Résumé
Les atrocités commises au Burkina Faso par des groupes islamistes armés et par les forces de sécurité burkinabées au cours d’opérations antiterroristes ont, selon des études récentes et plusieurs autres sources, considérablement augmenté depuis la mi-2018, faisant de nombreux morts et obligeant des dizaines de milliers de villageois à prendre la fuite. Si la violence et l’insécurité ont gagné tout le pays, l’épicentre des abus et de l’insécurité reste la région du Sahel dans le nord du pays, à la frontière avec le Mali et le Niger.
Le Burkina Faso est aux prises avec plusieurs groupes d’insurgés islamistes armés depuis l’émergence en 2016 d’Ansaroul Islam, un groupe local ayant des racines dans la région du Sahel. Ansaroul Islam, ainsi qu’une mosaïque de groupes liés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et à l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), ont attaqué des bases militaires, des postes de police et de gendarmerie et des cibles civiles, notamment dans la capitale, Ouagadougou, faisant plusieurs centaines de morts, en particulier parmi les membres des forces de sécurité et les civils.
Ce rapport documente plusieurs allégations d’atrocités commises tant par les islamistes armés que par les forces de sécurité dans la région du Sahel, de mi-2018 au mois de février 2019. Ces abus ont été documentés lors d’un voyage de recherche à Ouagadougou en janvier 2019 et lors d’entretiens téléphoniques conduits en février et en mars. Human Rights Watch a interrogé 92 victimes et témoins de violations, ainsi que des leaders communautaires des ethnies bella, foulsé, mossi et peule ; des responsables des ministères de la Justice et de la Défense ; du personnel sanitaire ; des diplomates ; et des analystes des questions de sécurité.
Les abus documentés se sont produits dans 32 hameaux, villages et villes de la région du Sahel, dans leur grande majorité dans les régions administratives d’Arbinda et de Tongomayel ou dans les communes de la province de Soum. Les conclusions s’appuient en outre sur les recherches conduites par Human Rights Watch au Burkina Faso en 2018.
Le rapport décrit des incidents au cours desquels des groupes islamistes armés auraient tué au moins 42 civils qu’ils soupçonnaient d’avoir collaboré avec le gouvernement ; enlevé et intimidé des leaders locaux ; se seraient livrés à des pillages, à la réquisition d’ambulances ou à l’interruption de campagnes de vaccination d’animaux ; auraient détruit des écoles, interdit aux femmes d’avoir des relations sociales ou de vendre des produits sur le marché, et aux villageois de célébrer mariages et baptêmes ; et obligé plusieurs commerces à fermer leurs portes.
Ces recherches ont révélé que tous les principaux groupes ethniques présents dans la région du Sahel dans le nord du Burkina Faso, étaient visés par des actes d’intimidation de la part d’islamistes armés qui les menaçaient de représailles s’ils révélaient le sort qui leur était réservé aux autorités et les obligeaient à s’en tenir à une interprétation stricte de l’Islam. Mais la majorité des assassinats présumés et des pillages de bétail visaient des membres des communautés bella, foulsé et mossi, en raison de leur prétendu soutien au gouvernement. Au moins trois massacres commis par des islamistes armés qui ont concerné jusqu’à 20 civils semblent avoir visé des communautés qui s’organisaient pour former des milices d’autodéfense.
En réponse au renforcement de la présence d’islamistes armés, les forces de sécurité burkinabées auraient, lors d’incidents documentés par Human Rights Watch, exécuté au moins 116 hommes non armés accusés d’avoir soutenu ou hébergé des islamistes armés. A quelques exceptions près, les victimes appartenaient à l’ethnie peule. Les exécutions et autres exactions documentées par Human Rights Watch se sont produites lors de 19 incidents distincts. Les témoins et plusieurs sources ayant une connaissance approfondie des opérations des forces de sécurité dans le nord du pays ont indiqué que presque tous ces incidents impliquaient très probablement un détachement d’une centaine de gendarmes installés depuis la fin du mois d’août dans la ville d’Arbinda. A l’exception de deux d’entre eux, tous ces incidents se sont produits dans un rayon de 50 kilomètres autour d’Arbinda.
Selon des témoins qui se sont entretenus avec Human Rights Watch, toutes les victimes ont été aperçues pour la dernière fois sous la garde des forces de sécurité gouvernementales et avaient reçu une balle dans la tête ou dans la poitrine quelques heures après leur arrestation. Ces témoins ont décrit d’importantes opérations impliquant des dizaines de membres des forces de sécurité se déplaçant à moto et à bord d’autres véhicules et, dans plusieurs cas, faisant usage de petits drones. Les témoins de la plupart de ces incidents ont aussi dit avoir vu des individus en civil opérant aux côtés des membres des forces de sécurité, notamment pour « indexer » ou identifier ceux qui seraient arrêtés avant d’être exécutés.
Dans presque tous les cas d’incidents documentés par Human Rights Watch, les témoins ont fourni des listes des victimes et ont dessiné des cartes indiquant où les corps des hommes avaient été retrouvés et où ils avaient été enterrés.
Les habitants des villages n’ont eu de cesse de répéter qu’ils étaient pris entre d’une part les islamistes armés qui menaçaient d’exécution ceux qui collaboraient avec le gouvernement, et d’autre part les forces de sécurité qui attendaient d’eux qu’ils leur fournissent des renseignements sur la présence de groupes armés et faisaient usage de punitions collectives à leur encontre quand ils n’obtenaient pas satisfaction. Les leaders communautaires des différents groupes ethniques se sont dits préoccupés par le fait que les abus commis par les forces de sécurité poussaient les habitants à rejoindre les rangs des islamistes armés.
Les exactions commises des deux côtés ont entraîné une augmentation dramatique et dangereuse des tensions ethniques entre le groupe ethnique des Peuls, qui semble être ciblé par les forces de sécurité de l’État pour son soutien présumé aux islamistes armés, et les groupes mossi et foulsé, qui ont été victimes de manière disproportionnée des violence commises par les islamistes armés et sont perçus comme des soutiens des forces de sécurité.
Le 8 mars 2019, Human Rights Watch a envoyé au gouvernement burkinabé une lettre détaillant les principales conclusions et recommandations contenues dans ce rapport. Le 18 mars, le ministre de la Défense a répondu au nom du gouvernement, s'engageant à enquêter sur les allégations de violations décrites dans le rapport.
Le gouvernement burkinabé devrait d’urgence ouvrir des enquêtes sur les violations présumées des droits humains commises par toutes les parties, telles que documentées dans le présent rapport ; mettre en congé administratif les personnes occupant des postes de commandement à Arbinda dans l’attente de l’ouverture d’une enquête sur leur implication présumée dans des violences ; et prendre des mesures concrètes pour empêcher de nouvelles violations de toutes les forces de sécurité impliquées dans les opérations de lutte contre le terrorisme. Les islamistes armés doivent cesser toute exécution extrajudiciaire, tout enlèvement et toute autre atteinte grave aux droits humains.
Les partenaires internationaux du Burkina Faso devraient demander au gouvernement, tant publiquement qu’en privé, de mettre fin aux abus, de mener des enquêtes crédibles sur ces allégations et d’exiger des responsables, y compris au plus haut niveau, qu’ils rendent des comptes.
Méthodologie
Ce rapport s’appuie sur des entretiens individuels menés lors d’une mission de recherche à Ouagadougou (Burkina Faso) en janvier 2019, ainsi que sur plusieurs entretiens réalisés par téléphone en février et mars 2019. Le rapport mentionne également quelques entretiens en personne, conduits à Ouagadougou et au Mali en 2018.
Human Rights Watch a mené 92 entretiens, dont 61 avec des victimes et des témoins de violations. Les 31 autres entretiens ont été menés avec des fonctionnaires des ministères de la Justice et de la Défense, du personnel sanitaire, des représentants des gouvernements locaux, des diplomates, des militants de la société civile et des travailleurs humanitaires, des analystes des questions de sécurité et des leaders religieux et communautaires.
Les 61 victimes et témoins interrogés sont des habitants de 32 hameaux, villages et villes de la région du Sahel, dans le nord du Burkina Faso. Les entretiens ont été menés en français, mooré, et fulfuldé, la langue parlée par les membres du groupe ethnique des Peuls. Les entretiens en mooré et en fulfuldé ont été réalisés avec l’aide d’interprètes. De nombreuses victimes ont été témoins ou ont eu connaissance d’abus commis à la fois par les islamistes armés et par les forces de sécurité du gouvernement.
Afin de garantir la sécurité des personnes interrogées et de la chercheuse, tous les entretiens en personne ont été conduits à Ouagadougou ou dans les alentours. La plupart des victimes et des témoins se sont rendus à Ouagadougou pour les entretiens. Plusieurs personnes qui avaient récemment fui la violence dans le nord du pays y vivaient déjà.
Quelques victimes et témoins interrogés ne se souvenaient pas de la date exacte des incidents qu’ils décrivaient. La chercheuse a cherché à déterminer la date approximative en utilisant divers points de référence, en cherchant par exemple à savoir si tel abus s’étaient produit avant ou après un jour férié, des activités saisonnières ou des attaques.
Le nombre de morts mentionné dans ce rapport a été calculé à partir de témoignages rapportés à Human Rights Watch. Lorsque les témoignages sur une même attaque ne concordaient pas eu égard au nombre de morts, Human Rights Watch a retenu le chiffre le plus bas.
Presque toutes les victimes et les témoins d’abus commis à la fois par les groupes islamistes armés et par les forces de sécurité ont fait part de leur extrême inquiétude quant à la divulgation de leur identité. En conséquence, nous avons, dans plusieurs cas, omis certaines informations, géographiques notamment, qui auraient permis d’identifier les personnes qui se sont entretenues avec nous.
La chercheuse a informé toutes les personnes interrogées de la nature et de l’objectif de ses recherches, et de l’intention de Human Rights Watch de publier un rapport contenant les informations recueillies auprès d’eux. Pour chaque entretien, la chercheuse a obtenu un consentement oral et donné à chaque personne la possibilité de refuser de répondre aux questions. Les personnes interrogées n’ont pas reçu de compensation matérielle pour avoir parlé à Human Rights Watch. Toutefois, les frais de déplacement engagés par les personnes interrogées leur ont été remboursés.
Contexte
Éléments de contexte sur l’activité des groupes islamistes armés au Burkina Faso
Depuis 2015, des groupes islamistes armés ont mené des centaines d’attaques dans tout le Burkina Faso. Le Centre d’études stratégiques de l’Afrique a indiqué que les attaques perpétrées par des groupes islamistes armés actifs au Burkina Faso étaient passées de trois en 2015 à 12 en 2016, à 29 en 2017 et à 137 en 2018.[1] Le Projet de centralisation des données sur la localisation et les événements des conflits armés (Armed Conflict Location and Event Data Project, ACLED) a enregistré près de 200 attaques présumées de ces groupes rien qu’en 2018.[2]
Les attaques des groupes armés se sont concentrées sur la région administrative du Sahel, frontalière avec le Mali et le Niger, et sur Ouagadougou, la capitale. Depuis fin 2017 et plus encore en 2018, les attaques se sont propagées à d’autres régions administratives, notamment les régions de l’Est, de la Boucle du Mouhoun et du Nord.[3]
De nombreux attentats ont été commis par une mosaïque de groupes aux allégeances changeantes et qui parfois se chevauchent : le groupe islamiste armé burkinabé Ansaroul Islam, l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQIM), ainsi que des groupes affiliés à AQIM, comme le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (JNIM).[4]
La présence croissante de ces groupes au Burkina Faso est liée à l’insécurité qui règne au Mali voisin, où les régions du nord sont tombées aux mains des groupes séparatistes armés touaregs et liés à Al-Qaïda en 2012.[5]
À partir de 2015, les groupes islamistes armés ont étendu leur influence au centre du Mali et depuis 2016, avec l’émergence d’Ansaroul Islam, au Burkina Faso.[6]
Au Mali comme au Burkina Faso, ces groupes ont concentré leurs efforts de recrutement sur l’ethnie peule, dont les frustrations et les griefs dus à la pauvreté, la corruption du gouvernement, l’absence de justice pour les crimes les plus courants et le comportement abusif des forces de sécurité ont été exploités à des fins de recrutement.[7] Les dirigeants de la communauté peule dénoncent ce qu’ils perçoivent comme une diabolisation de leur communauté et affirment que les forces de sécurité leur ont infligé des punitions collectives.[8]
Suite à l’augmentation du nombre de victimes parmi les forces de sécurité fin 2018, notamment 10 gendarmes tués par des islamistes armés le 26 décembre, le président burkinabé Roch Marc Christian Kaboré a déclaré l’état d’urgence dans 14 des 45 provinces du Burkina Faso.[9] Le 16 février 2019, lors d’une conférence sur la sécurité en Allemagne, le ministre des Affaires étrangères Alpha Barry a tiré la sonnette d’alarme au sujet du nombre croissant d’attaques perpétrées par des islamistes armés au Burkina Faso, notamment le long des frontières avec le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Ghana, soulignant que « cette menace gagne du terrain ».[10]
L’insécurité grandissante au Sahel a conduit à la création en 2017 d’une force multinationale de lutte contre le terrorisme composée de troupes originaires du Mali, de Mauritanie, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad.[11] La force, connue sous le nom de Force conjointe du G5 Sahel, coordonne ses opérations avec l’opération Barkhane, mission française de lutte contre le terrorisme forte de 4 500 hommes, et avec la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA).
En février 2019, la violence, l’insécurité et les affrontements au Burkina Faso avaient entraîné le déplacement interne de plus de 100 000 personnes selon l’Union européenne.[12] En mars 2019, les Nations Unies ont déclaré que plus de 70 000 personnes avaient fui leurs foyers depuis le début de l’année.[13] Plus de 7 000 Burkinabés ont cherché refuge au Mali voisin.[14]
Abus commis par des groupes islamistes armés dans la région du Sahel au Burkina Faso
Des dizaines d’habitants des villages de différentes communautés et groupes ethniques de la région du Sahel, dans le nord du Burkina Faso, ont déclaré à Human Rights Watch que la présence d’islamistes armés et les exactions commises par ceux-ci avaient régulièrement augmenté au cours de l’année 2018, notamment dans les provinces d’Oudalan et du Soum. Ils ont souligné que les violations étaient particulièrement graves autour des villes d’Arbinda et de Tongomayel, dans la province du Soum.
Ils ont décrit l’extrême frayeur que leur inspirait la présence croissante des islamistes armés. Ils ont affirmé que des membres de ces groupes avaient enlevé et exécuté des leaders locaux, pillé du bétail, réquisitionné des ambulances, stoppé des campagnes de vaccination d’animaux, détruit des écoles, interdit aux femmes d’avoir des relations sociales ou de vendre des produits sur les marchés, prohibé la célébration par les habitants des villages des mariages et baptêmes, et détruit les commerces.
Meurtres et enlèvements commis par des groupes islamistes armés dans la région du Sahel au Burkina Faso
Les islamistes ont utilisé l’intimidation envers toutes les communautés des principaux groupes ethniques de la région du Sahel, que ce soient les Bella, les Foulsé, les Mossi ou les Peuls, pour les dissuader de révéler aux services de sécurité de l’État où elles se trouvaient. Mais la majorité des assassinats présumés documentés par Human Rights Watch ciblaient des membres des communautés foulsé, bella et mossi.
Human Rights Watch a documenté 42 assassinats présumés et plusieurs enlèvements par des groupes islamistes armés, entre avril 2018 et janvier 2019. Au moins 29 personnes, en majorité des Foulsé, ont été tuées lors d’attaques aveugles contre deux villages locaux, Sikiré et Gasseliki. Treize autres personnes semblaient avoir été tués pour leur collaboration présumée, ou celle d’un membre de leur famille, avec les forces de sécurité burkinabées.[15]
Les groupes islamistes armés revendiquent rarement ces assassinats. Toutefois, plusieurs témoins, des sources du secteur sécuritaire et des leaders communautaires ont déclaré croire fermement qu’un certain nombre d’assassinats avaient été commis par des islamistes armés, notamment parce que plusieurs victimes étaient clairement identifiées comme des représentants de l’État contre lesquels les islamistes mènent régulièrement des attaques à main armée, et parce que plusieurs victimes avaient déjà été menacées par des islamistes armés. Plusieurs de ces attaques semblaient aussi viser des communautés qui étaient sur le point de former des forces d’autodéfense d’un village.[16]
Neuf villageois foulsé âgés de 20 à 40 ans environ ont été tués lors d’une attaque le 27 janvier 2019 à Sikiré, à 20 kilomètres à l’est de la capitale de la province, Arbinda. Human Rights Watch s’est entretenu avec un témoin et un habitant du village qui ont eu connaissance de l’attaque, et a reçu des photographies des victimes, dont la plupart semblent avoir reçu une balle dans la tête.[17] Parmi les victimes figuraient deux frères et deux cousins. Un témoin a expliqué :
Ils sont arrivés vers 15h sur dix motos, deux sur chaque, habillés en boubous et turbans de telle sorte qu'on ne pouvait voir que leurs yeux. C'était totalement frénétique, ils tiraient en l'air. Les djihadistes ont encerclé un groupe de neuf hommes qui buvaient du thé près d'un atelier de réparation de motos et ont ouvert le feu. Ils ont tous été tués à bout portant. Leurs corps gisaient ensemble, à l'endroit même où ils bavardaient juste avant. L’un d'entre eux faisait partie de la force de défense locale, mais il n’a pas eu le temps de réagir. Les autres étaient de simples villageois. Deux d'entre eux étaient des frères. Ils ont brûlé une boutique et une moto et sont revenus quelques jours plus tard pour voler tous les animaux du village, des bœufs, une centaine de têtes.[18]
Lors de deux attaques successives contre le village de Gasseliki à 30 kilomètres au sud d’Arbinda, des islamistes armés ont tué 20 habitants, en majorité des foulsé. Le 10 janvier 2019, 12 personnes ont été abattues sur le marché ou à leur domicile. Le 15 janvier, une attaque dirigée contre plusieurs personnes qui s’étaient rassemblées autour d’un point d’eau a fait huit morts. Les islamistes armés ont également brûlé des commerces et se sont livré à des pillages pendant ces attaques. Human Rights Watch a interrogé trois témoins.[19] Un homme âgé qui a survécu à l’attaque du 10 janvier a déclaré :
Une trentaine de djihadistes ont fait irruption dans la ville vers midi, certains en boubou, les autres en partie en tenue de camouflage. Nous nous sommes terrés dans la maison, espérant en réchapper. Ils ont ordonné à l’un d’entre nous : « On a besoin de toi, ouvre tout de suite ! » Des tirs résonnaient partout, nous étions terrifiés, donc personne n’a bougé. Ils ont forcé la porte à coups de pied, sont entrés dans la pièce et nous ont trouvés en train de nous cacher... J’ai entendu l’un d’eux qui disait : « Nous sommes venus nettoyer. » Puis ils ont ouvert le feu, les balles pleuvaient. Ils ont tué trois hommes, dont Seïdou, qui avait 60 ans, et son fils. Ils ont aussi blessé deux personnes, dont une femme.[20]
Un autre habitant du village qui a survécu aux deux attaques a ainsi spéculé sur les raisons qui les ont motivées :
La première fois, les djihadistes sont arrivés deux par deux sur 19 motos, tirant comme des fous sur les gens au marché. Nous avons fui partout, n'importe où, pour nous mettre à l’abri. Ils sont restés là pendant 45 minutes, à tuer, voler et incendier les boutiques. Je pense qu’ils nous lançaient un avertissement pour que nous ne montions pas de milice d’autodéfense. Auparavant, nous avions été protégés par une dizaine de miliciens venus de deux villages voisins, mais ils ne sont restés que quelques semaines... C’est comme si les djihadistes attendaient qu’ils partent pour pouvoir nous tuer plus facilement. Lors de la deuxième attaque, ils ont tué huit personnes qui se trouvaient autour d’un point d’eau, pas loin... Aucun de ceux qui sont morts n’était armé.[21]
Human Rights Watch a documenté 13 meurtres visant des conseillers municipaux, des chefs de village, des marabouts, des représentants du gouvernement ou des membres de leur famille. La plupart des victimes appartenaient aux ethnies bella, foulsé ou mossi. Les dirigeants de ces communautés ont déclaré que les hommes avaient été pris pour cible à la fois parce qu’ils étaient perçus comme des soutiens du gouvernement burkinabé ou d’un groupe d’autodéfense, et pour forcer les civils appartenant à ces communautés à s’enfuir.[22]
Plusieurs témoins ont décrit qu’une méthode similaire avait été employée par des hommes munis d’armes semi-automatiques, notamment des AK-47, et circulant à moto dans un village pour enlever leur victime ou lui tirer directement dessus. Ils quittaient toujours les lieux rapidement après l’assaut.[23]
Un témoin de l’assassinat de Moussa Douna, 45 ans, conseiller municipal du village de Belhouro à 25 kilomètres au nord-ouest d’Arbinda, a déclaré : « Juste après 19 heures, six d’entre eux ont encerclé la maison de Moussa et l’ont demandé. Moussa était en train de garer sa moto. Il a tenté de fuir, mais ils l’attendaient. Après cela, nous avons tous quitté le village. Ces personnes nous ont vraiment exaspérés, nous les Foulsé ».[24] Un ancien du village, qui s’était entretenu avec plusieurs personnes ayant eu directement connaissance de l’assassinat d’Ayuba Kouradu, conseiller municipal du village de Bossey, a déclaré qu’il avait été abattu entre la mosquée et son domicile peu après la première prière du soir.[25]
Deux habitants ont décrit l’assassinat de quatre hommes, le 20 décembre 2018, dans le village de Manssifigui, dans la commune de Tin-Akoff près de la frontière avec le Niger.[26] Parmi les victimes, toutes membres de l’ethnie bella, figuraient le conseiller municipal local Ismael Ag Ahmid, âgé de 65 ans ; son fils Zenodin Ag Ismael, 20 ans ; Bilal Ag Ilatene, président du Conseil de développement du village, âgé de 40 ans, et un autre homme. Un témoin qui se trouvait dans le village au moment des faits a déclaré :
Les islamistes armés sont allés chez Ismaël et lui ont ordonné de sortir de la maison, mais il était ailleurs dans le village. Sa famille l’a appelé pour le prévenir, lui disant « tu dois te cacher tout de suite ! », mais les islamistes l’ont attrapé, le téléphone à la main. Son fils s’est accroché à la jambe du père en disant « pardonnez-lui ! », en les suppliant d’épargner la vie de son père, mais un islamiste a tiré dans la jambe du fils puis a emmené le père à l’école locale, où il a été exécuté. Une fois les djihadistes hors de vue, le fils blessé a essayé d’appeler les autorités, mais ils l'ont attrapé et lui ont tiré une balle dans la poitrine. Un autre groupe a tiré sur les deux autres hommes et les a tués. Un villageois m’a raconté qu’il avait entendu deux djihadistes se disputer pour savoir s’il fallait ou non tuer le conseiller, mais le djihadiste qui avait l’air d’être le chef a dit : « Non, notre mission, c’est de tuer le vieux. »[27]
Le 24 avril 2018, Adama Maiga, 65 ans, chef du village de Niafo, et son neveu, auraient été tués par des islamistes armés. Ces derniers ont également tué un membre d’un groupe local de défense civile. Un témoin a déclaré :
Vers 20 heures, j’ai vu sept hommes montés sur des alobas (motos), armés de kalashnikovs, encercler la maison du chef en criant : « Nous avons besoin de vous, sortez de là... Nous tuerons tous ceux qui collaborent avec l’armée, y compris les chefs de village, si Dieu le veut. » Ils étaient venus pour tuer, et ils n’ont pas perdu de temps... D’abord ils ont tiré sur le chef, à bout portant, puis sur son neveu, Salam Tao Maïga, et sur un troisième homme, membre d’une milice d’autodéfense. Mais ça n’avait rien d’un combat ; ils ont également volé une dizaine de vaches et quelques motos.[28]
En octobre 2018, deux hommes, un conseiller municipal et un chef du village de Filio, ont été exécutés dans le village voisin de Tiembolo (adjacent à Inata) alors qu’ils quittaient la mosquée.[29] Human Rights Watch a également documenté l’assassinat, en décembre 2018, d’un responsable du gouvernement local dans la commune de Tongomayel. À la fin de décembre 2018 ou au début de janvier 2019, des islamistes armés ont exécuté un homme qui, selon eux, était le fils d’un chef local de la commune d’Arbinda. [30] « Ils sont allés chez lui et ont tiré sur sa porte ; ses deux femmes ont dit qu’il n’était pas là. Quelques jours plus tard, ils sont revenus et sont allés directement à l’endroit du marché où (son nom n’a pas été divulgué) avait l’habitude de s’installer et, y trouvant quelqu’un d’autre qui lui ressemblait, l’ont abattu alors qu’il tentait de se réfugier dans un magasin. Ce n’était pas la personne qu’ils cherchaient. »[31] Après un cas similaire ailleurs dans la région du Sahel, un villageois a déclaré à Human Rights Watch que les islamistes étaient revenus au village pour s’excuser d’avoir exécuté « la mauvaise personne ».[32]
Human Rights Watch avait déjà fait état du meurtre du maire de la commune de Koutougou, le 8 avril 2018, un assassinat revendiqué par l’État islamique dans le Grand Sahara.[33] Un témoin a déclaré : « Pendant la prière de 18 heures, deux hommes armés de kalachnikovs et portant des tenues de camouflage sont entrés dans le village à moto et se sont rendus directement dans l’enceinte de la résidence du maire. L’un s’est arrêté devant, l’autre est directement rentré chez lui. Ils parlaient fulfuldé. Ça s’est passé très vite. Il a été touché à trois endroits – à l’épaule gauche, puis dans la poitrine à deux reprises ».[34]
Plusieurs personnes ont décrit des enlèvements par des islamistes armés visant les dirigeants des communautés locales bella, foulsé et peule pour leur prétendue collaboration avec les forces de sécurité gouvernementales. Deux de ces dirigeants ont par la suite été libérés, tandis que les membres de la famille de trois autres personnes ont déclaré que leurs proches n’étaient jamais revenus ou auraient été assassinés. Un agriculteur a décrit une attaque commise fin décembre au cours de laquelle des islamistes armés ont enlevé un marabout :
Six des attaquants étaient venus pour un vieux marabout, mais il était malade, partiellement paralysé, alors ils ont pris son fils à la place. Ils sont venus vers 7 heures du soir, en tirant en l’air, et nous ont ordonné à tous de nous coucher par terre. Ils ont dit : « Nous savons qui vous êtes, c’est vous qui donnez des informations à l’armée. » Ils ont fouillé la maison, volé de l’argent et des motos, et détruit ses ouvrages coraniques, menaçant de tuer tous ceux qui travailleraient contre eux. Puis, comme le père était vraiment âgé, ils ont emmené son fils, qui est marabout lui aussi. Le lendemain matin, nous avons suivi leur piste sur 30 kilomètres, mais nous ne l'avons pas trouvé. Il est toujours avec eux... Nous avons peur qu’ils le tuent.[35]
Un ancien d’un village de la région du Sahel a décrit son enlèvement par des islamistes armés mi-2018 :
Je n’étais pas à la maison, je m’occupais de mes vaches, lorsque ma famille m’a appelé et m’a dit : « Papa, quand nous nous sommes réveillés, il y avait des traces de bottes près de la maison... Il ne faut pas que tu reviennes au village ! » Une semaine plus tard, j’ai voulu rentrer, pensant que la menace était passée, mais sur le chemin du retour, trois d’entre eux sont sortis des buissons en tirant en l’air une fois. Ils m’ont ligoté les mains, bandé les yeux et m’ont gardé dans leur camp pendant plusieurs jours. Ils m’ont dit : « Tu travailles comme guide pour l’armée. » Mais j’ai répondu : « Vous vous trompez... je ne comprends même pas la langue que parlent les soldats» Ils ont débattu entre eux, et l’un a dit : « Non, si vous le tuez, vous aurez tué un innocent. » Ensuite ils m’ont bandé les yeux et m'ont ramené près de mon village, mais avec un sévère avertissement : « Ne travaille jamais pour l’armée, ou nous te tuerons. » [36]
Un parent d'un sage peul qui aurait été exécuté en juin 2018 a déclaré : « Mon oncle n’est pas rentré à la maison après être sorti avec ses vaches. Nous avons appris plus tard par des personnes qui connaissent les djihadistes qu’il avait été enlevé dans un village près de Baraboulé. Ils l’ont emmené vers le nord et, selon les personnes qui lui sont proches, il a été tué environ une semaine plus tard ».[37]
En décembre 2018, la Canadienne Edith Blais et l’Italien Luca Tacchetto ont été portés disparus alors qu’ils traversaient le Burkina Faso.[38] Bien qu’aucun groupe islamiste armé n’ait revendiqué leur enlèvement, il semble que ces deux personnes aient été enlevées, puis emmenées au Mali.[39] Le 15 janvier 2019, le géologue canadien Kirk Woodman a été enlevé, prétendument par des islamistes armés, sur un site minier dans le nord-est du Burkina Faso. Son corps a été retrouvé deux jours plus tard plus de 100 kilomètres au nord du lieu de l’enlèvement.[40]
Menaces, pillages et actes d’intimidation perpétrés par des groupes islamistes armés
Les leaders communautaires qui représentent les différents groupes ethniques de la région du Sahel ont déclaré vivre dans une peur constante des islamistes armés, de plus en plus présents dans leurs villages. Un responsable du gouvernement local a déclaré à Human Rights Watch que depuis avril 2018, la violence avait créé la panique dans la population et forcé quelques 5 000 personnes, pour l’essentiel membres des ethnies foulsé et mossi, à chercher refuge à Arbinda. « Les gens sont terrifiés à cause des djihadistes qui se promènent avec leurs armes lourdes. Quand ils se sont mis à assassiner des chefs, des élus et des conseillers de village, les gens ont commencé à fuir ».[41]
Un sage d’un village, membre de la communauté bella, a déclaré : « Ils sont partout maintenant dans la province d’Oudalan ; ils patrouillent comme une force régulière ; on les voit tout le temps. Ils ont tué ; ils interdisent la musique et les célébrations, ils ont fermé nos écoles ».[42] Un agriculteur bella a ajouté : « Les gens sont dominés par la peur. Aucun homme de plus de 18 [ans] n’ose plus dormir chez lui par peur d’être kidnappé, ou pire encore ». [43] Selon un sage d’un village foulsé :
Depuis avril [2018], ces hommes bizarres [surnom des islamistes] ont créé une panique totale. Il y en a de plus en plus et ils nous rendent la vie impossible. Notre communauté vit des mines d’or et de l’élevage de bétail, mais aujourd’hui, nous avons peur de quitter le village. Ils ont tué nos chefs et volé nos bêtes. C’est pour ça que des milliers de villageois s’enfuient en ce moment.[44]
Plus de 30 villageois de différentes ethnies se sont plaints d’avoir été forcés d’adhérer à une forme plus stricte d’Islam. « Ces gens ont la main sur les villages. Nous ne pouvons plus faire la fête comme avant, jouer au football ou fumer. Ils interdisent tout ce qui distrait de l’Islam », a expliqué un villageois peul de la commune de Tongomayel.[45] Une commerçante peule de la commune de Baraboulé a déclaré :
Ces six derniers mois, ces gens ont fait de notre vie un enfer. Ils nous ont forcées à nous couvrir la tête et à rester à l'intérieur. Une fois, en octobre, ils ont même menacé de me tuer si je ne me couvrais pas. Tout est interdit – nous sommes en colère contre eux parce qu’ils nous obligent, nous les femmes, à nous cloîtrer chez nous. Nous n’avons même pas le droit de vendre au marché, de discuter avec nos connaissances, et nous ne pouvons pas envoyer nos enfants à l’école. Ils ne viennent pas tous les jours, mais ils viennent souvent les jours de marché et laissent leurs espions pour les informer de ce que nous faisons. [46]
Un sage Peul âgé de 75 ans, a déclaré que depuis le mois de juin, « ils viennent tout le temps prier dans nos mosquées et nous accusent d’être des infidèles, comme il y a quelques jours encore. Quand ils ont recommencé, j’ai répondu : “Nous ne sommes pas des infidèles. C’est vous qui devez craindre Dieu, pas nous”. Je voulais leur faire comprendre ce qu’était le véritable Islam, mais les gens m’ont dit de me calmer, sinon ils me tueraient ».[47]
Une autre victime peule a déclaré : « Nous savons qu’il ne faut pas dire du mal d’eux. Ils arrivent dans nos hameaux par groupes de quatre, ou sept, parfois même vingt, et nous menacent s’il nous venait à l’idée de les dénoncer. Ils veulent nous laver la cervelle. Ils prêchent et disent qu’ils veulent que nos enfants les suivent, mais nous, les sages, avons décidé que personne ne les rejoindrait ».[48]
Un autre témoin a décrit la destruction, mi-2018, d’une école de la province du Soum : « Ils ont ouvert le feu sur la serrure, brisé les fenêtres et brûlé tous les papiers. Je les ai vus arriver en ville, j’ai entendu les coups de feu et ensuite je me suis rendu sur place. Les enfants étaient là et regardaient leur école détruite. Plus personne ne va à l’école maintenant. C’est haram ».[49]
Des témoins de plus de 10 villages ont décrit la manière dont plusieurs islamistes armés ont pillé du bétail, des motos et des stocks de vivres, puis incendié ou détruit des boutiques et autres commerces. La majorité des pillages documentés par Human Rights Watch visaient des villageois foulsé et bella.
Cinq chefs de village ont décrit le pillage à grande échelle de bétail qui, selon eux, avait porté atteinte aux moyens de subsistance de hameaux et de villages entiers. Un sage de l’ethnie bella dans la commune de Tin Akoff a déclaré : « À la mi-2018, ils ont volé 500 vaches. Un jour tu vas bien, le jour suivant tu es pauvre. Ces vaches nourrissaient 35 familles. Cette perte nous a obligés à fuir et a affamé nos enfants ».[50]
Un berger foulsé d’un village de la commune d’Arbinda a décrit comment son village avait été attaqué à deux reprises la même semaine. Lors de la première attaque, ils ont enlevé le marabout et « trois jours plus tard, ils sont revenus et ont emmené tous les animaux de notre village – 100 vaches environ ».[51]
Un sage foulsé a expliqué qu’en juillet 2018, « neuf d’entre eux [des islamistes armés] sont arrivés à moto. Parmi eux, cinq se sont chargés d’emmener tout mon troupeau de 80 vaches. Ils ont dit que les vaches étaient à eux et ont menacé le berger, affirmant que s’il tenait à la vie, il ne divulguerait pas leur présence. Maintenant, ma famille élargie ne possède plus rien pour vivre. Sans nos vaches, nous n’avons pas d’avenir ».[52]
Des témoins de quelques villages et villes ont décrit la destruction de bars et de cafés, notamment ceux où de l’alcool était servi. Deux personnes ont décrit l’attaque du 18 janvier 2019 contre le Séno Ambiance, un bar de Gorom-Gorom, capitale de la province d’Oudalan, au cours de laquelle un homme a été tué, apparemment par une balle perdue. « C’était la première fois qu’ils entraient dans Gorom-Gorom. Plusieurs djihadistes à moto se sont dispersés dans la ville et vers 21 heures, un groupe est entré dans le bar. Ils cherchaient des personnes qui faisaient la fête et qui dansaient. Ils ont tiré en l’air et Aruna Maiga, l’un des chauffeurs de la mine d’or d’Essakane, a été tué ».[53]
Attaques contre des ambulances et pendant des campagnes de vaccination d’animaux
Des travailleurs sanitaires ont déclaré à Human Rights Watch qu’entre octobre 2018 et janvier 2019, des islamistes armés avaient réquisitionné au moins six ambulances, dont quatre avaient été volées ou détruites. Ces attaques se sont produites près des villes de Diguel, Déou, Tin-Akoff, Oursi, Djibo et Silgadji. Ces ambulances auraient selon eux été prises pour cible parce qu’elles représentaient l’État burkinabé.
Une infirmière de la commune d’Oudalan a déclaré : « En novembre, non loin d’Oursi, environ 10 djihadistes ont obligé une ambulance à s’arrêter. Ils ont fait descendre le malade, puis ont obligé le conducteur à rouler 150 kilomètres vers le nord, jusqu’à ce qu’il tombe en panne d’essence. Le conducteur n’a pas été blessé, Dieu merci. Mais ils ont mis le feu à l’ambulance ».[54]
Deux responsables locaux ont décrit des attaques d’islamistes armés commises pendant des campagnes de vaccination d’animaux. En décembre 2018, dans la province d’Oudalan, des islamistes armés ont volé le véhicule d’un chauffeur qui apportait de la glace à plusieurs équipes qui vaccinaient des moutons et de chèvres. « Ils ont tiré en l’air, ordonné au conducteur de sortir, puis laissé le véhicule à 10 kilomètres de là, avec une bombe à l’intérieur ou à proximité. Je pense qu’ils cherchaient à tendre un piège à l’armée, les forcer à réagir pour leur faire du mal ».[55]
Un travailleur vétérinaire a décrit comment plusieurs islamistes armés avaient empêché une équipe de vaccination dans une autre région de la province de Soum de faire leur travail auprès des vaches. « Ils sont arrivés dans le village avec leurs armes en disant : “Arrêtez ça maintenant !”. Je suppose qu’ils voient les équipes comme des représentants du gouvernement. Mais tout le monde a besoin d’animaux pour vivre. Qui a intérêt à nuire à la santé animale ? ».[56]
Le 14 février, un médecin de l’armée burkinabée a été tué par un engin explosif qui aurait été placé dans un cadavre par des islamistes armés. La victime portait un uniforme militaire et gisait sur une route près de la ville de Djibo. Un responsable du ministère de la Défense a déclaré : « La bombe s’est déclenchée quand ils ont tenté de retourner le corps. Le médecin de l’armée a été tué sur le coup, et deux autres membres de l’équipe ont été blessés ».[57]
Violations commises par les forces de sécurité du Burkina Faso
Human Rights Watch a documenté 19 incidents au cours desquels 116 hommes et adolescents auraient été arrêtés et exécutés par des membres des forces de sécurité burkinabées. Ces incidents ont eu lieu entre septembre 2018 et février 2019. Tous sauf deux se sont produits dans les communes d’Arbinda, Tongomayel ou Koutougou, dans un rayon de 50 kilomètres de la ville d’Arbinda. Presque toutes les victimes appartenaient à l’ethnie peule et aucune, selon les témoins, n’était armée au moment de son arrestation.
Pour chacun de ces 19 incidents, Human Rights Watch a rencontré au moins une ou, dans la majorité des cas, plusieurs personnes qui ont été témoins d’arrestations par des membres des forces de sécurité de personnes qui ont par la suite été retrouvées mortes. Human Rights Watch a également obtenu plusieurs listes de personnes décédées avec leur âge et des cartes indiquant où leurs corps ont été retrouvés et où ils ont été enterrés.[58] Très peu de témoins étaient présents lorsque les victimes ont été exécutées. Toutefois, les témoins de chaque incident ont indiqué que les victimes avaient été aperçues pour la dernière fois au moment de leur arrestation par des membres des forces de sécurité et de leur embarquement à bord de véhicules ou à moto par les forces de sécurité, avant d’être retrouvées mortes plusieurs heures après.
Dans tous les cas sauf un, les membres des forces de sécurité qui auraient commis ces exactions portaient une tenue de camouflage jaune foncé et marron qui, selon plusieurs sources de sécurité burkinabées et internationales interrogés par Human Rights Watch, est l'uniforme que portent les membres de l'armée et de la gendarmerie.[59]
Les témoins ont décrit les auteurs présumés de ces exactions comme des « soldats », des « militaires », des « gendarmes », des « membres des forces de sécurité » ou des « FDS » (Forces de défense et de sécurité). Les conclusions de Human Rights Watch sur l’identité des auteurs présumés sont discutées plus loin dans le rapport.
Des témoins et des leaders communautaires ont estimé que les victimes qui avaient été arrêtées puis exécutées avaient été ciblées pour leur soutien présumé à des groupes islamistes armés, essentiellement en raison de leur appartenance à l’ethnie peule. Ils ont dit croire que les arrestations s’appuyaient sur des preuves insuffisantes voire sur des faux renseignements fournis par des personnes qui cherchaient à régler des comptes personnels.
Plusieurs témoins ont déclaré que certains villageois se sentaient forcés de vendre certains produits comme du lait, de l’essence, du sucre, de l’huile de cuisine, de la viande ou des cartes téléphoniques à des islamistes armés, et que dans quelques cas d’autres avaient dans leur famille un membre qui soutenait un groupe islamiste armé, et que cela pouvait expliquer leur arrestation. Beaucoup d’autres ont déclaré que les personnes exécutées n’avaient absolument aucun lien avec les islamistes armés.[60] Human Rights Watch n’est pas en mesure de déterminer si l’un ou l’autre des hommes arrêtés et qui auraient été exécutés appartenait à des groupes islamistes armés ou soutenait de tels groupes.
Exécutions présumées suite à des raids sur des marchés
Human Rights Watch a documenté neuf incidents qui ont suivi un mode opératoire similaire : des dizaines de membres des forces de sécurité, se déplaçant à moto et dans des véhicules, organisent de grandes opérations les jours de marché. Après avoir encerclé plusieurs dizaines de personnes occupées à commercer sur le marché, les membres des forces de sécurité arrêtent plusieurs hommes – jusqu’à 14 d’entre eux – et finissent par les exécuter, selon des témoins qui auraient retrouvé les corps plusieurs heures après, généralement le long d’une route.
Les témoins de ces incidents ont raconté avoir vu des membres des forces de sécurité accompagnés de quelques hommes en civil dont les visages étaient complètement masqués, et qui « indexaient » ou identifiaient les hommes qui ont été arrêtés puis exécutés.
Les opérations décrites par les témoins se sont déroulées dans les communes administratives d’Arbinda, de Tongomayel, de Koutougou et, dans un cas, de Baraboulé. Elles ont consisté en : l’exécution présumée de 10 hommes à Pétagoli le 24 septembre ; de 12 hommes à N’Gaika Ngota en octobre ; de 14 hommes à Taouremba le 16 octobre ; de 15 hommes et un adolescent lors de deux incidents à Demtou en novembre et en décembre ; de quatre hommes à Béléhédé le 13 novembre ; de 12 hommes à Gasseliki le 16 novembre ; de 12 hommes à Souma le 9 février 2019 ; et de 9 hommes à Belharo (également connu sous le nom de Belhouro) le 13 février 2019.
Lors de plusieurs incidents, des témoins ont déclaré avoir entendu des membres des forces de sécurité affirmer que les hommes devaient être tués, ou entendus des coups de feu quelques minutes après leur arrestation.[61] Pendant la plupart de ces opérations, des témoins ont déclaré avoir vu des petits drones voler au-dessus de leurs têtes pendant que les forces de sécurité se trouvaient au marché.[62]
Trois témoins ont décrit une opération dans le village de Belharo (également appelé Belhouro), situé à environ sept kilomètres au nord d’Arbinda, le 13 février 2019, au cours de laquelle neuf hommes arrêtés un jour de marché ont été retrouvés morts quelques heures plus tard dans un champ, à plusieurs kilomètres de là. [63] Un témoin qui était au marché ce jour-là a déclaré :
Je m’approchais du marché afin d’acheter du grain pour mes animaux, quand soudain un homme a accouru en disant : « Ne va pas au marché, c’est cerné par les militaires ! » J’ai vu qu’ils arrêtaient des gens. Plusieurs hommes en uniformes et certains en tenue civile, le visage entièrement couvert, commençaient à s’approcher, mais ils ont d’abord arrêté un autre commerçant à qui ils ont donné l’ordre d’aller à pied jusqu’au marché. Je pensais qu’ils me courraient après, mais heureusement pour moi, leur attention s’est focalisée sur l’autre. Je me suis caché dans une maison voisine jusqu’à leur départ, j’avais très peur. Dans le convoi il y avait beaucoup de motos et trois gros camions militaires.[64]
Human Rights Watch a obtenu des photographies de tombes où les neuf victimes auraient été enterrées. [65] Les victimes, âgées de 24 à 72 ans, comprenaient plusieurs hommes d’une même famille élargie. Un témoin qui a aidé à retrouver et à enterrer les corps a déclaré :
Nous avons trouvé Hamadoun Boyi Dicko, 72 ans, séparé des autres, sous un arbre, les deux genoux et la tête par terre. On aurait dit qu’il avait demandé à pouvoir prier avant d’être abattu. Quatre autres corps étaient quelques mètres plus loin, visage contre terre, et deux étaient accrochés l’un à l’autre, la main de l’un tenant la chemise de son frère. D’autres encore étaient dans un fossé, à 50 mètres de là. Nous avons enterré le vieil homme à part, et les huit autres en deux fosses communes.[66]
Deux témoins ont décrit une opération dans le village de Souma, à environ 40 kilomètres au nord d’Arbinda, le 9 février, au cours de laquelle 12 hommes arrêtés le jour du marché ont été retrouvés morts quelques heures plus tard à environ 10 kilomètres du lieu de leur arrestation. Un témoin a décrit les arrestations et un autre a aidé à enterrer les corps. L’un de ces témoins a déclaré :
Je me suis mis en chemin pour ramener mes bêtes du puits, et en entrant dans le village – c’était jour de marché –, j’ai vu un grand groupe de soldats entourant une dizaine d’hommes assis par terre. Je me suis caché, car j’avais peur qu’ils me prennent moi aussi, et de là j’ai vu qu’ils ordonnaient à tous les hommes de baisser la tête, leur hurlant de ne pas regarder les soldats dans les yeux. Ils ont commencé à frapper les hommes avec des gourdins et quelques instants après, les ont forcés à grimper dans un camion. Le convoi était formé de trois véhicules et d’une dizaine de motos.[67]
Un membre de la famille qui a aidé à trouver puis à enterrer les corps retrouvés à neuf kilomètres de là a déclaré :
Le lendemain matin, nous les avons cherchés en suivant les traces de pneus vers le sud, puis vers le nord. C’est à neuf kilomètres, près du hameau de Tiallel, que nous avons trouvé notre famille. Leurs corps étaient en deux groupes. Les cinq premiers étaient couchés les uns à côté des autres ; on leur avait tiré dans la poitrine. Les sept autres corps étaient les uns sur les autres, deux par deux ; on leur avait tiré dans la tête ou dans le dos. Nous avons été obligés de les enterrer en deux fosses communes. [68]
Trois témoins ont décrit une opération dans le village de Taouremba le 16 octobre 2018, au cours de laquelle 14 hommes ont été arrêtés, puis retrouvés morts exécutés. Ces témoins ont déclaré que 13 hommes avaient été embarqués dans des véhicules des forces de sécurité après avoir été « indexés » par des hommes en civil, tandis qu’une quatorzième victime, souffrant d’un handicap mental, avait été abattue sur place après avoir été apparemment perçue comme peu coopérative.[69] Deux des témoins ont participé aux inhumations. L’un des témoins, un commerçant, a déclaré :
Vers 10 heures les soldats sont descendus sur la place du marché – dans trois pick-up, un véhicule plus gros et environ 20 motos. L’opération a duré plusieurs heures. Ils étaient habillés en tenues de camouflage jaune foncé ; quelques-uns étaient en civil mais on ne voyait que leurs yeux et leur bouche. Ils ont encerclé le marché, fouillé les maisons et les boutiques, mais je ne les ai pas vus confisquer d’armes. Ils ont arrêté plus d’une centaine d’entre nous et nous ont ordonné de marcher – par groupes de 20 – devant les hommes habillés en civil, qui décidaient qui devait vivre et qui devait mourir. Parmi ceux qui étaient désignés se trouvait Moussa T., un ancien conseiller du village, que j’ai trouvé plus tard exécuté. J’étais dans le troisième groupe... J’avais le cœur qui battait très fort. On entendait un drone, « zzzz... », qui volait en cercles au-dessus de nous. J’ai entendu l’un d’eux dire : « Vous, les Peuls, on va vous tuer. » Quelques instants après leur départ, nous avons entendu des coups de feu. Tous ceux que j’ai vus, lorsque nous sommes partis à la recherche des corps, plus tard dans la journée, avaient été visés à la tête... Je n’ai pu les reconnaître qu’à l’aide de leurs vêtements.[70]
Un deuxième témoin a déclaré :
Après avoir pris nos cartes d’identité, ils nous ont ordonné, un groupe après l’autre, de marcher devant ceux qui faisaient le tri. Ceux-là ne parlaient pas, à part pour pointer du doigt et dire en mòoré, « Toi, tu sors ». En attendant le verdict, un homme a été pris de panique... Il ne cessait de se lever, s’asseoir, se relever, se rasseoir... Voyant ça, un des soldats a menacé de l’abattre sur place... Un autre est intervenu, mais au final, cet homme faisait partie de ceux qui ont été désignés et tués. Alors que le drone tournait lentement au-dessus de nous, un soldat nous a ordonné de « lever les yeux et faire nos prières ». Ils ont emmené cinq hommes de mon groupe, déchiré leurs turbans pour leur bander les yeux, puis leur ont ordonné de monter dans le camion. Les hommes avaient tellement peur que les soldats ont dû les soulever, les jeter en fait dans le camion. Ils se moquaient de nous : « Ha ha ha, vous pensiez aller au marché aujourd’hui... » Quelques instants après leur départ, nous avons entendu résonner les coups de feu et crié : « Oh mon Dieu, les nôtres sont morts. »[71]
Un témoin qui a aidé à enterrer les morts a déclaré : « Quelques minutes plus tard, nous avons entendu des tirs nourris ; j’en tremblais tellement les tirs étaient intenses. Plus tard dans la journée, nous avons retrouvé les corps criblés de balles. Quatre d’entre eux ont été tués près du marché aux bêtes, trois autres un kilomètre plus loin sur la route, et les six derniers à 10 km à Winde Jomrri ».[72] Les habitants du village ont supposé que les corps avaient été exécutés par petits groupes, dans le but de soutirer des informations à ceux qui étaient encore en vie, mais Human Rights Watch n’est pas en mesure de confirmer cette observation. Un autre commerçant a déclaré : « Ils sont venus d’Arbinda et y sont retournés… Nous le savons, car des membres de notre famille nous ont téléphoné pour nous dire qu’ils avaient vu un convoi arriver sur la route d’Arbinda, et nous ont rappelé ensuite pour nous dire que le convoi était rentré à la base qui se trouve là-bas ». [73]
Trois témoins, tous commerçants, ont décrit une opération très similaire au cours de laquelle les forces de sécurité auraient exécuté au moins 12 hommes arrêtés quelques heures plus tôt au marché du village de Gasseliki, ou à proximité de celui-ci, le 16 novembre 2018.[74] Un témoin a déclaré :
D’abord sont arrivés les hommes en boubou sur quelques motos, et quelques instants après, les soldats à moto, puis les pick-up. Quatre hommes en civil faisaient le tri pendant que les soldats montaient la garde. J’étais un des 80 détenus qu’on a fait marcher devant eux, alors qu'ils se tenaient derrière un mur de béton, près de la pompe à eau. Ils en ont désigné sept de mon groupe. Les soldats leur ont déchiré la chemise... Je vois encore leurs chemises, tombées par terre... Et je me souviens avoir vu un drone au-dessus de nous.[75]
Un deuxième témoin a raconté avoir vu les corps dans un hameau non loin de Gassseliki.[76] Un commerçant a déclaré : « Je les connais tous. Certains venaient de Gasseliki, et d’autres venaient d’autres villages pour le marché. Je les ai comptés depuis ma boutique, ils étaient 12 quand les soldats leur ont donné l’ordre de monter dans le camion. Le lendemain, j’ai parlé avec les hommes qui les ont trouvés et enterrés dans un village voisin appelé Aladjou ».[77]
Douze hommes arrêtés le jour du marché dans le village de N’Gaika Ngota à la mi-octobre ont été retrouvés morts le lendemain. Un témoin a déclaré :
J’avais apporté mes marchandises, c’était le début du marché, lorsque tout à coup les les militaires ont déboulé dans plusieurs pick-up et une dizaine de motos... Un drone volait au-dessus de nous. Ils nous ont rassemblés un peu à l’ouest du marché. Une fois assemblés, ils nous ont organisés en groupes qui devaient passer devant quatre hommes en civil, aux visages masqués... Ils pointaient du doigt sans parler, et comme ça, ont mis 12 hommes à part. Ils les ont immédiatement déshabillés, leur ont ligoté les mains dans le dos et les ont jetés dans un véhicule militaire. Les militaires parlaient en français et en mòoré, ils ont tiré en l’air en partant, emportant avec eux le petit avion [le drone]. Leurs corps – ils étaient tous morts, les 12 hommes – ont été retrouvés au croisement de Taouremba, près de Lahorde, sur l’axe Dori-Djibo. Pour moi, ce n’étaient pas des terroristes... Ils ne les ont pas trouvés avec des armes.[78]
Human Rights Watch s’est entretenu avec deux témoins de deux incidents différents qui se sont produits dans le village de Demtou. Ils ont décrit comment, fin novembre ou début décembre, un total de 15 hommes peuls auraient été arrêtés puis exécutés, dont un adolescent et deux hommes de plus de 70 ans.[79] Un témoin a déclaré :
Le problème, c’est que les djihadistes venaient tout le temps, prêchaient en parlant de leur projet, et ensuite l’armée nous arrête et nous tue, comme si c’était notre faute. La première fois que les soldats ont tué les nôtres, c’était fin novembre, un vendredi. Ils ont arrêté huit hommes à l’aube, alors qu’ils mangeaient ou partaient au travail. Je les ai vus emmener les hommes dans un convoi de quatre pick-up, avec les soldats assis dos à dos – et environs 12 motos. Vers 9 heures du matin nous avons été appelés par des villageois qui vivent près de Pogol-Diame, à quelques kilomètres de là, et ils nous ont dit que leurs corps étaient là-bas. Je connais tous ceux qui ont été tués – ils avaient entre 17 et 32 ans. Une semaine après, ils sont revenus le jeudi, et rebelote... Cette fois, ils ont emmené sept hommes, dont Moussa et Boureïma, qui avaient tous deux plus de 70 ans. Plus tard dans la journée, nous avons trouvé leurs corps, séparés de 100 mètres, avec des balles dans la tête... Certains ont creusé leurs tombes, tandis que moi j’étais chargé d’envelopper leur tête de tissu... pour qu'on puisse les enterrer dignement.[80]
Quatre témoins ont décrit les arrestations et les meurtres de sept hommes dans deux villages le 13 novembre 2018. Selon eux, les deux incidents impliqueraient le même groupe de membres des forces de sécurité. Quatre hommes qui avaient été arrêtés le jour du marché à Béléhédé à 10 heures ont été retrouvés morts à quelques kilomètres de là peu après. À peu près au même moment, trois autres hommes, dont un père et son fils, ont été tués dans le village voisin de Guesse-Gorgadje.[81]
Un témoin a déclaré : « Vers 10 heures, j’ai vu un convoi passer par notre village en provenance de Béléhédé. Une minute plus tard, un ami de Béléhédé m’a téléphoné. Il criait : "Ils viennent d’arrêter Amadou, Abdulaoi, Adama et Issa ! Dis aux nôtres de quitter la route!" Quelques minutes plus tard, j’ai entendu une fusillade. Craignant que les services de sécurité soient toujours sur place, nous nous sommes cachés pendant plusieurs heures. Nous avons retrouvé les corps après, à un kilomètre au bord de la route. J’ai clairement vu qu’ils avaient été touchés à la tête et à la poitrine ».[82]
Un témoin du meurtre des trois hommes, parmi lesquels se trouvaient Abdousalam Saidu Dicko et son vieux père Boucom Dicko, vers 11 heures à Guesse-Gorgadje, a déclaré :
J’ai vu trois véhicules et de nombreuses motos, qui ont filé tout droit chez Abdousalam. Ils l’ont traîné dehors, puis sont partis chez son père, qu’ils ont forcé à sortir lui aussi. Un autre homme arrivait des champs, donc ils étaient trois. Ils ont fouillé leurs maisons, mais n’ont trouvé aucune arme. Ils posaient des questions en mooré, que [les victimes] ne comprenaient pas. Abdousalam a dit : « Je ne viendrai pas avec vous ! Si voulez me tuer, eh bien tuez-moi dans mon village. » Alors ils les ont abattus tous les trois... derrière les maisons. Les femmes hurlaient, son épouse a essayé d’intervenir, mais ils ont menacé de la tuer. Ils n’ont même pas contrôlé leur identité. Est-ce que c’est normal que les forces de sécurité tuent les gens comme ça?[83]
Le 24 septembre, les forces de sécurité auraient tué 10 hommes dans la ville de Petagoli, commune de Baraboulé, et dans ses environs. Il s’agit de l’une des deux opérations documentées par Human Rights Watch qui se sont déroulées en dehors du rayon de 50 km autour d’Arbinda. Trois témoins ont décrit cette opération, qui a impliqué des dizaines de membres des forces de sécurité à moto et à bord de véhicules, et quelques-uns en tenues civiles. Parmi les victimes, trois seraient des Maliens de l’ethnie dogon venus pour le marché. Leurs corps ont été rapatriés par les membres de leurs familles. Un témoin qui a observé le déroulement d’une partie de l’opération depuis sa boutique et qui a ensuite aidé à enterrer les victimes a déclaré :
C’était une opération bizarre : d’abord des hommes en boubou et turban sont arrivés en moto au marché. Nous avons pensé que c’était des djihadistes. Deux minutes après, une autre moto, ils étaient habillés pareil. Quelques instants plus tard, plusieurs véhicules et beaucoup de militaires à moto ont envahi la place du marché, tirant en l’air et bloquant les sorties. Les premiers à être tués, c’était Djibril et deux hommes dogons du Mali, près de l’endroit où les femmes vendent du thé et des beignets. Puis ils ont tiré sur des gens près du marché aux bestiaux et sur deux personnes sur la route entre Petagoli et Baraboule. Je n’ai vu aucune arme confisquée. Ça paraît tellement injuste... tuer des gens, comme ça, sans même dire pourquoi. Les gens tués étaient âgés de la trentaine jusqu’à 69 ans, dans le cas de Hadj Seïdou, qui a été tué près du marché du bétail. Une des victimes était un homme handicapé mental qui a voulu partir en courant, une autre, un homme qui vendait du crédit téléphonique. J’ai aidé à enterrer sept d’entre eux... presque tous avaient été visés à la tête. Les trois autres corps ont été emportés par leurs proches dans leur région, au Mali.[84]
Une femme, qui a été témoin du meurtre de trois hommes arrêtés pendant l’opération, a déclaré :
Un groupe de militaires a encerclé le café, demandant les cartes d’identité des hommes qui buvaient du thé. Un soldat était muni d'une liste... Après avoir lu leurs noms, ils en ont choisi trois : un Peul, un Dogon et un autre. Un soldat leur a ordonné de s’asseoir, mais un autre a hurlé : « Non, vous venez avec nous, levez-vous ! » Ils se sont éloignés avec eux à pied, et quelques minutes plus tard, pas plus, je les ai vus abattre un premier homme, puis un deuxième, et briser la nuque d’un troisième, comme si ce soldat faisait partie d’un commando. Lorsqu’ils sont partis, ce groupe de soldatss’est tourné vers nous, les femmes, a fait signe de la main en disant en anglais « bye-bye », comme pour se moquer de nous. J’ai vu un petit avion voler au-dessus de nos têtes, mais avant de partir, ils ont fait redescendre le petit avion, et sont partis.[85]
Autres exécutions présumées
Lors des autres incidents documentés par Human Rights Watch, jusqu’à neuf hommes ont été tués par balle sur place ou retrouvés morts après avoir été détenus sur des sites d’orpaillage artisanal, à leur domicile ou dans leur village, lors de fêtes, de cérémonies, près de puits ou de postes de contrôle. Dans certains cas, les hommes ont été détenus après que leur domicile ou leur village avait fait l’objet de fouilles.
Deux témoins qui avaient assisté à une cérémonie à Palal Sambo en l’honneur de deux hommes de retour de pèlerinage en Arabie saoudite ont décrit la détention des pèlerins et de trois autres hommes à la mi-septembre. Les corps de ces hommes, dont trois étaient frères, et qui avaient tous plus de 50 ans, ont été retrouvés le lendemain. Un témoin a déclaré :
Vers 11 heures, nous avions une cérémonie de bénédiction pour les pèlerins, selon notre coutume. Vers une heure de l’après-midi, les militaires sont arrivés sur six motos... Nous pensons que c’étaient des gendarmes, car quelques mois avant, ils avaient arrêté un voisin à cause d’un litige foncier, et cet homme m’a dit qu’il avait reconnu l’un d’eux. Ils ont tiré en l’air et nous ont ordonné de nous asseoir. Les militaires ont appelé leurs noms, leur ordonnant de sortir : « Moussa Dicko, Abaye Dicko... » Ils ont fouillé les maisons des hadjis (pèlerins). Ils n’ont pas trouvé d’armes mais ont pris plusieurs téléphones. Bizarrement, ils ne leur ont posé aucune question. Puis ils ont appelé le chef du village, Michael Dicko, puis Oumerou Dicko, puis Issa Dicko, et leur ont ordonné de grimper à l’arrière de leurs motos sous la menace de leurs armes. Ils parlaient à peine, sauf un qui a dit : « Nous avons assez de balles pour tous vous tuer, mais Ouagadougou a dit que nous ne devions venir que pour cinq d’entre vous[86]. »
Le second témoin a aidé à enterrer les hommes. « Le lendemain, on m’a téléphoné en me disant que leurs corps avaient été retrouvés à environ 25 kilomètres de là, entre les villages de Taouremba et de Lahorde, au sud du carrefour. Nous avons suivi les traces de pneus sur une courte distance à l’écart de la route ; nous avons retrouvé nos frères, criblés de balles. J’ai vu des dizaines de douilles[87]. »
Au moins neuf hommes auraient été tués par les forces de sécurité à quelques kilomètres de la mine d’or d’Inata le 1er janvier 2019. Cinq témoins ont décrit une opération lors de laquelle cinq orpailleurs artisanaux ont été abattus près de la mine artisanale de Kousoumbaka, et quatre autres hommes ont été tués près d’un puits du village d’Inata[88]. L’un des témoins qui avait connaissance de l’opération a expliqué qu’après avoir perpétré les meurtres, certains membres des forces de sécurité avaient poursuivi leur chemin et passé plusieurs heures dans un petit poste de gendarmerie près de la ville d’Inata[89]. Des témoins qui ont enterré les victimes, âgées de 20 à 50 ans, ont déclaré que plusieurs hommes avaient manifestement été tués d’une balle dans la bouche. Un orpailleur artisanal de 28 ans a commenté :
Je venais de commencer à creuser lorsque sept motos se sont approchées. Sans poser la moindre question, ils ont sauté à terre et commencé à tirer. Nous nous sommes jetés dans les puits de mine... Les coups de feu étaient assourdissants. Ça a duré 15 minutes... tat, tat, tat... un son étouffé, comme s’ils tiraient à l’intérieur des puits. Lorsque les motos sont parties, j’ai sorti la tête et vu cinq hommes à terre, morts ou mourants... couchés sur le côté ou sur le dos, certains touchés aux yeux, ou à la poitrine. L’un d’eux avait eu la main traversée par une balle, comme s’il avait voulu se protéger. Nous étions juste en train de travailler... Pourquoi ont-ils fait ça ?[90]
Un autre témoin a expliqué avoir vu des hommes en uniforme tirer sur quatre hommes près du puits d’Inata : « Les gens ont commencé à sortir leurs papiers d’identité, mais les militaires leur ont quand même tiré dessus. J’ai couru me cacher, et plus tard j’ai vu que quelques-uns avaient reçu une balle dans la bouche[91]. » Un autre témoin a affirmé : « Mon patron, Boura, était sur le dos, une balle lui a arraché tout un côté du visage. J’ai pleuré en voyant ça[92]. »
Trois témoins ont décrit la détention de six hommes par des membres des forces de sécurité fin octobre 2018, quatre du village de Sana et deux de Béléhédé, et la découverte, le lendemain, de leurs corps. Cinq de ces hommes sont morts. Un témoin de Sana a déclaré :
J’ai vu trois véhicules, et autour, neuf motos... Ils sont allés tout droit chez Hamidou Dicko, un vieil homme qui était malade du paludisme. Son fils de 20 ans a essayé d’expliquer qu’il ne parlait pas mooré, mais les soldats les ont mis tous les deux dans leur camion. Puis ils sont allés 500 mètres plus loin et ont arrêté Hassan Boucoum, un marabout de 55 ans, puis Boureïma Boucoum, qui travaillait devant chez lui. Les soldats ont déchiré leurs boubous pour leur ligoter les mains et leur bander les yeux, puis les ont jetés dans le même pick-up. Deux autres personnes ont été arrêtées à Béléhédé, mais je ne l’ai pas vu. Vers 3 heures de l’après-midi, nous avons reçu l’appel nous informant que leurs corps avaient été retrouvés[93].
Parmi les six hommes, quatre sont décédés à cet endroit, un est mort le lendemain, et l’on ignore où se trouve le dernier. Un témoin qui a découvert les corps le 27 octobre 2018 et les a enterrés le lendemain a déclaré :
Leurs corps ont été trouvés dans une case à trois mètres de la grand-route, juste à la sortie du village de Lahorde, à quelques kilomètres de Sana. Ils étaient couchés les uns sur les autres. J’avais vu un convoi de soldats passer dans cette zone avant 10 heures du matin, et vers 4 heures de l’après-midi, j’ai entendu des coups de feu. J’avais tellement peur que je ne suis sorti de ma cachette que le lendemain matin pour les enterrer. Ils avaient été empilés... ils avaient reçu plusieurs balles dans le corps – dans la poitrine surtout[94].
Trois personnes qui avaient connaissance du meurtre d’un chef local du village de Gaskinde, à 30 kilomètres au nord d’Arbinda, âgé de 78 ans, commis le 21 octobre 2018, ont dit penser qu’il avait été tué par des policiers basés dans la commune d’Arbinda après avoir été arrêté alors qu’il se rendait à une réunion du gouvernement local à Dori. Human Rights Watch ne s’est pas entretenu avec un témoin direct de la détention, mais un témoin de l’enterrement de cet homme a expliqué : « Un ami m’a appelé peu après qu’il avait été détenu, en me disant : ‘Ton [lien de parenté non divulgué] a été détenu par des policiers à un poste de contrôle près d’Arbinda.’ À 11 heures, quelqu’un d’autre m’appelé en me disant que lui et quelques autres hommes avaient été retrouvés morts à sept kilomètres au sud de Gaskinde. Il avait reçu deux balles dans la tête et plusieurs autres dans le ventre ; son bras droit était déchiqueté. Là, j’ai vu deux autres corps, mais je ne sais pas de qui il s’agissait[95]. »
Deux témoins ont décrit la détention le 11 janvier 2019 d’un homme de Palal Sambo âgé de 70 ans, Issa Amadou Dicko.[96] Son corps a été trouvé le lendemain. L’un des témoins a déclaré : « Deux camions et des motos avec des militaires en uniforme sont arrivés à 11 heures. Ils ont fouillé le village, pris quatre téléphones et ordonné à vingt d’entre nous de nous asseoir. Il y avait deux anciens, dont Issa. Un homme vêtu d’un boubou, le visage caché, travaillait avec les militaires. Il a dit : ‘C’est lui’ en désignant Issa. Il a ensuite ordonné à nous autres de rentrer dans une maison et est reparti. Quelques heures plus tard, nous avons reçu l’appel ; Issa avait été retrouvé mort près de Birga Toiga, à dix kilomètres de là [97]. »
Un témoin d’Arbinda a déclaré : « En septembre dernier, des gendarmes ont emmené un bon ami à moi, un homme d’affaires, pendant la nuit et nous avons retrouvé son corps le lendemain derrière la ville d’Arbinda. Sa famille et d’autres familles m’ont dit avoir reconnu les auteurs de cet acte comme étant des gendarmes basés à Arbinda[98]. » Un autre témoin a évoqué une conversation avec la famille d’un orpailleur artisanal qui, dit-il, avait été interrogé par des gendarmes à Arbinda pendant plusieurs heures. « J’ai trouvé son corps le lendemain à trois kilomètres de là », a-t-il précisé[99].
Trois victimes ont raconté qu’un homme atteint d’invalidité mentale avait été tué par balles et que des dizaines d’autres hommes avaient été passés à tabac lors d’une opération de grande ampleur le 18 octobre dans le village de Bouro, commune de Nassoumbou. Cet incident s’était produit quelques heures avant qu’une attaque islamiste armée ne cible la gendarmerie de Djibo, à 40 kilomètres. Il s’agit de la seconde opération documentée par Human Rights Watch à s’être produite en dehors d’un rayon de 50 kilomètres de la ville d’Arbinda.
Les victimes ont déclaré que les forces de sécurité avaient détenu et emmené une centaine d’hommes vers la base militaire de Djibo ; la vaste majorité d’entre eux ont été libérés le lendemain. Une victime a indiqué : « Ils nous ont frappés comme s’ils voulaient tuer un serpent. Quelques hommes saignaient de la tête ou du nez ; j’ai entendu craquer le poignet d’un autre ; certains se sont évanouis[100]. » Une autre victime, âgée de 76 ans, a déclaré :
Vu mon âge, je n’aurais jamais pensé être tabassé de la sorte. Les militaires sont arrivés à 13 heures, en tirant des coups de feu comme des malades. Un fou qui ne comprenait pas ce qui se passait s’est mis à courir et un militaire l’a chopé – paf – juste comme ça. Ils ont commencé à nous taper avec des ceintures, des morceaux de caoutchouc de pneu, des bâtons et des cordes attachés à leurs poignets. J’ai reçu des coups dans les côtes ; un autre a pris un bâton, l’a soulevé au-dessus de sa tête et m’a bastonné. Plus tard, on nous a emmenés au camp de Djibo. Ils nous ont comptés, on était 102. Ils nous ont gardés dans une petite maison – c’était une vraie fournaise ; certains hommes se sont évanouis à cause de la chaleur. Le lendemain matin, l’armée nous a fait sortir… en nous appelant un par un, et alors que l’on passait la porte, un grand militaire nous a donné des coups de pied, jusqu’à ce qu’on tombe, puis d’autres se sont mis à nous frapper, en disant : « Oh, les Peuls pleurnichent maintenant. »[101]
Identité des auteurs présumés des exactions
Des représentants du gouvernement local et national et des membres des forces de sécurité ont expliqué à Human Rights Watch que plusieurs branches des Forces de défense et de sécurité (FDS) du Burkina Faso travaillaient à répondre aux risques sécuritaires posés par la présence d’islamistes armés, notamment l’Armée nationale, la Gendarmerie nationale et certaines unités de la Police nationale[102]. Ils ont déclaré que dans certaines zones, les différentes forces opéraient de concert et, dans d’autres, séparément. Cependant, ils ont affirmé que, d’une manière générale, l’armée se concentrait sur la sécurisation des frontières du Burkina Faso, tandis que la police et la gendarmerie veillaient à la sécurité nationale à l’intérieur du pays, précisant que les opérations et les déploiements étaient supervisés et ordonnés par les ministères de la Défense et de la Sécurité[103].
Des témoins de tous les incidents décrits ci-dessus (à l’exception d’un) ont déclaré que les auteurs présumés étaient vêtus de treillis militaires jaune foncé et marron que portent, ont-ils précisé, les membres de la gendarmerie et de l’armée. « Cela peut prêter à confusion ; la gendarmerie et l’armée portent le même uniforme dans certains théâtres d’opération », a indiqué un officier des forces de sécurité[104].
Cependant, d’après les entretiens réalisés auprès des témoins, des sources sécuritaires et des chefs communautaires représentant les principaux groupes ethniques présents dans la province du Soum, Human Rights Watch estime que la majorité des incidents décrits ci-dessus ont été perpétrés par un détachement de gendarmes qui, en août 2018, avait été déployé dans la ville d’Arbinda pour répondre à la prolifération des attaques islamistes armées, dont un grand nombre ciblaient des civils et sont décrites ci-dessus[105].
Deux membres des services de sécurité burkinabés et trois sources sécuritaires ont déclaré indépendamment à Human Rights Watch qu’au moment de la rédaction des présentes, l’armée n’était pas présente dans la zone située autour de la ville d’Arbinda[106]. « Il n’y a pas de présence militaire basée à Arbinda ; ce n’est pas sa zone d’opération à l’heure actuelle », a déclaré un officier des forces de sécurité qui a connaissance des opérations menées par la gendarmerie et l’armée dans le nord du pays[107]. Tous ont déclaré qu’en août 2018, la brigade de gendarmerie locale, qui jusque-là comptait une vingtaine de membres, avait vu ses effectifs renforcés d’une centaine d’hommes. Deux sources sécuritaires ont estimé ces effectifs à 96 (quatre pelotons de 24 hommes), précisant que les membres de ces renforts de gendarmerie et leur commandant changeaient tous les trois mois[108].
Des chefs communautaires, et de nombreux témoins et villageois, ont expliqué à Human Rights Watch qu’ils pensaient que les gendarmes étaient impliqués en raison de la hausse fulgurante du nombre d’exécutions extrajudiciaires après l’arrivée des renforts à Arbinda en août 2018 ; parce que, dans certains cas, des villageois avaient reconnu les différents gendarmes lors des opérations ; et parce que, dans certains cas, des villageois avaient vu des convois quitter la base de gendarmerie à Arbinda plus ou moins au moment où les exécutions présumées s’étaient produites.
Un chef peul a déclaré : « Nous estimons que les meurtres remontent au moment de l’arrivée de l’unité à Arbinda. Nous ne comprenons pas qui ils tuent et pourquoi. Si certaines personnes sont soupçonnées d’être des djihadistes, il faut les détenir et les envoyer à Ouagadougou pour qu’elles y soient jugées, au lieu de les tuer et de les laisser dans la brousse[109]. »
Un chef communautaire a affirmé : « Je parle avec des gens des quatre coins de la commune d’Arbinda. Les gendarmes ont tué des dizaines de personnes, sans preuve, sans armes. Je sais que certaines sont mortes. Je ne les avais jamais soupçonnées. Ils leur disent : ‘Tu es complice, alors on te tire une balle dans la tête.’[110] » Un témoin a commenté : « Nous craignons profondément que les forces de sécurité nous tuent ; désormais, chaque fois qu’on entend un véhicule, on fuit comme des oiseaux.[111] »
Human Rights Watch n’a pas été en mesure de confirmer l’identité des hommes que des témoins avaient observés en train d’identifier les détenus qui par la suite auraient été exécutés. Nombre des personnes interrogées estimaient que les hommes masqués étaient des officiers du renseignement infiltrés, d’anciens résidents qui avaient fui leur village sous la menace des islamistes armés ou des membres de milices locales.
Des membres de groupes de la société civile dont la mission consiste à observer les prisons ont affirmé que, d’après eux, le nombre de personnes détenues, interrogées et envoyées dans la prison haute sécurité de Ouagadougou avait baissé depuis la mi-2018[112]. « Avant, ils accusaient les gens de terrorisme et les envoyaient en prison à Djibo ou Ouagadougou, mais maintenant ils se contentent de les tuer », a affirmé un membre d’une organisation locale de défense des droits humains[113]. En effet, contrairement aux recherches réalisées début 2018, rares sont les personnes interrogées pour les besoins de l’étude actuelle qui ont indiqué que des membres de leur famille avaient été placés en détention.
Conséquences des violations commises par les forces de sécurité et justice
Plusieurs milliers de villageois peuls ont fui leur village, dont beaucoup vers le Mali voisin, en raison de l’insécurité et des atteintes commises par les forces de sécurité. Un chef de village malien qui vit près de la frontière burkinabée a déclaré : « Dès juin 2018, mais surtout depuis septembre 2018, des centaines de Burkinabés ont traversé la frontière, la majorité étant des femmes, des enfants et des personnes âgées. Nous avons entendu dire que leurs maris avaient été tués ou étaient en prison. Une fois, nous avons compté 40 femmes, pas un seul homme. Ils vivent dans des conditions déplorables[114]. » Un chef communautaire a montré à Human Rights Watch une liste sur laquelle figuraient des centaines de personnes qui avaient fui la commune d’Arbinda et qui, d’après lui, avaient besoin d’une aide humanitaire étant donné les conditions sordides dans lesquelles elles vivaient à l’extérieur de Ouagadougou[115].
De nombreux témoins peuls ont décrit des abus perpétrés à la fois par les islamistes armés et les services de sécurité, précisant qu’ils avaient le sentiment que leur communauté était prise entre le marteau et l’enclume. Les victimes et les familles des victimes ont fait part d’une profonde méfiance à l’égard des autorités.
Aucune des victimes ou des membres de leurs familles n’a porté plainte auprès de la police locale ou des instances judiciaires et n’avait d’espoir que justice soit rendue par le système judiciaire ou de justice militaire local chargé d’enquêter sur les allégations faites contre les membres des forces armées. Un homme a ainsi déploré : « Si les forces de sécurité nous tuent, comment voulez-vous qu’on aille porter plainte auprès de ceux qui justement nous tuent ? Seul Dieu peut faire cesser ces meurtres[116]. »
Plusieurs témoins, des chefs communautaires peuls et foulsés et des membres de la société civile se sont dits préoccupés par le fait que les exactions des forces de sécurité, dont un grand nombre avaient ciblé des hommes dont certains étaient âgés de 70 ans, poussaient les jeunes hommes peuls à rejoindre les rangs des djihadistes. Un chef communautaire de la province du Soum a ainsi indiqué : « Franchement, les gens rejoignent les hommes dans la brousse pour venger les meurtres[117]. »
Un officier des forces de sécurité a également remarqué : « En tuant des gens sans justification, surtout des sages d’une communauté, vous créez vingt nouveaux terroristes ; la lutte contre le terrorisme engendre plus de problèmes que le terrorisme lui-même[118]. »
Un dirigeant de la société civile a noté : « Des exactions sont commises par les deux camps, mais l’État a signé des conventions internationales concernant les droits humains. Comment les militaires ou les gendarmes peuvent-ils dormir la nuit en sachant ce qu’ils ont fait ? Ils devraient mieux se comporter, faire preuve d’une plus grande morale que les djihadistes. Les meurtres envoient directement les gens dans les bras des djihadistes et assurent la perpétuation de ce problème pendant de nombreuses années[119]. »
Réponse du gouvernement burkinabé
Le 8 mars 2019, Human Rights Watch a envoyé une lettre au gouvernement burkinabé en énumérant les principales conclusions de ce rapport et les recommandations l’accompagnant ; le 18 mars 2019, le gouvernement y a répondu par une lettre adressée par M. Moumina Sheriff Sy, ministre de la Défense nationale et des Anciens combattants, en poste depuis le 25 janvier 2019 (voir Annexes I et II).
M. Sy a indiqué que le gouvernement du Burkina Faso « prend acte des allégations contenues dans le résumé du projet de rapport de HRW et informe celui-ci que des investigations seront menées sur les supposés abus commis par certains membres des FDS dans la région du Sahel ».
M. Sy a ajouté que le gouvernement avait précédemment enquêté sur certains membres des forces armées mis en cause dans des atteintes aux droits humains, en imposant des sanctions disciplinaires et des poursuites judiciaires, dernièrement le 15 février, lorsque le Directeur de la justice militaire avait été instruit d’ouvrir une enquête sur des allégations de violations des droits humains commises lors d’opérations de lutte contre le terrorisme les 3 et 4 février 2019 dans les communes de Kain, de Gomboro et de Banh.
Le ministre a indiqué que tous les effectifs des forces de sécurité étaient régulièrement formés au droit humanitaire international et que le gouvernement s’attelait à respecter les normes nationales et internationales en matière de droits humains. Il a précisé que le gouvernement s’engageait à ce que les forces de sécurité constituent « une protection et non une menace pour les populations », soulignant que la lutte contre le terrorisme « ne peut se gagner au mépris de la dignité humaine ».
Le ministre a ensuite indiqué que toutes les opérations des forces de sécurité « sont menées en respectant le principe de la gradation de la force que sont successivement, le simple contrôle, l’interpellation, l’arrestation et la neutralisation en cas de nécessité ». Il a cité, à titre d’exemple, les 716 présumés terroristes actuellement détenus à la prison de haute sécurité.
Human Rights Watch salue ces assurances et demande instamment au gouvernement de respecter son engagement à l’égard des droits humains dans le contexte des opérations de lutte contre le terrorisme et d’enquêter sur les exécutions alléguées documentées dans ce rapport, qui sont au moins au nombre de 115.
Recommandations
Au gouvernement du Burkina Faso
· Enquêter sur et poursuivre en justice, conformément aux normes internationales relatives au droit à un procès équitable, les membres des forces de sécurité responsables des graves atteintes aux droits humains documentées dans ce rapport, quel que soit leur poste ou leur grade.
o Veiller, en particulier, à enquêter pour déterminer si le détachement de gendarmes déployé à Arbinda en août 2018 a commis des meurtres extrajudiciaires.
o Envisager éventuellement de demander une aide internationale pour remplir cet objectif.
· Envoyer en congé administratif, en attendant la conclusion des enquêtes en cours, les membres des forces de sécurité impliqués, de source fiable, dans les abus documentés dans ce rapport.
· Veiller à ce que toute personne détenue ou placée en garde à vue soit traitée humainement, soit jugée par des instances judiciaires pour s’assurer de la légalité de sa détention et puisse contacter sa famille.
· Veiller à ce que les forces de sécurité protègent en toute impartialité tous les civils, quelle que soit leur ethnicité ou leur religion.
· Fournir des ressources et un soutien appropriés aux juges et au personnel judiciaire burkinabés chargés d’enquêter sur les islamistes armés présumés et sur les abus perpétrés par le personnel des forces de sécurité, notamment la cellule de lutte contre le terrorisme et le bureau du procureur militaire.
Aux groupes islamistes armés qui opèrent au Burkina Faso
· Mettre un terme à tous les meurtres extrajudiciaires, kidnappings, enlèvements, pillages et autres violations graves des droits humains, ainsi qu’aux menaces de violence à l’encontre des membres des communautés.
· S’abstenir d’attaquer et de menacer les secteurs de l’éducation et de la santé.
· Mettre fin à la pratique consistant à placer des engins explosifs à l’intérieur du corps des personnes décédées.
· Veiller à ce qu’aucun membre des forces de sécurité capturé ne soit tué, torturé ou soumis à un traitement cruel, inhumain et dégradant.
À la Commission nationale des droits humains du Burkina Faso
· Mener des enquêtes impartiales et publiques sur les allégations de violations des droits humains par des membres des forces de sécurité et des groupes islamistes armés.
· Défendre le droit des organisations de défense des droits humains et des journalistes burkinabés à rendre compte librement de questions liées au conflit et à la conduite des opérations de lutte contre le terrorisme.
Aux partenaires internationaux du Burkina Faso
· Exercer de manière publique et privée des pressions sur le gouvernement du Burkina Faso afin qu’il identifie et poursuive en justice les responsables des abus graves documentés dans ce rapport.
· Appuyer la formation aux droits humains des forces de sécurité burkinabées participant aux opérations de lutte contre le terrorisme.
· Aider les instances judiciaires et de justice militaire, notamment en soutenant leurs travaux en matière de gestion des dossiers, de protection des témoins et de capacités médico-légales.
· S’abstenir de financer les unités des Forces de sécurité du Burkina Faso qui, de source fiable, portent atteinte aux droits humains et rendre la reprise du financement accordé à ces unités tributaire de démarches visant à exiger des responsables qu’ils rendent compte de leurs actes, à prendre des mesures pour dissuader la perpétration d’autres abus et à offrir un recours aux victimes.
· Appuyer une présence au Burkina Faso du Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.
Au gouvernement des États-Unis
- Mettre pleinement en œuvre la loi Leahy qui interdit la fourniture d’une aide militaire à toute unité de forces de sécurité étrangère s’il existe des éléments fiables prouvant que cette unité a commis des violations flagrantes des droits humains et suspendre l’assistance apportée aux unités des forces de sécurité impliquées dans des exactions en attendant que le gouvernement burkinabé ait pris des mesures pour remédier aux abus et les résoudre, et pour exiger des responsables qu’ils rendent compte de leurs actes.
Aux Nations Unies
- Le Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) devrait établir une présence au Burkina Faso chargée d’observer les allégations et d’apporter une coopération technique au gouvernement afin de l’aider à répondre aux allégations graves de violations des droits humains par toutes les parties et de prévenir toute violation future dans le contexte des opérations de lutte contre le terrorisme. Une telle présence pourrait servir à éclairer le Conseil de sécurité de l’ONU sur de futures démarches, le cas échéant.
- Les Rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste et sur les exécutions extrajudiciaires devraient envisager de mener des missions au Burkina Faso.
- Le Bureau de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest devrait exhorter le gouvernement à enquêter sur les violations présentées dans ce rapport.
Remerciements
Ce rapport a été élaboré et rédigé par Corinne Dufka, directrice adjointe de la division Afrique de Human Rights Watch. Une aide à la recherche a été apportée par Morgan Hollie, membre de la division Afrique, et par Joanne Chukwueke, stagiaire de la division Afrique. Le rapport a été révisé par Mausi Segun, directrice exécutive de la division Afrique ; Chris Albin-Lackey, conseiller juridique senior ; et Babatunde Olugboji, directeur adjoint aux programmes. L’aide à la production a été assurée par José Martinez, coordinateur senior, et par Fitzroy Hepkins, responsable administratif.
Human Rights Watch tient à remercier les nombreux témoins et victimes qui ont bien voulu faire part de leurs récits pour les besoins de ce rapport, souvent en prenant de grands risques personnels, ainsi que les organisations et individus qui nous ont permis de nous rapprocher de ces témoins et victimes et ont interprété leurs propos. Nous remercions également les fonctionnaires du gouvernement burkinabé, les travailleurs humanitaires, les activistes de la société civile, les chefs communautaires et les diplomates qui nous ont fait part de leurs récits et de leurs points de vue. Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons les remercier ici nominativement, mais leur soutien et leur courage ont considérablement facilité nos travaux. La traduction française du rapport a été effectuée par David Boratav, Catherine Dauvergne-Newman et Zoé Deback, et relue par Peter Huvos.