En 2006, l'impasse politique et militaire entre le gouvernement ivoirien et les rebelles des Forces nouvelles basées dans le Nord a conduit à de nouvelles atteintes aux droits de l'homme perpétrées par les différents camps, à une érosion encore plus poussée de l'Etat de droit et à un nouveau report des élections prévues en octobre. Alors que la crise frappait le pays pour la quatrième année consécutive, les institutions dont bénéficiaient jadis les citoyens ivoiriens ordinaires - le système d'enseignement public, les services de soins de santé et l'appareil judiciaire - n'ont cessé de se détériorer, plongeant le pays, en particulier le Nord, dans une situation extrêmement pénible, faisant aussi le lit de l'impunité. Des actes d'extorsion et de torture ainsi que des détentions arbitraires ont continuellement été dénoncés à l'encontre des forces de sécurité ivoiriennes, des milices pro-gouvernementales et des Forces nouvelles.
Quelque 4 000 soldats français continuent à surveiller une zone tampon entre le Sud contrôlé par le gouvernement et le Nord qui est aux mains des rebelles. Une mission de maintien de la paix forte de 8 000 hommes, l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), mise sur pied en avril 2004, est déployée dans tout le pays.
Les problèmes sous-jacents au conflit ivoirien - questions liées au droit à la nationalité de quelque trois millions de résidents immigrés, l'exploitation de l'ethnicité à des fins politiques, et la concurrence entre communautés « indigènes » et immigrées autour des ressources de la terre dans la région instable de l'Ouest - restent sans solution.
Efforts pour sortir de l'impasse politico-militaire
Les élections initialement prévues en octobre 2005 ont été reportées d'un an en vertu de la Résolution 1633 du Conseil de Sécurité, laquelle appelait à la nomination d'un premier ministre « acceptable pour tous », chargé de mener le pays à des élections avant le 31 octobre 2006. Suite à sa nomination en décembre 2005, le Premier Ministre Charles Konan Banny s'est efforcé de mettre en œuvre la « feuille de route » devant conduire aux élections mais il s'est rapidement heurté à un échec en raison des querelles incessantes entre les différents camps à propos de l'application des points importants. Invoquant le manque de volonté politique comme l'une des principales raisons de l'impasse, le Groupe de travail international (GTI) a déclaré, en septembre dernier, que la tenue d'élections se révélait impossible en 2006 et il a appelé le Conseil de Sécurité à établir un « nouveau cadre transitoire ». (Le GTI est composé de divers représentants des gouvernements et d'organisations internationales et régionales et il a été chargé par le Conseil de Sécurité de l'ONU de superviser la mise en œuvre des résolutions dudit Conseil sur la Côte d'Ivoire.)
En novembre, comme on s'y attendait, le Conseil de Sécurité de l'ONU a adopté la résolution 1721 prolongeant les mandats du Président Laurent Gbagbo et du Premier Ministre Banny. (Pour Gbagbo, cette reconduction est la deuxième depuis l'expiration de son mandat constitutionnel en octobre 2005.) Au cours de la « nouvelle et dernière » période de transition de 12 mois fixée par la résolution 1721, Banny doit exercer des pouvoirs élargis afin d'aider à mener le pays à des élections avant le 31 octobre 2007. Il sera notamment habilité à émettre des ordonnances ou des décrets lois et à exercer son autorité sur les forces de défense et de sécurité. Bon nombre d'observateurs politiques estiment que les pouvoirs accrus de Banny sont nécessaires pour qu'il parvienne à débloquer les débats autour des modalités de mise en œuvre des importantes conditions préalables à la tenue des élections, notamment le désarmement des forces pro-gouvernementales et rebelles, l'identification des citoyens ivoiriens non détenteurs de documents d'identité, et l'enregistrement des électeurs jouissant du droit de vote. Néanmoins, alors que l'année 2006 touchait à sa fin, Gbagbo et son parti au pouvoir, le FPI, semblaient déterminés à ne pas céder un seul pouce de pouvoir à Banny.
Exactions des Forces de sécurité de l'Etat
En 2006, la police, l'armée et le Centre de commandement des opérations de sécurité (le CECOS, une force d'élite et de réaction rapide chargée de combattre la criminalité dans la capitale économique, Abidjan) ont effectué des rafles, maintenu en détention illégale, et parfois torturé, une multitude de personnes, souvent avec peu ou pas d'explications à propos des raisons de leur arrestation et détention. En janvier, sept personnes, des Maliens et des Ivoiriens originaires du Nord, ont été appréhendées par le CECOS lors d'une rafle, accusées d'être des rebelles et torturées à l'Ecole de la Gendarmerie d'Abidjan. L'une d'elles a été torturée à mort, les autres ont été libérées. La police, l'armée et le CECOS se sont livrés à des actes systématiques et généralisés d'extorsion, de racket et d'intimidation, notamment sur des hommes d'affaires, des vendeurs de rue et des chauffeurs de taxi. La plupart de ces violations semblaient viser des personnes originaires du Nord, des immigrés ouest-africains et d'autres perçus comme étant des sympathisants des rebelles.
Exactions des milices et groupes pro-gouvernementaux
Les milices et groupes pro-gouvernementaux ont régulièrement intimidé, harcelé, voire parfois attaqué et abusé sexuellement, de présumés membres des partis d'opposition ou sympathisants des rebelles. Les groupes le plus souvent associés à ces agressions ont été les Jeunes Patriotes et un groupement d'étudiants, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire (FESCI), qui ont commis de graves exactions, notamment des actes de torture, à l'encontre d'étudiants perçus comme des partisans de l'opposition. En janvier 2006, des milliers de Jeunes Patriotes ont dirigé leur violence contre la communauté internationale, s'attaquant à des véhicules et des locaux de l'ONU et d'agences humanitaires internationales (causant d'importants dégâts matériels); ils ont aussi pris brièvement le contrôle de la chaîne de télévision nationale. Ces brutalités et incitations à la violence ont forcé quelque 400 membres du personnel humanitaire et onusien à se retirer temporairement de certaines zones situées dans la région ouest de la Côte d'Ivoire. En avril, les Jeunes Patriotes ont attaqué un bus transportant du personnel de l'ONU à Yopougon, un quartier d'Abidjan. Au mois de mai, les milices ont bloqué et bombardé de pierres les voitures de personnalités de l'opposition. En juillet, elles ont érigé des barricades, incendié des voitures et interrompu des audiences foraines sur la nationalité à Abidjan et ailleurs dans le pays après que Pascal Affi N'Guessan, le président du FPI, le parti de Gbagbo, eut décrété que ces audiences devaient être bloquées par « tous les moyens ».
Exactions des Forces nouvelles
Les rebelles des Forces nouvelles ont régulièrement extorqué de l'argent et pillé les biens des civils dans les zones sous leur contrôle. C'est principalement aux barrages routiers qu'ils avaient dressés que les rebelles se sont livrés à de l'extorsion et, dans une moindre mesure, à des viols et du harcèlement sexuel. Les commissaires de police des Forces nouvelles ont rendu une justice arbitraire, agissant à la fois en qualité d'enquêteur, de procureur, de juge et de jury lorsque des personnes étaient traduites devant eux pour être jugées. En conséquence, de nombreux accusés de crimes de droit commun ont été incarcérés arbitrairement dans des prisons, des centres de détention non officiels et des camps militaires pendant des périodes souvent prolongées. Certains seraient maintenus au secret dans des centres de détention secrets.
Déplacements internes
Quelque 750 000 personnes auraient été déplacées hors de chez elles depuis le début de la crise en 2002, plongeant des milliers de familles dans une situation économique pénible sur tout le territoire ivoirien. En 2006, les atteintes incessantes aux droits de l'homme ont contribué à de nouveaux déplacements de personnes et en ont empêché beaucoup de rentrer chez elles, particulièrement dans les régions instables de l'Ouest productrices de cacao, où les personnes déplacées sont régulièrement victimes d'actes d'extorsion et de vols commis par les forces de sécurité ivoiriennes et les milices pro-gouvernementales.
L'exercice de la justice
En 2006, ni le gouvernement ni les dirigeants rebelles n'ont pris de mesures significatives pour enquêter, réclamer des comptes ou punir les auteurs des crimes commis récemment, et encore moins ceux responsables des atrocités perpétrées pendant la guerre civile de 2002-2003. En dépit des menaces répétées de sanctions à l'encontre des Ivoiriens qui violent les droits de l'homme, enfreignent l'embargo sur les armes, incitent publiquement à la haine ou entravent le processus de paix, le Conseil de Sécurité de l'ONU n'a imposé de sanctions économiques et sur les voyages à l'étranger qu'à l'encontre de trois responsables de moyenne importance des Jeunes Patriotes et des Forces nouvelles. Les tentatives d'imposition de sanctions contre d'autres personnes (des dirigeants du parti de Gbagbo, le FPI) se sont heurtées à l'opposition de la Chine et de la Russie. Le Conseil de Sécurité doit encore rendre publiques ou discuter les conclusions du rapport de la Commission d'enquête sur les graves violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises depuis septembre 2002. Ce rapport, remis au secrétaire général de l'ONU en novembre 2004, contient en annexe une liste secrète des personnes accusées d'atteintes aux droits de l'homme qui pourraient un jour faire l'objet d'un procès.
Bien qu'en septembre 2003 le gouvernement ivoirien ait adressé une déclaration à la Cour pénale internationale (CPI) acceptant la compétence de la Cour pour les graves crimes commis depuis septembre 2002, le procureur de la CPI n'a pas encore déterminé si son bureau allait ouvrir une enquête en Côte d'Ivoire. Il a indiqué début 2005, et à nouveau fin 2005, qu'il avait l'intention d'envoyer une délégation dans ce pays mais cela n'a pas été fait à ce jour. Ce retard est en partie imputable aux autorités ivoiriennes.
Les acteurs clés au niveau international
Bien que l'Union africaine ait été la première à tenter de désamorcer la crise ivoirienne en 2006, aucun pays ou organisme international n'a semblé disposé ou en mesure d'exercer une influence suffisante pour pousser les deux camps à un règlement négocié. Au cours de l'année, le manque de volonté politique affiché par toutes les parties, en particulier le gouvernement ivoirien, pour mettre en œuvre la résolution 1633, a continué à mettre à rude épreuve la patience des acteurs internationaux qui cherchaient à faire office de médiateurs dans le conflit. De leur côté, les principaux protagonistes mondiaux ne se sont pas montrés prêts à prendre des mesures sérieuses pour combattre l'impunité, même si le Conseil de Sécurité de l'ONU s'est, à de nombreuses reprises, vivement inquiété des violations actuelles et même si la France, ainsi que le Danemark, la Slovaquie et le Royaume-Uni ont cherché à rallonger la liste des personnes visées par les sanctions. Cette réticence à agir semble avoir enhardi les auteurs de violations et alimenté l'intransigeance du gouvernement ivoirien et des Forces nouvelles.
Pour leur part, les deux parties au conflit semblent avoir perdu confiance dans les acteurs internationaux qui, dans le passé, ont joué un rôle important en tentant d'aboutir à un règlement pacifique de la crise. En septembre 2006, le parti de Gbagbo a réclamé le départ de tous les soldats français ainsi que la dissolution du GTI. En octobre, les dirigeants des Forces nouvelles ont fait pression pour que soit remplacé le médiateur de l'UA, Thabo Mbeki, qu'ils accusaient d'être trop bienveillant à l'égard du gouvernement. Ces accusations ont amené Mbeki à démissionner.
Le Conseil de Sécurité de l'ONU n'a pas étendu à plus de trois noms la liste des personnes visées par les sanctions et il n'a pas pris de mesures pour que les auteurs des exactions actuelles ou passées répondent de leurs actes. Par contre, en juin 2006, il a donné son autorisation pour que le personnel militaire de l'ONUCI soit renforcé de quelque 1 025 effectifs supplémentaires.