Africa - West

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LE SHABA: PERSPECTIVE REGIONALE


La situation observée au Shaba, région névralgique particulièrement riche en minerais, constituait un exemple parlant de la répression massive sévissant au Zaïre et de l'absence de toute volonté politique de mettre en oeuvre le programme de transition. Les mauvais traitements infligés par les militaires faisaient partie du quotidien, au point que les autorités les légitimaient en les qualifiant de « naturels » et d'« inévitables. » Les élections ne faisaient en outre l'objet d'aucuns préparatifs visibles: les activités politiques de l'opposition étaient réduites à néant, tandis que le gouverneur censurait personnellement les avis diffusés et soutenait ouvertement le président Mobutu. Le rôle de la Commission des Elections au sein de l'administration restait vague et mal défini, même parmi les membres censés la diriger au niveau local et qui, dépourvus de tout moyen, ne possédaient même pas les textes de loi indispensables. La guerre ne fit que compromettre davantage le fragile équilibre qui s'était créé entre les autorités militaires et l'administration civile. Après le déclenchement des hostilités dans le Sud-Kivu voisin, des soldats en fuite dévastèrent les villes situées au nord, à proximité du front. Entre-temps, la guerre servit de prétexte pour attaquer les Tutsi suspects et leurs sympathisants, et poursuivre l'éradication de toute activité politique indépendante.


Historique

Généralement appelée « Katanga » par ses habitants, le Shaba est une région cruciale, au centre de maintes revendications depuis l'indépendance du pays. Il générait autrefois entre 60 et 80% des échanges commerciaux du Zaïre, essentiellement par la vente de cuivre et de cobalt. Depuis sa brève période d'indépendance (fin 1960-début 1963), la crainte de la sécession hante les dirigeants de Kinshasa. Le nom même de la région fut modifié en 1971 afin d'éliminer le moindre vestige de l'indépendance, (133)

tandis que des hauts responsables d'autres régions étaient dépêchés sur place afin de surveiller les autorités militaires et administratives de la province. Un gigantesque projet de travaux relatifs à la ligne Inga-Shaba fut également mis sur pied pour permettre à Kinshasa de contrôler l'électricité fournie aux mines. En 1977 et 1978, la région rebaptisée Shaba fut la cible de deux rébellions armées--les seules véritables menaces qu'ait connu le régime de Mobutu--qui furent matées grâce à l'intervention des Occidentaux.


Dans les années 1980, les dirigeants politiques laissèrent tomber en ruines la remarquable infrastructure économique du Shaba: avant tout soucieux d'en tirer le plus grand profit, ils ne consentirent aucun investissement. L'une des principales mines, la mine de Komoto, s'écroula en septembre 1991; d'autres mines sont dans un état de délabrement avancé. Alors qu'elle avoisinait les 400.000 tonnes dans les années 1980, la production de cuivre a enregistré une chute vertigineuse, se fixant à quelque 30.000 tonnes en 1993. Comme dans les autres parties du pays, les pillages organisés par l'armée minèrent davantage l'économie moderne et la confiance de la population, entraînant un marasme généralisé.


L'implantation de l'industrie minière nécessitait également une robuste infrastructure. Le Shaba accueillit dès lors de nombreux spécialistes, pour la plupart issus du Kasaï voisin. A l'origine, les Kasaïens furent amenés au Shaba à l'époque coloniale pour travailler dans les mines. Ils bénéficièrent alors de l'enseignement et des soins médicaux dispensés par l'industrie. Après l'indépendance, ils accédèrent à plusieurs postes clés dans la région. Le Kasaï continua à déverser son flux de travailleurs et les spécialistes furent bientôt rejoints par une masse d'ouvriers non-qualifiés et de commerçants, qui s'emparèrent des marchés de la région.


A la fin de l'année 1990, Gabriel Kyungu wa Kumwanza, personnalité en vue de l'opposition populaire, rejoignit les rangs de Nguz Karl-I-Bond, l'un des principaux dirigeants du Shaba sous la Seconde République, afin de former l'Union des Fédéralistes et Républicains Indépendants (U.F.E.R.I.). Karl-I-Bond quitta l'opposition en novembre 1991 pour assumer les fonctions de Premier Ministre de Mobutu, au moment même où Kyungu devint gouverneur du Shaba. Cessant aussitôt toute critique envers le président Mobutu, Kyungu détourna ses attaques contre les Kasaïens locaux, exploitant le ressentiment exacerbé des autochtones katangais à leur égard pour gagner le soutien de la population malgré sa récente allégeance à Mobutu. Son mouvement comptait également des bandes organisées, la Jeunesse de l'U.F.E.R.I. ou « J.U.F.E.R.I. », mobilisées pour harceler et finalement chasser les Kasaïens. A l'époque, la politique de Kyungu rejoignait parfaitement celle de Kinshasa et du président Mobutu, en lutte contre le mouvement de l'opposition d'Etienne Tshisekedi, lui-même originaire du Kasaï. Lorsque Tshisekedi fut nommé Premier Ministre par la Conférence Nationale Souveraine en août 1992, les actions de harcèlement à l'encontre des Kasaïens se transformèrent en véritables expulsions de masse. Terrorisés, plus de 200.000 Kasaïens quittèrent les villes et villages de la région, dans une fuite qui n'est pas sans rappeler l'horreur de l'« épuration ethnique » en Yougoslavie. Bien que les tensions interethniques se soient entre-temps apaisées, seule Lubumbashi compte actuellement une importante population kasaïenne.


Le gouverneur Kyungu parvint à mettre sur pied le plus puissant mouvement local du pays. Cependant, l'alliance commença à se fissurer lorsqu'il apparut que le départ des Kasaïens n'apportait pas les avantages économiques promis. En outre, dès que le pouvoir de Tshisekedi fut placé sous surveillance, Kyungu--qui osait à présent défier le commandant militaire national de Lubumbashi--devint une menace pour le contrôle à long terme du Shaba par le régime. Au début de l'année 1995, le gouverneur Kyungu fut accusé de trafic d'armes. Convoqué à Kinshasa en mars 1995, il fut retenu prisonnier à l'Hôtel Intercontinental jusqu'au mois de juillet. Peu après, le général Mosala Mondja Ndongo, commandant militaire de la région, fut lui aussi démis de ses fonctions.


Le vide politique qui s'ensuivit fut le théâtre de heurts croissants opposant l'U.F.E.R.I. et les autorités locales. L'arrivée de Sirumuhugo Mate, directeur régional du Service National d'Intelligence et de Protection (S.N.I.P.), vint combler ce vide. Epaulé par la Garde Civile, celui-ci prit des mesures de répression énergiques à l'égard de l'U.F.E.R.I.. Le 31 mars 1995, deux militants de l'U.F.E.R.I. furent abattus par les gardes civils lors d'un affrontement de rue. (134)

Dix-huit jeunes activistes furent arrêtés en juillet. Retenus en détention pendant une à deux semaines, ils furent sérieusement malmenés. (135)

Astrid Shikung, la dirigeante intérimaire du parti, fut arrêtée alors qu'elle organisait un meeting dans le district de Kenya et dut subir de graves violences physiques et sexuelles; des soldats lui auraient rasé le pubis à l'aide d'un morceau de verre et introduit un canon de revolver dans le vagin. Plus tard, lorsque le Dr . Tshikung déposa une plainte contre Mate--le directeur du S.N.I.P.--et le gouvernement zaïrois, Mate refusa de comparaître devant la cour et, à deux reprises--menaça de violentes représailles les huissiers venus lui signifier un avis de plainte.. (136)

Les mesures de répression du S.N.I.P. visèrent également les associations de défense des droits de l'homme qui tentaient d'intervenir au nom des détenus. Le Centre pour les Droits de l'Homme et le Droit humanitaire de Lubumbashi (C.D.H.) fut notamment visé pour avoir envoyé des lettres de plainte aux autorités de Kinshasa. Amr Razzak, stagiaire d'été du Human Rights Law Group à Washington, fut arrêté le 14 juillet 1995; gardé en détention toute la nuit, il fut ensuite accusé de « fournir des armes » et reçut l'ordre de quitter le pays. Mate menaça également d'arrêter Jean Mbuyu, le directeur du C.D.H., et de fermer le centre.


Une fois l'U.F.E.R.I. maîtrisée, Mate fut remplacé. Mbaliani, son successeur, parvint à redorer quelque peu l'image ternie du S.N.I.P., du moins temporairement. Le poste de gouverneur fut confié à Ngoie Mulume, fonctionnaire de carrière et fidèle inconditionnel de Mobutu aux pouvoirs très limités; il occupa ces fonctions jusqu'au moment où l'on désigna un remplaçant permanent.


Lubumbashi restait le lieu de cantonnement d'un important contingent de forces armées: la première division. Sa Première Région Militaire couvrait l'ensemble du Shaba ainsi que l'est et l'ouest du Kasaï. La Neuvième Circonscription correspondait à cette même zone, placée sous le contrôle de la gendarmerie nationale. Le S.N.I.P. conservait des avant-postes dans toutes les zones et sous-régions. Chaque zone possédait un poste pour les gendarmes et un autre pour les gardes civils. Une demi-douzaine de camps militaires étaient implantés à l'intérieur et aux abords de la ville, dont les camps Vangu, Mutombo (près de l'université), Kimbembe (près de l'aéroport), tandis que la gendarmerie s'était installée dans les quartiers de Kamalondo et de Belle Aire (Kampemba). La Division Spéciale Présidentielle avait établi sa base à proximité du zoo, au coeur de la ville, tout comme la Garde Civile. Cette dernière a récemment joué un rôle essentiel, agissant comme force d'intervention rapide lors de la répression politique menée par le S.N.I.P.


Les forces armées parlent le lingala et non le swahili, qui est la langue des habitants de la région. Ceux-ci les perçoivent dès lors encore plus comme une force d'occupation. « Ils n'apprécient guère qu'on ne sache pas leur répondre en lingala », nous a expliqué un avocat.


Le Shaba a su conserver une identité régionale affirmée en dépit des nombreux éléments susceptibles de le diviser, notamment en raison des tensions ravivées entre le sud de la province--qui abrite les principaux gisements de minerais--et le nord. Il est en outre difficile de communiquer au sein de la région. La majeure partie du Shaba ne reçoit aucune émission de la radio ou de la télévision publique. Seules les principales villes minières sont reliées par téléphone, les autres communiquent à l'aide de radios à ondes courtes. Quant aux journaux, peu nombreux et à faible tirage dans la capitale Lubumbashi, ils sont pratiquement inexistants dans l'intérieur du pays. On a cependant observé une évolution majeure depuis qu'une société sud-africaine a repris la gestion des chemins de fer nationaux, qui assurent la liaison entre les principales régions minières de la province et le reste du pays. Les liaisons n'étaient plus fiables depuis 1990, mais la circulation a repris dès la privatisation. Les conditions de la privatisation n'ont jamais été rendues publiques.


Climat Electoral

Selon Jean Mbuyu, l'une des figures de proue du mouvement de défense des droits de l'homme, il n'y a eu depuis février 1997 « aucun préparatif officiel pour les élections au Shaba. » (137)

Aucune campagne politique n'a été organisée, aucune information n'a été diffusée, aucun programme administratif n'a été établi pour préparer les listes ou les districts électoraux. La création d'un environnement électoral adéquat aurait nécessité le soutien de la Commission Régionale des Elections, toujours non-opérationnelle, ainsi que du gouvernement local. Or, ce dernier ne semble guère comprendre son rôle, ni celui de la Commission des Elections; les interviews des responsables par Human Rights Watch/Afrique ne laissent aucun doute à ce sujet.


La Commission Régionale des Elections fut créée à la hâte en décembre 1996, lors d'une visite impromptue de représentants de la Commission Nationale des Elections venus de Kinshasa. Livrée à elle-même, cette Commission n'avait reçu aucune instruction, aucun document susceptible de l'aider, ni aucun moyen de s'organiser et de rester en contact avec Kinshasa. L'abbé Albert Kaumba, secrétaire de la Commission, explique:


En février, un appel de candidatures a été lancé au niveau provincial. Les partis politiques ont remis une liste au début du mois d'avril. Ils [les représentants de la Commission des Elections] nous ont alors dit qu'ils arriveraient en juin, ce qui ne fut pas le cas. En octobre, ils nous ont envoyé une invitation écrite à les rencontrer, mais ils ne sont jamais venus. Ils sont finalement arrivés en décembre-- à l'improviste. Puis, ils sont repartis sans laisser à la Commission Régionale les moyens de fonctionner. Ils ne nous ont rien laissé. Même pas une copie des lois.


Plusieurs commissions locales devaient également voir le jour à l'intérieur du Shaba, ainsi qu'à Lubumbashi. La Commission Nationale des Elections éprouva cependant des difficultés à créer ces commissions en raison du manque de coopération de la part de l'administration locale et de la mystérieuse absence d'un grand nombre des membres proposés. Le vice-président de la Commission déclare à ce propos: « Nous n'avons pu mettre en place que la moitié environ des 600 membres annoncés, la plupart des autres avaient retiré leur candidature, étaient absents ou n'existaient pas, tout simplement. » (138)

Certains des membres nommés ont également dû être disqualifiés en raison de leur analphabétisme. (139)

Quant aux autorités administratives, dont la coopération est fondamentale pour les Commissions des Elections, elles ont seulement prêté une attention distraite à la mise en place des Commissions locales.


Malgré la loi et les efforts déployés par la Commission Nationale des Elections, le gouverneur se refusait à assumer le rôle capital qui lui avait été assigné, affirmant que l'organisation des élections incombait principalement à l'administration locale. A ses yeux, la Commission devait se borner à soutenir les élections et à observer. Le gouverneur Ngoie Mulume déclara ainsi au Human Rights Watch/Afrique: « La Commission Nationale des Elections est censée superviser les élections. L'organisation de ces dernières revient à l'administration locale, qui reçoit ses ordres du Ministère de l'Intérieur. »  (140)

Le vice-président de la Commission Nationale des Elections avait pour sa part condamné cette attitude la semaine précédente: « Cette mission semble malheureusement avoir été mal comprise, particulièrement par les autorités territoriales et les services spécialisés, qui s'entêtent à spéculer sur leur rôle respectif en matière d'élections, malgré l'existence de lois et de réglementations [univoques] sur le sujet. . . . » (141)

Les possibilités de campagnes étaient en outre limitées par la décision du gouverneur d'interdire les réunions publiques, qui se justifiait selon lui par la nécessité de « freiner » l'activité politique pendant la guerre. Des représentants de l'U.D.P.S. à Lubumbashi déclarèrent à Human Rights Watch/Afrique que leurs meetings étaient 'entravé' depuis un an et demi. La dernière réunion autorisée de l'U.D.P.S. remontait au début du mois d'août 1996. Selon l'U.D.P.S., la réunion prévue pour le vendredi 26 juillet 1996 fut annulée sous prétexte que l'U.D.P.S. avait informé les autorités locales au lieu de demander leur approbation. (142)

Le parti demanda alors l'autorisation d'organiser une marche en septembre. Quelques minutes avant le départ, alors que les participants étaient tous rassemblés, le parti reçut une lettre interdisant l'événement. Dans une lettre datée du 28 août adressée au président de l'U.D.P.S./Shaba, le commissaire de la ville invoquait des motifs de sécurité, qu'il omettait cependant de préciser. Ce courrier intimait au parti d'abandonner son projet de cortège et terminait sur une note menaçante: « Je compte beaucoup sur votre maturité politique pour bien percevoir ces dispositions claires et nettes. Aussi, toute mauvaise interprétation de votre part sera-t-elle lourde de conséquences dont vous assumerez personnellement la responsabilité. » (143)

A l'instar des associations civiles, les partis politiques du Shaba ne possèdent guère d'alternatives aux réunions publiques pour véhiculer leur message et toucher la population. Les médias officiels, dont la portée se réduit d'ailleurs à un périmètre limité autour de Lubumbashi, restent sous le contrôle absolu du gouverneur. De même, lorsque des défenseurs des droits de l'homme sont invités à s'exprimer dans une émission télévisée, ils doivent se borner à énoncer une série de généralités et payer leur intervention. L'un de ces militants explique: « Nous avons d'abord donné quelques explications sur les articles de la Déclaration Universelle. Jusque là, tout allait bien. Mais nous avons voulu les appliquer à la situation observée dans le pays, et nous n'avons plus été invités. » (144)

Selon Jean Mbuyu, le problème est souvent lié au courage du journaliste. « De nos jours, les journalistes insistent pour que toutes les émissions soient enregistrées à l'avance. Si vous leur demandez pourquoi, ils vous parlent des risques de leur métier. » (145)

Les partis politiques peuvent diffuser certains communiqués à la télévision et à la radio, moyennant paiement d'une certaine somme. (146)

Ces communiqués sont cependant soumis à la censure, une décision émanant de toute évidence du gouverneur lui-même. Un membre de Human Rights Watch/Afrique se trouvait dans le bureau du gouverneur Mulume lorsque celui-ci prit ce qui semblait être un appel de routine provenant de la station de radio et concernant un communiqué politique payé. Après avoir hésité à autoriser la diffusion de cet avis, le gouverneur ordonna à son interlocuteur d'« enlever d'abord les mauvais passages ». Il existe bien une chaîne de télévision privée, dirigée par les [Salesian Fathers], mais son contenu est limité de manière à exclure les sujets « politiques. »


Lors de sa visite au Shaba, le vice-président de la Commission Nationale des Elections avait identifié une série de facteurs entravant la mise en oeuvre d'un véritable débat politique. L'absence de débat politique, avait-il affirmé, « risque de miner le bon déroulement du processus électoral. Le fait peut avoir des répercussions majeures, en engendrant l'apathie, l'irresponsabilité, l'abrutissement, la panique, voire le désengagement de la population, qui craindra la réaction des autorités publiques ou des services spécialisés, et plus particulièrement des forces de sécurité ». La Commission des Elections avait ensuite demandé au gouverneur de lever l'interdiction frappant les réunions politiques et d'ouvrir les ondes au débat public. (147)

Peu de signes auguraient cependant d'un changement d'attitude de la part du gouverneur. Les groupes de l'opposition attribuaient sa résistance au pro-Mobutisme flagrant régnant au sein de l'administration. Il s'agissait de fait d'un parti pris non dissimulé. Bien que théoriquement « dépolitisée » en 1990, l'administration publique ne tentait guère de masquer le soutien manifeste du gouvernement local au président Mobutu et au M.P.R. au pouvoir. Les monuments et affiches aux couleurs vives [du M.P.R.] étaient les seuls symboles politiques visibles de la ville. Le gouverneur les dédaignait, y voyant un « vestige » du parti unique, mais ne nia pas soutenir ouvertement la campagne du président Mobutu lorsqu'il parcourut la région en prêchant la « tolérance. » Si le dirigeant local du M.P.R. manifesta un certain embarras lorsque Human Rights Watch/Afrique l'interrogea sur ces activités partisanes, le gouverneur se contenta de les qualifier d'affaire personnelle.


Le S.N.I.P. reste également l'un des bastions sur lesquels s'appuie Mobutu. Rappelons qu'il avait, avec la Garde Civile, servi à écraser la résistance de l'U.F.E.R.I. et était soupçonné de miner les activités politiques de l'opposition en général. Le directeur régional Mbaliani, issu de la même région que le président, estimait que son rôle consistait à protéger l'Etat « incarné » par Mobutu. Refusant de détailler les moyens auxquels le S.N.I.P. pouvait avoir recours pour atteindre ce but, il souligna néanmoins que les règles de procédure criminelle ne limitaient en rien la liberté d'action de son service. (148)

Après avoir organisé et tenu une réunion avec M. Mbaliani, la délégation de Human Rights Watch/Afrique fut convoquée le lendemain au siège du S.N.I.P., tard dans la soirée, pour être interrogée. L'agent du S.N.I.P., qui refusa de décliner son identité, leur posa des questions se référant à des rapports transmis par des informateurs. Certaines informations étaient de toute évidence inexactes, notamment des affirmations selon lesquelles les délégués étaient entrés en contact avec des séparatistes katangais établis au Canada. Cet officier du S.N.I.P. semblait par ailleurs disposer d'informations erronées ou confuses quant à l'objet même de notre visite à Lubumbashi. Il était particulièrement intéressé par les réunions que nous avions organisées avec les partis politiques et nous demanda à plusieurs reprises pourquoi notre délégation n'avait pas demandé une entrevue avec le M.P.R.. Nos délégués avaient en fait tenté d'obtenir une réunion dans les bureaux du M.P.R., où ils avaient laissé leur carte de visite. Cette explication ne sembla pas le convaincre. Nos délégués insistant sur leur souhait de rencontrer le M.P.R., il arrangea l'entrevue en appelant via son téléphone cellulaire.


Contrairement au gouvernement et aux partis politiques, les O.N.G. présentes au Shaba firent montre d'un engagement actif pour éduquer les électeurs. Suivant l'exemple des O.N.G. établies à Kinshasa, elles avaient formé un organe électoral indépendant afin de superviser la préparation des élections. La faiblesse des moyens mis à leur disposition constitua cependant un obstacle majeur, puisque même les documents indispensables à la formation politique des électeurs faisaient cruellement défaut.


Répercussions de la Guerre au Shaba

Le déclenchement de la guerre fit également naître des mouvements de protestation anti-ruandais dans la capitale de Lubumbashi, comme partout ailleurs. Toute personne soupçonnée d'avoir des contacts avec des Tutsi était suspecte. Bien que l'on ne dispose d'aucun chiffre exact, des étudiants affirment que 300 étudiants ont dû quitter l'université en raison des pressions exercées par certains congénères. Nombre de familles de personnalités tutsi furent persécutées et contraintes à la fuite, dont l'évêque anglican, le révérend Emmanuel Mbona, un célèbre avocat Banyamulenge du nom de Ruberwa, des membres du personnel de la société de télécommunications Telecel à Lubumbashi et bien d'autres encore. Des dizaines de personnes tentèrent de s'enfuir mais ne parvinrent pas à atteindre la frontière zambienne. (149)

Pendant les premières phases d'hystérie déclenchées par la guerre, on vit également des gangs de rue attaquer les personnes possédant des traits jugés caractéristiques des Tutsi.


Les Tutsi (ou Banyamulenge), mais aussi tous ceux qui étaient considérés comme des sympathisants des rebelles firent l'objet de persécutions. Jean Mbuyu, ancien président de l'Association d'avocats de Lubumbashi et directeur du Centre pour les Droits de l'Homme et le Droit humanitaire, fut pris à partie par les autorités pour avoir défendu les droits d'un Banyamulenge devant un tribunal. Retenu à l'aéroport alors qu'il tentait de quitter Lubumbashi, il fut de nouveau arrêté et menacé de détention lors de son arrivée à Kinshasa. (150)

Comme c'est souvent le cas dans pareille situation, les forces armées profitèrent de l'occasion pour extorquer de l'argent aux personnes en fuite et les dépouiller de leurs biens. L'AZHADO fit ainsi état de vols de véhicules, d'argent, d'articles d'hôtel, de restaurant ou agricoles saisis dans des exploitations tutsi, dont certaines furent mises à sac. (151)

Lors de cette même vague de pillages, la Garde Civile réquisitionna la radio à ondes courtes de l'église anglicane, prétextant qu'elle n'avait pas été déclarée pour être utilisée sur certaines longueurs d'ondes. (152)

Les services de sécurité procédèrent également à une série d'arrestations et convoquèrent d'autres personnes pour interrogatoire après le déclenchement du conflit. Parmi les détenus figuraient deux anciens gendarmes katangais, un religieux qui s'était rendu au Kivu peu de temps avant et un certain nombre de personnes qui semblaient uniquement avoir été arrêtés parce qu'ils s'appelaient Kabila. L'U.F.E.R.I. a annoncé qu'en novembre, le S.A.R.M. et les Forces Armées Zaïroises avaient contraint les habitants d'Ankoro, le village natal de Kabila, à sortir de leur maison, en les accusant d'être des sympathisants des rebelles. (153)

Les régions au nord du Shaba furent les plus directement touchées par la guerre. Les premières cibles des rebelles au Sud-Kivu se situaient à 150 kilomètres de la frontière du Shaba du nord. En raison du trafic maritime passant par le lac Tanganyika, il existait des liens étroits entre Uvira et Kalemie au Shaba; c'est pourquoi les premiers soldats et civils fuyant Uvira se dirigèrent vers Kalemie. Les soldats commencèrent à arriver le 20 octobre 1996, « après avoir tout pillé sur leur passage » comme l'expliqua un médecin de la région. Plus de 10.000 réfugiés et personnes déplacées prirent la route vers Kalemie.


L'arrivée en ville des premiers soldats en fuite accrut les tensions et le sentiment d'insécurité. Selon un fonctionnaire judiciaire, les soldats dressèrent des barrages routiers improvisés et se livrèrent à une espèce de concours avec la garnison militaire locale: c'était à qui rançonnerait le plus la population. Des magasins furent saccagés et des véhicules détruits avant que les autorités ne puissent renvoyer par le train une grande partie des troupes déplacées, à Lubumbashi ou ailleurs.


Les soldats en fuite arrivèrent à Kalemie à bord de trente-deux jeeps et voitures réquisitionnées dans les agences humanitaires d'Uvira, dont Médecins Sans Frontières (M.S.F.) et le Comité International de la Croix-Rouge (C.I.C.R.). Les véhicules étaient aisément identifiables puisque leur marquage n'avait pas été modifié. Après des semaines d'efforts acharnés pour récupérer leurs véhicules, les agences se virent répondre par l'administration que la chose était impossible. On les informa que les véhicules n'étaient pas véritablement sous le contrôle des forces armées mais plutôt « aux mains d'individus appartenant aux forces armées. » (154)

Deux véhicules au moins furent transférés à Lubumbashi, où l'un d'entre eux--qui appartenait au C.I.C.R.--fut repeint et officiellement destiné à l'usage des forces armées. Le nouveau véhicule demandé par le C.I.C.R. pour venir en aide aux populations déplacées et réfugiées subit le même sort: il fut tout simplement intercepté par les troupes qui le réquisitionnèrent sans autre forme de procès. (155)

Les nouvelles en provenance des villes du nord étaient très sommaires. L'U.F.E.R.I. affirma que les militaires zaïrois avaient cerné la population de plusieurs villes, dont Kapanga, Sandoa et Dilolo dans le district de Lualaba, afin de s'en servir comme « bouclier humain. » (156)

Au même moment, un groupe de rebelles cantonné dans les régions de Fizi et Baraka à l'extrémité sud du Sud-Kivu, qui avait autrefois combattu aux côtés de Kabila et de l'[A.F.D.L.], luttait contre Kabila et ses troupes depuis le début de l'année 1997. L'information provenait de civils et de groupes d'aide humanitaire en fuite. Connu sous le nom de « Combattants, » ce groupe de rebelles d'origine Bembe aurait désarmé des soldats zaïrois en fuite au début du conflit. Au début de l'année 1997, un représentant d'une agence humanitaire affirma cependant que les Forces Armées Zaïroises étaient devenues le fournisseur d'armes officiel de ces rebelles, afin de continuer le combat.


« Passage à la Caisse Obligé »: Justice et Insécurité Générale

Les associations locales de défense des droits de l'homme qualifièrent l'insécurité publique généralisée de « problème le plus aigu auquel la population ait à faire face ». Les oublis chroniques de l'Etat de payer les salaires « théoriques » des fonctionnaires incitèrent ceux-ci à utiliser diverses astuces pour obtenir une rémunération officieuse ou découvrir des sources de revenus alternatifs. Les juges firent payer leurs services et les soldats n'hésitèrent pas à menacer la population de violence et de détention pour lui extorquer de l'argent et des biens. Il en résulta une prolifération de « taxes » arbitraires ainsi qu'un système complexe de paiements des services de l'Etat, qui comprenait jusqu'aux enquêtes et poursuites contre les suspects criminels.


Au sommet de ce système dominaient les forces armées, auxquelles on faisait appel pour faire valoir les plaintes publiques ou privées, moyennant paiement. Celles-ci manquaient cependant d'homogénéité. Certaines, comme la Gendarmerie Nationale, la Force Terrestre et la Brigade Routière dépendaient du commandant local de la Neuvième Circonscription ou de la Première Région Militaire. D'autres, telles que la Division Spéciale Présidentielle, la Garde Civile et le S.A.R.M., possédaient des structures hiérarchiques distinctes et étaient directement liées au Président, ce qui leur conférait une autorité encore plus grande. Elles bénéficiaient d'une impunité quasi totale.


Les abus perpétrés par les forces armées devinrent presque partie intégrante du quotidien, au point que les gens émettaient rarement des commentaires à ce propos, sauf en cas d'abus spectaculaires ou de vagues de banditisme. Chaque personne interrogée connaissait quelqu'un qui avait été rançonné ou « pillé » au cours de l'année précédente par des hommes en uniforme, parfois associés à des criminels « ordinaires ». Le directeur d'un programme d'aide humanitaire décrivit la manière blasée dont les employés racontaient la mise à sac de leur maison par des soldats. Trois employés avaient vécu cette situation récemment, le dernier cas remontait au 22 décembre. Les habitants des quartiers fortement peuplés, tels que Kenya, Katuba et surtout Kampemba, se plaignaient d'être constamment harcelés par la police et les troupes des camps militaires avoisinants.


Détentions Arbitraires

La délégation de Human Rights Watch/Afrique fut le témoin indirect d'un cas typique de détention arbitraire lors de sa visite à Lubumbashi: le 27 décembre vers 23h00, Guy Kazadi, un membre du C.D.H., fut arrêté par quatre policiers, dans son quartier (Kenya). Il leur présenta sa carte d'identité mais refusa de leur donner de l'argent. Les gendarmes le fouillèrent soigneusement. Selon eux, seul un suspect pouvait se promener à cette heure de la nuit, alors que la guerre faisait rage à l'est. Il tenta de résister lorsqu'ils voulurent lui dérober son argent. Ils lui passèrent alors les menottes, le battirent violemment et le poussèrent dans la jeep; ils se mirent à rouler en lui donnant des coups de pieds de temps à autre. Jamais il ne leur déclara qu'il travaillait pour une association de défense des droits de l'homme, craignant que les soldats ne deviennent encore plus violents. Kazadi fut finalement conduit dans les cellules de la police au centre de la ville, après avoir refusé une dernière fois de monnayer sa liberté.


Le quartier général de la gendarmerie où Kazadi était détenu possédait en tout et pour tout cinq cellules, situés à l'extrémité sud d'un bâtiment carré; leurs portes s'ouvraient sur une cour intérieure et étaient pourvues de hautes vitres condamnées par des barreaux sur les murs extérieurs. Exiguës et mal aérées, ces cellules de deux mètres sur trois étaient infestées de moustiques et de puces. Deux d'entre elles étaient réservées aux prisonniers de la Brigade Mobile de la gendarmerie et deux autres à ceux de la Brigade Spéciale d'Enquêtes et d'Information de la gendarmerie. La cinquième cellule était réservée aux femmes.


Kazadi fut jeté dans une cellule qui contenait déjà une quinzaine de personnes, à l'état de santé variable. « Ils m'ont dit que je pouvais payer pour aller dans une meilleure cellule. » Un matin à cinq heures, les prisonniers furent amenés dans la cour où une sorte de tranchée servait d'égout: ils furent battus à coups de fouet et contraints de la nettoyer à mains nues.


Human Rights Watch/Afrique effectua une brève visite de ces cellules, après que Kazadi eut réussi à faire parvenir une note à des amis et collègues. Des prisonniers racontèrent qu'une jeune femme, qu'on voyait en train de pleurer contre un mur, avait fait une fausse couche pendant la nuit, sans doute à la suite du violent traitement infligé par les gardes et des conditions de détention malsaines. La détenue, accusée d'avoir volé l'équivalent de 25 dollars U.S., expliqua que les gardes avaient refusé de lui fournir des soins médicaux alors qu'elle avait perdu du sang toute la nuit. Au cours de cette même visite, la délégation vit un homme couvert de sang sortir d'une cellule. D'autres détenus décrivirent les tortures systématiques auxquelles étaient soumis deux hommes accusés de vol.


Kazadi fut libéré grâce à l'intervention d'avocats membres du C.D.H.; ses objets personnels, dont sa carte d'identité, ne lui furent cependant pas renvoyés dans les jours suivants.


Impunité Absolue

Interrogé au sujet de l'insécurité, le gouverneur manifesta sa compréhension vis-à-vis des forces armées. « Tant qu'ils ne sont pas payés, » expliqua-t-il, « on ne peut rien faire. » Il ajouta que l'augmentation des actes de violence recensés au cours de cette période était due au fait que « les soldats avaient eux aussi besoin d'un peu plus d'argent pour la fin de l'année. » (157)

Dans de telles conditions, il n'est guère surprenant que la majorité des crimes ne soient même pas relevés, affirment les défenseurs des droits de l'homme. En fait, les efforts déployés pour établir un rapport et poursuivre l'enquête s'avèrent extrêmement coûteux pour les plaignants. Une association de défense des droits de l'homme tenta récemment de poursuivre les auteurs d'une série de crimes locaux commis dans Katuba. Le rapport qui suit repose sur les interviews des membres de cette association et sur les documents fournis par eux.


La zone de Katuba est la plus peuplée de Lubumbashi. La nuit du 9 septembre 1996, un gang armé qui sévissait dans la région tenta de pénétrer dans le dispensaire Mamawa Huruma, un centre médical desservant un quartier de Katuba. De nombreuses personnes, sans armes, sortirent de leur maison et repoussèrent les assaillants. Le gang revint peu après et fit irruption dans quatorze habitations, terrorisant les familles et les dépouillant de tous leurs biens de valeur. Des membres de deux familles furent sérieusement blessés. Dans l'un des cas, les bandits sectionnèrent les tendons d'Achille d'un homme. D'après les déclarations de témoins faites à Human Rights Watch/Afrique, le gang comptait une vingtaine d'hommes, certains étaient en uniforme et d'autres en civil mais portaient des bottes de l'armée aisément reconnaissables. Nombre d'entre eux étaient armés de mitraillettes Uzi. Ils torturèrent également plusieurs personnes et menacèrent de kidnapper des enfants si on ne leur remettait pas les objets de valeur.


Les événements de cette nuit-là engendrèrent un mouvement de protestation générale. Un groupe appelé « La Non-Violence Evangélique » recueillit des témoignages et confia l'affaires aux mains de la justice. Le groupe se rendit de maison en maison pour questionner les victimes et les témoins et réussit ainsi à identifier les suspects. Soutenu par d'autres associations civiles et religieuses, il entama une campagne afin de faire pression sur les autorités administratives et militaires de Lubumbashi. Des représentants de la communauté de Katuba et La Concertation, l'organisation regroupant les associations de défense des droits de l'homme, rencontrèrent le gouverneur du Shaba et le commandant de la Première Région Militaire--l'autorité militaire suprême du Shaba--pour dénoncer la participation de militaires dans le banditisme armé et réclamer une sécurité accrue. Le gouverneur décida de convoquer le comité de sécurité de la région pour une réunion spéciale tenue trois jours plus tard, le 12 octobre 1996. Ce comité écouta les revendications des représentants et décida de renforcer les patrouilles de sécurité en ville, en permettant aux civils d'y participer.


Le groupe expliqua à Human Rights Watch/Afrique que les témoignages avaient permis d'identifier quatre suspects quatre jours après l'attaque; la communauté avait donc rassemblé l'argent nécessaire pour déposer plainte contre les suspects. Le prix de chaque intervention de la gendarmerie variait entre 1,5 et 4 dollars U.S. et il fallut également payer 25 dollars U.S. au parquet pour entamer les poursuites judiciaires. Chaque fois que les policiers se déplaçaient jusqu'au lieu du crime, La Non-Violence devait verser un supplément pour leur transport, même s'ils se trouvaient généralement à proximité des lieux. Selon les estimations des représentants de la communauté, douze millions de nouveaux zaïres (environ 120 dollars U.S.) furent dépensés en trois mois. Pour eux, ces frais dissuadent les victimes de bandits appartenant à l'armée ou aux services de sécurité de chercher réparation auprès de la justice: « Ces gens préfèrent subir ces injustices qu'encourir d'autres frais. » (158)

Si les choses se sont passées différemment à Katuba, le fait est uniquement dû à l'ampleur de l'événement, à la mobilisation remarquable de la communauté et aux pressions exercées sans relâche par les associations locales de défense des droits de l'homme.


Indépendance Compromise du Système Judiciaire

Aux dires des avocats et autres fonctionnaires judiciaires locaux, presque toutes les transactions juridiques s'effectuent contre espèces sonnantes et trébuchantes. S'il était effectivement versé, le salaire du président d'un tribunal serait inférieur à quarante dollars U.S. par mois. En théorie du moins, puisqu'aucun salaire n'a été payé depuis mai 1996. Dans certaines régions, les juges ont reçu un logement et une petite indemnité de déplacement équivalant à quelques huit dollars par mois lors de notre visite.


Human Rights Watch/Afrique demanda à un certain nombre de juges et d'avocats comment l'équité des tribunaux pouvait être assurée si les juges sont payés par les plaideurs. Unanimes, les juges comme les avocats répondirent qu'un bon juge se fait payer par la partie se trouvant dans la meilleure position. « Nous étudions le dossier et nous déterminons qui est en droit. C'est le seul point sur lequel nous discutons un peu » (159)

 expliqua un président du tribunal lors d'une entrevue avec Human Rights Watch/Afrique. « Des juges viennent souvent me voir en disant 'Maître, votre client est dans une excellente position. Dites-lui de venir me voir,' » (160)

affirma un avocat.


Un autre avocat explique que le mauvais juge « mange aux deux râteliers » ou, pour employer l'expression locale, met l'affaire aux enchères et rend son jugement en faveur de la partie qui l'a « servi le plus copieusement. » (161)

Le degré de corruption relativement constant connut une hausse sensible au début de l'année 1995, lorsque le nouveau ministre de la Justice N'Singa Udjuu--qui avait également occupé des fonctions de ministre pendant la Seconde République--nomma un membre de son parti politique procureur en chef de la cour d'appel de Lubumbashi. Le poste de procureur en chef est extrêmement lucratif car celui-ci est chargé de superviser les enquêtes relatives aux trafics de minerais et de véhicules volés à la frontière zambienne. D'après les chiffres officiels, le trafic de cobalt représente 10% de l'ensemble de la production mais l'on prétend que ce montant serait deux fois plus élevé.


Répondant sous le couvert de l'anonymat, un magistrat expliqua à Human Rights Watch/Afrique comment le procureur Kikoka Tony Gaytoni avait bloqué l'enquête sur un vol de cobalt. Il ordonna l'arrestation d'un garde de l'usine Gecamines à Lubumbashi qui avait joué un rôle clé en empêchant le vol et pouvait donc en témoigner, fit rapidement disparaître toutes les preuves et abandonna toutes les poursuites. (162)

La collaboration du procureur avec les trafiquants fut dénoncée par l'archevêque de Lubumbashi et le C.D.H., qui avait obtenu des informations détaillées en la matière, notamment des numéros de téléphone et de plaques d'immatriculation utilisés par le procureur dans le cadre du racket lié au cobalt et aux voitures volées. Le C.D.H. publia l'information et bien qu'une enquête ait été annoncée, elle ne déboucha sur aucun élément concret. Comptant sur le soutien du ministre de la Justice et faisant fi de l'enquête officielle, le procureur aurait muté dans des villes de province éloignées trois procureurs soupçonnés de collaborer avec l'organisme de défense des droits de l'homme.


Les affaires politiques délicates ou les plaintes déposées par des particuliers contre des clients fortunés font très rarement l'objet d'un jugement, sauf si la partie adverse est tout aussi puissante. Les avocats font référence à un certain nombre de cas qui ont été « gelés », notamment celui opposant le Dr. Tchikung, une dirigeante de l'U.F.E.R.I., aux soldats du S.N.I.P. qui avaient abusé d'elle, (163)

ainsi que plusieurs procès impliquant des hommes d'affaires parmi les plus puissants de la région.


Le Cas du Lieutenant Mukelenge

Le système garantissant l'impunité absolue commença à s'effriter lorsque la collusion unissant les forces armée aux élites économiques et politiques tourna au conflit ouvert. Ce fut le cas récemment à Likasi, un centre minier situé à cent kilomètres de Lubumbashi. La première semaine de janvier dernier, le tribunal de Likasi condamna le lieutenant Mukelenge à perpétuité pour attaque à main armée, direction d'une association de criminels et hébergement de déserteurs. Deux de ses complices furent condamnés à de longues peines d'emprisonnement. Ce jugement mettait un terme à une enquête minutieuse sur une affaire d'importance.


Selon les fonctionnaires judiciaires et les hommes d'affaires interrogés par Human Rights Watch/Afrique, l'officier aurait tiré profit de l'exportation illégale de cobalt volé dans les entrepôts de Gecamine, la principale société minière du pays, qui contröle la production de ce minerai à Likasi. Une partie des bénéfices était versée en tant que « commission » à des officiers supérieurs de l'armée, qui protégeaient sa position stratégique--une pratique apparemment fort répandue. Les tentatives du commandant de la garnison de Likasi de contrôler les activités nébuleuses du lieutenant avaient été réduites à néant lorsque Mukelenge se rendit à Kinshasa et en revint investi de nouvelles fonctions au S.A.R.M., une section de renseignements militaires qui doit uniquement rendre des comptes aux autorités de Kinshasa. En s'assurant un lien direct avec Kinshasa, Mukelenge devenait intouchable pour les autorités militaires ou civiles locales.


Les mois précédant les incidents ayant entraîné l'arrestation et le jugement du lieutenant Mukelenge avaient été marqués par une dégradation sensible de la sécurité publique à Likasi. Gecamine avait fait appel à une société de sécurité sud-africaine pour mettre un terme au vol de cobalt. La surveillance même des entrepôts fut cependant confiée à la Garde Civile. Alors que le cobalt continuait à disparaître régulièrement, l'intervention de la Garde Civile vint perturber les pratiques bien établies de partage des bénéfices entre des soldats de la garnison locale et des hommes d'affaires connus sous le nom de « Cobaltistes ». Les soldats évincés du trafic de cobalt et les bandits civils s'attaquèrent alors à la population. Selon un magistrat de Likasi, qui fit des révélations à Humans Rights Watch/Afrique sous le couvert de l'anonymat, des commandants de diverses forces régulières avaient déclaré qu'il parvenaient difficilement à discipliner leurs troupes parce qu'elles « mouraient de faim. » (164)

Selon les affirmations de divers témoins, le lieutenant Mukelenge dirigeait un gang de voleurs armés composé de déserteurs, de soldats et de civils. Il semble que dans la nuit du 10 au 11 juillet 1996, le gang mena à bien trois attaques à main armée, s'attaquant à des hommes d'affaires fortunés de Likasi. Ils interceptèrent leur première victime alors qu'elle rentrait dans son garage et lui ordonnèrent de leur remettre les 4.800 dollars U.S. dissimulés dans le coffre de sa voiture. Selon des sources proches des enquêteurs, les bandits discutaient pour savoir s'il fallait « le tuer ou non » lorsqu'il parvint à leur échapper. Ils se rendirent ensuite chez un autre « promoteur économique » et ouvrirent le feu avec l'intention de le tuer. Celui-ci riposta, blessant mortellement l'un des assaillants, qui était selon les apparences le garde du corps personnel du lieutenant. Les autres gangsters emmenèrent le corps et le laissèrent chez l'officier.


A la suite de ces raids, le milieu d'affaires de Likasi, dominé par les entreprises européennes, dont certains membres étaient impliqués dans le trafic illégal de cobalt, lança une grève qui paralysa toute la ville. Cédant aux pressions, le S.A.R.M. abandonna le lieutenant, qui fut confié aux autorités locales. Le lieutenant Mukelenge fut ensuite inculpé d'attaques à main armée, de direction d'association de criminels, d'hébergement de déserteurs et de gaspillage de munitions de guerre. L'intervention de personnages privilégiés et influents, généralement à l'abri de l'insécurité générale et du petit banditisme, fut sans nul doute décisive dans cette affaire.


Société civile--O.N.G. de Défense des Droits de l'Homme

Les associations de défense des droits de l'homme jouent un rôle clé dans la société depuis la fin de l'année 1996, du moins dans la ville de Lubumbashi. Elles ont ainsi acquis un statut de médiateur reconnu entre les victimes et les autorités. Parfois, les autorités elles-mêmes font appel à ces associations en raison de leur aura d'objectivité. Leurs véritables traits distinctifs résident dans leur ancrage local et leurs moyens de subsistance. A l'exception de l'AZHADO, la division locale de l'Association zaïroise pour la défense des droits de l'homme, ces associations sont issues de la communauté--essentiellement la communauté juridique et les églises--et doivent leur existence à des dons locaux.


Le Centre pour les Droits de l'Homme et le Droit Humanitaire (C.D.H.), première O.N.G. du genre dans la région, fut fondée en 1992 par un groupe d'avocats, parmi lesquels figurait Jean Mbuyu. Jeune assistant à la faculté de droit, celui-ci fut ensuite élu à la tête de l'association d'avocats locale. Lorsque Kyungu était au pouvoir, le C.D.H. s'opposa vigoureusement à l'expulsion des Kasaïens. Plus tard, le C.D.H. défendit les droits des loyalistes de l'U.F.E.R.I. victimes du S.N.I.P. et de la Garde Civile et devint dès lors la cible du chef du S.N.I.P.. Maître Mbuyu fut menacé d'arrestation. Maître Jean-Claude Muyuambo, directeur intérimaire du C.D.H. fut cependant invité à aider la commission indépendante chargée d'enquêter sur la confrontation du 31 mars 1995 ayant opposé la J.U.F.E.R.I. et la Garde Civile. Récemment, le C.D.H. a entrepris de dénoncer et de combattre la corruption de l'appareil judiciaire, concentrant ses attaques sur le procureur général désigné par le gouvernement Kengo.





133. D'autres noms furent également modifiés à l'époque, mais il s'agissait uniquement de noms coloniaux, jugés « inauthentiques ». Katanga est un nom régional, qui puise ses racines dans la région proche de Lubumbashi. « Shaba » signifie cuivre en swahili.

134. « Rapport de la commission d'enquête indépendante sur les incidents de la zone de Katuba », La Voix du C.D.H. n° 7, Lubumbashi.

135. La Voix du C.D.H. n° 9.

136. Human Rights Watch/Afrique. Interview de Jean Mbuyu, alors Président de l'Association d'avocats de Lubumbashi, 9 février 1997.

137. Human Rights Watch/Afrique. Interview par téléphone, février 1997.

138. Kasongo Nyamvie Tambo, vice-président de la Commission Nationale des Elections, communiqué de presse délivré à Lubumbashi, 21 décembre 1996.

139. Kasongo Nyamvie Tambo, vice-président de la Commission Nationale des Elections, communiqué de presse délivré à Lubumbashi, 21 décembre 1996, p. 6.

140. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Kinshasa, janvier 1997.

141. Communiqué de presse du vice-président de la Commission, Lubumbashi, 21 décembre 1996. Page 3.

142. Human Rights Watch Afrique. Interview de représentants de l'U.D.P.S. à Lubumbashi, décembre 1996.

143. Lettre du commissaire de Lubumbashi au président de l'U.D.P.S./Shaba, datée du 28 août 1996. Copie fournie à Human Rights Watch/Afrique par l'U.D.P.S./Shaba.

144. Human Rights Watch/Afrique. Interview de Maître Mbanza, Lubumbashi, 24 décembre 1996.

145. Human Rights Watch/Afrique. Interview de Jean Mbuyu, février 1997.

146. Le montant de cette somme équivaut plus ou moins à 12 dollars U.S., pour un bref communiqué radio.

147.  Op. Cit., Kasongo Nyamvie, communiqué de presse.

148. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

149. Human Rights Watch/Afrique. Interview d'une femme ayant aidé de nombreux Tutsi à s'enfuir, Lubumbashi, décembre 1996.

150. Human Rights Watch/Afrique. Interview par téléphone, février 1997.

151. AZHADO, Représentation du Shaba, « Liste indicative des personnes attaquées en raison de leur origine rwandaise ou de leur morphologie nilotique. » (Informations recueillies entre le 28 octobre et le 7 novembre 1996).

152. Human Rights Watch/Afrique. Interview des responsables ecclésiastiques, Lubumbashi, décembre 1996.

153. U.F.E.R.I., « Violation des droits de l'homme. Novembre - décembre - janvier 1997. »

154. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

155. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

156. U.F.E.R.I., « Violation des droits de l'homme. Novembre - décembre - janvier 1997. »

157. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1966.

158. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

159. Human Rights Watch /Afrique. Interview, Likasi, décembre 1996.

160. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

161. Human Rights Watch/Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

162. Human Rights Watch Afrique. Interview, Lubumbashi, décembre 1996.

163. Human Rights Watch Afrique. Interview de Me Nkulu, Lubumbashi , décembre 1996.

164. Human Rights Watch /Afrique. Interview, Likasi, décembre 1996.

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