Résumé
La décision du président Pierre Nkurunziza en 2015 de briguer un troisième mandat controversé et sa réélection ont plongé le Burundi dans une crise politique, humanitaire et des droits humains prolongée, qui a eu des répercussions négatives sur l’économie. Pour aider à financer les élections de 2020, le gouvernement—dominé par le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD)—et des membres de la ligue des jeunes du parti, les Imbonerakure, ont orchestré une campagne nationale pour recueillir des contributions « volontaires » auprès de la population.
Conformément à une ordonnance du gouvernement publiée en décembre 2017, les contributions devaient être collectées de différentes façons, notamment par des dons volontaires de 2 000 francs burundais (1.08 USD) par ménage et 1 000 francs burundais (0.54 USD) par étudiant en âge de voter, et par un prélèvement direct sur les salaires des employés du secteur public et des fonctionnaires pendant deux ans. Entre décembre 2017 et juillet 2019, date à laquelle le président a annoncé la suspension des collectes de contributions pour les élections, les autorités administratives locales et les membres des Imbonerakure ont collecté des « dons » auprès de la population dans le pays.
Les Imbonerakure, qui sont craints par la population pour leur brutalité et leur cruauté, sont largement décrits comme ayant plus de pouvoir que la police locale. Ce rapport documente la manière dont ils ont imposé arbitrairement et parfois brutalement le paiement de contributions financières et en nature aux élections. La responsabilité du gouvernement pour les actes répréhensibles des Imbonerakure a été établie par la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi dans des cas où les Imbonerakure ont agi sous la direction d’agents de l’État. Dans la plupart des cas, ils n’ont pas été tenus pour responsables des abus commis lors de la collecte des contributions.
Les Imbonerakure collaborent souvent avec les autorités administratives locales, la police et les services de renseignements. En vertu de la législation burundaise, les autorités administratives représentent l’État au niveau local.
Ce rapport se concentre sur les abus commis entre décembre 2017 et juillet 2019 dans 13 des 18 provinces du pays, afin d’évaluer dans quelle mesure la politique a été abusive et mise en œuvre arbitrairement, sur la base d’entretiens avec des réfugiés dans les pays voisins qui ont fui ces provinces et d’entretiens téléphoniques avec des personnes résidant au Burundi pendant la période couverte par les recherches.
Les recherches de Human Rights Watch ont révélé que les contributions étaient collectées de force auprès de personnes qui ont souvent payé plusieurs fois, plus que le montant officiel, ou qui n’ont pas obtenu de reçu, contrairement aux dispositions de l’ordonnance du gouvernement. Les membres des Imbonerakure et les autorités gouvernementales locales ont souvent recouru à la violence et à l’intimidation, ont restreint les mouvements, l’accès aux services publics et battu ceux qui refusaient d’obtempérer. De plus, le processus de collecte de ces contributions n’était pas transparent et, d’après les informations dont dispose Human Rights Watch, le gouvernement n’a pas publié sur les montants qui ont été perçus ni sur la manière dont les fonds ont été ou seront utilisés.
Human Rights Watch s’est entretenu avec 51 personnes qui ont rapporté qu’après que le président a annoncé le plan de contributions aux élections en décembre 2017, les membres des Imbonerakure ont dressé des barrages routiers, empêché les personnes de passer lorsqu’elles ne pouvaient pas présenter une preuve de paiement ou ont même détenu illégalement certains individus. De nombreux agriculteurs ont raconté à Human Rights Watch que les membres des Imbonerakure ont souvent volé des marchandises et des outils de travail, comme des machettes ou des houes, ont extorqué de l’argent et ont battu des personnes sur ces barrages routiers.
Vingt-sept personnes de huit provinces ont déclaré que des membres des Imbonerakure bloquaient régulièrement l’accès aux marchés pour contraindre les personnes à montrer leurs reçus ou à payer, et sept personnes de six provinces ont indiqué que les membres des Imbonerakure bloquaient également l’accès aux pompes à eau. Seize personnes de neuf provinces ont rapporté que les employés gouvernementaux locaux ont restreint l’accès aux services administratifs, comme l’enregistrement des naissances, des mariages et des décès, afin de contraindre les personnes à payer. Les témoins et les victimes ont raconté que les membres des Imbonerakure étaient parfois accompagnés par des autorités locales, des représentants locaux du CNDD-FDD ou des agents de police.
La pratique est devenue généralisée, et dans d’autres cas, vingt personnes interrogées ont déclaré que des membres des Imbonerakure ou des travailleurs du domaine de la santé vérifiaient les reçus des élections dans les établissements de santé et refoulaient ceux qui ne pouvaient pas prouver qu’ils avaient payé. Une dizaine d’étudiants, d’enseignants et de parents ont aussi expliqué que des directeurs d’école ont ordonné aux professeurs d’interdire l’accès aux cours aux étudiants en âge de voter qui n’avaient pas payé.
Les membres des Imbonerakure n’ont aucune autorité légale pour effectuer des tâches administratives, y compris la collecte de taxes ou les activités d’application de la loi. Plusieurs personnes, en particulier des propriétaires de boutiques et des commerçants, ont rapporté avoir payé jusqu’à 25 fois le montant officiel aux membres des Imbonerakure mais n’avoir obtenu qu’un reçu pour 2 000 francs burundais (1,08 USD). Certaines des personnes interrogées ont expliqué qu’elles n’avaient pas eu de reçu pour la totalité ou une partie de l’argent qu’elles avaient donné, alors que d’autres ont dû faire plusieurs contributions, parfois dans un même mois.
Ce rapport documente également comment, depuis le début de l’année 2018, les membres des Imbonerakure, visiblement enhardis par leur rôle de collecteurs de contributions, ont intimidé, menacé et battu des personnes pour les forcer à donner de la nourriture, du bétail et de l’argent au CNDD-FDD et à participer à la construction de permanences locales pour le parti au pouvoir.
Human Rights Watch s’est entretenu avec trente-huit personnes de neuf provinces qui ont indiqué qu’elles ont été contraintes, par des menaces, à fournir de la nourriture à des membres des Imbonerakure. Quatorze personnes dans les provinces de Muyinga, Cankuzo et Kirundo, qui sont touchées par une grave insécurité alimentaire et dont les habitants passent parfois une journée entière sans manger, ont raconté que des membres des Imbonerakure étaient présents dans les centres de distribution de vivres gérés par des organisations humanitaires et avaient battu et empêché la population d’accéder aux denrées alimentaires et leur avaient pris de force des vivres.
De plus, les membres des Imbonerakure ont contraint des dizaines de personnes à participer à la construction de permanences locales pour le parti au pouvoir et le gouvernement et à donner de l’argent au parti au pouvoir. Le refus d’obtempérer entraînait des amendes, des menaces et des passages à tabac. De nombreuses personnes interrogées ont expliqué à Human Rights Watch qu’elles étaient traitées d’« igipinga » (expression kirundi péjorative pour désigner toute personne qui ne soutient pas le parti au pouvoir) en cas de désobéissance. Même si certaines des personnes interrogées qui étaient qualifiées d’igipinga étaient membres de partis d’opposition, beaucoup ont précisé qu’elles ne voulaient tout simplement pas se mêler de politique, mais que les autorités et des membres des Imbonerakure interprétaient leur refus de contribuer comme un soutien à l’opposition.
D’après l’organisation de la société civile Ligue Iteka, depuis que la crise politique a éclaté en 2015, les forces de sécurité et les membres des Imbonerakure ont tué, violé, battu, détenu, menacé et harcelé des milliers de personnes au Burundi. Dans certains cas, le simple fait de ne pas appartenir au parti au pouvoir était suffisant pour créer une suspicion et provoquer une réponse violente de la part des membres des Imbonerakure et des forces de sécurité.
Dans un rapport présenté au Conseil des droits de l’homme de l’ONU en septembre 2018, la Commission d’enquête a conclu que les contributions étaient établies « en dehors de la loi » et qu’elles avaient, dans un certain nombre de cas, été collectées de force par les membres des Imbonerakure. Le présent rapport fait écho à de nombreuses conclusions de la Commission qui n’a pas été autorisée à travailler au Burundi depuis qu’elle a été instaurée en septembre 2016 pour enquêter sur les violations des droits humains et abus commis au Burundi depuis avril 2015, y compris pour déterminer si et dans quelle mesure ils peuvent constituer des crimes internationaux.
Dans son rapport de septembre 2019, la Commission a souligné que le contrôle des Imbonerakure sur la population s’est ancré de plus en plus dans les zones rurales et qu’ils y commettent des abus et cherchent « à contrôler la population [...] et contraindre son allégeance au CNDD-FDD ». Elle a aussi conclu que « la construction de permanences locales du parti CNDD-FDD » par des personnes qui y ont été contraintes, sous peine de sanctions financières, « s’apparente à du travail forcé ».
Les recherches de Human Rights Watch ont montré que le rôle des Imbonerakure en tant que collecteurs et contrôleurs des contributions a renforcé leur mainmise sur de nombreux aspects différents de la vie des Burundais. Le degré d’implication avec lequel des individus paient la contribution aux élections, assistent aux rassemblements du parti au pouvoir ou prennent part à la construction de permanences du parti est devenu une mesure de leur allégeance au CNDD-FDD. Un enseignant de la province de Muramvya a dit : « Nous ne devons pas payer uniquement la contribution qui est prélevée à la source, nous devons aussi payer la contribution par ménage. Un jour, les Imbonerakure pourraient se réveiller et décider que vous allez payer pour un nouveau bâtiment du parti, même si vous n’êtes pas membre du parti, ou que vous allez payer pour une célébration qu’ils organisent, ou pour construire un stade ou une école. Nous devons contribuer pour tout. »
Les agriculteurs se déplaçant pour vendre leurs produits ont dit devoir montrer leurs reçus et donner une partie de leurs marchandises aux membres des Imbonerakure qui tenaient les barrages. « Des barrages routiers ont été installés partout dans ma commune. Les Imbonerakure demandent à tous ceux qui vont en ville pour acheter des produits de leur donner un dixième de ce qu’ils ont acheté. Si un vendeur refuse de donner une part de ses marchandises, il ne peut pas revenir », a raconté une personne interrogée à Human Rights Watch.
D’après la Banque mondiale, le Burundi est l’un des pays les plus pauvres au monde et, depuis longtemps, il dépend fortement de l’aide étrangère. Un responsable du parti au pouvoir a dit à Human Rights Watch que l’idée de financer les élections par des contributions était une réponse à la réduction significative de l’aide budgétaire par bon nombre des partenaires étrangers du Burundi, suite à des violations des droits généralisées, précipitées par la décision du président de briguer un troisième mandat en 2015. Le gouvernement a annoncé en mai 2019 qu’il financerait 85 pour cent de son budget avec les revenus nationaux.
Les contributions aux élections, combinées à l’extorsion associée et aux autres abus commis par les membres des Imbonerakure et les autorités locales, ont eu un impact significatif sur la vie de nombreux Burundais, alors que plus de 70 pour cent des 11 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Bien que le président Nkurunziza ait annoncé qu’il ne se présentera pas comme candidat, il est probable que les tensions continueront à s’intensifier à l’approche des élections présidentielles et législatives de mai 2020. De nombreux Burundais suspectés d’appartenir à l’opposition ont été arrêtés arbitrairement, battus et tués, ou ont été victimes de disparitions forcées.
Le 1er juillet 2019, fête de l’indépendance du Burundi, le président Pierre Nkurunziza a annoncé que l’objectif de la levée de fonds pour les élections avait presque été atteint et que les Burundais pouvaient arrêter de contribuer, bien que les contributions volontaires étaient toujours acceptées. Il n’a pas mentionné le montant collecté jusque-là ni comment ces sommes d’argent seraient gérées. Cependant, Human Rights Watch a constaté que même après l’annonce du président, les contributions pour les élections étaient toujours collectées, bien qu’à une moindre échelle, tandis que d’autres « dons » au parti au pouvoir et à d’autres projets locaux continuaient.
La décision du gouvernement de mettre en œuvre la loi de 2017 sur les organisations non gouvernementales (ONG) étrangères, exigeant notamment qu’elles fournissent des informations sur l’origine ethnique de leurs personnels locaux, a présenté un défi énorme. De nombreuses organisations étrangères ont été suspendues en octobre 2018 et ont dû soumettre une nouvelle demande d’enregistrement et, en mars 2019, seules 93 ONG sur environ 130 avaient vu leur enregistrement renouvelé. Handicap International, qui était intervenu dans les domaines de la santé, la réadaptation, l’éducation, la protection et l’intégration socio-économique depuis 1992, a fermé ses bureaux en janvier 2019.
Le Burundi n’a pas pris de mesures raisonnables pour protéger ses citoyens et n’a pas rempli son obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour empêcher les abus commis par les membres des Imbonerakure et les agents de l’État et pour poursuivre les auteurs de ces abus en justice. Le gouvernement du Burundi devrait prendre des mesures rapides pour mettre fin à la collecte abusive et forcée par les Imbonerakure de contributions financières et en nature, ainsi qu’au travail forcé.
Les autorités devraient s’assurer que tous les Burundais, y compris les plus vulnérables, aient accès à une aide humanitaire vitale et que l’accès aux services publics comme les marchés ne soit pas refusé sur la base d’allégeances politiques réelles ou supposées des personnes et de leurs contributions aux élections. Le gouvernement devrait traduire en justice les personnes vraisemblablement impliquées dans des violations des droits à la vie, à la sécurité, à l’alimentation, aux déplacements, à la propriété et à l’absence de discrimination politique, ainsi que du droit à ne pas faire l’objet de mauvais traitements, y compris les autorités locales, ainsi que les membres de la police et des Imbonerakure.
L’Union africaine devrait augmenter la surveillance à l’approche des élections de 2020, y compris en poussant pour le déploiement total de ses observateurs des droits humains et s’assurant de leur accès sans restriction pour mener leur mandat dans le pays. L’Union européenne et les États-Unis devraient accroitre les sanctions existantes pour cibler des personnes plus haut placées dans la chaîne de commandement, notamment tout leader des Imbonerakure responsable des graves violations des droits humains continues. Le Conseil de sécurité de l’ONU devrait aussi imposer des sanctions ciblées, dont des interdictions de voyager et un gel des avoirs, à l’encontre des individus responsables des graves violations des droits humains persistantes au Burundi. Le Conseil de sécurité devrait demander à la Commission d’enquête de présenter un exposé sur la situation des droits humains au Burundi.
Recommandations
Au gouvernement du Burundi
- Indiquer aux forces de sécurité, aux administrateurs locaux et aux Imbonerakure d’arrêter l’extorsion, les passages à tabac, les arrestations arbitraires, les menaces, le harcèlement ou d’autres types d’abus, y compris dans les collectes de contributions. Toute personne soupçonnée de perpétrer ou d’ordonner des abus devrait être traduite en justice ;
- Ordonner aux Imbonerakure et aux autorités de démanteler les barrages routiers non autorisés et de cesser de collecter des contributions pour les élections et des contributions pour le parti au pouvoir, afin d’atténuer la souffrance d’une population déjà appauvrie ;
- Ordonner à tous les représentants du gouvernement de cesser d’exiger une preuve de paiement pour accéder aux services de l’État et d’arrêter de restreindre illégalement l’accès aux services publics ;
- Émettre des instructions claires pour qu’aucun individu ne soit empêché d’accéder aux services publics, tels que les soins de santé, l’alimentation, l’eau et l’éducation, sur la base de leur paiement d’une contribution aux élections ou politique ;
- Transmettre des instructions claires aux forces de sécurité, aux autorités locales et aux Imbonerakure sur le fait que les individus ne doivent pas faire l’objet d’attaques, d’intimidations ou de menaces en raison de leur affiliation politique réelle ou suspectée ;
- Rappeler à la police ses devoirs de garantir, de manière impartiale, la sécurité et la protection de tous les Burundais, indépendamment de leur affiliation politique ;
- Mettre fin à l’intimidation, au harcèlement et à l’arrestation arbitraire de journalistes, de défenseurs des droits humains et de membres de l’opposition ; permettre aux défenseurs des droits humains et aux journalistes de mener leurs missions légitimes d’enquêter et d’établir des rapports sur les abus des droits humains sans entrave ; et libérer immédiatement et sans conditions ceux détenus pour l’exercice de leurs droits fondamentaux ;
- Permettre aux acteurs humanitaires d’opérer de manière indépendante et de fournir une aide basée sur l’obligation de répondre aux besoins les plus urgents ;
- Permettre le déploiement total des observateurs des droits humains de l’Union africaine et leur donner un accès illimité pour mener leur mandat de surveillance dans le pays, y compris la possibilité de visiter les établissements de détention et d’assister aux procédures judiciaires ;
- Coopérer avec les mécanismes des Nations Unies, notamment la Commission d’enquête, leur permettre d’entrer dans le pays, et autoriser le déploiement de 228 agents de police de l’ONU, comme prévu par une résolution du Conseil de sécurité de juillet 2016 ;
- Reprendre la coopération et la collaboration avec le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH).
Aux leaders de tous les partis et groupes politiques
- Rappeler à leurs membres que les assassinats politiques et les autres atteintes aux droits humains perpétrés par leurs opposants ne peuvent en aucun cas justifier des représailles illégales ;
- Coopérer pleinement avec les autorités judiciaires qui enquêtent sur les assassinats politiques et les abus connexes, y compris en fournissant des informations pertinentes sur ces incidents.
Aux acteurs humanitaires
- Procéder à un examen approfondi, en insistant sur l’identification des problématiques de droits humains associées à la mise en place d’un projet et sur l’atténuation des risques qui en découlent ;
- Être transparents, établir des rapports réguliers et suffisamment détaillés sur les obstacles rencontrés pour la mise en œuvre complète des programmes voulus, notamment l’absence de permission pour accéder à des zones spécifiques, le détournement de l’aide, le manque de financements et la non-disponibilité de partenaires locaux qui respectent les normes de travail humanitaire.
Aux leaders africains et à l’Union africaine
- Accroître l’attention portée sur l’approche des élections de 2020, y compris en organisant une réunion sur le Burundi avec les dirigeants de la Communauté d’Afrique de l’Est et les garants de l’Accord d’Arusha ;
- Renforcer les efforts régionaux pour résoudre la crise politique et des droits humains au Burundi afin d’empêcher une nouvelle escalade de la violence qui pourrait avoir des conséquences pour la région, y compris en incitant le président Pierre Nkurunziza et son gouvernement à mettre fin immédiatement à la répression lors d’une visite de haut niveau des dirigeants régionaux et de l’Union africaine ;
- Indiquer clairement qu’il y aura des conséquences réelles si aucun progrès n’est fait pour mettre un terme à la répression généralisée ;
- Continuer d’exprimer leurs préoccupations sur les assassinats politiques et les autres abus au Burundi, notamment en utilisant tous les outils à la disposition du Conseil de paix et de sécurité pour soulever des cas spécifiques si nécessaire, et exhorter les autorités à prendre des mesures efficaces pour traduire les auteurs en justice et empêcher de nouveaux abus (comme recommandé plus haut) ;
- Déployer tous les observateurs des droits humains de l’Union africaine au Burundi et assurer qu’ils aient un accès sans restriction à travers le pays pour mener leur mandat de surveillance.
À la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples
- Demander l’accès pour mener une mission d’établissement des faits au Burundi, y compris pour le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires en Afrique, le Rapporteur spécial sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique et le Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits humains en Afrique, afin de déterminer l’état général des droits humains avant les élections de 2020 ; distribuer un rapport public sur la mission ;
- Soumettre la situation au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine ;
- Soumettre les cas à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.
À l’Union européenne
- Exhorter le Conseil de sécurité de l’ONU à imposer des sanctions ciblées, y compris des interdictions de voyager et un gel des avoirs, aux individus responsables des graves atteintes aux droits humains continues au Burundi ; en l’absence de progrès significatifs, étendre le régime actuel des sanctions ciblées à l’encontre de ces individus ;
- Continuer d’appliquer les mesures prises en vertu de l’Article 96 de l’Accord de partenariat entre les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique et l’Union européenne et ses États membres (Accord de partenariat ACP-UE) concernant la situation au Burundi, qui décrivent les étapes spécifiques que le gouvernement devrait prendre pour résoudre la situation des droits humains et qui pourraient permettre la reprise d’une coopération totale ;
- Surveiller et condamner publiquement les atteintes aux droits humains et abus, y compris les restrictions de la société civile, des médias et de l’opposition, notamment à l’approche des élections de 2020 ;
- Appeler le Burundi à permettre aux acteurs humanitaires d’opérer de manière indépendante et de fournir une aide basée sur l’obligation de répondre aux besoins les plus urgents ainsi que dans le but de protéger et de faire progresser les droits fondamentaux de tous les individus, y compris le droit à l’alimentation et à l’eau, sans discrimination et en totale transparence.
Au Conseil de sécurité de l’ONU
- Imposer des sanctions ciblées, dont des interdictions de voyager et un gel des avoirs, à l’encontre des individus responsables des graves violations des droits humains persistantes au Burundi ;
- Poursuivre la surveillance de la situation au Burundi, y compris en la maintenant à l’ordre du jour officiel du Conseil de sécurité et en tenant des réunions publiques régulières ; demander que le bureau de l’Envoyé spécial du Secrétaire général pour le Burundi communique des informations lors de ces réunions et que l’ONU publie des rapports écrits réguliers soulignant les incidents publics d’incitation à la haine et à la violence, comme stipulé par la résolution 2303 du Conseil de sécurité de l’ONU ;
- Demander à la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi d’informer le Conseil de sécurité des conclusions de ses enquêtes et des facteurs de risque liés aux élections de 2020 que la Commission d’enquête a identifié dans son rapport de septembre 2019.
Méthodologie
Basé sur des entretiens menés avec des victimes d’abus, des témoins, des familles de victimes, des membres de la société civile et des acteurs humanitaires, ce rapport documente la répression et les graves violations des droits humains commises par les membres des Imbonerakure, les forces de sécurité et les représentants locaux du gouvernement en lien avec la collecte de contributions dites « volontaires » entre décembre 2017 et juillet 2019. Entre janvier et août 2019, Human Rights Watch a interrogé 55 réfugiés burundais qui ont fui en République démocratique du Congo et en Ouganda et 28 Burundais et ressortissants étrangers résidant au Burundi à l’époque où ils ont été interrogés. Sur les 83 entretiens, 65 ont été menés avec des victimes d’abus liés aux contributions commis par les membres des Imbonerakure et les 18 autres ont fourni des informations générales sur la situation politique, des droits humains et humanitaire. Le rapport s’appuie aussi sur des recherches et des rapports précédents de Human Rights Watch sur le Burundi depuis le début de la crise en 2015.
Pour des raisons de sécurité, Human Rights Watch n’a pas demandé à accéder au Burundi pour effectuer ses recherches. Par conséquent, les chercheurs ont travaillé avec des partenaires burundais locaux et exilés afin d’identifier des victimes d’abus ayant récemment quitté le pays et des sources au Burundi. Les partenaires ont aidé Human Rights Watch à identifier les personnes interrogées afin que les chercheurs puissent s’entretenir avec un large éventail de personnes, venant de différentes régions du Burundi, sur des aspects liés à la façon dont les contributions aux élections ont été collectées dans leur commune.
Human Rights Watch a mené des entretiens avec des Burundais de 13 des 18 provinces du pays : Bubanza, Bujumbura Mairie, Bujumbura Rural, Cankuzo, Cibitoke, Gitega, Karuzi, Kirundo, Muramvya, Muyinga, Ngozi, Rumonge et Ruyigi.
Les recherches de Human Rights Watch en RD Congo et en Ouganda ont été principalement axées sur des individus qui ont fui le Burundi à la fin de l’année 2018 ou en 2019 pour se concentrer sur des personnes interrogées ayant vécu au Burundi à l’époque où les contributions étaient collectées. Les entretiens ont été menés en français et en kirundi, la langue la plus largement parlée au Burundi, avec une interprétation en français. L’interprétation a été assurée par le personnel de Human Rights Watch ou des partenaires de la société civile.
Human Rights Watch a aussi cherché à interroger des personnes issues de milieux socio-économiques différents, dont des étudiants, des enseignants, des propriétaires de boutiques, des commerçants, des chauffeurs et des chômeurs. Cependant, la majorité des personnes interrogées étaient des habitants de zones rurales se livrant à des activités agricoles.
Human Rights Watch n’a pas rémunéré les personnes interrogées. Nous avons uniquement fourni des fonds modestes à nos organisations partenaires afin de rembourser les coûts de transport de toutes les personnes interrogées qui se sont rendues dans des lieux centraux pour les entretiens. Nous avons aussi procuré de modestes indemnités de repas pour ceux qui ont passé plusieurs heures en transit pour participer aux entretiens. Nous avons obtenu le consentement informé de toutes les personnes interrogées, expliqué la manière dont Human Rights Watch utiliserait les informations qu’elles fourniraient et indiqué qu’elles pouvaient refuser de répondre aux questions ou mettre fin à l’entretien à tout moment.
Tous les entretiens ont été menés individuellement, en général sur des durées allant de 45 à 90 minutes, dans des lieux privés.
Human Rights Watch a communiqué des informations sur les abus récents, notamment les abus commis par les membres des Imbonerakure, avec le ministre des Relations Extérieures et de la Coopération Internationale, le ministre de l’Intérieur et de la Formation Patriotique, le ministre des Finances, du Budget et de la Privatisation, et le ministre de la Sécurité Publique, ainsi qu’à la secrétaire nationale chargée de l’information et de la communication du CNDD-FDD, en novembre 2019, et a sollicité des informations sur ces abus ainsi que l’avis du gouvernement mais, au moment de la publication du présent rapport, Human Rights Watch n’avait pas reçu de réponse.
En raison de la crainte de représailles contre les victimes et les témoins ou leurs proches au Burundi, nous avons supprimé les noms et autres informations permettant d’identifier les personnes interviewées.
Contexte
La décision du président Pierre Nkurunziza, en 2015, de briguer un troisième mandat controversé et son élection ultérieure ont plongé le pays dans une crise politique, économique, humanitaire et des droits humains prolongée, mettant en péril plus d’une décennie de progrès social et économique après la fin d’une guerre civile violente.[1] Déclenchée par l’assassinat en 1993 du président Melchior Ndadaye, premier président hutu démocratiquement élu du Burundi, une guerre civile brutale a opposé les membres des deux principales ethnies du pays, les Tutsis et les Hutus, et a fait des dizaines de milliers de morts.[2] Pendant la guerre, les groupes rebelles ont souvent collecté de force des contributions en nature et financières auprès de la population pour soutenir leurs efforts de guerre.[3]
La guerre civile s’est terminée avec l’Accord de paix d’Arusha et la transformation des derniers groupes rebelles en partis politiques.[4] Le CNDD-FDD, le principal groupe rebelle hutu, a conclu un cessez-le-feu avec d’autres groupes en 2003 puis a remporté les élections de 2005, conduisant au premier mandat présidentiel de Pierre Nkurunziza.[5] Les membres du groupe armé Forces nationales de libération (FNL) sont restés actifs dans le pays jusqu’à leur démobilisation en 2009 et la transformation du groupe en parti politique.
À l’approche des élections de 2010, le CNDD-FDD au pouvoir et les FNL ont rivalisé pour obtenir les voix de la majorité hutue du pays. Pour cela, les deux partis ont eu recours à la violence.[6] Des violations du code électoral ont été rapportées lors des élections communales de 2010 dans des zones isolées, entraînant un boycott par l’opposition pour les autres élections, dont le scrutin présidentiel, conférant au CNDD-FDD un monopole quasi total du pouvoir.
À la fin du mois d’avril 2015, des manifestations ont éclaté en réponse à l’annonce de Pierre Nkurunziza de se présenter à sa réélection et la police burundaise a fait usage d’une force excessive et a tiré sans distinction sur des dizaines de manifestants.[7] Après le coup d’État raté de mai 2015 par des responsables militaires, le gouvernement burundais a intensifié la répression contre les opposants présumés et a fait fermer la plupart des stations de radio indépendantes du pays.[8]
Pierre Nkurunziza a été déclaré vainqueur des élections présidentielles controversées de juillet 2015, dont il était le seul candidat en lice, la majorité des partis d’opposition ayant boycotté les élections. Le CNDD-FDD a rapidement consolidé sa mainmise sur le pouvoir, restreignant les activités des partis d’opposition et forçant de nombreux membres dirigeants à fuir en exil.[9]
Les violences se sont intensifiées dans la seconde moitié de 2015, avec des assassinats ciblés—y compris de figures du gouvernement et de l’opposition haut placées—des opérations de police meurtrières, des abus commis par des membres de la ligue des jeunes du parti au pouvoir et des attaques par des groupes d’opposition armés contre des membres des forces de sécurité et du parti au pouvoir.
Depuis lors, d’après les groupes de défense des droits humains et les Nations Unies, les forces de sécurité et les membres des Imbonerakure ont continué à tuer, violer, battre, détenir, menacer et harceler des milliers de personnes au Burundi. Dans certains cas, le simple fait de ne pas appartenir au CNDD-FDD au pouvoir est suffisant pour créer une suspicion et provoquer des violences.[10]
Alors que le troisième mandat de Pierre Nkurunziza était controversé, la Constitution lui interdisait clairement de se présenter à nouveau en 2020. Le président et son parti ont appelé à un référendum pour modifier la Constitution afin d’instaurer des mandats présidentiels d’une durée de sept ans, renouvelables une fois seulement, et de remettre à zéro les mandats déjà effectués. Cette modification pourrait prolonger ses fonctions présidentielles jusqu’en 2034, bien que Pierre Nkurunziza ait dit qu’il ne se présentera pas aux élections de 2020.[11]
Le référendum constitutionnel a eu lieu le 17 mai 2018 dans un contexte d’abus généralisés commis par les autorités locales, la police et les membres des Imbonerakure, sans conséquences pour les abus perpétrés.[12] Les amendements constitutionnels adoptés ultérieurement ont apporté à Pierre Nkurunziza la possibilité de briguer deux nouveaux mandats de sept ans, ont démantelé les arrangements de partage du pouvoir ethnique qui étaient fondamentaux dans l’Accord d’Arusha, et ont conféré plus de pouvoir au président.
Une campagne contre les personnes perçues comme s’opposant au parti au pouvoir s’est poursuivie après le référendum de 2018.[13] Les membres des Imbonerakure et les autorités locales continuent de faire pression sur les personnes pour qu’elles rejoignent le parti avant les élections présidentielles de 2020, notamment dans les zones rurales. Les membres de la ligue des jeunes et les administrateurs locaux ont répondu à l’enregistrement en février 2019 du nouveau parti du leader d’opposition de longue date Agathon Rwasa, le Congrès national pour la liberté (CNL), par plus de répression et d’abus généralisés, y compris des meurtres, des disparitions, des arrestations arbitraires, des passages à tabac et de l’intimidation, alors que les autorités fermaient les yeux.[14]
La plupart des principaux bailleurs de fonds ont répondu aux violations des droits généralisées en 2015 par une suspension du soutien budgétaire direct au Burundi, aggravant davantage la situation financière du pays. En conséquence, les flux d’aide étrangère qui représentaient auparavant 50 pour cent du budget ont diminué considérablement. Cependant, certains bailleurs de fonds ont maintenu l’aide humanitaire soit par un soutien direct au gouvernement, soit en finançant des organisations et agences d’aide apportant des services à la population.[15] La crise a fait grimper les prix du pétrole, des transports et des biens de consommation.[16]
En décembre 2017, le gouvernement a annoncé que les Burundais seraient invités à contribuer « volontairement » au financement des élections de 2020.[17] La Commission d’enquête des Nations Unies a indiqué que cette contribution a été instaurée « en dehors de la loi » et que « ces prélèvements, auxquels il faut ajouter des contributions diverses créées de manière ad hoc au niveau local, appauvrissent [la] population ».[18]
En mai 2019, le gouvernement a annoncé qu’il finançait plus de 85 pour cent de son budget avec les recettes nationales, dont les 33,2 milliards de francs burundais (18 millions de dollars) affectés aux élections.[19]
Lors d’entretiens avec Human Rights Watch, des représentants de plusieurs organisations humanitaires et d’ONG locales ont soulevé des préoccupations quant à la volonté du gouvernement de contrôler l’information sur les crises de sécurité alimentaire et de santé actuelles, les empêchant de mesurer la sévérité de la situation et d’y répondre de manière adéquate.[20]
Les défis économiques rencontrés par le Burundi sont antérieurs à la crise précipitée par la décision de Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat. Comptant parmi les pays les plus densément peuplés et les moins urbanisés d’Afrique, le Burundi a toujours fait face à des niveaux d’insécurité alimentaire inhabituellement élevés—actuellement le double de la moyenne observée en Afrique subsaharienne—avec plus de 70 pour cent de ses 11 millions d’habitants vivant de manière durable sous le seuil de pauvreté.[21] D’après le Programme alimentaire mondial, la prévalence de la malnutrition chronique au Burundi est l’une des plus élevée au monde et 56 pour cent des enfants présentent un retard de croissance.[22]
D’après la Banque mondiale, la consommation moyenne par habitant au Burundi est de 497 313 francs burundais (270 USD) par an, ce qui est inférieur au seuil de pauvreté de 636 510 francs burundais (345 USD) par an.[23] D’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU, en octobre 2019, 1,7 million de personnes au Burundi étaient touchées par l’insécurité alimentaire.[24] Les cas de malaria augmentent régulièrement et, entre janvier et novembre 2019, plus de 7,3 millions de cas—plus de la moitié de la population—et 2 800 morts ont été signalés. La plupart des districts de santé dans le pays ont dépassé le seuil épidémique, même si le gouvernement n’a pas encore déclaré d’épidémie au niveau des districts ou au niveau national.[25] Des épidémies de choléra ont été rapportées au cours de l’année 2019 dans les provinces de Rumonge, Cibitoke, Bujumbura Mairie et Bujumbura Rural,[26] et certains craignent de voir l’épidémie d’Ebola dans la République démocratique du Congo voisine se propager au Burundi.[27]
Le gouvernement du Burundi a continué à restreindre le cadre d’intervention pour les organisations internationales. Le 1er octobre 2018, les autorités ont suspendu les activités des ONG étrangères pendant trois mois pour les forcer à se réenregistrer, notamment en présentant une nouvelle documentation indiquant l’origine ethnique de leurs employés burundais.[28] De nombreuses organisations ont craint que ces informations exposent leur personnel à un risque de ciblage ethnique. Certaines organisations ont refusé de s’y conformer et ont quitté le pays. Handicap International, qui travaillait depuis 1992 sur la santé, la réadaptation, l’éducation, la protection et l’intégration socio-économique, a fermé son bureau en janvier 2019.[29]
En mars 2019, près de 93 ONG internationales sur environ 130 étaient réenregistrées, même s’il n’est pas clair dans quelle mesure elles se sont conformées aux exigences prévues par la loi.[30] Depuis, le gouvernement a créé une commission qui jouera un rôle de supervision dans le recrutement de personnel burundais par les ONG étrangères afin de veiller à la conformité aux quotas ethniques. De nombreux groupes de défense des droits humains indépendants ont aussi quitté le pays au cours des dernières années du fait de la répression.[31]
Depuis 2015, des centaines de milliers de Burundais ont fui le pays et d’après le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), au 31 octobre 2019, on dénombrait près de 326 000 réfugiés burundais dans les pays voisins.[32] Entre août 2017 et le 31 octobre 2019, environ 80 000 réfugiés sont rentrés au Burundi dans le cadre d’un programme de rapatriement volontaire soutenu par le HCR.[33]
En août 2019, la Tanzanie et le Burundi ont signé un accord stipulant qu’environ 180 000 réfugiés burundais en Tanzanie « doivent rentrer dans leur pays d’origine de façon volontaire ou non » d’ici le 31 décembre.[34] À l’époque, le HCR a signalé que des personnes continuaient à quitter le Burundi chaque mois et que les conditions dans le pays n’étaient « pas propices pour inciter aux retours ».[35] En septembre 2019, le Conseil des droits de l’homme a adopté une résolution exprimant une profonde inquiétude pour la situation des réfugiés burundais, soulignant la nécessité que les éventuels retours se déroulent dans la sécurité et la dignité, de manière volontaire et consensuelle.[36]
Entre août et octobre, les autorités tanzaniennes ont fait des déclarations publiques menaçantes, ont fermé un marché dans un camp de réfugiés et ont modifié à plusieurs reprises les exigences administratives pour les organisations d’aide intervenant dans les camps. Le 15 octobre, les autorités tanzaniennes ont contraint de manière illégale plus de 200 demandeurs d’asile non enregistrés à rentrer au Burundi en menaçant de leur retirer leur statut légal en Tanzanie.[37]
Bon nombre des personnes interrogées qui ont fui le pays depuis 2017 ont raconté à Human Rights Watch qu’elles avaient dû faire un choix entre fuir ou mourir. Elles ont parlé du fardeau financier croissant des contributions, des abus commis par les membres des Imbonerakure et de l’insécurité grandissante.
Par exemple, un enseignant de la province de Kirundo a expliqué l’impact financier significatif que les contributions avaient sur son revenu disponible :
D’abord, j’ai dû payer 2 000 francs (1,08 USD) aux Imbonerakure pour les élections. C’était obligatoire, même si vous n’en aviez pas les moyens. Sur mon salaire de 130 000 francs (70 USD) par mois, 5 000 francs (3 USD) sont retenus à la source. Mais je dois ensuite payer 60 000 francs (32 USD) en plus de ça au ministère de l’Éducation chaque année, et je n’ai pas de reçu pour ça.
Il a aussi dû donner de la nourriture et le directeur de l’école a ordonné la collecte d’une autre contribution de 5 000 francs pour le président, sans délivrer de reçu.[38]
Les ImbonerakureLes partis politiques au Burundi utilisent depuis longtemps des groupes de jeunes pour diverses fonctions. À la fin de l’année 2008, après son arrivée au pouvoir en 2005, le parti CNDD-FDD a mobilisé des jeunes dans tout le pays au sein de groupes quasi militaires, appelés les Imbonerakure (signifiant « ceux qui voient loin » en kirundi) pour démontrer la force du parti. Le CNDD-FDD a utilisé les Imbonerakure de 2009 jusqu’à la période électorale de 2010 pour intimider et harceler ses opposants politiques. Les membres des Imbonerakure se sont souvent livrés à des combats de rue avec les ailes de jeunes d’autres partis. Depuis les élections générales de 2010, le recours aux jeunes pour intimider et attaquer les opposants présumés du CNDD-FDD au niveau local s’est intensifié. Les membres des Imbonerakure ont systématiquement échappé à la justice. Dans de nombreux incidents documentés par Human Rights Watch depuis 2015, les membres des Imbonerakure, les services de renseignements et les forces de sécurité semblaient coopérer pour intimider et attaquer les opposants suspectés, ce qui indique un certain degré d’implication de l’État dans les actions des Imbonerakure.[39] La responsabilité du gouvernement pour les actes répréhensibles des Imbonerakure a été établie par la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi dans certains contextes : « lorsque leur comportement est reconnu et adopté par des agents étatiques,[40] lorsqu’ils agissent sur instruction ou directive de ces derniers,[41] ou sous leur “totale dépendance” ou leur “contrôle effectif” ».[42] Le niveau de coordination entre le gouvernement, les autorités locales et les membres des Imbonerakure pour collecter les contributions aux élections, y compris la délivrance de reçus émis par l’État ou la restriction de l’accès aux services publics, suggère qu’ils agissaient sous les ordres des autorités centrales. À la fin de l’année 2016, les rapports de meurtres, de torture et de passages à tabac commis par des membres des Imbonerakure ont augmenté, démontrant la persistance de l’impunité généralisée pour les membres du groupe et la réticence du gouvernement à traduire en justice ou à maîtriser le groupe. [43] À l’approche du référendum de mai 2018, les membres des Imbonerakure ont installé des barrages routiers de fortune dans plusieurs provinces, y compris Kirundo, Makamba, Muyinga, Muramvya, Ruyigi et Ngozi, où ils arrêtaient les passants et leur extorquaient de l’argent ou des objets de valeur, et les battaient parfois.[44] En 2019, Human Rights Watch a documenté des meurtres, des disparitions, des arrestations arbitraires et des passages à tabac de membres de l’opposition réels ou présumés par des membres des Imbonerakure. Les membres de leurs familles et les témoins étaient souvent convaincus que les meurtres étaient liés aux pressions exercées pour les obliger à rejoindre le parti au pouvoir.[45] Craints pour leur brutalité et leur cruauté, les Imbonerakure sont souvent décrits par les personnes interrogées comme ayant plus de pouvoir que les agents de police locaux. Les personnes interrogées ont souligné que le refus d’obéir à leurs ordres était susceptible de conduire à des passages à tabac, à une arrestation ou à la mort.[46] |
Répression continue
Alors que de la fin de la guerre civile jusqu’à la période menant aux élections de 2015, le gouvernement a toléré un certain degré de critiques, depuis 2015, l’espace laissé aux groupes de défense des droits et aux journalistes indépendants pour agir librement au Burundi a disparu petit à petit.
Depuis le début de l’année 2015, certains des principaux défenseurs des droits humains burundais ont été attaqués, les organisations ont fait face à des restrictions sévères ou ont été fermées, et la plupart des principaux activistes de la société civile et journalistes indépendants ont fui le pays pour leur sécurité.[47]
En juin 2019, le gouvernement a suspendu PARCEM, l’une des dernières organisations de défense des droits indépendantes du pays, l’accusant de ternir l’image du pays et de ses dirigeants. PARCEM avait été à l’origine de la campagne « Ukuri Ku Biduhanze » (« vérité sur les défis rencontrés par le pays »), qui cherchait à accroître la sensibilisation à des problématiques essentielles allant de la malaria à l’insécurité alimentaire.[48]
Les médias ont aussi fait l’objet de pressions croissantes. Le 22 octobre 2019, quatre journalistes et leur chauffeur ont été arrêtés alors qu’ils étaient en déplacement pour un reportage dans la province de Bubanza pour le journal Iwacu.[49] Le 26 octobre, ils ont été officiellement accusés de complicité dans l’atteinte à la sûreté de l’État, et leur détention a été prolongée le 31 octobre.[50] Le 20 octobre, le chauffeur a été libéré, mais au moment de la rédaction de ce rapport, les quatre journalistes étaient encore en détention.
En mars 2019, le Conseil national de la Communication (CNC) a renouvelé la suspension de Voice of America (VOA), imposée au départ en mai 2018, et a retiré sa licence d’exploitation à la British Broadcasting Corporation (BBC). Le CNC a officiellement interdit aux journalistes au Burundi de « fournir des informations directement ou indirectement qui pourraient être diffusées » par la BBC ou VOA.[51] En juillet 2019, la BBC a fermé son bureau à Bujumbura.[52] En juillet également, un ancien chef Imbonerakure a été nommé à la tête de la radiotélévision étatique, appelée RTNB (Radio Télévision nationale du Burundi), et de hauts responsables du gouvernement et des services de renseignements ont été placés au conseil d’administration de la radio d’État.[53]
Le Burundi a maintenu sa pratique de refus de coopérer avec la Commission d’enquête de l’ONU et n’a pas autorisé ses membres à accéder au pays depuis la création de la Commission en septembre 2016 afin d’enquêter sur les violations de droits humains et abus commis au Burundi depuis avril 2015. Le mandat de la Commission inclut d’examiner si et dans quelle mesure ces abus peuvent constituer des crimes internationaux. En 2019, le HCDH a fermé ses bureaux dans le pays à la suite d’une demande du gouvernement burundais.[54]
Dans son intervention orale de mars 2019, la Commission d’enquête a indiqué que les principaux auteurs présumés de violations et de crimes internationaux graves commis depuis 2015 n’ont pas été traduits en justice, qu’ils occupent toujours des postes à responsabilité au sein des forces de sécurité et de défense ou au sein des Imbonerakure, dont la collusion avec ces forces a été soulignée dans ses rapports précédents. Son rapport de septembre 2019 a conclu « à la persistance depuis mai 2018 de violations graves des droits de l’homme dont certaines constituent des crimes contre l’humanité ».[55] Les cibles, d’après le rapport, étaient notamment des partisans de l’opposition réels et supposés, ainsi que des Burundais qui étaient rentrés de l’étranger et des défenseurs des droits humains.
Avec la répression croissante et les exigences financières arbitraires, voire punitives, imposées à la population, les tensions politiques sont susceptibles de continuer à s’intensifier à l’approche des élections de mai 2020.
Collecte arbitraire et forcée des contributions aux élections
Contributions « volontaires » pour financer les élections de 2020
Dans un discours prononcé à Bugendana, dans la province de Gitega, le 12 décembre 2017, le président Pierre Nkurunziza a annoncé de nouvelles directives sur « la manière dont ces élections de 2020 seraient soutenues, conformément à l’esprit patriotique », mettant en garde tous ceux qui tenteraient de « désorienter » le projet.[56] Une ordonnance ministérielle conjointe datée du 11 décembre 2017 a exposé les modalités de collecte des contributions auprès de la population pour financer les élections de 2020.[57]
Dans l’ordonnance signée par les ministres de l’Intérieur et des Finances, trois catégories de contributeurs ont été prévues. Les foyers de citoyens non-salariés devaient contribuer à hauteur de 2 000 francs burundais (1,08 USD) via des collectes en personne, et les étudiants en âge de voter étaient censés payer 1 000 francs burundais (0,54 USD). Cette catégorie représente plus de 80 pour cent de la population. Une deuxième catégorie de fonctionnaires, de travailleurs du secteur public et d’autres employés du gouvernement voyait leur contribution déduite de leur salaire mensuel de janvier 2018 à janvier 2020. La troisième catégorie englobe toutes les personnes n’entrant pas dans les deux premières. Elle comprenait les propriétaires d’échoppe et les commerçants, le personnel des ONG, le personnel des coopératives[58] et les membres de la diaspora. Ceux-ci sont invités à faire des contributions volontaires en fonction de leur « sens du patriotisme ». L’ordonnance stipule que les fonds collectés doivent être payés en échange d’un reçu officiel et doivent être régulièrement transférés par les administrateurs locaux sur un compte bancaire de la Banque de la République du Burundi.[59] Elle ne donne pas spécifiquement aux Imbonerakure le pouvoir de collecter ces contributions.
Même si l’ordonnance ministérielle conjointe prévoyait le caractère volontaire des contributions de la première et la troisième catégories, Human Rights Watch s’est entretenu avec 65 agriculteurs, commerçants, chauffeurs de camions, de bus ou de motos, fonctionnaires, enseignants, infirmiers, étudiants et activistes de la société civile, qui ont indiqué ne pas avoir eu d’autre choix que de payer lorsque des membres des Imbonerakure et des administrateurs locaux sont venus demander l’argent. Cela incluait des personnes dont les contributions avaient déjà été retenues sur leurs salaires. Un agriculteur de la province de Muyinga a raconté à Human Rights Watch qu’il a fui le pays en mai 2019 après avoir été passé à tabac par des membres des Imbonerakure : « Les Imbonerakure nous ont demandé de l’argent et nous ont dit : “Si vous voulez vivre en paix, vous devez payer pour les élections” ».[60]
Dans un courrier daté de mars 2019 adressé aux gouverneurs des provinces[61] et au maire de Bujumbura, le ministre de l’Intérieur Pascal Barandagiye proposait une stratégie pour « collecter le maximum possible de contributions de la population pour les élections de 2020, notamment l’instauration d’un système de compétition intercommunale ».[62] Certaines personnes interrogées, en particulier celles travaillant dans le secteur public, ont fait référence à cette compétition intercommunale proposée par les ministres de l’Intérieur et des Finances pour inciter les gouverneurs à collecter le plus d’argent possible. Un professeur d’école de Bujumbura Mairie qui a quitté le pays en juin 2019 a expliqué :
Le directeur provincial pour l’éducation a demandé au directeur communal pour l’éducation de pouvoir consulter les listes de ceux qui ont donné de l’argent pour les élections en raison de la compétition qui a été annoncée entre les provinces. Nous devions payer, même si nous ne savions pas où allait l’argent. On nous a dit que si nous ne payions pas, nous serions considérés comme des putschistes ou des manifestants [depuis 2015].[63]
Les membres des Imbonerakure ont souvent collaboré avec les autorités administratives locales et les membres de la police. Conformément à la législation burundaise, les administrateurs au niveau communal représentent l’État au niveau local.[64]
Bien que l’ordonnance ministérielle conjointe spécifie clairement que les contributions devaient être collectées sur la base du volontariat, en pratique, Human Rights Watch a constaté que les membres des Imbonerakure et les autorités locales ont menacé, frappé et intimidé des personnes et ont restreint les déplacements et l’accès aux services de base, comme les marchés et les pompes à eau, afin de les obliger à contribuer. Parfois, les sommes payées étaient bien supérieures aux montants fixés dans l’ordonnance et les personnes interrogées ont souvent indiqué avoir payé plusieurs fois.
Ceux dont la contribution était déduite de leurs salaires ont expliqué qu’ils avaient aussi dû payer des contributions en espèces directement aux membres des Imbonerakure. Un enseignant de la province de Muramvya a dit :
Nous ne devons pas payer uniquement la contribution qui est prélevée à la source, nous devons aussi payer la contribution par foyer. Un jour, les Imbonerakure pourraient se réveiller et décider que vous allez payer pour un nouveau bâtiment du parti, même si vous n’êtes pas membre du parti, ou que vous allez payer pour une célébration qu’ils organisent, ou pour construire un stade ou une école. Nous devons contribuer pour tout.[65]
Les responsables gouvernementaux locaux ont aussi restreint l’accès aux services administratifs, comme l’enregistrement des naissances, des décès ou des mariages, pour ceux qui ne pouvaient pas prouver qu’ils avaient payé.
Le président a annoncé la suspension des contributions le 1er juillet 2019, expliquant que l’objectif avait presque été atteint, et une ordonnance a été signée le 8 août 2019 pour y mettre fin tout en indiquant que « les contributions volontaires sont maintenues ».[66] D’après les informations dont dispose Human Rights Watch, le gouvernement n’a pas donné de précisions sur la somme totale collectée et la manière dont elle sera dépensée.
Beaucoup de Burundais qui avaient récemment fui le pays et d’autres interviewés par téléphone ont confirmé qu’au-delà des contributions pour les élections, les membres des Imbonerakure semblaient avoir saisi l’occasion de l’ordonnance ministérielle conjointe pour faire des demandes supplémentaires auprès de nombreux Burundais. Certaines personnes interrogées ont indiqué que l’extorsion, les menaces et les passages à tabac par des membres des Imbonerakure ont considérablement augmenté après que la contribution aux élections a été annoncée. Depuis juillet 2019, Human Rights Watch reçoit des informations, y compris de responsables du parti au pouvoir, démontrant que les contributions pour les élections et le parti au pouvoir sont encore collectées dans plusieurs provinces. Certaines personnes interrogées ont raconté que des responsables du parti au pouvoir leur ont demandé de donner de l’argent au parti, ont obtenu des reçus avec le logo du parti au pouvoir ou ont eu pour instruction de déposer leur contribution sur un compte bancaire du parti au pouvoir. Les contributions aux projets de développement locaux, tels que les écoles ou les stades, ont continué d’être collectées de façon obligatoire depuis juillet.
Une source du CNDD-FDD impliquée dans les contributions pour les élections a expliqué à Human Rights Watch que la justification du projet était de montrer que le parti au pouvoir pouvait financer les élections sans utiliser l’argent des bailleurs de fonds et que la collecte était « volontairement opaque pour deux raisons : d’abord, si c’était une taxe ordinaire, l’argent serait envoyé au trésor au lieu d’être transféré sur un compte séparé. Ensuite, il n’y a pas de registres disponibles permettant un contrôle des autorités fiscales. »[67]
Ceux ayant des ressources limitées étaient particulièrement vulnérables avec cette politique et son application souvent brutale et arbitraire par les membres des Imbonerakure. Un agriculteur dont la maison était située dans la province de Kirundo, frappée par la sécheresse, a raconté à Human Rights Watch au téléphone : « Ils s’en fichent que vous soyez pauvres, ils viennent avec des battes et des gourdins. Nous savons que nous devons contribuer, donc même si nous n’avons pas d’argent, nos enfants restent le ventre vide pour qu’on paye. »[68]
« Si vous ne payez pas, vous êtes igipinga »
Presque toutes les personnes interrogées par Human Rights Watch pour ce rapport ont indiqué que les contributions étaient collectées par des membres de la ligue des jeunes du parti au pouvoir. Des membres des Imbonerakure, parfois accompagnés d’administrateurs locaux ou de représentants du parti au pouvoir, faisaient du porte-à-porte pour exiger le paiement, d’après les témoignages. Le fait qu’une personne contribue ou non, et si oui, à quelle hauteur, semble être devenu un moyen de jauger son soutien au parti au pouvoir. Ceux dont l’argent était déduit de leurs salaires, comme les enseignants, ont aussi expliqué qu’ils devaient faire des dons aux membres des Imbonerakure.
Quatre enseignants ont raconté à Human Rights Watch qu’un montant fixe était prélevé sur leurs salaires à la source. Un enseignant de 32 ans de la province de Ruyigi a déclaré à Human Rights Watch :
En tant qu’enseignant, pour les élections, j’avais 2 000 francs par mois pris sur mon salaire et je devais donner 5 000 francs au ministère de l’Éducation. J’ai aussi payé la contribution de mon frère parce qu’il a 18 ans. Le directeur de l’école a dit que c’était obligatoire et que si nous ne payions pas, nous serions considérés comme des dissidents ou des putschistes.[69]
Bon nombre des personnes interrogées ont indiqué à Human Rights Watch que si elles ne payaient pas, les autorités les considéreraient comme des partisans de l’opposition. De plus en plus, les personnes perçues comme appartenant à l’opposition ou simplement opposées au parti au pouvoir sont exposées à un risque d’abus. Un homme de 26 ans de la province de Ruyigi a raconté qu’il avait refusé de rejoindre les Imbonerakure à la fin de ses études. En mars 2019, la pression a atteint son paroxysme lorsque des membres de la ligue des jeunes l’ont arrêté, l’ont conduit dans les bureaux locaux du parti et l’ont battu pendant plusieurs heures avec des bâtons. « La première chose que les Imbonerakure ont demandée lorsqu’ils sont venus me chercher était mon reçu pour les élections. Comme je n’en avais pas, [ils m’ont emmené]. Mon père a dû venir payer 100 000 francs (54 USD) pour me libérer. »[70]
Une autre personne qui a fui Bujumbura en septembre 2018 a déclaré à Human Rights Watch que des membres des Imbonerakure ont commencé à venir à son domicile après le référendum de mai 2018 : « Ils venaient chaque jour pour voir ceux qui n’avaient pas payé. Ils m’ont aussi menacé parce que j’étais membre d’un parti d’opposition. »[71]
Certains qui étaient identifiés comme des membres de l’opposition ont dit qu’ils se sentaient particulièrement visés et payaient bien plus que le montant fixé. Un commerçant de Bujumbura a raconté : « Comme ils pensaient que j’étais membre de l’opposition, j’ai dû payer plus. Je devais payer 100 000 francs (54 USD) chaque mois. »[72] Un autre commerçant de la province de Kirundo a expliqué qu’il avait quitté le Burundi en avril 2019, en partie à cause de l’impact financer des contributions : « Je n’étais pas membre du parti au pouvoir, donc ils me demandaient en permanence des contributions pour les élections et le parti. J’ai fini par travailler à perte. »[73]
De nombreuses personnes interrogées ont aussi expliqué à Human Rights Watch qu’elles étaient surnommées « igipinga » (expression kirundi péjorative pour décrire une personne qui ne soutient pas le parti au pouvoir) si elles ne contribuaient pas. Même si certaines personnes interrogées qui ont été appelées par ce nom faisaient partie d’un parti d’opposition, beaucoup ont indiqué qu’elles ne voulaient tout simplement pas se mêler de politique, mais qu’en refusant de contribuer, elles étaient associées à l’opposition.
Extorsion généralisée et autres contributions
Menaces et violences
De nombreuses victimes d’abus ont décrit un processus opaque de collecte des contributions aux élections et un comportement de la part des Imbonerakure qui pourrait constituer de l’extorsion. La loi burundaise stipule clairement comment sont calculées les taxes locales et autorise les autorités fiscales spécifiques et, dans certains cas, les autorités locales, à les collecter.[74] Les Imbonerakure, en tant que ligue des jeunes du parti au pouvoir, n’ont pas autorité pour effectuer des activités officielles telles que la collecte de taxes ou de contributions.
Cependant, la plupart des personnes interrogées pour ce rapport ont déclaré que des membres des Imbonerakure, travaillant parfois avec des responsables du parti au pouvoir ou des administrateurs locaux, avaient collecté les contributions pour les élections en utilisant la menace et la force. Un professeur d’école de la province de Ruyigi qui a quitté le pays en juin 2019 a raconté : « Les Imbonerakure venaient nous demander de donner de l’argent, parfois ils disaient que c’était parce qu’ils avaient besoin de bière et de vêtements ».[75] Dans certains cas, les personnes ont mentionné ne pas avoir obtenu de reçu, bien qu’on leur ait dit qu’elles payaient pour les élections.
Plusieurs personnes, en particulier des propriétaires d’échoppes et des commerçants, ont rapporté qu’elles avaient payé des montants allant jusqu’à 25 fois le montant officiel aux Imbonerakure mais qu’elles n’avaient obtenu qu’un reçu pour 2 000 francs burundais. Un commerçant de Bujumbura a indiqué qu’il a fui en juin 2019 après avoir été battu par des membres des Imbonerakure et des forces de sécurité. Il a raconté à Human Rights Watch qu’il payait habituellement ses taxes à l’Office burundais des recettes. Il a ajouté : « Si vous ne payez pas pour les élections, vous ne pouvez même pas ouvrir votre boutique. J’ai donné 50 000 francs (27 USD), mais ils m’ont remis un reçu pour 2 000 francs. J’ai payé plusieurs fois. »[76]
Beaucoup de propriétaires d’échoppes et de commerçants ont indiqué qu’ils ont commencé à travailler à perte lorsque le nombre de contributions et les montants qu’ils devaient payer ont grandement augmenté après le référendum de 2018. Plusieurs demandeurs d’asile interrogés en juillet 2019 ont expliqué que les contributions étaient ce qui les avait finalement incités à quitter le pays.
Un commerçant de la province de Muyinga a raconté à Human Rights Watch qu’il a fui en mai 2019 en raison du fardeau financier et des problèmes de sécurité associés aux contributions :
Les Imbonerakure donnaient des reçus lorsque nous payions pour les élections. J’ai dû donner 60 000 francs (33 USD) d’un coup, mais le reçu que l’on m’a remis était pour 2 000 francs. Ils m’ont dit de ne dire à personne que j’avais payé plus. Mais maintenant, les autorités locales ont décidé de fixer de nouvelles contributions et les Imbonerakure viennent les collecter. Ils ne nous donnent pas la raison et vous ne pouvez pas leur poser de questions, sinon ils vous accusent de tentative de sabotage. Je suis parti parce que les contributions ruinaient mon activité. Je ne pouvais plus nourrir ma famille. Comme je ne voulais plus payer, j’avais peur de finir en prison.[77]
Un propriétaire d’échoppe de Bujumbura a livré un récit similaire, expliquant :
Avec les élections, les Imbonerakure venaient tout le temps, demandant 20 000 ou 30 000 francs (11 ou 16 USD) ou plus. Après qu’ils m’ont fourni un reçu pour les 2 000 francs officiels au début, ils ont arrêté de me donner des reçus. Donc parfois, vous payez plusieurs fois sur un mois parce que vous ne pouvez pas prouver que vous avez déjà payé. Lorsque je refusais, j’étais battu.[78]
Le manque de transparence sur la manière de collecter les contributions, ainsi que les nombreux récits d’extorsion et de vols par des membres des Imbonerakure démontrent une criminalité associée à la politique officielle. Du fait des intimidations, des menaces et des passages à tabac fréquents, les personnes ont indiqué que cela signifiait qu’elles n’avaient pas d’autre choix que de payer pour rester en sécurité.
Vivres, bétail et travail forcé
En 2018, après que les membres des Imbonerakure ont commencé à collecter les contributions pour les élections, ils se sont mis à augmenter les collectes de dons pour le parti au pouvoir, qui pouvaient être financiers et en nature.
Plus de 20 personnes interrogées ont expliqué à Human Rights Watch que des membres des Imbonerakure les ont forcées à donner de l’argent au parti au pouvoir, bien qu’elles n’en soient pas membres. Trente-huit autres ont déclaré qu’elles ont été contraintes de donner des vivres aux membres des Imbonerakure et aux administrateurs locaux, qui se rendaient chez eux. Ces contributions étaient collectées de manière irrégulière et incohérente, apparemment de façon arbitraire.
Parfois, les personnes ont précisé qu’un reçu leur avait été remis. Un commerçant et chauffeur de camion a raconté qu’il a dû donner 1 tonne de haricots sur les 3 tonnes qu’il venait juste d’acheter et qu’on lui a fourni un reçu du CNDD-FDD. Il a déclaré que la quantité qu’il a cédée équivalait à un million de francs burundais (540 USD). Certains agriculteurs ont indiqué que des membres des Imbonerakure leur ont demandé de donner du bétail, par exemple des chèvres et des vaches. Plusieurs agriculteurs ont ajouté qu’ils avaient remarqué une hausse du nombre de contributions en vivres exigées par les membres des Imbonerakure depuis 2018.
Un commerçant a expliqué que des membres des Imbonerakure allaient régulièrement de foyer en foyer pour collecter 1 à 5 kilogrammes de denrées non périssables : « Ils disent que c’est pour eux, parce qu’ils ne reçoivent pas de salaire et qu’ils travaillent jour et nuit pour garantir notre sécurité. Si nous ne pouvons pas donner, ils nous accusent de ne pas les soutenir et après, nos vies sont en danger. »[79]
Les personnes interrogées ont indiqué à Human Rights Watch que parfois les membres des Imbonerakure et les administrateurs locaux ont collecté de la nourriture auprès des foyers en disant que c’était pour aider les personnes pauvres et vulnérables dans les provinces touchées par l’insécurité alimentaire. Cependant, de nombreuses personnes dans des situations de vulnérabilité, dont des agriculteurs affectés par les sécheresses, ont expliqué qu’elles ont été obligées de donner de la nourriture.
Des individus travaillant dans l’agriculture ou le secteur informel dans les provinces de Kirundo, Muyinga, Cankuzo et Ruyigi, comptant parmi les provinces du pays actuellement touchées par une grave insécurité alimentaire, ont décrit à Human Rights Watch les contributions alimentaires imposées et les sacrifices qu’ils ont dû faire pour s’y conformer.
Une femme de la province de Kirundo a expliqué comment des administrateurs de la colline et des représentants du parti au pouvoir ont organisé une réunion pour annoncer les collectes en janvier 2019 :
Le samedi, les responsables locaux du CNDD-FDD ont organisé une réunion pour nous dire qu’ils allaient venir demander des vivres non périssables comme du sorgho, du riz et du maïs. Ceux qui peuvent payer de l’argent n’ont peut-être pas besoin de donner, ce sont les agriculteurs qui donnent les vivres. Puis le dimanche, [les Imbonerakure] sont passés de maison en maison pour demander des vivres. Ceux qui allaient au marché devaient donner aux Imbonerakure un dixième de leurs produits. Si vous ne donnez pas d’aliments, ils vous inscrivent sur une liste.[80]
Une autre femme de la même commune dans la province de Kirundo, qui a indiqué qu’elle était trop pauvre pour envoyer ses enfants à l’école, a aussi raconté que des membres des Imbonerakure venaient chez elle deux fois par mois pour prendre quelques kilogrammes de haricots.[81]
Pour les personnes vivant dans les provinces touchées par la sécheresse et par une grave insécurité alimentaire, cela représentait un véritable défi. Une femme de 22 ans de la province de Cankuzo a expliqué : « Les Imbonerakure venaient régulièrement à la maison pour demander 2 à 5 kilos de nourriture. C’était difficile, mais nous n’avions pas le choix. S’il le fallait, nous sautions des repas pour pouvoir donner. »[82]
Beaucoup d’autres ont affirmé qu’ils avaient eux aussi été forcés de donner des aliments, en différentes quantités et à divers intervalles. Une femme de la province de Cankuzo a dit : « Cela n’a pas d’importance que vous soyez veuf, handicapé ou vulnérable. Vous devez donner. »[83]
Un homme de la province de Ruyigi a expliqué : « Ils sont venus demander de la nourriture, entre 1 et 10 kilogrammes, et ont dit que c’était pour les personnes pauvres et vulnérables. Mais parfois, nous les voyions donner les aliments à nos voisins qui étaient [membres] du CNDD-FDD. »[84]
Parfois, les personnes interrogées ont décrit avoir été forcées de donner des aliments quand des représentants du gouvernement haut placés visitaient leur commune, ou pour les fêtes et célébrations nationales. Elles n’étaient pas payées pour les vivres fournis et il y avait peu d’informations sur leur destination ou sur les bénéficiaires.
Construction de permanences locales du parti au pouvoir
Vingt-deux personnes interrogées dans dix provinces différentes ont dit à Human Rights Watch que des membres des Imbonerakure les ont forcées à contribuer de l’argent et à participer à la construction de permanences locales du CNDD-FDD. Le droit international interdit le travail ou le service forcé dans le cadre d’une mobilisation ou à des fins de développement économique, et interdit aux autorités qui n’exercent pas de fonctions administratives d’avoir recours au travail forcé ou obligatoire.[85] Les Imbonerakure ne sont pas autorisés à exercer des fonctions administratives ; leur rôle principal consiste plutôt à mobiliser le soutien au parti au pouvoir.
Une femme de 25 ans dans la province de Rumonge a raconté :
Les Imbonerakure nous [ont demandé] de transporter des pierres et du gravier. Si vous refusez, ils vous frappent ou vous font payer une amende de 10 000 francs (5 USD). Un jour en janvier, mon père m’a dit de ne pas y aller parce qu’il avait besoin de mon aide. Ils l’ont arrêté alors qu’il revenait de l’église et l’ont frappé à la tête et au dos. Ils ont dit qu’il devait payer parce que j’avais refusé de rejoindre le parti au pouvoir.[86]
Un autre homme dans la même commune a expliqué qu’il avait construit un nouveau bureau pour l’administrateur de la colline et qu’ils construiraient bientôt un bureau pour l’administrateur de la zone. Il a ajouté : « La population a payé pour cela et a fabriqué les briques. Nous avons produit plus de 30 000 briques. Cela a pris un an environ. Les Imbonerakure ont forcé tout le monde à participer, même les femmes et les enfants. »[87]
Un homme avec un handicap physique a raconté que les personnes âgées, les enfants ou les personnes handicapées n’étaient pas épargnés : « J’ai dû payer 5 000 francs (2,7 USD) par mois pour le nouveau bâtiment du parti au pouvoir. Chaque samedi, je devais aller aider à la construction. Si vous n’y allez pas, les Imbonerakure vous font payer le double. Si vous ne pouvez pas payer, ils vous mettent en prison. »[88]
La plupart des personnes interviewées ont expliqué qu’elles avaient trop peur pour refuser de participer. Un homme qui a fui la province de Muyinga en mai 2019 a indiqué que sa situation en termes de sécurité s’est dégradée après qu’on lui a demandé d’aider à construire les permanences locales du CNDD-FDD :
En février 2019, j’ai refusé de participer à la construction. Donc les Imbonerakure sont venus me voir et m’ont dit : « Nous avons observé ton comportement. Tu as une femme tutsie et un enfant tutsi. » Ils m’ont sévèrement battu un mois plus tard parce que j’avais manqué un rassemblement pour le parti au pouvoir. La vie là-bas était impossible, et c’était pire si vous n’étiez pas membre du parti au pouvoir.[89]
Un étudiant et agriculteur de 23 ans de la province de Cankuzo qui a voyagé pendant cinq jours en juin 2019 pour fuir en Ouganda a livré le récit suivant :
Une fois par semaine, vous devez transporter des pierres. Si vous n’aidez pas à construire les permanences du parti au pouvoir, les Imbonerakure vous imposent une amende de 5 000 francs, ils viennent chez vous pour vous terroriser. Ils vous mettent en prison après vous avoir battu, ensuite vous devez payer 5 000 francs pour sortir. Depuis 2015, les sanctions empirent et depuis décembre 2017, elles ont augmenté. Depuis que le président a annoncé les contributions aux élections, vous ne pouvez plus vous déplacer d’une commune à l’autre sans le reçu.[90]
Barrages routiers et restrictions de l’accès aux services publics
Les membres des Imbonerakure et les administrateurs locaux ont employé diverses tactiques pour forcer les personnes à payer les contributions aux élections et d’autres contributions non officielles pour le gouvernement. Celles-ci comprenaient la restriction des déplacements des personnes avec des barrages routiers et la limitation de l’accès aux marchés et aux services administratifs, à la condition de présenter les reçus de contribution aux élections.
Restrictions de la libre circulation
Plus de 50 personnes interrogées originaires des provinces de Bujumbura Mairie, Cankuzo, Cibitoke, Gitega, Karuzi, Kirundo, Muramvya, Muyinga, Ngozi, Rumonge et Ruyigi ont indiqué à Human Rights Watch que des membres des Imbonerakure dressaient et géraient les barrages routiers. Sur ces barrages routiers, ils exigeaient de voir les reçus comme preuve de leur paiement pour les élections, violant ainsi la liberté de circulation. Des personnes interrogées qui n’avaient pas de reçu ont déclaré avoir payé de l’argent sur le barrage routier ou avoir tout fait pour les éviter. Conformément au droit international relatif aux droits humains, la circulation des personnes peut uniquement être restreinte dans les situations où les restrictions permises sont prévues par la loi, sont nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publiques ou les droits et libertés d’autrui, et lorsque le pouvoir d’imposer des restrictions de circulation et l’instance ayant autorité pour imposer ces restrictions sont clairement stipulés dans la loi.[91]
Un Burundais de 16 ans de la province de Cibitoke a raconté à Human Rights Watch en mai 2019 : « Le président a annoncé que nous devions contribuer aux élections et les barrières ont été dressées le jour même ».[92] Certaines personnes interrogées ont rapporté que ceux qui n’avaient pas payé ou n’avaient pas le reçu sur eux faisaient l’objet d’arrestations ou de passages à tabac.
Des femmes ont décrit des difficultés supplémentaires pour se déplacer, car elles étaient censées partager le reçu de leur mari et donc se déplacer avec lui. Un homme de 23 ans de la province de Cankuzo, qui a été forcé de fuir en laissant sa famille derrière lui, a dit :
Ils ont dressé des barrières partout afin que l’on ne puisse pas accéder à l’eau, aller au marché ou simplement se déplacer sans le reçu. Si vous ne l’aviez pas, ils vous mettaient en prison. J’ai payé uniquement pour pouvoir vivre en sécurité. Pour aller au marché, je passais par trois barrages routiers. Mais ma femme et moi devions partager le même reçu, donc un seul d’entre nous pouvait se déplacer à la fois ou nous devions voyager ensemble. »[93]
Une femme de la province de Cankuzo a fait part de frustrations, car elle devait aller au marché avec son mari, mais elle a ajouté qu’elle n’avait pas le choix.[94]
Une personne à qui l’on a demandé de payer 20 000 francs (11 USD) mais qui n’a pas obtenu de reçu a raconté : « Ils ont organisé des réunions pour dire aux gens de payer de l’argent pour les élections. Ensuite les Imbonerakure ont dressé des barrages routiers et empêché les personnes d’aller aux champs, aux pompes à eau, et ils venaient chez nous pour nous intimider. »[95]
Human Rights Watch s’est entretenu avec sept chauffeurs de camion, de bus ou de motos qui devaient se déplacer régulièrement dans et entre les provinces. Ceux-ci ont indiqué qu’ils ont rencontré des difficultés particulières après l’annonce des contributions aux élections. Lors d’un entretien téléphonique, un chauffeur de camion de la province de Gitega a expliqué :
Les Imbonerakure demandaient à voir le reçu et si vous ne l’avez pas, vous ne passez pas. Les barrages routiers varient selon les endroits où vous allez. Certaines zones sont strictes, d’autres moins. Là où je vis, il y a un représentant haut placé du CNDD-FDD, donc c’est très strict. J’ai dû payer 5 000 francs par jour pour voyager, mais je ne gagnais que 7 000 à 10 000 francs par jour. J’ai récemment arrêté de travailler parce que je sentais que cela devenait trop dangereux.[96]
Un chauffeur de taxi de la province de Gitega a aussi indiqué qu’il devait payer des contributions quotidiennes aux Imbonerakure pour les élections afin de pouvoir travailler.[97]
Extorsion aux barrages routiers
Beaucoup ont signalé que les niveaux d’extorsion ont grimpé considérablement parce que les barrages routiers étaient tenus par des membres des Imbonerakure. Un agriculteur de la province de Cibitoke a expliqué à Human Rights Watch :
Il y avait beaucoup de barrages routiers [pour contrôler les reçus pour les élections]. Ils les installaient sur les routes pour aller aux champs et il y avait en général environ cinq Imbonerakure sur chaque barrage. Ils avaient généralement des bâtons, des câbles électriques et de longs couteaux. Ils nous prenaient tout et disaient que nous n’étions pas dans le système et ils prenaient parfois nos outils également.[98]
Les agriculteurs se déplaçant pour vendre leurs produits ont indiqué qu’ils ont dû montrer leurs reçus et donner une partie de leurs marchandises aux membres des Imbonerakure qui tenaient les barrages. Un agriculteur a dit :
Des barrages routiers ont été installés partout dans ma commune. Les Imbonerakure demandent à tous ceux qui vont en ville pour acheter des produits de leur donner un dixième de ce qu’ils ont acheté. Si un vendeur refuse de donner une part de ses marchandises, il ne peut pas rentrer chez lui.[99]
Les personnes qui, pour une raison ou une autre, n’avaient pas de reçu pour la contribution aux élections ont décrit diverses stratégies qu’elles devaient employer pour éviter les barrages routiers. Une femme âgée de la province de Kirundo qui n’était pas en mesure de payer la contribution a expliqué qu’elle ne pouvait pas franchir les barrages routiers entre sa maison et le marché pour acheter des marchandises, et qu’elle dépendait donc de ses voisins pour lui acheter des vivres.
Un homme de 27 ans de la province de Muyinga a indiqué à Human Rights Watch qu’il avait un ami dans les Imbonerakure qui l’avertissait du moment et du lieu de leurs barrages routiers, afin qu’il puisse tenter de les éviter. Les personnes vulnérables étaient parfois les plus touchées. Une personne de la province de Kirundo a raconté à Human Rights Watch au téléphone : « Nous vivons dans une extrême pauvreté. Nous ne pouvons pas payer, donc nous sommes souvent victimes des Imbonerakure. Ils sont partout, ils nous battent et nous empêchent d’aller au marché ou à l’hôpital. »[100]
Contrôles d’identité et accès aux services publics
Seize personnes interrogées ont rapporté que des membres des Imbonerakure sur les barrages routiers en profitaient pour contrôler les mouvements de la population et pour vérifier le reçu pour les élections. Une personne a dit : « Ils contrôlaient qui venait dans le quartier. S’ils vous connaissaient, généralement ça allait. Mais même si vous êtes d’ici et qu’ils n’aiment pas vos réponses à leurs questions, ils peuvent vous faire ce qu’ils veulent. »[101]
D’autres ont rapporté que ceux qui tenaient les barrages routiers notaient les noms des personnes et leurs adresses ainsi que leurs mouvements et appelaient d’autres Imbonerakure pour vérifier leurs dires. Un agriculteur a dit à Human Rights Watch :
Si vous quittez votre zone et revenez, les Imbonerakure vous demandent où vous êtes allé et ce que vous avez fait. Un ami a quitté Rumonge et est allé à Makamba pour le travail. Les Imbonerakure à Rumonge voulaient savoir où il était, donc ils ont harcelé sa famille et ont envoyé des messages aux Imbonerakure de Makamba. Ils l’ont attrapé et il a passé une semaine en prison. Il faisait partie de l’opposition.[102]
Beaucoup ont indiqué être incapables ou trop effrayés pour voyager de nuit. Dans la province de Muyinga, une personne a raconté à Human Rights Watch au téléphone : « Dès 19 heures, nous ne pouvons pas rendre visite à nos voisins ni leur demander quoique ce soit. Les Imbonerakure vous menacent, et vous ne pouvez pas parcourir 2 ou 3 kilomètres sans tomber sur un barrage routier. »[103]
De plus, les administrateurs locaux semblent aussi jouer un rôle dans la restriction de l’accès aux services pour obliger les personnes à payer les contributions, ce qui révèle le degré d’implication du gouvernement dans l’application de la politique. Seize personnes interrogées ont décrit avoir rencontré des difficultés pour accéder aux services administratifs, y compris l’enregistrement des naissances, des décès et des mariages, à moins de pouvoir présenter aux autorités locales le reçu pour la contribution aux élections. Certains ont expliqué qu’ils n’ont pas pu demander un certificat de mariage ou de décès sans montrer le reçu pour les élections.
Certaines personnes interrogées ont indiqué qu’elles n’ont pas pu déposer de plaintes officielles auprès des autorités administratives locales ni bénéficier d’une médiation pour des litiges entre voisins sans pouvoir prouver leur contribution aux élections.[104]
La pratique est devenue tellement courante que vingt personnes interrogées ont signalé que des infirmiers et des membres des Imbonerakure dans les établissements de santé vérifiaient aussi les reçus avant de permettre aux potentiels patients de voir un médecin.
Un homme de 23 ans de la province de Cankuzo a dit :
Au centre médical, si vous n’aviez pas le reçu, vous n’étiez pas soigné. Parfois, c’était les Imbonerakure qui vérifiaient les reçus, parfois c’était les infirmiers. Cela a réellement commencé en 2018 et même si c’était difficile de payer, vous le faisiez en fin de compte.[105]
Un homme présentant un handicap physique a décrit sa lutte pour parvenir à payer le nombre grandissant de contributions. Il a expliqué qu’il avait dû retirer ses enfants de l’école parce qu’il ne pouvait plus payer les contributions. Lorsque sa fille âgée de 12 ans a eu la fièvre typhoïde, il a tenté de l’emmener à l’hôpital :
Une infirmière à l’entrée de l’hôpital vérifiait les reçus pour les élections. Je n’en avais pas, donc elle a dit que je ne pouvais pas voir de médecin. J’ai dû appeler une amie qui est infirmière pour qu’elle me conseille sur les médicaments à acheter directement à la pharmacie.[106]
Accès aux marchés et à l’eau
Trente-trois personnes interrogées originaires des provinces de Cankuzo, Gitega, Kirundo, Muramvya, Muyinga, Ngozi, Rumonge et Ruyigi ont décrit comment les membres des Imbonerakure dressaient des barrages routiers autour des marchés et des pompes à eau pour vérifier les reçus. Même si la plupart des personnes interrogées ont signalé des restrictions d’accès à la totalité ou à certains des services publics, ces restrictions étaient appliquées de façon arbitraire et variable dans les 13 provinces sur lesquelles Human Rights Watch a réalisé ses recherches.
La restriction de l’accès aux marchés pour des motifs politiques est vraisemblablement une violation des droits à la libre circulation, à l’alimentation et à l’absence de discrimination, d’autant plus que l’accès aux installations de base est extrêmement limité au Burundi du fait d’un manque général d’infrastructures publiques.
Marchés et la politisation des distributions de vivres
Bon nombre de ceux qui ont parlé à Human Rights Watch ont indiqué qu’ils ne pouvaient pas aller au marché sans leur reçu de contribution aux élections. Un homme de la province de Rumonge contacté par téléphone en mars 2019 a raconté :
Si nous n’avons pas contribué, nous ne pouvons pas accéder au marché. J’ai été arrêté avec d’autres et les Imbonerakure ont dit que nous devions payer pour les élections parce que c’est pour le peuple. Si nous ne payons pas, nous ne pouvons pas entrer. Si les propriétaires de stands ne paient pas, ils ne peuvent pas ouvrir leurs stands. Ils n’ont pas le choix, ils doivent payer pour pouvoir travailler.[107]
Parfois, les personnes interrogées ont déclaré que les membres des Imbonerakure demandaient aussi une part des vivres. Un agriculteur de la province de Kirundo a raconté à Human Rights Watch au téléphone :
Lorsque vous quittez le marché pour rentrer chez vous, il y a quatre barrages routiers. Les Imbonerakure sont toujours là. Ils vérifient le reçu [pour les élections] et ensuite ils demandent de la nourriture. Récemment, j’ai dû donner des haricots et du maïs. Ils le font par la force, c’est du vol. Ils disent que c’est pour aider les personnes vulnérables, mais pourquoi ils nous prennent nos produits alors que c’est nous qui avons besoin d’aide ? Avec la sécheresse, nous ne pouvons même pas nourrir nos enfants.[108]
Depuis la fin de la guerre civile, des organisations internationales et des organismes des Nations Unies continuent à fournir une aide pour répondre aux pénuries alimentaires. En raison du manque de diversification économique et de la forte dépendance à l’agriculture vivrière, les Burundais restent particulièrement vulnérables aux chocs climatiques et a l’instabilité économique.[109] D’après le Programme alimentaire mondial, plus de 50 pour cent de la population est confronté à une insécurité alimentaire chronique.
Quatorze personnes interrogées dans les provinces de Muyinga, Cankuzo et Kirundo ont rapporté la présence de membres des Imbonerakure lors de distributions alimentaires. Les personnes interviewées ont indiqué que les administrateurs collinaires préparaient des listes de bénéficiaires pour les distributions de vivres en excluant les personnes qui n’étaient pas membres du parti au pouvoir ou des Imbonerakure, alors que d’autres ont déclaré que des membres des Imbonerakure venaient collecter des vivres ou demandaient aux bénéficiaires de partager leurs vivres après les distributions. Ces trois provinces comportent des communes qui souffrent d’une grave insécurité alimentaire, qui, d’après l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), se caractérise par « le fait de ne pas manger à sa faim ou de ne pas manger pendant une journée entière par manque d’argent ou d’autres ressources ».[110]
En réponse à la demande de renseignements de Human Rights Watch concernant ces allégations, le Programme alimentaire mondial (PAM) a confirmé qu’il organise des distributions de vivres dans les communes touchées par une insécurité alimentaire « à un niveau de crise », correspondant à la phase 4 du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC). Même si les enquêtes de l’IPC des années précédentes ont identifié entre 1,8 et 2,6 millions de personnes dans les phases 3 et 4, le PAM a déclaré qu’il pouvait uniquement couvrir les besoins les plus sévères. Les trois principaux défis de son intervention au Burundi sont le financement insuffisant, la perspective que les bénéficiaires, y compris les réfugiés rapatriés de Tanzanie, partageront les aliments et le risque d’abus et d’extorsion pendant l’identification des bénéficiaires.[111] Cependant, le PAM a déclaré :
Nous essayons de réduire au maximum les erreurs d’inclusion et d’exclusion en appliquant nos critères de vulnérabilité en matière de sécurité alimentaire. Nous effectuons aussi des exercices de vérification conjoints et nous nous assurons que la liste des bénéficiaires est vérifiée pour déceler les erreurs ou l’utilisation abusive et est validée par les membres de la communauté lors de réunions publiques.
Une personne de la province de Kirundo a expliqué :
La Croix-Rouge distribue des aliments en fonction de la liste qu’elle a, mais les autorités de la colline inscrivent uniquement les personnes appartenant au parti au pouvoir sur les listes. D’autres personnes ont reçu des aliments, mais les Imbonerakure les ont ensuite dépouillées et battues lorsqu’elles rentraient chez elles.[112]
Un autre témoin a confirmé que des personnes ont été frappées avec des gourdins par des membres des Imbonerakure et que leurs vivres ont été volés alors qu’elles rentraient chez elles depuis le même site de distribution alimentaire en mars 2019.[113]
Dans la province de Muyinga, plusieurs voisins de la même commune ont décrit comment les listes des bénéficiaires étaient créées, en incluant certaines des personnes les plus vulnérables et pauvres de la communauté. Cependant, ils ont précisé que des membres des Imbonerakure finissaient par aller récupérer les vivres lorsque la distribution avait lieu.[114]
Accès à l’eau
Sept personnes interrogées originaires des provinces de Cankuzo, Cibitoke, Gitega, Kirundo, Muyinga et Ngozi ont aussi témoigné de ne pas pouvoir accéder aux pompes à eau publiques après que les contributions aux élections ont été annoncées. Dans la plupart des cas, elles ont déclaré que les membres des Imbonerakure stationnaient aux points d’eau et vérifiaient les reçus avant d’autoriser les personnes à s’approvisionner en eau.
Un agriculteur de la province de Ngozi qui n’avait pas payé la contribution a raconté qu’il attendait la tombée de la nuit pour aller chercher de l’eau. Un étudiant et membre du CNL, de la province de Cankuzo, a expliqué :
Les Imbonerakure nous battaient au point d’eau et ne nous laissaient pas prendre de l’eau. Nous avons toujours payé la taxe pour l’eau, qui est de 1 500 francs (0,8 USD) par an, mais après 2017, ils ne nous laissaient plus prendre d’eau à moins de présenter le reçu pour les élections. J’étais dans l’opposition, donc je devais demander à un ami du CNDD-FDD de prendre de l’eau pour moi ou aller en chercher dans la brousse.[115]
Normes juridiques
D’après la Constitution burundaise, il est du devoir de l’État de protéger ses citoyens des violations des droits à la sécurité, à la liberté, à la propriété, à la liberté de mouvement et à l’absence de discrimination.[116]
En vertu du droit international, le Burundi a l’obligation de respecter, remplir et promouvoir le droit à un « niveau de vie suffisant », qui inclut un droit à l’alimentation comme inscrit dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).[117] La Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples protège explicitement les droits à la circulation et à la propriété. Le droit relatif aux droits humains interdit aussi la discrimination fondée sur la race, la couleur de peau, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la propriété, la naissance ou « autre statut ».[118]
Le Burundi a l’obligation d’assurer progressivement le plein exercice de ces droits en vertu du PIDESC qu’il a ratifié.[119] Même si l’on reconnaît que les ressources et les capacités limitées peuvent impliquer une réalisation progressive de ces droits, le fait de satisfaire les besoins des personnes d’une manière discriminatoire ou d’imposer des barrières politiques et arbitraires inutiles pour l’accès aux services publics va néanmoins à l’encontre des obligations fondamentales du Burundi. Cela signifie que l’absence d’action du gouvernement pour maîtriser les Imbonerakure et faire en sorte que les autorités locales répondent aux besoins de toute la population, indépendamment des affiliations politiques, est une violation des obligations du Burundi.
La Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples impose aussi des obligations immédiates aux États, dont l’obligation de prendre des mesures et l’interdiction de mesures délibérées qui entraînent une détérioration du niveau actuel de respect des droits économiques, sociaux et culturels.[120]
Les politiques et les pratiques mises en place par le gouvernement burundais ont restreint l’accès auparavant libre aux services publics, comme les marchés et l’eau, en fonction de la loyauté des individus au parti au pouvoir perçue par le gouvernement et du paiement des contributions aux élections. Elles peuvent aussi constituer une privation arbitraire de propriété par la saisie illégale et arbitraire d’argent et de biens.
Des activités associées à la garantie d’un niveau de vie suffisant – se déplacer dans le pays, se livrer à une activité commerciale, accéder à l’assistance humanitaire – ont été effectivement limitées et soumises à l’extorsion par des membres des Imbonerakure et aux restrictions par des membres de l’administration et des forces de sécurité.
Par conséquent, ce que le droit international considère comme des droits universels et inaliénables—les droits à la vie, à la sécurité, à la liberté, au travail, à la liberté de mouvement, à l’alimentation et à l’eau, et à la propriété—est devenu subordonné à la capacité de prouver l’allégeance au parti au pouvoir et à sa ligue de jeunes.[121]
L’absence d’accès au Burundi entrave la capacité de la communauté internationale à évaluer dans quelle mesure le Burundi respecte ses obligations en matière de droits humains, y compris le droit à un niveau de vie suffisant. Cela limite aussi la capacité de la communauté internationale à apporter une assistance humanitaire et de développement appropriée et ciblée.
Remerciements
Les recherches menées pour le présent rapport ainsi que la rédaction ont été réalisées par une chercheuse sur la région des Grands Lacs de la division Afrique de Human Rights Watch. Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale au sein de la division Afrique de Human Rights Watch, a participé à une mission de recherche liée à ce rapport et a révisé le rapport. L’assistant de recherche pour l’Afrique centrale a aussi pris part à une mission de recherche et a assuré un soutien logistique et d’interprétation. Human Rights Watch tient à exprimer sa gratitude aux partenaires et défenseurs des droits humains au Burundi et dans les pays voisins qui ont apporté une aide précieuse à ces recherches.
Babatunde Olugboji, directeur adjoint du bureau des Programmes, a révisé le rapport. Clive Baldwin, conseiller juridique senior, a assuré la révision juridique. Carine Kaneza Nantulya, directrice du plaidoyer au sein de la division Afrique, John Fisher, directeur du bureau de Genève, et Komala Ramachandra, chercheuse senior de la division Entreprises et droits humains, ont effectué des révisions spécialisées. Jean-Sébastien Sépulchre, chargé de programmes au sein de la division Afrique, a apporté une aide à la rédaction. Le rapport a été préparé à la publication par Jose Martinez, chargé administratif, et Fitzroy Hepkins, responsable supérieur administratif.
Sarah Leblois a traduit le rapport en français.