Résumé
« Les forces de sécurité n’ont défendu que les bureaux de vote et les électeurs, et se sont occupés de la livraison des urnes. Mais elles n’ont rien fait pour arrêter les actes de violence des Guerzé, Konianké et Malinké armés qui ont attaqué les gens et leurs biens. »
–Un leader communautaire de 40 ans, à Nzérékoré, le 15 mai 2020
Le 22 mars 2020, les Guinéens ont voté aux élections législatives et lors d’un référendum constitutionnel dont les résultats ont permis au président sortant Alpha Condé de briguer un troisième mandat. Le jour du scrutin a été marqué par des violences dans la capitale guinéenne, Conakry, et dans les villes de l’intérieur du pays, où les opposants au projet de constitution – qui avaient boycotté le scrutin – ont affronté des partisans du gouvernement et des membres des forces de sécurité.
La violence a atteint son paroxysme à Nzérékoré, une ville située dans la région forestière du sud-est de Guinée, où les controverses autour du scrutin ont ranimé des tensions intercommunautaires et ethniques présentes de longue date. Les affrontements entre partisans du gouvernement et de l’opposition aux bureaux de vote le jour du scrutin ont été suivis de violences dans toute la ville entre le 22 et le 24 mars, faisant au moins 32 morts dont 3 enfants, 90 blessés et des dégâts et destructions dans des dizaines de maisons, magasins et églises. Human Rights Watch a également documenté un cas de viol d’une jeune fille de 17 ans.
Ce rapport, qui s’appuie sur des entretiens avec 48 victimes et témoins des violences, et avec 31 proches des victimes, membres du personnel médical, journalistes, avocats, universitaires, membres de partis d’opposition, représentants de la société civile et autres personnes bien informées, fournit des témoignages de première main sur les violences survenues à Nzérékoré, et sur la manière dont les autorités guinéennes et les forces de sécurité y ont répondu. Le rapport documente également les violations des droits humains commises par les forces de sécurité guinéennes, notamment des meurtres illégaux, des conditions de détention inhumaines, des détentions illégales et l’usage excessif de la force.
Le scrutin constitutionnel de mars a été l’aboutissement de plusieurs mois d’efforts de la part du président Condé et de ses partisans pour remplacer la constitution de 2010, qui empêche les présidents de briguer plus de deux mandats de cinq ans. Malgré la résistance farouche d’une coalition de groupes de la société civile et de partis d’opposition connue sous le nom de Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), le président Condé a annoncé en décembre 2019 qu’un projet de nouvelle constitution allait faire l’objet d’un référendum.
Le FNDC a fréquemment organisé des manifestations contre le projet de nouvelle constitution, qu’il considère comme une tentative de remettre le pouvoir à Condé pour un troisième mandat. Les forces de sécurité ont régulièrement fait un usage excessif de la force pour disperser les manifestants, notamment en se servant de gaz lacrymogènes et en tirant à balles réelles, faisant des dizaines de morts. Les manifestants ont brûlé des pneus, barricadé des rues, attaqué des bureaux de vote et des électeurs et pris pour cible les forces de sécurité.
Les observateurs ont mis en garde contre les violences avant le référendum, qui, selon les déclarations du président Condé en février, se tiendrait en même temps que les élections législatives qui devaient avoir lieu en décembre 2019 et avaient été reportées. Le 21 mars 2020, Condé a déclaré qu’il était certain que le scrutin serait « calme et serein ».
Les violences à Nzérékoré ont commencé le jour du scrutin dans le quartier de Bellevue, où des témoins ont déclaré que les affrontements entre partisans du gouvernement et de l’opposition ont rapidement dégénéré.
Les victimes ont déclaré que la violence, qui s’est étendue à d’autres quartiers de la ville, répondait souvent à des critères ethniques, avec des groupes composés de Guerzé armés, un groupe ethnique considéré comme sympathisant de l’opposition, faisant face à des groupes composés de membres des ethnies Konianké et Malinké, également bien armés, eux-mêmes majoritairement considérés comme sympathisants du parti au pouvoir. Certaines victimes auraient été prises pour cible en raison de leur identité ethnique. De nombreuses victimes ont été abattues, tailladées, battues à mort et au moins une a été brûlée vive.
Malgré la présence de policiers, de gendarmes et de soldats déployés pour assurer la sécurité pendant les élections, des témoins ont déclaré que dans de nombreux cas les forces de sécurité n’étaient pas intervenues ou n’avaient pas répondu aux appels à l’aide afin d’empêcher des groupes de citoyens armés d’attaquer des personnes ou de détruire leurs biens. Les autorités ont toutefois déclaré avoir pris des mesures adéquates pour mettre fin à la violence, notamment en appliquant un couvre-feu, en arrêtant plus de 100 personnes et en envoyant des renforts de l’armée. Les autorités ont également accusé l’opposition d’être derrière les violences à Nzérékoré.
Le gouvernement guinéen a d’abord affirmé que quatre personnes seulement étaient mortes pendant ces violences. Plus tard, il a reconnu un bilan humain plus lourd de 30 morts. Human Rights Watch dispose également de preuves crédibles qui étayent l’allégation faite par des groupes guinéens de défense des droits humains selon laquelle les corps de plus de deux douzaines de personnes tuées au cours des violences ont été enlevés de l’hôpital régional de Nzérékoré pour être secrètement enterrés dans une fosse commune dans la Forêt du 1er mai, dans la ville. Les proches de personnes tuées ont déclaré que l’hôpital avait refusé de remettre les corps des membres de leur famille et qu’ils ne savaient pas où leurs proches avaient été enterrés ou jetés.
Le gouvernement guinéen, en réponse aux questions de Human Rights Watch, a partagé un rapport de juillet d’un juge guinéen qui, après une visite sur le site, a confirmé l’existence de la fosse commune. Un rapport de mars signé par le directeur général de l’hôpital de Nzérékore et un représentant du ministère de la Santé indiquait que le nombre de personnes tuées avait dépassé la capacité de la morgue de l’hôpital et que pour des raisons de santé publique, les autorités avaient décidé de procéder à un « enterrement de circonstance ». Des proches des victimes ont déclaré à Human Rights Watch que le gouvernement devrait exhumer les corps pour identifier leurs dépouilles et permettre un enterrement plus digne.
Les recherches de Human Rights Watch indiquent que, bien que la majorité des meurtres à Nzérékoré aient été perpétrés par des groupes de citoyens armés, les forces de sécurité ont elles aussi tué au moins deux personnes, dont une femme enceinte, ont fait des descentes dans plusieurs maisons, ont pillé et endommagé des propriétés et ont battu des dizaines d’hommes. La plupart des personnes arrêtées ont été illégalement détenues au camp militaire de Beyanzin à Nzérékoré entre le 22 et le 25 mars, où elles ont été battues, détenues dans des conditions inhumaines dans une cellule sale sans ventilation adéquate, et privées de nourriture et d’eau.
Trois ex-détenus ont déclaré à Human Rights Watch que le 24 mars, les soldats du camp militaire les avaient forcés à porter des armes qui ne leur appartenaient pas et qu’ils avaient ensuite été présentés à des journalistes locaux. Plus tard dans la journée, la télévision d’État a qualifié ces détenus de « mercenaires » impliqués dans les violences de Nzérékoré. Les dirigeants du FNDC ont également accusé les autorités de poursuivre plus agressivement les membres de l’ethnie Guerzé et d’autres groupes ethniques considérés comme sympathisants des partis d’opposition, tout en libérant des détenus Malinké.
Selon les membres de leurs familles, leurs avocats et des dirigeants du FNDC, sur les 43 personnes toujours détenues au moment de la rédaction du présent rapport pour leur rôle présumé dans les violences, 39 sont des Guerzé, dont 5 dirigeants du FNDC.
Le 8 septembre, Human Rights Watch a envoyé ses conclusions préliminaires et une liste de questions à Albert Damantang Camara, le ministre de la sécurité et de la protection civile. Le 21 septembre, le ministre Camara a partagé avec Human Rights Watch un rapport de la police guinéenne en date du 30 avril sur les violences de mars à Nzérékoré. Le rapport indique qu’un procureur à Nzérékoré a mis en place une commission d’enquête pour identifier et poursuivre les responsables des crimes commis dans la ville entre le 22 et le 24 mars.
Cependant, le rapport n’aborde presque pas le rôle des forces de sécurité dans la réponse aux violences à Nzérékoré. Il indique seulement que le quartier de Bellevue, où les violences du jour de l’élection ont commencé, avait été « inaccessible » à la police guinéenne en raison des « troubles » qui s’y déroulaient, ajoutant que « l’armée a été réquisitionnée pour se joindre aux forces de sécurité pour ramener le calme ». Le 21 septembre, Human Rights Watch a sollicité des informations supplémentaires au Ministre Camara sur le rôle des forces de sécurité dans la prévention de la violence et sur les allégations selon lesquelles elles auraient commis des violations des droits humains. Le Ministre Camara n’avait pas répondu, au moment de la rédaction du présent rapport.
Alors que la Guinée se prépare à l’élection présidentielle d’octobre 2020, son gouvernement devrait veiller à ce que les forces de sécurité déployées dans les bureaux de vote, et chargées de la surveillance des manifestations politiques, des rassemblements et des autres événements qui précèdent l’élection, protègent adéquatement les personnes tout en respectant leur droit de manifester pacifiquement. Le gouvernement et les autorités chargées de la justice pénale devraient également redoubler d’efforts pour identifier tous les responsables des meurtres et autres crimes commis à Nzérékoré au sein des communautés Guerzé, Malinké et Konianké, afin de démontrer que les auteurs des violences politiques et électorales feront l’objet d’enquêtes et de poursuites rigoureuses dans le cadre de procès équitables, quelle que soit leur appartenance politique ou ethnique. Les forces de sécurité impliquées dans des violations de droits humains devraient également faire l’objet d’enquêtes et de poursuites.
Les partenaires internationaux de la Guinée, notamment la sous-région représentée par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, l’Union africaine, les Nations Unies, l’Union européenne et les États-Unis, se sont tous déclarés préoccupés par l’escalade des tensions politiques dans le pays. Avant le scrutin présidentiel de 2020, les partenaires internationaux de la Guinée devraient exhorter le gouvernement à mettre fin à l’impunité pour les violences liées aux élections et à préciser que les responsables du gouvernement guinéen ou les membres des forces de sécurité impliqués dans des violations des droits humains pourraient faire l’objet de sanctions ciblées, notamment des interdictions de voyager et des gels d’avoirs.
Recommandations
Aux autorités guinéennes
Établir les responsabilités et rendre justice aux victimes et à leurs familles
- Enquêter sur, et poursuivre dans le cadre de procès équitables, tous les responsables de meurtres, de passages à tabac, d’agressions sexuelles et d’autres abus quelle que soit leur appartenance politique ou ethnique, notamment les membres des forces de sécurité responsables de violations des droits humains.
- Communiquer périodiquement au public des informations sur l’état des enquêtes et des poursuites.
- Enquêter sur l’inhumation présumée dans une fosse commune des corps des personnes tuées lors des violences à Nzérékoré, si nécessaire avec l’aide d’experts légistes internationaux. Exhumer rapidement et adéquatement les corps, le cas échéant, et les remettre aux familles pour qu’elles puissent procéder à des inhumations en bonne et due forme.
- Veiller à ce que les victimes des abus commis par les forces de sécurité ainsi que leurs familles reçoivent une indemnisation adéquate pour les pertes subies.
- Veiller à ce que les victimes de violences intercommunautaires et leurs familles reçoivent une indemnisation adéquate, notamment pour les dommages matériels qu’ils ont subis, les frais funéraires occasionnés et les soins médicaux.
Mettre fin aux détentions illégales et garantir des conditions de détention adéquates
- Mettre immédiatement fin à la pratique consistant à détenir des personnes dans des lieux de détention non officiels, notamment des centres de détention de l’armée, et transférer les détenus dans des lieux de détention légaux ou les libérer. Veiller à ce que tous les détenus soient rapidement présentés à un juge capable de statuer sur la légalité et la nécessité de leur détention.
- Améliorer les conditions des centres de détention et préserver les droits des détenus à l’intégrité physique et psychologique en leur fournissant de la nourriture, de l’eau, de l’éclairage, de la climatisation, et de la ventilation à un niveau adéquat, et garantir leur accès à des soins médicaux professionnels, à des conseils juridiques et à des visites familiales conformément aux normes internationales et régionales en vigueur.
Empêcher de nouvelles violences
- Pendant l’élection présidentielle de 2020 et pendant les périodes d’instabilité politique, s’assurer que les forces de sécurité sont déployées en nombre suffisant dans les zones en proie aux violences électorales et intercommunautaires, notamment à Nzérékoré, et que ces forces sont formées sur la manière d’assurer la protection des personnes en faisant preuve de neutralité et dans le respect des droits de chacun.
- Veiller à ce que la police et les gendarmes fassent preuve de retenue et de discipline lorsqu’ils surveillent les manifestations de l’opposition, notamment en réitérant la nécessité pour la police et les gendarmes de respecter les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et les armes à feu par les responsables de l’application des lois et les Lignes directrices pour le maintien de l’ordre par les agents chargés de l’application des lois lors des réunions en Afrique de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.
- Veiller à ce que les forces de sécurité soient formées aux principes des droits humains et soient tenues pour responsables si elles violent ces principes. Prendre des mesures significatives pour enquêter sur les causes profondes des tensions intercommunautaires et ethniques à Nzérékoré ainsi que dans l’ensemble de la région forestière, et y remédier.
Aux Nations Unies, à l’Union africaine, à l’Union européenne, à la France, aux États-Unis et aux autres partenaires étrangers de la Guinée
- Appeler publiquement et en privé les autorités guinéennes à veiller à ce que tous les responsables de meurtres, de passages à tabac, de destruction de biens, d’agressions sexuelles et d’autres abus fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites quelle que soit leur appartenance politique ou ethnique, y compris les membres des forces de sécurité responsables de violations des droits humains.
- Appeler publiquement les autorités guinéennes au respect de la liberté de réunion et du droit à manifester pacifiquement, et à veiller à ce que le droit des partisans du gouvernement comme ceux de l’opposition à la liberté de réunion soit respecté avant, pendant et après les élections de 2020.
- Créer un mécanisme de suivi conjoint pour observer les violations des droits humains avant et pendant la période électorale.
- Envisager des sanctions ciblées contre les hauts responsables guinéens qui se rendent responsables de violations des droits humains, notamment des interdictions de voyager et le gel d’avoirs.
- Offrir une assistance technique, notamment une expertise médico-légale, aux autorités guinéennes pour les travaux d’excavation réalisés sur tout site qui pourrait se révéler être une fosse commune.
- Fournir une assistance financière et technique aux organisations guinéennes de défense des droits humains.
Méthodologie
Ce rapport examine les violences intercommunautaires liées aux élections et survenues à Nzérékoré, dans la région forestière du sud-est de la Guinée, du 22 au 24 mars 2020. Il examine à la fois les causes et les circonstances des violences qui ont entraîné la mort de plus de 30 personnes, et les allégations selon lesquelles les forces de sécurité étaient directement impliquées dans des violations des droits humains et n’ont pas pris de mesures adéquates pour prévenir ou réduire les violences.
Human Rights Watch a mené des entretiens téléphoniques avec 79 personnes, dont 48 victimes et témoins des événements survenus à Nzérékoré entre le 22 et le 24 mars. Parmi les 31 autres personnes figuraient des proches de victimes, des professionnels de la santé, des avocats, des journalistes, des membres de partis d’opposition, ainsi que des représentants de communautés religieuses et de la société civile. Les entretiens se sont tenus entre le 22 mars et le 1er septembre en français et en anglais, en guerzé et en konianké avec une traduction en français fournie par un interprète qui était physiquement présent lors des entretiens. L’interprète a pris les précautions nécessaires pour empêcher la propagation du Covid-19, notamment en respectant une distance de sécurité avec les personnes interrogées et en portant un masque de protection.
Human Rights Watch a informé chaque personne interrogée du but de l’entretien et de la manière dont les informations seraient utilisées, et toutes les personnes interrogées ont consenti verbalement à être interrogées. Human Rights Watch n’a fourni aucune incitation financière ni aucun autre avantage aux personnes interrogées. Human Rights Watch n’a pas révélé les noms de nombreux témoins et victimes pour les protéger d’éventuelles représailles de la part des auteurs des actes de violence.
Pour remédier aux limites des entretiens téléphoniques, Human Rights Watch a corroboré ses conclusions avec d’autres sources, notamment des rapports publiés par des organisations guinéennes de défense des droits humains et des informations publiées dans des médias nationaux et internationaux, et en collectant et en examinant des photographies, des vidéos et des dossiers médicaux. En outre, le rapport indique clairement où sont les lacunes ou les ambiguïtés de ses conclusions.
Human Rights Watch a envoyé ses conclusions préliminaires et une liste de questions à Albert Damantang Camara, le ministre de la sécurité et de la protection civile, le 8 septembre. Les 21 et 22 septembre, le ministre Camara a partagé avec Human Rights Watch un rapport de la police guinéenne en date du 30 avril sur les violences de mars à Nzérékoré, un rapport établi par l’hôpital régional de Nzérékoré datant du 27 mars, et un rapport établi en juillet par un juge. Les informations pertinentes de ces rapports ont été intégrées dans le présent rapport.
I. Contexte
L’élection présidentielle en Guinée, un pays qui dans le passé a souvent connu des violences liées aux élections, devrait se tenir en octobre 2020.[1] Le président Alpha Condé, qui a 82 ans et est au pouvoir depuis 2010, a exercé une forte pression pour faire adopter une nouvelle constitution qui, selon ses partisans, a validé son éligibilité pour le scrutin de cette année.[2] Le 31 août 2020, Condé a accepté la nomination de son parti pour l’élection d’octobre et se présentera pour un troisième mandat.[3] À plusieurs reprises cette année, une coalition de partis d’opposition et de groupes de la société civile – le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) – a organisé des manifestations contre cette constitution qui permet à Condé de se représenter.[4]
Bien que le gouvernement ait parfois autorisé ces manifestations, dans la plupart des cas, il les a interdites et les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force pour disperser les manifestants, notamment en utilisant des gaz lacrymogènes et en tirant à balles réelles.[5] Des dizaines de personnes ont été tuées depuis octobre 2019, quand les manifestations contre la réforme de la constitution ont débuté.[6]
En décembre 2019, Condé a publié[7] le projet de texte de nouvelle constitution et, le 4 février 2020, il a annoncé[8] qu’un référendum constitutionnel serait organisé le 1er mars, conjointement avec élections législatives. Le 28 février, il a reporté[9] le vote au 22 mars, invoquant des failles dans le registre des électeurs.[10]
Avant le scrutin du 22 mars, plusieurs organisations de défense des droits humains[11] et la communauté internationale, dont les États-Unis[12] et le Parlement européen,[13] ont mis en garde contre le risque de violences le jour du vote. Mais le 21 mars, le président Condé s’est dit persuadé que le scrutin se déroulerait dans un climat « calme et serein ».[14]
Pour finir, toutefois, le vote a été entaché de violences dans la capitale Conakry et dans toute la Guinée, notamment à Nzérékoré, dans le sud-est de la Guinée ; à Kindia, dans le centre du pays ; et à Kolaboui et Sangaredi, à l’ouest du pays.[15] De violents affrontements ont éclaté entre des dizaines de personnes de groupes pro et anti-référendum, et entre des manifestants anti-référendum et les forces de sécurité. Les manifestants ont brûlé des pneus, barricadé des rues, attaqué des bureaux de vote et lancé des pierres sur les forces de sécurité, qui ont répondu par des tirs de gaz lacrymogènes et à balles réelles. Les recherches de Human Rights Watch ont révélé que les forces de sécurité ont tué au moins huit personnes, dont deux enfants, à Conakry le jour du scrutin, et en ont blessé plus de vingt autres.[16]
Le gouvernement a accusé l’opposition d’avoir orchestré les violences du jour du scrutin à Nzérékoré[17] et dans toute la Guinée. L’opposition a nié ces accusations. [18] Un dirigeant du FNDC a déclaré que la coalition avait clairement demandé à tous ses membres et sympathisants de boycotter les élections, mais ne préconisait pas la violence, et que ce sont les forces de sécurité et les partisans du gouvernement qui ont provoqué les violences et commis des violations des droits humains.[19]
II. Élection sanglante à Nzérékoré
La région forestière de Guinée, située entre la Côte d’Ivoire, le Libéria et la Sierra Leone, est coutumière des violences intercommunautaires entre les communautés qui se considèrent comme « autochtones » – comme les Guerzé – et celles perçues comme des nouveaux arrivants ou qui sont associés à des groupes soi-disant non-autochtones, comme les Malinké et les Konianké.[20] Les périodes électorales à Nzérékoré sont particulièrement propices à la violence, les clivages politiques exacerbant les tensions ethniques existantes.
La violence qui a suivi le référendum constitutionnel et les élections législatives à Nzérékoré a duré du 22 au 24 mars et a été de loin la pire des violences électorales de ce mois de mars. Les affrontements entre partisans du gouvernement et de l’opposition le jour du scrutin dans le quartier de Bellevue se sont prolongés avec des violences dans toute la ville, violences au cours desquelles au moins 32 personnes ont été tuées et plus de 90 autres blessées[21] et qui ont occasionné d’importantes destructions de biens, maisons, magasins et églises notamment. De nombreuses victimes ont été abattues, d’autres ont été tuées à l’arme blanche ou battues à mort, et l’une d’entre elles a été brûlée vive.
Les violences étaient souvent liées à des critères ethniques. Des groupes de Guerzé armés, perçus comme sympathisants de l’opposition, ont affronté des groupes composés de membres des ethnies Konianké et Malinké, également bien armés et considérés comme des partisans du parti au pouvoir. Certaines victimes ont déclaré qu’elles étaient apparemment ciblées simplement en raison de leur identité ethnique.
Grâce aux entretiens menés avec des témoins et des membres des familles de victimes, Human Rights Watch a confirmé qu’au moins 32 personnes ont été tuées à Nzérékoré, dont 2 par les forces de sécurité. Cinq témoins, dont un infirmier de l’hôpital régional et un policier, ont toutefois déclaré avoir vu entre 40 et 50 cadavres à la morgue de l’hôpital régional de Nzérékoré. L’infirmier a déclaré : « Je suis entré à la morgue à plusieurs reprises. J’ai vu de nombreux corps. J’en ai compté au moins 50 ».[22] De son côté, le policier a déclaré à Human Rights Watch :
L’un de mes proches, un enfant de 14 ans, était porté disparu. Nous craignions qu’il n’ait été tué pendant les violences et je suis allé à la morgue pour vérifier. J’ai retrouvé son corps. J’étais sous le choc. Mais j’ai aussi été consterné par le nombre de corps qui se trouvaient à la morgue. J’en ai compté 47. Certains étaient dans la morgue, d’autres à l’extérieur, sur la terrasse de l’hôpital, exposés au grand jour.[23]
Les autorités ont d’abord affirmé que quatre personnes[24] seulement étaient mortes. Par la suite, elles ont toutefois reconnu que le nombre des victimes était plus important et que l’on dénombrait 30 décès.[25] Des groupes guinéens de défense des droits ont signalé que 36 personnes avaient été tuées pendant les violences et que 83 propriétés, parmi lesquelles des bureaux de vote, des maisons, des magasins et des églises, avaient été incendiées ou détruites.[26]
Un rapport du 27 mars signé par le chef de l'hôpital régional de Nzérékoré et par un représentant du ministère de la Santé indique que cet hôpital régional a reçu 165 personnes, blessées ou tuées, entre le 22 mars et le 24 mars.[27] Le staff de l’hôpital a soigné 145 personnes pour des blessures liées aux violences, dont 26 qui avaient subi des blessures graves. Au moins 24 personnes ont été tuées, dont 20 avant leur arrivée à l’hôpital.[28]
Les responsables du gouvernement et du parti au pouvoir ont déclaré que la violence avait commencé quand des manifestants de l’opposition avaient lancé des pierres sur les bureaux de vote et les électeurs, suscitant de violentes réactions de la part des partisans pro-gouvernementaux. « Ce sont les responsables locaux du FNDC qui ont planifié les violences et alimenté les tensions entre les communautés à Nzérékoré », a ainsi déclaré aux journalistes Yaya Kairaba Kaba, le procureur général de la ville de Kankan, dans le nord du pays.[29]
Selon des informations transmises par des organisations guinéennes de défense des droits humains[30] et confirmées par la police guinéenne[31] et des témoins interrogés par Human Rights Watch, des hommes armés ont attaqué au moins trois bureaux de vote le jour du scrutin, deux dans le quartier de Bellevue et le troisième dans l’enceinte de l’Université, située dans le quartier de Nakoyakpala. Un responsable électoral de 29 ans a déclaré que son bureau de vote à Nakoyakpala avait été attaqué par un groupe de plus de 40 hommes, des Guerzé pour la plupart, armés de fusils, de machettes, de bâtons et de pierres. « J’ai vu comment ils ont menacé les trois agents de sécurité qui gardaient l’entrée, notamment une policière à qui ils ont donné l’ordre de se déshabiller », a-t-il déclaré.[32] « Ils sont entrés par effraction dans la cour, ont brûlé une voiture, un bus et deux motos. Ensuite, ils sont entrés et ont brûlé du matériel électoral. Je me suis enfui car je craignais pour ma vie ».[33]
De leur côté, les dirigeants de l’opposition ont déclaré à Human Rights Watch que la violence à Nzérékoré faisait partie d’un schéma de pratiques abusives et répressives dirigées contre l’opposition politique : « Les manifestations du FNDC ont été sévèrement réprimées à plusieurs reprises avant les élections, entraînant de nombreux décès dus à l’usage excessif de la force par les forces de sécurité »,[34] a déclaré le chef d’un parti d’opposition appartenant au FNDC. « Il existe un schéma répressif contre les partisans de l’opposition, et la violence à Nzérékoré ne fait pas exception ».[35]
L’opposition a également déclaré que l’escalade des violences était due au fait que les autorités et les forces de sécurité n’étaient pas intervenues de manière adéquate et en temps opportun. Un partisan du FNDC qui habite à Nzérékoré a déclaré : « Accuser l’opposition d’être derrière la violence et d’en être seule responsable est une manière pour le gouvernement de détourner l’attention du manque d’efficacité de la réponse de ses forces de sécurité ».[36]
Violences et meurtres dans la ville
Les premiers affrontements entre partisans pro et anti-gouvernementaux dans le quartier de Bellevue se sont vite intensifiés en provoquant des violences dans toute la ville de Nzérékoré, avec des hommes armés appartenant aux trois groupes ethniques – Guerzé, Konianké et Malinké – s’attaquant les uns les autres et ravageant plusieurs quartiers.
Trois témoins ont raconté à Human Rights Watch qu’un groupe de plus de 100 Konianké et Malinké armés s’est attaqué au quartier de Nyen le 22 mars, entre 12 heures et 13 heures. Ils ont pris pour cible des personnes d’ethnie Guerzé et ont tué Lamadi Jean Paul, un Guerzé de 45 ans connu sous le nom de « Jeannot Vert », alors qu’il tentait de s’enfuir. Human Rights Watch s’est entretenu avec un membre de sa famille et trois témoins du meurtre, dont un homme de 36 ans qui a déclaré :
Les Konianké étaient armés de barres de fer, de bâtons de bois, de haches et de fusils de chasse. Ils l’ont suivi. Ils l’ont d’abord frappé au visage avec un bâton. Il est tombé, mais il a réussi à se relever et à s’enfuir. Mais après, un Konianké l’a tué à bout portant avec un fusil de chasse. Il a été touché au bras gauche et la balle est entrée dans sa poitrine. Je l’ai emmené à l’hôpital mais il est mort en chemin.[37]
Dans l’après-midi du 22 mars, de violents affrontements ont éclaté entre des membres armés des trois groupes ethniques au rond-point de Norberta. Des Guerzé armés ont tué par balle Mamoudou Condé, un chauffeur de taxi de 21 ans. Human Rights Watch s’est entretenu avec un membre de la famille de la victime et avec deux témoins du meurtre, dont un commerçant de 36 ans qui a déclaré :
De graves affrontements se sont produits quand moi-même et d’autres hommes Konianké et Malinké avons tenté de démanteler un barrage routier érigé par un groupe d’environ 30 Guerzé armés pour empêcher le transport des urnes après le vote. J’ai vu un jeune Guerzé tirer sur Mamoudou à bout portant. Mamoudou a été touché à l’abdomen et s’est effondré. Il a été transporté à l’hôpital et est décédé plus tard des suites de ses blessures.[38]
Le 23 mars, vers 14 heures, un groupe de plus de 100 Konianké et Malinké armés a attaqué une maison dans le quartier de Sokoura et tué Blaise Loua, un étudiant guerzé de 22 ans. Human Rights Watch a interrogé deux membres de la famille de la victime qui ont été témoins du meurtre, notamment son oncle, qui a déclaré :
Ils sont entrés dans la cour et ont commencé à jeter des pierres sur ma maison. Je suis sorti pour voir ce qui se passait et je les ai entendus dire : « Nous allons tuer tous les Guerzé ! ». Puis l’un d’eux m’a tiré dessus. J’ai évité le tir mais la balle a touché mon neveu qui était derrière moi. Il est tombé, il a crié. Les assaillants sont partis peu après, puis un véhicule de la police est arrivé. Je l’ai arrêté, j’ai supplié les policiers d’emmener mon neveu à l’hôpital, mais ils ont refusé en disant qu’ils n’étaient pas là pour ça. Mon neveu saignait abondamment et il est mort avant que nous puissions l’emmener à l’hôpital.[39]
Un commerçant malinké de 29 ans a déclaré qu’un groupe de Guerzé armés lui avait tiré dans la tête le 23 mars dans le quartier de Gonia 2 :
J’étais à la maison entre 10 h et 11 h lorsque j’ai entendu des coups de feu. Je suis sorti pour voir et je me suis retrouvé face à au moins 10 hommes qui parlaient guerzé entre eux. Ils ne m’ont rien dit, ils m’ont juste tiré dessus avec un fusil de chasse. J’ai été touché à la tête. Je ne me souviens de rien d’autre. Je ne sais pas qui m’a emmené à l’hôpital. Le médecin a retiré trois projectiles logés dans ma tête. Je me sens mieux maintenant, mais j’ai des maux de tête incessants et très douloureux.[40]
Le 23 mars, un groupe de Malinké armés a attaqué deux hommes, des Guerzé, alors qu’ils marchaient dans le quartier de Nyen vers 18 heures. Ils ont tué Patrice Dioulamou, 29 ans, et blessé l’autre, un mécanicien de 33 ans, qui a ensuite décrit ce qui s’est passé :
Nous avons été interceptés par quatre Malinké. J’ai reconnu l’un d’eux, il habite dans mon quartier. Ils ont dit : « Voilà des Guerzé, où allez-vous ? ». Nous avons dit que nous allions chez ma grand-mère. Ils nous ont dit de rester où nous étions. Puis d’autres sont arrivés, une vingtaine, armés de bâtons, de machettes, de pierres et de fusils de chasse. Ils m’ont frappé plusieurs fois à la tête, au cou, au dos et au ventre. Ils ont aussi attaqué Patrice à coup des machettes. Ensuite ils sont partis. J’étais gravement blessé. Je me suis tourné vers Patrice qui agonisait. Sa cuisse avait été coupée. Il est mort devant moi.[41]
Human Rights Watch a également examiné des photographies qui corroborent le témoignage de la victime au sujet de ses blessures.
Trois témoins ont décrit à Human Rights Watch une violente attaque collective dans le quartier de Nyen le 22 mars. Un professeur d’université de 56 ans a déclaré que sa maison et tout ce qu’il y avait à l’intérieur, y compris sa bibliothèque, avaient été incendiés :
Je n’étais pas chez moi quand ma maison a été attaquée. Au moins j’ai échappé à la mort, mais il ne me reste plus rien. Quand j’ai vu que ma maison avait été complétement incendiée, j’ai pleuré. Il m’a fallu 15 ans pour la construire et j’ai consenti beaucoup de sacrifices. Maintenant, je suis trop vieux pour en reconstruire une autre.[42]
Une autre victime, un homme de 38 ans qui est un voisin du professeur, a décrit ainsi sa propre expérience :
Vers 10h30, un large groupe de Malinké et de Konianké armés est entré par effraction dans la villa voisine qui appartient à un professeur d’université. Ils ont jeté des pierres contre le bâtiment puis ont versé de l’essence pour y mettre le feu. Ensuite ils se sont approchés de moi. J’ai essayé de m’échapper mais l’un d’eux m’a tiré une balle dans l’épaule. Je suis tombé. Ils m’ont encerclé et m’ont frappé à la tête avec une machette. Ils m’ont abandonné là et un voisin m’a emmené à l’hôpital. Quand j’ai été remis sur pied, j’ai découvert que ma maison de cinq pièces avait été incendiée. Les murs tiennent toujours debout, mais ils ont été gravement endommagés et je ne peux plus y vivre.[43]
Human Rights Watch a examiné des photographies qui montrent les dommages causés par l’incendie et qui corroborent les récits de ces victimes.[44]
Fosse commune présumée
Human Rights Watch dispose également de preuves crédibles qui étayent l’allégation faite par des organisations guinéennes de défense des droits humains[45] selon laquelle les corps de plus de deux douzaines de personnes tuées au cours des violences ont été enlevés de l’hôpital régional de Nzérékoré pour être secrètement enterrés dans une fosse commune. Des proches de personnes tuées ont déclaré que l’hôpital avait refusé de remettre les corps des membres de leur famille et qu’ils ne savaient pas où leurs proches avaient été enterrés ou jetés. Des organisations guinéennes de défense des droits humains[46], qui ont allégué que ce charnier se trouvait dans la Forêt du 1er mai, située à l’entrée du quartier Horoya 1 à Nzérékoré, ont déclaré que cette inhumation était une tentative des autorités guinéennes de dissimuler l’ampleur de la violence.[47] Les médias locaux[48] et internationaux[49] ont également rapporté que ces corps avaient été enterrés dans une fosse commune à Nzérékoré.
Human Rights Watch a analysé des images satellite du site présumé de la fosse commune, mais la couverture arborée qui s’étend sur toute la région fait qu’il est impossible de faire la lumière de manière précise sur ce qui s’y est passé entre le 22 et le 24 mars.
Le 22 septembre, cependant, Albert Damantang Camara, le ministre de la Sécurité et de la Protection civile, a partagé avec Human Rights Watch un rapport de juillet rédigé par un juge guinéen, qui avait visité le site, confirmant l'existence de la fosse commune. Le rapport indiquait :
La fosse commune se trouve dans la forêt du 1er mai dans le quartier Burkina.... C’est une fosse commune qui risque de disparaitre si les moyens de protection ne sont pas mis en place contre la poussée rapide des herbes et des arbustes.[50]
Un rapport du 27 mars signé par le directeur général de l'hôpital de Nzérékore et par un représentant du ministère de la Santé affirme que le nombre de personnes tuées lors des violences de mars a dépassé la capacité de la morgue de l'hôpital et que pour des raisons de santé publique, les autorités ont décidé de procéder à un « enterrement de circonstance ».[51]
Lors d’entretiens avec des proches de victimes Human Rights Watch a pu conclure que deux douzaines de corps dont on savait qu’ils étaient bien arrivés à l’hôpital régional de Nzérékoré avant le 24 mars, n’ont jamais été récupérés par les familles et que, interrogé par ces dernières à ce sujet, le personnel de l’hôpital a refusé de leur dire où se trouvaient les corps. Un homme de 44 ans dont le cousin, Moumou Loua, 16 ans, est décédé des suites des violences du 23 mars a déclaré :
Je suis allé à la morgue le 23 mars pour identifier le corps de mon parent. Le personnel médical m’a dit que je pourrais récupérer le corps le lendemain pour l’enterrement. Mais quand je suis revenu, à ma grande surprise les infirmiers ont déclaré que le corps n’était plus là. Par la suite, nous avons appris par le personnel de l’hôpital que les corps avaient été extraits de la morgue et enterrés dans une fosse commune.[52]
Human Rights Watch a également interrogé un infirmier qui a déclaré avoir aidé au transfert des corps de la morgue dans deux camions civils tôt le matin du 25 mars, sans savoir où les corps avaient été emmenés pour être enterrés :
J’étais à l’hôpital pour aider les blessés qu’on amenait en grand nombre. J’ai vu les corps de plusieurs personnes qui avaient été tuées et qu’on avait emmenées à l’hôpital, ou qui y étaient mortes des suites de leurs blessures. J’ai également aidé à sortir ces corps de la morgue et à les charger dans deux camions civils. Je ne sais pas où ils ont été enterrés. [53]
Human Rights Watch a analysé et authentifié[54] une vidéo, filmée le 24 mars, montrant des personnes identifiant les corps de leurs proches à la morgue de l’hôpital régional de Nzérékoré.[55] Dans la vidéo, on dénombre jusqu’à 21 corps.
D’autres proches des victimes, des militants des droits humains[56] et des journalistes ont dit s’être vus refuser l’accès à la morgue de l’hôpital régional de Nzérékoré. « Je suis à l’extérieur de la morgue depuis tôt ce matin et je ne suis pas encore autorisé à entrer. Le personnel médical bloque l’accès », a déclaré un journaliste local à Human Rights Watch le 24 mars vers 13 heures. « J’étais là aussi hier et je n’ai pas pu entrer ».[57]
Un homme dont le cousin, Abou Soumaouro, un mécanicien de 20 ans, a été tué dans les violences du 23 mars, a déclaré :
J’ai emmené Abou à l’hôpital. Il avait reçu une balle dans le front. Il est mort quelques minutes après notre arrivée à l’hôpital. Le personnel médical m’a dit que son corps avait été emmené à la morgue. Je leur ai donc demandé si je pouvais le voir, mais ils ont refusé. Le lendemain, je suis revenu chercher le corps pour l’enterrement, mais le personnel médical a dit que le corps n’était plus là. Je suis choqué et indigné. Je ne sais pas où son corps a été emmené et s’il a été enterré. Je suis triste parce que je n’ai même pas pu donner à mon cousin un enterrement digne de ce nom. La famille n’a pas pu faire son deuil comme elle le souhaitait.[58]
Un membre de la famille de Joseph Milemou, un charpentier de 23 ans décédé dans les violences le 23 mars, a dit s’être vu refuser l’accès à la morgue lorsqu’elle s’y est rendue le 24 mars pour récupérer le corps : « J’ai demandé au personnel médical de me laisser entrer. J’ai pleuré, j’ai supplié. Ils ont dit que je ne pouvais pas entrer. Plus tard, les gens m’ont dit que les corps qui avaient été amenés à la morgue avaient été enterrés dans une fosse commune pendant la nuit ».[59] La femme n’a jamais revu le corps de son parent décédé.
Des proches des victimes ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils souhaitaient des explications de la part des autorités sur le lieu où se trouvent les corps de leurs proches, et qu’ils souhaitaient également que le gouvernement puisse exhumer les corps pour identifier leurs dépouilles et permettre un enterrement plus digne.
III. Le rôle des forces de sécurité
Insuffisance des mesures pour empêcher la violence
Des gendarmes et des policiers ont été déployés à Nzérékoré le jour du scrutin pour sécuriser le vote. Les habitants de Nzérékoré et les médias[60] ont aussi dit avoir vu des soldats déployés en ville et qui répondaient à la violence.
Presque tous les 48 témoins et victimes interrogés par Human Rights Watch ont toutefois déclaré que les autorités guinéennes et les forces de sécurité n’avaient pas pris de mesures adéquates pour faire cesser efficacement la violence à Nzérékoré.
« Ils ont laissé les gens se battre et s’entre-tuer juste pour leurs élections »,[61] a déclaré un activiste de la société civile de 54 ans.
Plus de 20 témoins, issus des communautés Guerzé, Malinké et Konianké, ont déclaré que même quand la police, les gendarmes ou les soldats étaient présents, ou quand on faisait appel à eux, ceux-ci n’étaient pas intervenus pour empêcher des groupes d’hommes armés d’attaquer des personnes ou de détruire des biens. Plusieurs dirigeants de l’opposition, groupes de la société civile et témoins de la communauté Guerzé ont également déclaré qu’ils pensaient que la réponse des forces de sécurité visait à sécuriser le vote et le matériel électoral, plutôt qu’à protéger les vies et les moyens d’existence.[62]
« Les forces de sécurité ne se préoccupaient que d’une chose : que le vote ait bien lieu », a déclaré un leader communautaire qui a été blessé à la tête par un groupe d’hommes armés le 23 mars au quartier Sokoura 1. « Ils n’intervenaient que lorsqu’il y avait des affrontements entre ceux qui tentaient de boycotter le vote et ceux qui voulaient les élections. Les forces de sécurité n’ont défendu que les bureaux de vote, les électeurs, et se sont occupés de la livraison des urnes. Mais ils n’ont rien fait pour mettre un terme à la violence entre bandes armées de Guerzé d’une part, et de Konianké et Malinké, eux aussi armés, d’autre part, qui ont attaqué les personnes et leurs biens ».[63]
Les autorités et les forces de sécurité ont déclaré aux médias qu’elles avaient pris des mesures adéquates pour mettre fin à la violence, notamment en imposant un couvre-feu de trois jours le 22 mars, en ordonnant l’arrestation des personnes soupçonnées d’être impliquées dans les violences[64] et en envoyant des renforts de l’armée venus d’autres villes le 23 mars.[65]
En vertu du droit à la vie tel que le conçoivent le droit africain et international des droits humains, les autorités étatiques ont le devoir de prendre des mesures adéquates pour protéger la vie lorsqu’elles connaissent ou devraient avoir eu connaissance d’une menace claire.[66]
La commission Africaine des droits de l’homme et des peuples a affirmé que « L’État est responsable des meurtres commis par des particuliers, pour lesquels les autorités n’ont adopté aucune mesure de prévention, ni ouvert d’enquête ou engagé de poursuites adéquates ». [67] Ces responsabilités sont accrues quand « un schéma qui est observable a été négligé ou ignoré, ce qui est souvent le cas lorsqu’il s’agit de justice populaire ».[68]
La responsabilité première d’assurer la sécurité des vies et des biens pendant les élections incombe aux organes guinéens d’application des lois. Le Code de conduite pour les responsables de l’application des lois[69] impose à tous les agents chargés de l’application des lois un devoir de service à la collectivité. Pendant les élections, ce Code de conduite oblige les forces de sécurité à garantir la sécurité, en même temps qu’elles veillent au respect des lois et règlements régissant la conduite des élections.
Absence de réponse aux premiers actes de violence à Bellevue
Malgré la présence des forces de sécurité à Nzérékoré, des témoins ont décrit en détail plusieurs incidents au cours desquels les forces de sécurité n’ont pas répondu à la violence, à commencer par les premiers affrontements qui ont éclaté dans le quartier de Bellevue.
Un activiste de la société civile de 38 ans, qui observait les élections dans un bureau de vote de Bellevue, a déclaré que les forces de sécurité n’avaient pas répondu à son appel à l’aide téléphonique le 22 mars, tôt dans la journée, et que cela avait eu des conséquences fatales.
J’ai d’abord appelé un membre de la Commission électorale nationale indépendante, puis j’ai fait un deuxième appel à la police entre 10 heures et 11 heures, quand les incidents ont commencé. Les manifestants lançaient des pierres contre deux bureaux de vote et des électeurs. Les électeurs et les passants sont partis en courant. À 11 h 30, des policiers non armés, qui étaient sept au maximum, sont arrivés à bord d’un véhicule. Ils sont passés devant sans rien faire. Ensuite, ce sont des gendarmes dans trois autres véhicules qui sont arrivés et qui ont tiré des coups de feu en l’air avant de repartir. Cela n’a pas mis fin aux affrontements et à 13 heures, les pierres dans les mains des manifestants avaient été remplacés par des armes. Il y avait des tirs. J’ai de nouveau appelé les policiers pour les alerter, mais personne n’est venu. Entre 13 et 14 heures, une première personne, Tidjane Koné, a été tuée. J’ai vu son corps et c’est à ce moment-là que les combats se sont intensifiés de façon dramatique. Ensuite, les soldats sont venus, ils ont tenté de parler aux manifestants et sont repartis. À 15 heures, l’hôtel Amazone et beaucoup d’autres immeubles avaient été incendiés, et le nombre de manifestants violents avait triplé.[70]
Human Rights Watch s’est entretenu avec le frère de Kone, un pharmacien et imam bien connu de l’ethnie Konianké, âgé de 47 ans, dont plusieurs autres témoins ont confirmé qu’il était la première personne à avoir été tuée dans les violences au quartier de Bellevue :
Tidjane m’a appelé alors qu’un groupe d’une vingtaine de Guerzé commençait à lancer des pierres sur son domicile. Il m’a dit qu’ils étaient armés de fusils, de bâtons, de machettes et de pierres, que la situation était tendue et qu’il avait peur. Il m’a demandé d’appeler les forces de sécurité pour qu’elles interviennent et les protègent, lui et sa famille. J’ai appelé les gendarmes et ils m’ont dit qu’ils viendraient. Mais Tidjane m’a rappelé et m’a dit que les Guerzé avaient commencé à tirer. Ça a été mon dernier contact avec lui. J’ai retrouvé son corps à la morgue de l’hôpital régional de Nzérékoré, il avait une blessure par balle à l’épaule gauche.[71]
Le rapport de la police guinéenne sur les violences à Nzérékoré a confirmé que Koné avait été abattu le 22 mars et que cette situation « a été l’élément déclencheur du conflit qui a opposé les deux groupes – ceux qui voulaient voter et ceux qui voulaient empêcher le vote. »[72] Le rapport n’a pas fait mention des actions entreprises par les forces de sécurité pour prévenir ou arrêter la violence, mais a suggéré que le quartier de Bellevue avait été « inaccessible » à la police guinéenne en raison de la violence et que « l’armée a été réquisitionnée pour se joindre aux forces de sécurité pour ramener le calme ».[73]
Lors d’un autre incident à Bellevue, un homme de 66 ans a déclaré que le 22 mars, il avait appelé à l’aide les forces de sécurité quand des Konianké et des Malinké armés avaient attaqué sa parcelle. Les assaillants ont finalement incendié trois de ses maisons, tué deux personnes, dont un enfant avec un handicap mental, violé une jeune fille de 17 ans et battu une femme. Il a raconté :
Vers 10 heures du matin, j’étais chez moi avec ma famille quand des affrontements entre plusieurs groupes violents ont commencé dans mon quartier. J’ai appelé un policier qui m’a promis qu’il viendrait voir ce qui se passait. Mais la police n’est pas venue. Plus tard, j’ai entendu des coups de feu et j’ai vu de la fumée qui venait des bâtiments à côté de chez moi. J’ai appelé un haut responsable du gouvernement qui m’a dit qu’il était lui-même à Bellevue. Il m’a expliqué que je devais défendre ma maison en jetant des pierres sur la foule. J’étais choqué et consterné. Je ne suis pas du genre à réagir à la violence par la violence. En plus, ce n’est pas mon travail de stopper les troubles au sein de la population civile. Le haut responsable de l’État n’a pris aucune mesure pour s’assurer que la situation ne dégénère pas. J’ai alors fui avec ma famille vers un village voisin. Quand je suis rentré à Nzérékoré, deux jours plus tard, ma propriété avait été entièrement incendiée, mes trois maisons et ma ferme. Mes poulets et mes cochons avaient été volés. J’ai trouvé le corps d’un garçon, Claude Koulemou, étendu sur le sol.[74]
Claude Koulemou était un élève de 17 ans avec un handicap mental. Son frère a déclaré à Human Rights Watch qu’il avait dû prendre la décision difficile d’abandonner Claude quand lui-même et d’autres membres de sa famille avaient fui l’attaque :
Une foule armée s’approchait de ma maison. Je les entendais parler en konianké, et crier. Je n’avais pas d’autre choix que de fuir. Je ne pouvais pas porter Claude, il ne savait pas bien marcher et il fallait le porter sur mes épaules. Si je l’avais emmené avec moi, je n’aurais pas pu courir assez vite et je n’avais pas le temps. Je l’ai laissé à la maison et lui ai dit de ne pas bouger. Trois jours plus tard, je suis rentré chez moi et j’ai trouvé le corps de Claude dans une parcelle voisine de la nôtre. Je suppose qu’il est allé là-bas et y a été tué. J’ai vu une blessure au couteau et plusieurs autres, notamment à la tête.[75]
Une femme de 27 ans, membre de l’ethnie Guerzé et locataire d’une des trois maisons incendiées dans l’enceinte, a déclaré que plus de 100 hommes armés avaient attaqué sa maison, l’avaient battue, avaient tué son mari et violé son employée de maison, une jeune fille de 17 ans :
Les assaillants étaient nombreux et avaient des armes comme des couteaux, des machettes, des pierres, des bâtons ou encore des barres de fer. Ils sont entrés par effraction chez nous et ont lancé en konianké : « Sortez ! Nous allons tuer les Guerzé ! » Ils m’ont traînée dehors et m’ont battue avec tous les objets qu’ils avaient sous la main. Mon mari les a suppliés de me laisser partir, alors ils l’ont battu et l’ont emmené. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Personne ne nous est venu en aide. L’attaque s’est poursuivie sans qu’aucun soldat ni gendarme ne vienne à notre secours.[76]
La victime a déclaré avoir été emmenée à l’hôpital par une voisine, car elle avait la bouche en sang à cause de quatre dents cassées. A sa sortie, elle a découvert que sa maison avait été incendiée, son employée de maison violée et son mari tué.
Human Rights Watch a également mené des entretiens avec la survivante des violences sexuelles, âgée de 17 ans. Elle a déclaré qu’elle avait été victime d’un viol collectif commis par les citoyens armés qui avaient attaqué le domicile de son employeur, et a également confirmé les violences décrites par d’autres membres de la famille.
J’étais à la maison lorsqu’un groupe de citoyens armés d’ethnies Konianké et Malinké nous a attaqués. Ils sont soudain entrés dans la maison, ont traîné ma patronne dehors et l’ont sauvagement battue. Ensuite ils ont emmené son mari et l’ont battu lui aussi. Je suis restée à l’intérieur et six d’entre eux m’ont violée. Un par un. Ils disaient : « Si tu cries ou si tu résistes, nous te tuerons ». Quand ils ont fini, ils m’ont abandonnée là.
Je saignais.[77]
Le même jour, la victime est allée à l’hôpital mais a déclaré qu’elle n’avait pas signalé l’agression sexuelle au personnel médical ou aux autorités par honte et peur de la stigmatisation. Elle a déclaré qu’elle avait des poussées d’anxiété depuis le viol et qu’elle souffrait de discrimination de la part de ses voisins et amis.
Également le même jour, des dizaines de commerces ont été incendiés dans le quartier de Bellevue.[78] Human Rights Watch a examiné plusieurs photographies des dégâts et s’est entretenu avec six personnes dont les magasins avaient été incendiés dans la même rue. L’une d’elles, une femme de 48 ans qui vendait des matériaux de construction, a déclaré :
Ma boutique a été incendiée. Je ne sais pas qui a fait ça. Je n’étais pas là. Le jour de l’élection était un dimanche, ma boutique était fermée. Presque toutes les boutiques dans la rue ont été incendiées. Pourquoi personne n’est-il venu les protéger ? J’ai tout perdu : 150 sacs de ciment, 250 barres de fer, 40 brouettes, 20 pics et 20 boîtes de vis.[79]
Une autre, une femme de 60 ans, a déclaré : « Quand je repense à tout ce que j’ai perdu, j’en ai encore la chair de poule. J’avais l’habitude de vendre des boissons, j’avais un gros stock et là il ne reste plus rien. J’ai estimé les pertes à 70 millions de francs guinéens [7 250 dollars US] ».[80]
Réponse inadéquate lors de la propagation des violences à d’autres quartiers
Alors que la violence se propageait par-delà le quartier de Bellevue les 22 et 23 mars, des dizaines de témoins et victimes ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils avaient contacté les forces de sécurité pour leur demander d’intervenir, mais qu’ils n’avaient pas reçu d’aide. Un pasteur dont l’église a été incendiée dans le quartier Dorota 1 entre le 22 et le 23 mars a déclaré :
Le 22 mars, vers 16 heures, alors qu’un groupe armé de Konianké et de Malinké s’approchait, j’ai immédiatement appelé un officier de l’armée sur place et un dirigeant politique qui m’ont conseillé de garder mon calme et promis d’envoyer des forces de sécurité pour protéger l’église. Et puis plus rien : mon église a été détruite. Le toit s’est effondré et les murs ont été gravement endommagés. Les forces de sécurité ne sont venues que le lendemain, juste pour évaluer les dégâts.[81]
Un autre pasteur dont la maison, l’église et l’école primaire situées dans le quartier Gonia 2 ont été attaquées le 23 mars a déclaré que les autorités n’avaient pas répondu à ses appels à l’aide :
Tôt le matin, des individus armés, des Malinké et des Konianké pour la plupart, ont envahi mon quartier. J’ai appelé un responsable politique local pour lui demander d’envoyer des renforts pour nous protéger. Il a promis d’envoyer des soldats. Mais personne n’est jamais venu. Entre-temps, des affrontements ont éclaté entre groupes armés de Konianké et de Malinké d’un part, et des Guerzé, eux aussi armés, d’autre part, et il y avait des tirs. J’étais chez moi avec ma famille. Les envahisseurs ont attaqué ma maison, mon église et mon école. Ils ont tiré sur l’église, cassé la porte et pillé les 217 chaises qui s’y trouvaient, ainsi que d’autres objets de valeur. Ensuite, ils ont attaqué l’école et cassé la vitre de ma voiture. Ils ont fini par tirer sur ma maison. J’ai réussi à m’échapper par l’arrière avec ma famille. L’attaque a duré de 13 à 16 heures. Il n’y avait aucun signe des forces de sécurité aux alentours. Je les ai appelés plusieurs fois et personne n’a répondu.[82]
Human Rights Watch a examiné des photographies prises par le pasteur à la suite des violences, qui montrent les dommages causés à sa maison, à son église et à son école.
Des témoins ont décrit au moins un cas où les forces de sécurité avaient agi pour stopper ou prévenir la violence. Un homme de 39 ans a déclaré que les gendarmes l’avaient sauvé alors qu’il était attaqué par un groupe de Konianké et de Malinké armés le 22 mars, dans le quartier de Sokoura :
J’ai été pris en embuscade par un groupe de plus de 150 Konianké et Malinké armés. En me voyant, ils ont crié : « Voici un Guerzé ! » Ils m’ont encerclé et m’ont sauvagement battu plusieurs fois avec tout ce qu’ils avaient sous la main. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. Je ne sais pas combien de temps ont duré les coups, mais à un moment, un gendarme armé d’une simple matraque m’a secouru. Il a bravé la foule et s’est battu pour me faire monter dans son véhicule. Il a même été blessé au pied pour me sauver.[83]
Réponse des autorités locales et des forces de sécurité
Les autorités ont déclaré aux médias qu’elles avaient pris des mesures adéquates pour prévenir et arrêter la violence. Le 22 mars, Mohamed Ismaël Traoré, le gouverneur de la région de Guinée forestière, a imposé un couvre-feu de trois jours et ordonné l’arrestation des personnes soupçonnées d’être à l’origine des violences.[84] Il a déclaré[85] qu’il s’était personnellement rendu dans les zones touchées par la violence à Nzérékoré le 22 mars et qu’il avait rencontré des leaders communautaires et des jeunes armés pour chercher à calmer les tensions.
Le président de l’Assemblée nationale guinéenne, Amadou Damaro Camara,[86] a dit s’être lui aussi rendu à Nzérékoré alors que les violences s’intensifiaient le 23 mars et avoir publiquement appelé l’ensemble des communautés à faire preuve de retenue. Il a déclaré qu’il avait demandé aux dirigeants communautaires «de sensibiliser leurs jeunes pour qu’ils stoppent [la violence] », et aux autorités religieuses et traditionnelles « de les informer sur l’histoire des différents groupes ethniques à Nzérékoré depuis le 13ème siècle ».
Les autorités ont également déclaré que les forces de sécurité avaient pris des mesures adéquates pour mettre fin à la violence, notamment en autorisant des renforts de l’armée en provenance d’autres villes,[87] et en arrêtant les responsables des violences.
Meurtres illégaux et recours excessif à la force par les forces de sécurité
Bien que la plupart des personnes tuées à Nzérékoré aient été victimes de violences de la part de groupes de citoyens armés, les forces de sécurité ont elles-mêmes, entre le 22 et le 24 mars, tué au moins deux personnes, un homme, Lancine Koné, et une femme, Widot Bamba. Elles ont aussi attaqué des maisons, pillé et endommagé des propriétés, et battu et arrêté des dizaines d’hommes dans le cadre d’opérations de sécurité dans toute la ville de Nzérékoré.
Deux témoins de la mort de Widot Bamba, une femme enceinte de deux mois, ont déclaré que le 23 mars, les forces de sécurité lui avaient tiré dessus à bout portant dans le quartier de Gbaghana. Ils ont expliqué qu’alors que les forces de sécurité tentaient de démanteler un barrage routier érigé par des Guerzé armés à quelques mètres de la maison de Bamba, ils ont tiré et que, voyant Bamba fermer la porte de chez elle, l’un d’eux lui avait tiré une balle dans la hanche. « J’ai vu un homme en uniforme lui tirer dessus. Elle a été touchée et elle est tombée au sol. Je l’ai emmenée à l’hôpital, où Bamba est morte des suites de ses blessures ».[88]
Trois témoins de la mort de Lancine Koné, un agriculteur de 38 ans, ont déclaré qu’un soldat l’avait abattu le 23 mars pendant qu’il prenait la fuite par crainte de l’armée et essayait de se cacher dans une boutique du quartier de Bellevue. « Quand les soldats l’ont vu depuis leur véhicule, l’un d’eux lui a tiré une balle dans le bas-ventre. Il est tombé à l’intérieur de ma boutique ». [89] Kone a été transporté à l’hôpital régional de Nzérékoré où il est mort des suites de ses blessures.
Le 23 mars, les forces de sécurité, notamment des soldats, des gendarmes et des policiers, ont mené une opération de perquisition et d’arrestation à Boma, un quartier essentiellement peuplé de membres des communautés guerzé et peule.
Selon de nombreux témoins, au cours de cette opération, les forces de sécurité ont attaqué des maisons, détruit et pillé des propriétés, et battu et arrêté des dizaines d’hommes. Human Rights Watch s’est entretenu avec quatre personnes arrêtées pendant l’opération.
« Ils m’ont battu à tour de rôle », a déclaré un carreleur de 36 ans, qui a expliqué qu’il était malade et alité le 23 mars quand les militaires ont pris d’assaut la maison qu’il partage avec ses six enfants dans le quartier de Boma. « Ils ont détruit la porte et ont tiré des gaz lacrymogènes à l’intérieur. Ils m’ont frappé plusieurs fois à la nuque avec leurs matraques ».[90]
Un homme de 29 ans a déclaré que le 22 mars, 15 soldats environ étaient entrés par effraction chez lui dans le quartier de Boma, qu’ils avaient blessé sa femme, volé de l’argent et l’avaient passé à tabac :
Ma femme a voulu fermer la porte derrière elle, mais l’un d’eux l’a enfoncée et elle a été touchée au visage. Elle est tombée, elle saignait. Les soldats ont fouillé toute la maison, ils ont trouvé 1,7 million de francs guinéens [174 dollars] et les ont volés. Ils m’ont ensuite traîné dehors et m’ont fait monter dans un véhicule de l’armée. J’ai sauté du véhicule et j’ai couru sur 50 mètres environ, parce que je n’avais commis aucun crime et que je pensais que c’était injuste de m’arrêter. Les soldats m’ont couru après et m’ont tiré dessus. J’ai été touché au niveau du cou. Je suis tombé et les soldats m’ont rattrapé. Ils m’ont visé à la tête avec un taser ; j’ai senti une forte décharge électrique dans tout le corps. Après, ils m’ont frappé avec des matraques et m’ont chargé dans leur véhicule pour m’emmener au camp militaire. Quand je suis arrivé au camp, j’étais quasiment inconscient.[91]
Les autorités guinéennes devraient veiller à ce que les forces de sécurité fassent preuve de retenue et respectent les Lignes directrices de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) pour le maintien de l’ordre par les agents chargés de l’application des lois lors des réunions en Afrique[92] et les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois.[93] En vertu de ces principes, les agents chargés de l’application des lois ne peuvent recourir à la force que lorsque cela est strictement nécessaire et proportionnellement à l’objectif légitime à atteindre dans le cadre de leur pouvoir de police.
Détentions dans des camps militaires, mauvais traitements
Selon les recherches de Human Rights Watch et les rapports de plusieurs organisations guinéennes de défense des droits humains,[94] les forces de sécurité ont arrêté plus de 100 personnes pendant et immédiatement après les violences à Nzérékoré. Les autorités ont déclaré que les forces de sécurité avaient donné l’ordre d’arrêter des personnes soupçonnées d’implication dans les violences pour tenter de calmer la situation, mais des ex-détenus, témoins et dirigeants de l’opposition ont déclaré à Human Rights Watch que de nombreuses personnes qui n’avaient pas participé à la violence avaient été arrêtées arbitrairement chez elles et dans des quartiers où s’étaient déroulés des affrontements. La plupart des personnes arrêtées ont été illégalement détenues au camp militaire de Beyanzin à Nzérékoré dans des conditions dégradantes. Certaines d’entre elles ont été battues.
Human Rights Watch a interrogé sept personnes arrêtées lors des violences à Nzérékoré et détenues au camp militaire de Beyanzin entre le 22 et le 25 mars. Un coiffeur de 29 ans arrêté par des soldats le 23 mars à son domicile dans le quartier de Boma a déclaré :
J’ai été emmené au camp militaire où j’ai été battu à plusieurs reprises par des soldats armés de matraques avant d’être emmené dans un « bloc » [une cellule dans un bâtiment en ciment]. Il y avait bien 100 personnes dans la cellule. Il n’y avait que deux fenêtres, donc il faisait très chaud. Je ne pouvais plus respirer. Nous n’avons reçu ni eau ni nourriture pendant trois jours. C’était horrible.[95]
Trois des sept ex-détenus ont relaté que le 24 mars les soldats du camp militaire de Beyanzin les avaient forcés à porter des armes qui ne leur appartenaient pas et les avaient fait défiler devant des journalistes locaux. Le colonel Mohamed Lamine Keita, commandant de la 4ème région militaire de Nzérékoré, Mohamed Ismael Traoré, le gouverneur de la Guinée forestière et Sékou Touraman Diobaté, le préfet de Nzérékoré ont assisté au défilé. La Radio Télévision Guinéenne (RTG) a diffusé le même jour des images des détenus avec ces armes, les décrivant comme des «mercenaires » ayant tué des personnes et détruit des biens.[96]
Les ex-détenus ont également déclaré que ceux qui refusaient de porter des armes avaient été battus par des soldats. Un homme de 40 ans, arrêté par l’armée le 24 mars dans le quartier de Boma, a déclaré :
Les soldats du camp m’ont donné une arme à feu et m’ont dit de poser pendant que les journalistes nous photographiaient et filmaient la scène. J’ai obéi parce que ceux qui refusaient de tenir les armes avaient été battus sous mes yeux. Le haut responsable du gouvernement qui se tenait devant nous avec des soldats, des gendarmes, des policiers et des journalistes, a prononcé un bref discours et a déclaré : « Voici les gens qui brûlent, pillent et vandalisent des maisons, voici les ‘mercenaires’, avec leurs armes ». Les journalistes ont demandé au gouverneur s’ils pouvaient nous parler, nous poser des questions, mais il a refusé.[97]
Human Rights Watch a documenté auparavant plusieurs cas où les forces de sécurité guinéennes ont obligé des personnes arrêtées suite à des violences politiques à Conakry en novembre 2018 à se présenter lors d’une conférence de presse devant une table avec des couteaux, des ciseaux et d’autres armes, que les prisonniers disaient n’avoir jamais vus auparavant.[98] La télévision d’État a diffusé ces images et laissé entendre que les détenus étaient impliqués dans la mort d’un policier et le meurtre de deux personnes.
Après leur détention au camp militaire, des dizaines de prisonniers ont été conduits à la brigade de gendarmerie de Nzérékoré, où ils ont été détenus dans des conditions dégradantes. Human Rights Watch s’est entretenu avec trois ex-détenus et avec des activistes des droits humains qui ont documenté les arrestations. Un ancien détenu
a raconté :
J’ai été détenu dans une cellule minuscule avec plus de 50 personnes. La cellule ressemblait à un dépotoir. Il y avait de l’eau au sol et même des excréments. J'avais été blessé pendant les violences, et je souffrais. J’ai dû m’allonger par terre et j’étais dégoûté car le sol était très sale. On nous a servi de la nourriture par terre mais je ne pouvais pas la manger.[99]
En vertu du Code guinéen de procédure pénale,[100] il est illégal de détenir des personnes dans des camps militaires, qui ne sont pas des lieux de détention autorisés pour les civils. « La loi prévoit que les personnes doivent être conduites directement dans des postes de police ou de gendarmerie reconnus et qu’elles doivent avoir immédiatement accès à leur avocat et à leur famille », a déclaré à Human Rights Watch un avocat guinéen des
droits humains.[101]
Human Rights Watch a déjà documenté des détentions illégales par l’armée en Guinée, y compris les disparitions forcées d’au moins 40 hommes suite à leur arrestation arbitraire par les forces de sécurité à Conakry, les 11 et 12 février 2020. Ces hommes ont été détenus sans aucun contact avec le monde extérieur dans une base militaire à Soronkoni, à 700 kilomètres de Conakry.[102]
Les Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions prévoient que « les pouvoirs publics veilleront à ce que les personnes privées de liberté soient détenues dans des lieux de détention reconnus officiellement comme tels et à ce que des renseignements précis sur leur arrestation et le lieu où elles se trouvent, y compris sur leur transfert, soient immédiatement communiqués à leur famille et à leur avocat ou à d’autres personnes de confiance ».[103]
Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques,[104] que la Guinée a ratifié en 1993,[105] dispose que tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré.
Des dizaines de personnes arrêtées et détenues à Nzérékoré ont été relâchées après une brève détention d’un à trois jours au camp militaire et à la brigade de gendarmerie. Certains ont déclaré qu’eux-mêmes ou leurs familles avaient dû payer des pots-de-vin pour être libérés voire juste pour rendre visite à des proches détenus – une pratique qui, selon les avocats qui se sont entretenus avec Human Rights Watch, est répandue dans toute la Guinée.[106]
Un homme de 30 ans, dont le neveu a été arrêté et détenu à la prison de Nzérékoré, a déclaré à Human Rights Watch : « Je suis allé lui rendre visite trois fois. Chaque fois, j’ai dû payer pour entrer. Vous payez deux personnes différentes à des niveaux différents ; à l’entrée, vous donnez 5000 francs [0,50 dollars] au gardien ; à l’intérieur, vous payez de nouveau 5000 francs à un homme en civil qui donne l’ordre de vous laisser entrer ».[107] Un homme de 39 ans qui a été détenu à la brigade de gendarmerie le 22 mars, et plus tard à la prison de Nzérékoré, a déclaré que sa famille avait dû payer 600 000 francs guinéens [61 dollars] pour sa libération.[108]
Sur plus de 100 personnes arrêtées pendant et immédiatement après les violences, 43 étaient toujours détenues au moment de la rédaction du présent rapport, comme l’a confirmé Yaya Kairaba Kaba, le procureur général de la ville de Kankan, dans le nord du pays.[109] Ils sont détenus à la prison de Kankan, dans la région de Haute-Guinée, où ils ont été transférés fin avril après avoir été inculpés de diverses infractions liées à la violence, notamment de vol, destruction de biens et meurtre. Leur procès n’a pas encore commencé.
Selon les familles, les avocats de la défense et des dirigeants du FNDC, sur les 43 personnes qui restent en détention, 39 sont des Guerzé ou appartiennent à des groupes ethniques qui leur sont affiliés, généralement appelés « forestiers » et considérés comme « autochtones » à la Guinée forestière.[110] Les dirigeants du FNDC ont accusé les autorités de faire porter des accusations plus graves aux détenus Guerzé, dont ils disent que le gouvernement les considère comme favorables à l’opposition, alors que les Malinké et les Konianké ont été libérés sans être poursuivis.
Un Guerzé de 29 ans arrêté le 22 mars par l’armée et emmené au camp militaire de Beyanzin a déclaré que même s’il y ait eu des Malinké parmi les personnes arrêtées, ces derniers ont été rapidement libérés :
J’ai été détenu dans une cellule de plus de 100 personnes. La majorité d’entre eux appartiennent à la communauté Guerzé. Il y avait aussi quelques Peuls et une dizaine de Malinké. Mais dans la nuit du 22 au 23 mars, les soldats sont venus chercher tous les Malinké pour les relâcher.[111]
Un dirigeant du FNDC a déclaré à Human Rights Watch :
Les chiffres sont clairs. Des gens ont été tués des deux côtés. Des biens appartenant aux deux communautés ont été ciblés. Comment se fait-il que les suspects ne viennent que d’un seul côté ? Pourquoi les accusations ne visaient-elles que les Guerzé, qui sont considérés comme nos partisans, et pourquoi personne n’est-il jugé dans l’autre communauté ?[112]
Au moment de l’écriture de ce rapport, le gouvernement n’avait pas fourni de réponse concernant l’allégation faite par des dirigeants du FNDC, qui ont accusé les autorités d’engager des poursuites judiciaires de manière plus agressive contre des membres de l’ethnie Guerzé et d’autres groupes ethniques considérés comme sympathisants des partis d’opposition.
Des avocats de la défense ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils ignoraient pourquoi les détenus avaient été transférés à Kankan, mais qu’ils pensaient que les autorités avaient décidé de ce transfert dans le but de réduire les tensions à Nzérékoré. Quatre membres de familles de détenus se sont plaints à Human Rights Watch du fait que leurs proches étaient détenus trop loin de chez eux, ce qui rendaient les visites difficiles et coûteuses. Kankan se trouve à 384 kilomètres et plus de 8 heures de route au nord de Nzérékoré.
Une femme de 48 ans dont le fils, un mécanicien de 27 ans, est actuellement détenu à la prison de Kankan, a déclaré :
Je suis frustrée parce que je ne peux même pas rendre visite à mon fils. Kankan, c’est loin de Nzérékoré, et je ne peux pas y aller car le transport coûte trop cher. C’est environ 500 000 francs [51 dollars] aller-retour. Et il faut ajouter le coût de l’hébergement. Je ne peux tout simplement pas me
le permettre.[113]
L’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (les Règles Nelson Mandela) dispose que « les détenus doivent être placés, dans la mesure du possible, dans des prisons situées près de leur domicile ou de leur lieu de réinsertion sociale ».[114]
IV. Le besoin de justice et d’établissement des responsabilités
L’ampleur de la violence à Nzérékoré et son impact dévastateur sur les personnes blessées, ayant perdu des membres de leurs familles, ou dont les moyens d’existence ou biens ont été détruits, montrent qu’il est vital pour les autorités guinéennes de revoir rapidement et en profondeur l’état d’avancement et les conclusions des enquêtes en cours sur les violences. Elles peuvent le faire notamment en élargissant la portée de ces enquêtes, et en engageant des poursuites pénales contre toutes les personnes impliquées. Il est aussi essentiel que les enquêtes visent toutes les personnes impliquées dans les violences, quelle que soit leur appartenance ethnique ou politique, et qu’elles appartiennent ou non aux forces de sécurité.
Le gouvernement a déclaré qu’une commission d’enquête avait été créée sous la supervision du procureur du tribunal de première instance de Nzérékoré afin d’identifier, arrêter et poursuivre les auteurs de violences. Cependant, le gouvernement n’a pas encore indiqué si la commission d’enquête avait abouti à l’arrestation ou à la poursuite de quiconque pour son rôle dans les violences.
Sur les 56 victimes et proches des victimes de violences interrogés par Human Rights Watch, trois seulement ont déclaré avoir formellement déposé plainte : une auprès de la police, une auprès de la gendarmerie et l’autre auprès du tribunal de première instance de Nzérékoré. Cependant, toutes ont signalé qu’il n’y avait eu aucun progrès à ce jour.
L’une de ces personnes, un homme de 66 ans dont les trois maisons du quartier de Bellevue ont été incendiées le 22 mars, a déclaré à Human Rights Watch : « J’ai déposé une plainte auprès du procureur de la République du tribunal de première instance de Nzérékoré le 17 avril. Le juge d’instruction m’a promis de suivre mon dossier. Mais il ne s’est rien passé jusqu’à présent ».[115]
Dans tous les autres cas, les victimes ont déclaré ne pas avoir signalé les crimes à la police, ni à aucune autre autorité. Certains ont dit craindre des représailles de la part des auteurs, ou des forces de sécurité et des autorités guinéennes. « Pour porter plainte, il faut vivre dans un État de droit », a déclaré l’assistant d’un pasteur dont l’église a été attaquée et endommagée les 22 et 23 mars. « Ce n’est pas le cas de la Guinée. Quand on signale un crime, il n’y a pas de suivi. Pire encore, on risque d’en subir les conséquences. Nous vivons dans la peur. Les autorités peuvent exercer des représailles à votre encontre ».[116]
D’autres ont affirmé qu’ils n’avaient pas les moyens financiers pour déposer plainte. Un homme de 48 ans dont la boutique dans le quartier de Bellevue a été incendiée lors des violences du 22 mars a déclaré :
Si vous voulez officiellement déposer une plainte, il vous faut de l’argent. Il faut payer les huissiers de justice pour qu’ils fassent un état des lieux des dommages avant de vous rendre au poste de police. C’est très cher et tout le monde n’en a pas les moyens. Moi, je ne peux pas.[117]
L’autre raison invoquée pour ne pas contacter la police ni d’autres autorités compétentes était la perception que les autorités « ne feraient rien » ou que « le système ne fonctionne pas ». Un homme de 43 ans dont la maison a été incendiée le 22 mars dans le quartier de Bellevue a déclaré :
Je n’ai rien signalé aux gendarmes ou à la police parce que ça ne mènera à rien. La plainte ne sera pas suivie d’effets. En 2013, ma maison a été incendiée dans des circonstances similaires et les autorités n’ont pris aucune mesure.[118]
Un avocat guinéen, spécialiste des droits humains, a déclaré qu’« il y a eu peu voire pas de justice pour des crimes similaires par le passé. La violence intercommunautaire est un phénomène récurrent à Nzérékoré : il y en a eu en 2009 et en 2013, mais les mesures prises par les autorités pour traduire les auteurs en justice sont restées limitées. C’est pourquoi nous continuons à assister à ce type de conflits. L’impunité alimente la haine et amplifie la violence ».[119]
Human Rights Watch s’est aussi entretenu avec un homme de 43 ans dont le domicile a été incendié le 22 mars à Bellevue, en même temps que celui de son père. Il a déclaré qu’il n’avait pas porté plainte, parce qu’il était convaincu que les autorités prendraient des mesures afin de retrouver les responsables et le dédommager de ses pertes. Il a déclaré : « Les autorités ont envoyé une commission pour évaluer les dommages causés aux deux maisons. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas déposé de plainte. Les autorités ont promis de nous indemniser. Nous attendons. En 2013, la maison de mon père avait été incendiée dans des circonstances similaires lors d’incidents graves de violence intercommunautaire et les autorités nous ont donné les moyens de la reconstruire ».[120]
La Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies, stipule que les victimes de crimes « ont droit à l’accès aux instances judiciaires et à une réparation rapide du préjudice qu’elles ont subi, comme prévu par la législation nationale ».[121] Les victimes d’actes criminels doivent être informées « des dates et du déroulement des procédures et de l’issue de leurs affaires ». En outre, les principes des Nations Unies stipulent que les auteurs d’actes criminels doivent « réparer équitablement le préjudice causé aux victimes, à leur famille ou aux personnes à leur charge ».[122] Lorsqu’il n’est pas possible d’obtenir une indemnisation auprès du délinquant, « les États doivent s’efforcer d’assurer une indemnisation financière » aux « victimes qui ont subi un préjudice corporel ou une atteinte importante à leur intégrité physique ou mentale par suite d’actes criminels graves ».[123]
Étant donné la méfiance généralisée qui existe à l’endroit du système judiciaire, les autorités devraient encourager publiquement les victimes à se présenter pour déposer plainte et leur assurer que ces plaintes seront traitées de manière équitable et impartiale.
Les autorités devraient envisager la mise en place d’un programme d’indemnisation des victimes de violences électorales et intercommunautaires et veiller à ce qu’une indemnisation soit offerte aux victimes de manière transparente, quelle que soit leur appartenance ethnique.
Les autorités devraient, au moyen de messages publics, informer régulièrement les leaders communautaires, les victimes et les familles des victimes de l’état d’avancement des enquêtes en cours et des mesures prises pour que les individus responsables de la violence, ainsi que les membres des forces de sécurité responsables de violations des droits humains, répondent de leurs actes.
Remerciements
Ce rapport a été rédigé par Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur l’Afrique à Human Rights Watch, qui a effectué les recherches sur ce thème. Jim Wormington, chercheur senior, a supervisé les recherches, édité le rapport et en a rédigé des parties. Le rapport a été révisé par Mausi Segun, Directrice exécutive de la division Afrique ; Samer Muscati, Directeur adjoint de la division Droits des personnes handicapées ; Skye Wheeler, chercheuse sur les situations d’urgence à la division Droits des femmes ; Bede Sheppard, Directeur adjoint de la division Droits des enfants ; Clive Baldwin, conseiller juridique senior auprès du bureau des Affaires juridiques et politiques ; et Babatunde Olugboji, Directeur adjoint au bureau des Programmes. Ce rapport a également bénéficié des remarques éditoriales de Morgan Hollie, collaboratrice senior au sein de la division Afrique, de Birgit Schwarz, responsable de la communication, et de David Barry.
La traduction française du rapport a été réalisée par David Boratav, traducteur indépendant, et relue par Ilaria Allegrozzi, Jean-Sébastien Sépulchre, chargé de programmes au sein de la division Afrique, ainsi que par Peter Huvos, éditeur du site Web français. Janna Kyllastinen, productrice senior et Ifé Fatunase, directrice du département Multimedia, ont créé la vidéo qui accompagne ce rapport. Laetitia Bader, directrice pour la Corne de l’Afrique, a prêté sa voix à la vidéo.
Josh Lyons, directeur des analyses géospatiales, Carolina Jordá Álvarez, analyste géospatiale et Gaby Ivens, responsables des recherches « open source » auprès de Digital Investigations Lab, ont analysé les images satellite utilisées pour le rapport et des séquences vidéo.
Nous remercions également Hélène Zogbelemou, activiste des droits humains à Nzérékoré, et Kolignan Guilavogui, vidéographe dans la même ville, ainsi que Mohamed Barry, activiste de la société civile à Conakry, pour leur travail, aide et soutien.
Nous remercions enfin tout particulièrement les personnes que nous avons interrogées pour réaliser ce rapport, et qui nous ont accordé du temps et confié leurs récits.