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(N’Djaména, Tchad) - « Avant, ils ne pouvaient pas passer sans qu’on se lève, aujourd’hui ils sont plus petits que des souris » me déclare Fatimé Mando, les larmes aux yeux à la sortie de l’ancien Palais de l’Assemblée nationale mis à la disposition du pouvoir judiciaire pour ce procès historique. Fatimé Mando a été torturée en 1983 et détenue dans des conditions déplorables, sans jamais savoir pourquoi elle avait été arrêtée. « Quand j’ai été libérée, je n’ai pas pu m’empêcher de m’allonger devant Saleh Younouss pour le remercier ».

Saleh Younouss est l’ancien directeur de la terrifiante Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), la police politique du régime sanglant de l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré. Depuis le 14 novembre, il est traduit en justice avec vingt autres présumés complices de Habré devant la Cour criminelle de N’Djaména. Tous étaient des responsables de l’appareil répressif de l’ancien régime : cadres de la DDS, officiers de l’armée, chefs des services de renseignement ou de la sécurité publique. Ils  sont visés par des plaintes déposées depuis l’an 2000 par des dizaines de victimes pour torture, assassinat, détention arbitraire, séquestration, etc.

Après douze ans d’immobilisme, il a fallu attendre le lancement des Chambres africaines extraordinaires, tribunal spécial créé par l’Union africaine et le Sénégal pour juger Hissène Habré, en exil à Dakar après sa fuite du pouvoir. En mai 2013, les autorités tchadiennes dépoussièrent les plaintes des victimes, arrêtent et inculpent plusieurs anciens présumés tortionnaires. L'ancien dictateur a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, date à laquelle il a été renversé par l'actuel président, Idriss Déby Itno. Son régime à parti unique a été marqué par des atrocités commises à grande échelle, notamment par des vagues d'épuration ethnique. Les archives de la police politique de Habré récupérées par Human Rights Watch en 2001 révèlent les noms de 1 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12 321 victimes de violations des droits de l’Homme.

Les survivants, les veuves et les orphelins luttent courageusement depuis 24 ans pour forcer les autorités sénégalaises et tchadiennes à traduire en justice leurs supposés bourreaux. Ces véritables héros sont une source infinie d’inspiration pour tout défenseur des droits de l’Homme. Ils étaient plus de 300 devant le Palais pour leur premier jour d’audience, certains brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire leur soif de justice : « 24 ans d’attente », « Non à la vengeance », « Réclamons une justice équitable ». Ousmane Abakar Taher, ancien opposant au gouvernement de Habré,  prisonnier durant plus de 4 ans dans les geôles du régime alors qu’il n’avait pas 20 ans lors de son arrestation ne peut cacher sa joie : « Nous n’avions jamais imaginé que ce jour arriverait. »

La salle d’audience est pratiquement pleine. Outre les victimes, des membres du gouvernement et quelques observateurs, plusieurs dizaines de gendarmes et militaires bouclent la salle. Image saisissante d’un public séparé des membres de la Cour par un cordon de 12 gendarmes armés de kalachnikovs et de 21 accusés entourés de CRS casqués, matraque à la main. Les accusés défilent les uns après les autres devant le président de la Cour, Timothé Yenan, qui les introduit en lisant une courte biographie. Presque tous sont des gendarmes de formation qui, après leur passage au sein des services répressifs de Habré, ont été recyclés dans l’administration actuelle dans ce qu’ils savaient faire de mieux : directeur de la sécurité publique, responsable du contre-espionnage, préfet, chef de la police judiciaire, etc. L’effet dissuasif de la justice commence bien dans une salle d’audience : les agents de l’ordre entendent eux aussi les charges pesant sur leurs anciens patrons même si aucun ne reconnait les faits. Un autre ancien directeur de la DDS, Toké Dady, assure n’avoir « jamais touché à un seul cheveu d’un quelconque Tchadien ».

Le Procureur général, Bruno Louapambe Mahouli, assure dans son discours introductif vouloir « avant tout et par-dessus tout que ce procès soit équitable et respectueux des droits des parties » et « que les débats se déroulent dans le plus parfait respect des procédures et des textes », afin de pouvoir « réaliser la volonté commune de réconciliation ». Pour un État figurant parmi les plus pauvres et corrompus au monde, où les droits de l’Homme sont régulièrement bafoués et où la grogne sociale monte depuis plusieurs mois, le réel défi de ce procès est bien qu’il soit juste et équitable. Curieusement, aucun magistrat présent ne relève l’absence des robes noires dans le Palais.

Les avocats tchadiens sont en effet en grève depuis plus d’une semaine pour réclamer à l’État le paiement des condamnations et honoraires qui leur sont dus. Les autorités judiciaires tchadiennes n’entendent pas pour autant suspendre la procédure à l’égard des présumés complices, faisant d’ores et déjà craindre l’avènement d’un procès bâclé. « On se sent fort, mais sans nos avocats, on se sent moins protégés pour faire face à nos tortionnaires en audience », regrette déjà Jean Noyoma, détenu pendant plus de 7 mois et torturé sous le régime de Habré.

Ce procès est un test pour la construction de l’État de droit au Tchad. La peine de mort n’y a toujours pas été abolie et les normes de droit international protégeant les droits de l’Homme n’ont pas encore été intégrées au corpus national. Un procès vicié serait une insulte aux victimes. « Nous voulons un jugement équitable pour que le verdict satisfasse toutes les parties et pour marquer l’histoire du Tchad, pour les jeunes et l’avenir », assure Jean.  « Un procès équitable  serait une grande contribution à la paix. »

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Henri Thulliez est observateur pour Human Rights Watch au procès des supposés complices de Hissène Habré à N’Djamena.

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