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Développement et droits humains

Intégrer les droits dans un programme pour l’après-2015

Atilia M. et son jeune fils récoltent des légumes à proximité de la rivière Revuboé dans la province de Tete, en Mozambique. © 2012 Samer Muscati

Par David Mepham

Avant que n’éclate le soulèvement populaire en Tunisie fin 2010, de nombreux membres de la communauté internationale considéraient ce pays comme une success story dans le domaine du développement. La croissance économique y avoisinait les 4 %, neuf enfants sur dix fréquentaient l’école primaire et l’espérance de vie y était de 75 ans, un chiffre impressionnant.

Mais pour de nombreux Tunisiens, ces progrès étaient de toute évidence insuffisants : des revenus plus élevés et un meilleur accès aux services publics ne faisaient pas oublier les maux et les coûts associés à la corruption, à la répression, aux inégalités et à l’impuissance. Ils ne satisfaisaient pas non plus les aspirations des Tunisiens à une justice, des libertés et une dignité meilleures. En janvier 2011, après 23 années de pouvoir, Zine el-Abidine Ben Ali a été chassé de la Présidence par des manifestations populaires.

Si la lutte menée par la Tunisie pour devenir une démocratie respectueuse des droits se poursuit, son expérience récente met en exergue l’inadéquation et la faible portée de nombre des stratégies actuellement dédiées au développement. Par ailleurs, elle montre indubitablement la nécessité de recadrer le développement dans un contexte plus large, en ne tenant pas uniquement compte de la hausse des revenus (même si ce critère est important), mais aussi de l’instauration de conditions qui permettent à tout un chacun, n’importe où, de s’instruire, d’aller chez le médecin et de consommer de l’eau potable ; et également de s’exprimer librement, d’être protégé par un système de justice équitable et accessible, de participer au processus décisionnel et de vivre sans craindre de faire l’objet d’abus ou de discrimination. Autant de droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques fondamentaux que les gouvernements sont tenus d’honorer mais qu’ils refusent en réalité à des centaines de millions d’individus.

Nombre des personnes les plus pauvres font partie des groupes sociaux les plus marginalisés et les plus vulnérables de la société—femmes, enfants, handicapés, minorités ethniques, séropositifs—qui ne disposent souvent pas de pouvoir, de statut social, de force légale ou d’accès au processus décisionnel qui leur permettraient de s’élever contre leur condition de personne défavorisée ou d’améliorer leurs circonstances.

Les politiques et programmes de développement ont en grande partie ignoré l’interdépendance critique entre, d’une part, les droits économiques et sociaux et, d’autre part, les droits civils et politiques ; ils n’ont pas réussi à bousculer les schémas systémiques associés à la condition des personnes discriminées et défavorisées et qui font que les pauvres restent pauvres. Résultat : de nombreuses personnes pauvres sont exclues des programmes de développement ou ne peuvent en bénéficier. Il est encore plus troublant de constater qu’au nom du développement, des politiques abusives ont causé du tort à certaines personnes, en les forçant à quitter leurs terres pour faire place à de gros investisseurs commerciaux ; en les contraignant à travailler dur dans des conditions dangereuses et d’exploitation, le tout pour un maigre salaire ; ou en les exposant à une pollution potentiellement mortelle imputable à des industries mal réglementées.

Car le développement peut aussi être non durable, extrêmement néfaste pour l’environnement—citons notamment les émissions de carbone, l’érosion des sols, la pollution, la diminution des réserves d’eau potable, la pêche excessive ou les dégâts causés à la biodiversité—et ainsi porter atteinte aux droits des personnes, notamment aux droits à la vie, à la santé, à bénéficier d’une alimentation saine et d’une eau potable.

Il y a plus d’une décennie, en 2001, les gouvernements de la planète ont décidé de s’attaquer à ces problématiques en convenant de huit Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). Parmi ces objectifs, dont l’échéance avait été fixée pour 2015, figuraient trois impératifs : réduire de moitié la proportion de la population qui souffre d’une faim extrême, réduire la mortalité infantile et maternelle, et assurer l’éducation primaire pour tous.

Cette échéance approchant à grands pas, un dispositif dirigé par les Nations Unies est en cours pour convenir des prochains objectifs. Cette démarche offre une occasion unique de changer la réalité quotidienne de millions de personnes qui sont actuellement ignorées, défavorisées ou affectées négativement par les efforts de développement. Bien que la société civile soit de plus en plus favorable à ce que le développement fasse partie intégrante des normes régissant les droits humains, de nombreux gouvernements, en particulier les gouvernements autoritaires, restent hostiles à l’égard de ces droits et cherchent à minimiser et marginaliser leur rôle dans tout nouvel accord international.

Pour lutter contre cette menace et fournir un soutien international accru à l’égard des droits, il est impératif et urgent de démontrer que s’ils sont plus intégrés, ils pourront contribuer à de meilleurs résultats de développement—en promouvant une forme de développement plus inclusive, juste, transparente, participative et responsable, pour la bonne et simple raison que ce développement sera respectueux des droits humains.

Une vision qui reste à concrétiser

La Déclaration du Millénaire de l’ONU de 2000 contenait des idées puissantes sur les droits humains et les principes démocratiques. Les gouvernements mondiaux l’ont approuvée en septembre 2000, affirmant que la liberté, l’égalité, la solidarité et la tolérance étaient des valeurs fondamentales. Ils ont alors fait valoir que des progrès en matière de développement supposaient « une bonne gouvernance dans chaque pays », ajoutant qu’ils n’épargneraient « aucun effort » pour promouvoir la démocratie, renforcer l’État de droit, ainsi que le respect des droits humains et des libertés fondamentales reconnus sur le plan international.

Des propos éloquents, il faut bien le reconnaître. Mais la vision de la Déclaration du Millénaire, et les principes importants qui y figuraient, n’ont jamais été intégrés dans les nouveaux Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), conçus par un groupe de travail de l’ONU début 2001 et qui sont rapidement devenus le principal cadre dédié à la coopération internationale pour le développement.

Bien que s’inspirant de la Déclaration du Millénaire, les OMD étaient en effet bien plus circonscrits. Ils accordaient la priorité à une série importante de questions économiques et sociales, perçues comme moins politiques et plus faciles à mesurer, telles que la mortalité infantile et maternelle et l’accès à l’éducation primaire. Ces questions étaient définies en termes techniques, au lieu de constituer une liste de devoirs en matière de droits. Les OMD ne fixaient pas non plus de buts ou d’objectifs dans les domaines de la liberté politique ou de la participation démocratique, de l’égalité pour les minorités ethniques ou les personnes handicapées, du droit à ne pas subir de violences ou d’abus au sein de sa famille et de sa communauté, de la liberté d’expression ou des droits à la manifestation et au rassemblement pacifiques.

Malgré ces limitations, les OMD ont contribué à de réels progrès pour de nombreux individus. Ils ont permis de dégager et de concrétiser un consensus international considérable autour des principaux axes de la coopération au développement. Et dans de nombreux pays, ils ont facilité une hausse des investissements publics dans la santé et l’éducation, contribuant ainsi à une hausse significative du taux de scolarisation et à une forte baisse de la mortalité infantile au cours de la dernière décennie. À titre d’exemple, depuis 1990, la mortalité infantile a pratiquement diminué de moitié à l’échelon mondial, ayant chuté de 12 millions à 6,6 millions en 2012, tandis que le nombre d’enfants d’âge scolaire non scolarisés est passé de 102 millions en 1990 à 69 millions en 2012.

Mais en accordant si peu d’attention aux droits humains, de nombreux gouvernements, bailleurs de fonds, institutions internationales, ainsi que le cadre des OMD, sont passés à côté d’une belle opportunité, ce qui a considérablement affaibli les efforts de développement et eu des répercussions néfastes sur les populations pauvres et marginalisées, comme nous le verrons plus en détail ci-après.

Un développement inégal

Même avant la mise en place du cadre des OMD, de nombreux gouvernements ne voulaient ou ne pouvaient pas se pencher sur les thématiques que sont la discrimination et l’exclusion dans leurs stratégies de développement et leurs politiques socioéconomiques au sens large. Bien évidemment, les gouvernements autoritaires n’étaient guère disposés à renforcer la position des minorités ou des groupes défavorisés susceptibles de mettre à mal leur mainmise sur le pouvoir et, d’une manière générale, ils ne voulaient pas se préoccuper des questions sensibles touchant aux conflits ethniques ou religieux. En outre, ces gouvernements se refusaient souvent à accepter que les femmes, les filles, les populations indigènes ou d’autres groupes sociaux marginalisés méritent un statut égal en vertu de la loi.

Toutefois, les bailleurs de fonds qui financent des projets de développement et les institutions internationales comme la Banque mondiale ont également rechigné à adopter une stratégie de développement plus complexe et plus politisée pourtant nécessaire pour mettre explicitement l’accent sur les droits humains. Les OMD, dont l’une des priorités consiste à mesurer le développement en termes de réalisation moyenne ou globale d’objectifs spécifiques, par exemple la mortalité infantile et maternelle, n’ont guère contribué à modifier ces calculs et, par conséquent, les communautés marginalisées ont continué d’être ignorées.

On pourrait même aller jusqu’à dire que, puisqu’il est souvent plus difficile ou plus onéreux d’aider les communautés pauvres et marginalisées, le cadre des OMD a eu des conséquences néfastes, en incitant à se concentrer sur les personnes les plus faciles à atteindre et à aider, par exemple celles qui vivent en milieu urbain plutôt que dans des régions rurales reculées.

Aucun phénomène n’illustre mieux l’inégalité du développement que la discrimination généralisée et systématique à l’encontre des femmes et des filles. La plupart des organisations de développement ont ainsi identifié la discrimination liée au genre comme étant un obstacle majeur au développement inclusif, et un nombre croissant d’acteurs internationaux reconnaît désormais la nécessité de s’attaquer à cette problématique. Par exemple, la Banque mondiale, la Commission européenne et le ministère britannique du Développement international (Department for International Development, DFID) ont émis des déclarations éloquentes sur l’importance de la lutte contre les inégalités de genre et de l’autonomisation des femmes et des filles. Comme l’a fait valoir en 2012 Justin Yifu Lin, économiste en chef de la Banque mondiale, « empêcher les femmes et les filles d’acquérir les compétences […] nécessaires pour réussir dans une économie mondialisée est moralement injustifiable et préjudiciable sur le plan économique. Il est essentiel d’assurer un partage égal des fruits de la croissance […] entre les hommes et les femmes pour pouvoir atteindre les grands objectifs de développement ».

Néanmoins, les agences de développement s’abstiennent fréquemment de tenir compte de manière adéquate des différentes formes de discrimination liée au genre ou qu’elles transmettent des informations qui sous-estiment ce phénomène. Par exemple, au Bangladesh, où des progrès considérables ont été réalisés (globalement) par rapport à certains OMD, Human Rights Watch a rendu compte d’une discrimination profondément enracinée dans les lois musulmanes, hindoues et chrétiennes du pays régissant le mariage, la séparation et le divorce : ces lois ont souvent pour effet de piéger des femmes ou des fillettes dans des mariages abusifs ou de les entraîner dans la pauvreté lorsque leur mariage est rompu, les privant ainsi de foyer et les condamnant à la faim, à des problèmes de santé et à une baisse de leurs revenus.

Notre rapport de 2012 intitulé « ‘Will I Get My Dues Before I Die?’ » (« ‘Aurai-je ce qui me revient avant de mourir ?’ »), par exemple, a exposé les conséquences dévastatrices de ce type de discrimination pour Shefali S., une musulmane abandonnée par un mari abusif alors qu’elle était enceinte. En vertu des lois du pays, elle n’a droit à une pension alimentaire que pendant les 90 premiers jours suivant la publication de l’attestation de divorce. Privée de revenus, Shefali a plongé dans la pauvreté et la dépendance et elle s’est retrouvée contrainte de vivre avec sa belle-famille, qui la battait.

Sur le milliard de personnes handicapées que compte la planète, une grande partie—sachant que 80 % vivent dans un pays en développement—subissent également un développement inégal. Les travaux de recherche que Human Rights Watch a consacrés à l’éducation au Népal et en Chine ont fait ressortir une discrimination généralisée à l’égard des enfants handicapés, qui sont bien moins susceptibles d’aller à l’école que les autres enfants. Et ce, alors que ces deux pays sont parties à la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant (CDE), qui consacre le droit à l’éducation, ainsi qu’à la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH).

Notre rapport de 2011 intitulé « Futures Stolen » (« Avenirs volés ») a présenté une école de l’extrême ouest du Népal où un garçon de 16 ans devait accéder à sa salle de classe à quatre pattes faute de rampe et—ne pouvant pas utiliser les toilettes seul, et sans aide des enseignants—était forcé d’attendre de rentrer chez lui, ou de demander à un camarade d’aller chercher sa mère pour qu’elle vienne l’aider. Les autres enfants avaient peur de s’asseoir à côté de lui et le laissait isolé dans un coin. Ces modes de discrimination se retrouvent dans toutes les régions du monde et expliquent pourquoi les handicapés sont représentés de manière disproportionnée parmi les personnes pauvres de la planète. Pourtant, les OMD ne font absolument aucune référence à la question du handicap.

Dans notre rapport de 2008 intitulé « A Question of Life or Death » (« Une question de vie ou de mort »), nous avons aussi rendu compte des obstacles que rencontrent au Kenya les femmes et les enfants séropositifs pour se faire traiter, ce qui constitue une atteinte à leur droit à la santé. Les mères et les enfants étaient victimes de discrimination, d’abus et d’abandon par leurs époux et leurs parents, et nombre d’entre eux vivaient dans des conditions précaires après s’être fait renvoyés de chez eux. En outre, les politiques relatives au VIH accordaient la priorité aux soins des adultes séropositifs, et il était difficile d’obtenir un traitement pour les enfants séropositifs. De nombreux enfants mouraient du VIH.

Par ailleurs, les minorités ethniques et religieuses font souvent l’objet d’une grave discrimination, parfois en raison de préjugés élémentaires que d’autres groupes entretiennent à leur égard ; dans d’autres cas, cette discrimination peut être liée à une hostilité envers les programmes politiques ou séparatistes de certains groupes ethniques. Elle peut aggraver les niveaux de pauvreté et priver ces groupes d’opportunités de développement. L’organisation londonienne Overseas Development Institute (Institut pour le développement à l’étranger, ODI) a suggéré dans un récent rapport que les deux tiers des habitants les plus pauvres de la planète vivaient dans un ménage dont le chef était issu d’une minorité ethnique, ces familles étaient plus susceptibles d’être malades, analphabètes ou de souffrir de malnutrition.

Abus liés au développement

Le peu d’attention accordé aux droits humains par de nombreux programmes et stratégies de développement, ainsi que par les OMD, a une autre conséquence grave et néfaste : aussi incongru que cela puisse paraître—surtout pour ceux qui considèrent le développement comme un processus fondamentalement bienveillant—, les politiques menées au nom du développement causent du tort à une grande partie des populations pauvres, vulnérables et marginalisées à travers le monde. Ces pratiques abusives se produisent faute de droits fondamentaux—dont le droit à la consultation, à la participation, à un traitement juste, à la syndicalisation et à une procédure juridique juste et accessible.

En Chine, par exemple, le gouvernement vante les progrès considérables que le pays a réalisés dans le domaine du développement. Effectivement, la pauvreté liée aux revenus a connu une baisse rapide ces dernières années, l’ONU estimant que la pauvreté extrême est passée de 60 % à 12 % entre 1990 et 2010. Mais les chiffres sont bien moins impressionnants si, comme il convient, l’évaluation de ce développement tient compte du droit à vivre sans peur, sans violence, sans problèmes de santé, sans pollution environnementale potentiellement mortelle et sans pratiques d’emploi abusives, ainsi que des possibilités d’être protégé des abus, ou de chercher à obtenir réparation pour des abus, grâce à un système judiciaire équitable et accessible.

Dans notre rapport de 2011 intitulé « My Children Have Been Poisoned » (« On a empoisonné mes enfants »), Human Rights Watcha mis en évidence les effets ravageurs du saturnisme sur les enfants qui ne pouvaient plus ni parler ni marcher, avaient cessé de s’alimenter ou étaient constamment malades. Cette épidémie d’intoxication au plomb déclarée dans quatre provinces—le Shaanxi, le Henan, le Hunan et le Yunnan—était le résultat de tensions entre, d’une part, les objectifs du gouvernement chinois en matière de croissance économique et, d’autre part, ses engagements déclarés et ses obligations internationales envers la protection de la santé et du bien-être de ses citoyens. En l’absence d’institutions chargées de protéger leurs droits et d’exiger la responsabilité des fonctionnaires locaux auteurs d’abus, le droit à la santé a été mis à mal pour des centaines de milliers d’enfants chinois qui ont connu d’atroces souffrances, notamment des troubles de la lecture et de l’apprentissage, des troubles du comportement, un état comateux et des convulsions. Certains en sont même morts.

Certains aspects du modèle de développement éthiopien connaissent des problèmes similaires. L’Éthiopie a réalisé des progrès louables par rapport aux OMD axés sur la santé et l’éducation, mais d’autres éléments de sa stratégie de développement ont conduit à de graves atteintes aux droits. Notre rapport de 2012 intitulé « Waiting Here for Death » (« En attendant que la mort ne nous emporte ») a signalé des atteintes aux droits liées au programme de réinstallation dit de « villagisation » mené dans la région de Gambella. Le gouvernement éthiopien justifie ce programme en invoquant le développement et affirme que la participation y est volontaire. Quelque 1,5 million d’habitants de cinq régions sont en train d’être réinstallés dans de nouveaux villages pour soi-disant bénéficier d’infrastructures et de services meilleurs. Mais les recherches que nous avons consacrées à la première année de ce programme dans l’une de ces régions ont montré que les populations étaient contraintes de déménager contre leur gré et que celles qui s’y opposaient étaient victimes de passages à tabac et d’abus aux mains des forces de sécurité gouvernementales. En outre, les nouveaux villages n’offraient souvent pas les services promis ni les terres nécessaires pour subvenir aux besoins agricoles, poussant les habitants à souffrir de la faim, voire à en mourir.

Notre rapport de 2012 intitulé « What Will Happen if Hunger Comes? » (« Qu’adviendra-t-il si la faim arrive ? ») a également souligné que le gouvernement éthiopien déplaçait de force des populations indigènes de la vallée inférieure de l’Omo, au sud de l’Éthiopie, pour faire place à de vastes plantations de canne à sucre. Le coût de ce développement pour les groupes indigènes est énorme : leurs fermes sont détruites, des pâturages de qualité sont perdus et les moyens de subsistance sont anéantis. Le gouvernement éthiopien n’a pas véritablement consulté ces communautés affectées, il n’a pas cherché à obtenir leur accord libre, préalable et éclairé, à les dédommager, à ouvrir une discussion avec elles et à reconnaître leurs droits à la terre, et il a recouru au harcèlement, à la violence et aux arrestations arbitraires pour imposer ses plans de développement.

Les travailleurs sont particulièrement vulnérables au développement abusif. Parmi eux, on recense plus de 50 millions de travailleurs domestiques à travers le monde, pour la plupart des femmes et des filles, employées comme cuisinières, femmes de ménage et nourrices. Dans de nombreux pays, ces travailleurs ne jouissent ni de droits juridiques fondamentaux ni de protection. Pourtant, leur travail consiste à apporter des services essentiels à certains foyers, tout en permettant l’activité économique d’autres. Les travaux de recherche que Human Rights Watch a menés sur plus de dix années dans des pays aussi divers que l’Indonésie, l’Arabie saoudite, le Maroc, la Guinée et le Salvador ont permis d’exposer de nombreux exemples d’abus : employeurs qui insistent sur des horaires de travail extrêmement longs ; non-paiement de salaires ou versement de bas salaires ; confiscation de passeports ; et assujettissement des travailleurs à des passages à tabac, des abus verbaux et des violences sexuelles.

De même, des millions de travailleurs migrants dans des secteurs plus visibles de l’économie, comme celui de la construction, font l’objet d’abus. Paradoxalement, les abus les plus graves sont commis dans le cadre de projets de construction extrêmement coûteux et à fort retentissement, conçus pour présenter la réussite économique du pays et encourager les investissements et le tourisme. Dans notre rapport de 2012 intitulé « Building a Better World Cup » (« Construire une Coupe du Monde meilleure »), Human Rights Watch a rendu compte des abus omniprésents contre des migrants qui travaillent à la construction d’hôtels aux lignes épurées et d’infrastructures à la pointe de la technologie ainsi que sur d’autres projets de construction de luxe à Qatar en prévision de la Coupe du Monde de 2022. Parmi les abus qui y sont commis, signalons des déductions arbitraires sur les salaires, un manque d’accès aux soins médicaux et des conditions de travail dangereuses. Une récente enquête du quotidien britannique The Guardian a révélé qu’entre juin et août 2013, 44 travailleurs népalais étaient décédés suite à un accident du travail au Qatar ; plus de la moitié d’entre eux étaient morts d’une crise cardiaque, d’un accident cardiaque ou d’un accident sur le lieu de travail.

Human Rights Watch a également exposé les terribles abus et atteintes au droit à la santé—notamment des fièvres, des nausées et des maladies de la peau qui rongent les doigts jusqu’à ne plus être que des moignons et font vieillir les chairs prématurément, celles-ci se décolorant en provoquant de fortes démangeaisons—autant de souffrances subies par des milliers d’ouvriers de tanneries située à et près de Hazaribagh, un quartier de Dhaka, la capitale du Bangladesh. Notre rapport de 2012 intitulé « Toxic Tanneries » (« Tanneries toxiques ») montre que ces abus se produisent dans ce qui constitue l’épine dorsale du pays, le lucratif secteur du cuir bangladais. Les tanneries emploient quelque 15 000 personnes—certaines âgées de tout juste sept ans—et exportent des articles en cuir d’une valeur totale de plusieurs millions de dollars vers environ 70 pays du monde. Notre rapport de 2013 intitulé « Toxic Toil »(« Labeur toxique ») a rendu compte d’abus similaires en Tanzanie affectant plus particulièrement des enfants en bas âge qui travaillent dans des mines d’or de petite échelle. Nombre d’entre eux sont exposés au mercure et peuvent se retrouver intoxiqués.

Vers un développement respectueux des droits humains

L’intégration des droits humains dans le cadre d’une stratégie de développement mondial pour l’après-2015 présenterait indéniablement de nombreux avantages, parmi lesquels :

  • Une meilleure manière de toucher les communautés les plus pauvres et les plus marginalisées. Les OMD comprennent des objectifs mondiaux en matière de réductions en pourcentage de la mortalité infantile et maternelle et de la faim. En revanche, une approche du développement axée sur les droits aurait besoin de fixer des objectifs universels à la prestation de soins de santé et de nutrition efficaces et accessibles à tous les femmes et enfants, y compris aux personnes les plus pauvres et les plus désavantagées, parallèlement à des objectifs spécifiques de réduction des disparités entre groupes sociaux et d’amélioration des conditions des plus démunis. Une ventilation des données nationales et internationales serait extrêmement bénéfique en permettant de mesurer l’impact des politiques sur différents groupes sociaux, catégories de revenus et classes d’âge.
  • Une incitation à adopter des mesures pour venir à bout des causes profondes de la pauvreté—telles que les inégalités, la discrimination et l’exclusion—en réclamant des réformes des lois et des politiques et en s’élevant contre les pratiques abusives, ainsi que contre les pratiques culturelles néfastes comme le mariage des enfants. Les gouvernements et les bailleurs de fonds devraient être contraints d’adopter un nouveau cadre de développement afin d’assurer la conformité de leurs politiques et pratiques aux normes internationales de non-discrimination et d’égalité. Des actions concertées sont également nécessaires pour éliminer les obstacles formels, informels et culturels qui empêchent les femmes, les minorités ethniques, les personnes handicapées et les populations indigènes en particulier de posséder et d’avoir un droit d’accès égal à la terre, au foncier, aux biens et au crédit ; d’hériter et de transférer des biens ; et d’accéder à l’éducation et aux services de santé.
  • Une approche active et non passive du développement en mettant l’accent sur l’autonomisation, la participation, la transparence, l’État de droit et l’accès à la justice. Une stratégie axée sur les droits nécessite que les personnes pauvres soient pleinement consultées sur les projets de développement ou programmes qui les affectent. Les personnes indigènes, par exemple, ont le droit d’accepter ou de refuser que des projets de développement soient menés sur leurs terres traditionnelles avant que ces projets ne soient éventuellement approuvés et après avoir reçu toutes les informations pertinentes. Ces mesures de protection permettraient d’éviter que ne se produisent les schémas de développement abusifs et nocifs pour l’environnement que nous avons déjà évoqués. Mais des pays comme la Chine connaissent aussi un développement abusif car les libertés civiles et politiques fondamentales n’y sont globalement pas respectées et le système juridique est politisé et discriminatoire. Des engagements envers les droits civils et politiques devraient faire partie intégrante du programme de développement pour l’après-2015, notamment la liberté d’expression, de rassemblement et d’association, la capacité des personnes à participer à des élections libres et l’accès à des systèmes judiciaires justes et efficaces. La transparence et la libre circulation de l’information sont également des conditions clés pour instaurer un espace propice à des débats éclairés sur l’utilisation du budget national, exposer les erreurs et les dégâts environnementaux et aider les communautés à se mobiliser pour provoquer des changements sociaux et obtenir réparation pour les abus et les mauvaises pratiques qu’elles ont subis.
  • Une meilleure façon de lutter contre la corruption. Chaque année, des hauts fonctionnaires ou des individus puissants dérobent des centaines de millions de dollars dont auraient dû bénéficier les pauvres grâce aux programmes de développement dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la nutrition ou de l’eau. Dans notre rapport de 2013 sur l’Ouganda intitulé « Letting the Big Fish Swim » (« Laisser les gros poissons nager »), Human Rights Watch a mis en évidence un manque de volonté politique à l’égard de la lutte contre la corruption et des conséquences néfastes de celle-ci. Les institutions ougandaises chargées de la lutte contre la corruption ont été paralysées par l’ingérence politique, ainsi que par le harcèlement et les menaces dont ont fait l’objet les procureurs, les enquêteurs et les témoins. On a récemment appris que 12,7 millions US$ de fonds provenant de donateurs avaient été détournés de la Primature ougandaise. Cet argent était destiné à soutenir la reconstruction du Nord-Ouganda, ravagé par une guerre de 20 ans, ainsi que la politique de développement dans le Karamoja, la région la plus pauvre du pays. Un développement respectueux des droits aiderait à venir à bout de la corruption de ce type en mettant en exergue la transparence budgétaire, la liberté de l’information et la liberté des médias ; en renforçant les mesures visant à poursuivre en justice les auteurs d’actes de corruption, y compris les membres du gouvernement les plus haut placés ; et en soutenant les organisations de la société civile qui œuvrent dans le domaine de la lutte contre la corruption.
  • L’intégration de normes applicables aux droits dans les travaux des institutions commerciales et internationales.Le débat relatif au programme de développement pour l’après-2015 n’a guère suscité de discussion sur les responsabilités du secteur privé ou des institutions financières internationales en matière de protection, de respect et de satisfaction des droits. Au fil des ans, Human Rights Watch a rendu compte de nombreux cas d’entreprises qui s’étaient rendues complices d’atteintes aux droits humains, notamment, en Érythrée, une compagnie minière canadienne qui recourait à une main-d’œuvre forcée par le biais d’un sous-traitant local ; des opérations minières en Inde qui échappaient à tout contrôle et alimentaient la corruption et des abus ; et des violences sexuelles perpétrées en Papouasie-Nouvelle-Guinée par des agents de sécurité privés employés par une société canadienne. Les gouvernements devraient obliger les entreprises à rendre compte publiquement de la situation des droits humains et de l’impact social et environnemental de leurs activités. De même, les institutions financières internationales comme la Banque mondiale, qui influent sur le développement de nombreux pays en leur apportant plusieurs millions de dollars d’aide au développement et de prêts, devraient être obligées de respecter les droits humains dans tous leurs travaux et tenues responsables si elles ne les respectent pas, comme nous l’avons souligné dans notre rapport de 2013 intitulé « Abuse-Free Development » (« Un développement sans abus »).
  • Le renforcement du concept de responsabilité. La responsabilité est fondamentale pour le développement respectueux des droits : les droits n’ont en effet guère de valeur si personne n’est chargé de veiller à leur respect ou si les citoyens dont les droits sont bafoués n’ont aucune possibilité d’obtenir des réparations ou un recours. Le programme de développement pour l’après-2015 devrait par conséquent exiger de tous les acteurs impliqués dans le développement—gouvernements et bailleurs de fonds bilatéraux internationaux, institutions financières internationales, secteur des affaires, fondations privées et ONG—qu’ils soient plus responsables et transparents quant au respect de leurs engagements et à l’impact de leurs politiques sur les droits des pauvres, notamment par le biais de mécanismes de retour et de réclamations, ainsi que par la publication régulière de rapports sur cette question au niveau local, national et mondial.
  • L’affirmation de l’universalité du programme de développement mondial. La faiblesse de leurs revenus ne signifie pas que les gouvernements des pays pauvres sont libres d’abuser des droits de leurs citoyens ; de nombreux gouvernements de pays en développement pourraient faire des choix différents quant à la manière dont ils utilisent leurs ressources naturelles. Certes, lorsque leurs revenus sont bas et leurs capacités limitées, les gouvernements les mieux intentionnés ont plus de mal à remplir leurs obligations en matière de droits. Un programme de développement pour l’après-2015 devrait par conséquent imposer deux obligations importantes aux gouvernements les plus riches :
    • Ne pas nuire, en s’assurant que les politiques et pratiques existantes ne contribuent pas directement ou indirectement à des atteintes aux droits humains, à un développement inégal ou à un développement abusif dans d’autres pays, et ce, grâce à des politiques régissant les échanges commerciaux, la taxation, les investissements, la propriété intellectuelle, les ventes d’armes et les transferts de technologies de surveillance. Ces gouvernements sont tenus de respecter et protéger les droits humains et de remédier à toute atteinte.
    • Contribuer proactivement à promouvoir le développement respectueux des droits dans d’autres pays, notamment en soutenant un développement inclusif dans des domaines tels que la santé, l’éducation, la nutrition et l’hygiène publique, ainsi qu’en appuyant l’État de droit et la réforme de la police, de la justice et du secteur de la sécurité.

Mettre les droits en avant

On ignore encore de quelle manière les questions relatives aux droits humains seront traitées dans un nouvel accord de développement pour l’après-2015, quel qu’il soit. Des consultations mondiales sur l’après-2015 menées parmi des participants à la société civile et parrainées par l’ONU ont permis d’identifier que la prise en charge des droits constituait une priorité, et les rapports du Groupe de haut niveau de personnalités éminentes sur le Programme de développement pour l’après-2015 et du Secrétaire général de l’ONU sur cette même question en juin 2013 ont fait d’importantes références aux droits humains.

Toutefois, de nombreux gouvernements y restent hostiles. Les travaux en étant aujourd’hui au stade des négociations intergouvernementales, nous pouvons nous attendre à ce que d’importants efforts soient déployés pour marginaliser le rôle des droits ou saper les progrès réalisés. Certains continueront sans nul doute d’invoquer ce vieil argument selon lequel les personnes pauvres s’intéressent surtout aux améliorations matérielles et que, pour en profiter, il n’est pas nécessaire de jouir de droits humains au sens large, tels que de la liberté de la presse et d’association ou d’un accès à la justice.

Mais cette position a été totalement mise en doute, ne serait-ce que par les actions et les préférences des gens ordinaires. À travers la planète, les hommes et les femmes veulent non seulement que des progrès économiques soient accomplis, mais aussi que le manque de dignité et l’injustice soient éliminés, et qu’elles puissent se faire entendre et avoir la possibilité de construire leur propre avenir.

Comme l’a déclaré le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, en juillet 2013 : « Faire respecter les droits humains et affranchir les hommes et les femmes de la peur et du besoin sont deux tâches inséparables. » Un programme de développement pour l’après-2015 reconnaissant cette vérité essentielle contribuera à encourager un développement plus inclusif et plus juste, et propice au respect des droits et des libertés fondamentaux de tous.

David Mepham est le directeur du bureau de Human Rights Watch en Grande-Bretagne.