine limite, les forces gouvernementales rwandaises ont poursuivi le recrutement des enfants pour des activités militaires ou paramilitaires. Une nouvelle loi sur la protection de l'enfance, entrée en vigueur en 2002, interdit toute activité militaire aux enfants de moins de 18 ans.60 Mais cette loi ne concerne pas le service au sein des Forces de défense locale, milice civile constituée par le gouvernement. Human Rights Watch dispose de plusieurs cas documentés de recrutement de mineurs par les Forces de défense civile depuis que leur programme a été mis au point.61

Tous les citoyens rwandais étant obligés d'obtenir une carte d'identité émise par le Gouvernement dès l'âge de seize ans, les autorités peuvent facilement vérifier l'âge des adolescents au moment de leur recrutement dans l'armée ou les Forces de défense locale. D'ordinaire, les autorités collectent les cartes d'identité des jeunes gens recrutés et par conséquent ne peuvent prétendre ignorer que certaines recrues n'ont pas l'âge requis. Toute personne jeune qui ne disposerait pas de cette carte doit être considérée comme âgée de moins de seize ans. Quand les autorités communales62 de Kigali Rural ramassèrent les cartes d'identité des jeunes recrues en juillet 2000, au moins deux membres du groupe étaient mineurs. Néanmoins, les autorités les prévinrent tous de se préparer à rejoindre l'armée ou les Forces de défense locale dans un avenir proche.63

Un responsable local de la commune de Nyarubuye chargé du recrutement a expliqué que toute personne âgée de plus de quatorze ans pouvait rejoindre les rangs des Forces de défense locale de son secteur, même s'il savait que la loi impose dix-huit ans comme âge minimum. Seuls les gens qui, comme lui-même, avaient d'importantes responsabilités et une famille à nourrir, pouvaient être exemptés du devoir de servir leur pays, a-t-il indiqué. Il a désigné un adolescent qui se tenait non loin comme un membre des Forces.64

Certains responsables locaux, de jeunes membres des Forces de défense locale et d'autres témoins ont raconté leur recrutement : les autorités locales établissaient une liste de jeunes gens jugés aptes après avoir reçu des instructions sur le nombre de recrues demandées par les autorités civiles ou militaires ; elles convoquaient alors les jeunes à une réunion puis les envoyaient immédiatement à l'entraînement, parfois sans même leur permettre de prévenir leur famille. Les jeunes et leurs familles avaient rarement l'occasion de protester. 65 Dans d'autres cas, les soldats seraient arrivés dans les communautés pour y effectuer des rafles.

Par endroits, surtout à Kigali Rural, Ruhengeri et Gisenyi, des soldats ont à l'occasion mené des rafles de jeunes gens pour des activités militaires ou paramilitaires. Une femme âgée a vu des soldats de l'APR arriver dans des camions pour regrouper les jeunes gens, près de sa maison de Kigali Rural en novembre 2000. Peu après, elle a vu des jeunes garçons et des adolescents qui avaient réussi à échapper à la capture s'enfuir en courant. Ses voisins ont confirmé que des gros camions de marque Tata étaient partis chargés de jeunes gens les 31 octobre, 5 novembre et 7 novembre 2000, juste quelques heures avant l'arrivée des chercheurs de Human Rights Watch. Elle se rappelait aussi un épisode similaire survenu en juin 2000. Cette fois-là, elle avait entendu les camions au milieu de la nuit, puis des cris. Le lendemain matin, elle avait vu des mères qui pleuraient leurs fils emmenés.66 Des témoins ou des proches ont fait état de vagues de recrutements similaires dans au moins dix communes de Kigali Rural, Gisenyi et Ruhengeri en juin et novembre 2000. Les habitants de Kigali, Kigali Rural, Ruhengeri et Gisenyi qui ont vu des camions rouler remplis de jeunes gens ont déclaré aux chercheurs de Human Rights Watch que certains jeunes à bord semblaient avoir moins de quinze ans.

Les enfants ne semblent pas avoir été délibérément visés pour le service militaire, mais les soldats et les responsables locaux qui ont mené les rafles n'ont pas fait grand chose pour s'assurer que leurs recrues avaient plus de dix-huit ans. Un jeune homme recruté en novembre 2000 a estimé qu'il y avait 2.000 recrues, pour la plupart d'au moins dix-huit ans, rassemblées dans le camp de Muhoza à Ruhengeri et attendant d'être envoyées au Congo. Avant d'arriver à Muhoza, son groupe avait transité par la commune de Cyabingo. Là, a-t-il expliqué, un major de l'APR a examiné le groupe pour chercher ceux qui paraissaient très jeunes. Il a renvoyé chez elles quinze recrues potentielles qui semblaient très jeunes. Mais il n'a pas vérifié les cartes d'identité pour s'assurer de l'âge des autres dont certains paraissaient aussi bien jeunes.67

En novembre 2001, le Gouvernement rwandais a recruté une trentaine de personnes par secteur, selon les estimations, pour qu'elles rejoignent les Forces de défense locale alors que la tension allait croissante avec l'ancien allié, l' Ouganda. Les habitants de Gisenyi ont déclaré aux chercheurs de Human Rights Watch en décembre 2001 qu'ils pensaient qu'un garçon recruté dans ces conditions avait tout juste quatorze ans. Le recrutement de mineurs pour le service militaire aurait augmenté à peu près au même moment au Congo, où le Rwanda a été accusé par un haut responsable des Nations Unies de recruter des adolescents à Isiro (Province Orientale), Fizi (Sud Kivu) et Kalemie (Katanga) à la fin 2001.68

Les membres des Forces de défense locale suivent généralement un entraînement de trois mois avant de recevoir leurs uniformes, de manier des armes et d'être assignés dans leur région d'origine. Ils ne perçoivent aucune compensation pour leur service et continuent de vivre chez eux. Après six mois d'expérience ou plus, certains sont recrutés pour l'armée régulière, ce qui oblige les autorités locales à leur chercher des remplaçants au sein de la population, déjà diminuée, des jeunes gens restant dans la communauté. Un garçon de Ruhengeri né en 1983 s'était porté volontaire pour rejoindre les Forces de défense locale en 1998. A la fin 2000, âgé de dix-sept ans, il a été recruté pour rejoindre l'APR.69 Trois membres des Forces de défense locale d'un secteur de Ruhengeri, âgés de quinze à dix-sept ans, ont été envoyés au Congo en 2000. En quelques mois, tous les trois ont été tués.70 Une infirmière qui s'occupait de soldats parfois âgés de quinze ans blessés au combat, dont un garçon de seize ans qui avait perdu ses deux jambes, pleurait ainsi : "ababyeyi babyarira ubusa," ou "les parents donnent la vie pour rien. »71

7 Human Rights Watch, notes de terrain, Nyakizu, Butare, 20 juillet 1995.

8 Human Rights Watch, notes de terrain, Kaduha, Gikongoro, 28 février 1995.

9 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 12 mars 1996.

10 France, Assemblée Nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), Tome III, volume 2, p. 383.

11 Leila Gupta, UNICEF Trauma Recovery Programme, Exposure to War-Related Violence Among Rwandan Children and Adolescents: A Brief Report on the National Baseline Trauma Survey, (UNICEF Rwanda, Février 1996), p. 6. Les trois mille enfants ont été sélectionnés au hasard dans une trentaine de communes issues des onze préfectures du Rwanda. La moitié des enfants interrogés vivaient dans des familles, les autres dans des centres pour enfants non accompagnés. L'étude ayant été conduite en 1995, à une époque où de nombreux enfants Hutus étaient encore déplacés ou en exil, les enfants Tutsis peuvent avoir été sur-représentés.

12 Entretien conduit par Human Rights Watch, Butare, 16 août 1995.

13 Entretien conduit par Human Rights Watch avec Straton Nsanzabaganwa, directeur du planning social et de la protection des groupes vulnérables au Ministère de l'administration locale et des affaires sociales, Kigali, 3 octobre 2001.

14 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 13 septembre 1995.

15 Les noms des enfants ont été modifiés pour protéger leur anonymat.

16 Témoignage recueilli par le Groupe spécial d'enquête du Bureau des Droits de l'Homme de l'ONU, Cyangugu, Rwanda, SIU Letters, Notes, Reports, Statements by Prefecture (1994).

17 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Butare, 25 octobre 1995 et 13 janvier 1996; Bruxelles, 12 décembre 1995; TPIR-96-4-T, témoignage du Dr. Rony Zachariah.

18 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyakizu, Butare, 20 juillet 1995. La femme et les enfants du rescapé furent tués lors de ce massacre.

19 Entretien conduit par Human Rights Watch, 29 octobre 1995.

20 Leave None to tell the Story, pp. 486-92.

21 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Butare, 21 octobre 1995 et Nyakizu, Butare, 28 août 1995.

22 Célestin Rwankubito, Burugumesitiri wa Komini Ndora, "Inama y'Abaturage ba Komini Ndora yo kuwa 7 Kamena 1994", dans Célestin Rwankubito, Burugumesitiri wa Komini Ndora, to Bwana Perefe wa Perefegitura, no. 132/04.04/2, 16 juin 1994 (Préfecture de Butare).

23 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kizi, Maraba, 14 juin 1995.

24 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyanza, Butare, 9 mars 1996.

25 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyanza, Butare, 25 février 1996.

26 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 12 avril 2001.

27 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyanza, Butare, 25 février 1996.

28 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 25 février 1998.

29 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyanza, Butare, 9 mars 1996.

30 Entretien conduit par Human Rights Watch, Butare, 25 juillet 1995. Pour une analyse détaillée sur l'usage de la violence sexuelle pendant le génocide, voir Human Rights Watch/Africa, Shattered Lives: Sexual Violence during the Rwandan Genocide and its Aftermath, (New York: Human Rights Watch,1996).

31 Les assaillants couvraient parfois leur visage de kaolin pour masquer leur identité.

32 Entretien conduit par Human Rights Watch, Rusatira, Butare, 23 mars 1996.

33 Pour davantage de précisions sur les abus commis par les forces du FPR, voir Human Rights Watch, Leave None to tell the Story, pp. 702-723.

34 Jugement prononcé à l'issue du procès RC/ 0025/ EMG/ KER/ RC0042/ CM/ KGL/ 97, Ministère Public v. Major Sam Bigabiro et Cpl. Denis Gato, 30 janvier 1998.

35 Communiqués de presse Human Rights Watch/Afrique, Avril - Mai 1995; « Refugee Children in the Rwanda-Burundi Emergency », HCR, Unité régionale de soutien aux enfants réfugiés, Notes d'information, Kigali, janvier 1996.

36 Entretien conduit par Human Rights Watch, Butamwa, Kigali Rural, 13 novembre 2000.

37 Entretien conduit par Human Rights Watch, Ruhengeri, 19 juin 2001.

38 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 22 mars 1996.

39 Enfants réfugiés

40 Human Rights Watch, «  Reluctant Recruits : Children and Adults Forcibly Recruited into Military Service in North Kivu », Rapport de Human Rights Watch, vol. 13 no. 3(A), Mai 2001.

41 Human Rights Watch, « Rwanda: Observing the Rules of War ? » Rapport de Human Rights Watch, vol. 13 no. 8(A), Décembre 2001.

42 Fédération Save the Children-USA en collaboration avec Haguruka, Kanyarwanda, et la LIPRODHOR, Children, Genocide, and Justice: The Rwandan Perspectives on Culpability and Punishment for the Children Accused of Crimes Associated with Genocide, (Kigali, 1995) p. 9.

43 Leila Gupta, Exposure to War-Related Violence Among Rwandan Children and Adolescents, p. 6

44 Entretien conduit par Human Rights Watch, Taba, Gitarama, 7 février 1998.

45 Entretien conduit par Human Rights Watch avec le représentant de Penal Reform International, Kigali, 21 février 2002.

46 Entretien conduit par Human Rights Watch, Butare, 29 mai 1995.

47 Kadogo signifie « le petit » en Swahili.

48 Ministère du travail et des affaires sociales, Children in Difficult Circumstances: Policy and Plan of Action, (Kigali, March 1996) p. 10.

49 L'école a été créée suite à un accord entre le Ministère de la défense, le Ministère de la réhabilitation et de l'intégration sociale et l'UNICEF.

50 Le Ministère du travail et des affaires sociales a publié des bulletins mensuels en 1995-1996 fournissant des informations à jour sur les kadogo et les questions de droits de l'enfant en général, sous le titre: Children: The Future of Rwanda.

51 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Kigali, 18 avril 2001; 21 juillet 2000.

52 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 29 septembre 2000.

53 Voir Human Rights Watch, « Observing the Rules of War? »

54 Entretien conduit par Human Rights Watch, Ruhengeri, 18 juin 2001.

55 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Gisenyi, 8 juin 2001 et Ruhengeri, 18-19 juin, 9-10 juillet 2001.

56 Entretien conduit par Human Rights Watch, Ruhengeri, 18 juin 2001.

57 Human Rights Watch, notes de terrain, Ruhengeri, 18-19 juin 2001.

58 Entretien conduit par Human Rights Watch, Gitagata, Kigali Rural, 23 août 2001.

59 « Rwanda: Children formally (sic) working with militias reunited with families », Rwanda News Agency, Monitoring de la BBC, 18 décembre 2001; « Rwanda: ICRC reunites third batch of war-affected Children » IRIN, 21 décembre 2001.

60 Loi No 27/2001 du 28/04/2001 relative aux Droits et à la protection de l'enfant contre la violence, art. 19 (Version anglaise).

61 Human Rights Watch, « Rwanda: The Search for Security and Human Rights Abuses» ; Rapport de Human Rights Watch, vol. 12, no.1 (A), Avril 2000, p. 12.

62 Jusqu'en 2001, la commune était une unité administrative, maintenant appelée district. Chaque district est composé de plusieurs « secteurs » administratifs, eux-mêmes composés de « cellules » administratives.

63 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Kigali, 16 octobre 2000 et 29 septembre 2000 et Kigali Rural, 11 octobre 2000.

64 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyarubuye, Kibungo, 30 octobre 2000.

65 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Ruhengeri, 7 décembre 2000.

66 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Kigali Rural, 7 novembre 2000.

67 Entretien conduit par Human Rights Watch, Ruhengeri, 7 décembre 2000.

68 « DRC: U.N. confirms Rwandan troop reinforcements in East, » (IRIN), 6 décembre 2001.

69 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Ruhengeri, 7 décembre 2000.

70 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 10 août 2000.

71 Entretien conduit par Human Rights Watch, Kigali, 9 novembre 2000.

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