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LA MISSION D'ENQUETE DU SECRETAIRE GENERAL DE L'ONU


Le 22 décembre 1995, l'Assemblée Générale des Nations Unies adoptait la résolution 50/199 sur la situation des droits de l'homme au Nigéria. Le Paragraphe 7 de la résolution demandait au secrétaire général "d'entreprendre des discussions avec le Gouvernement du Nigéria et de rendre compte des progrès opérés au niveau de l'application de la résolution et des possibilités pour la communauté internationale d'offrir une assistance pratique au Nigéria pour le rétablissement d'un régime démocratique." Suite à un échange de correspondance avec le gouvernement nigérian, un accord a été conclu pour que le secrétaire général envoie une mission d'enquête au Nigéria pour étudier le procès et l'exécution de Ken Saro-Wiwa et des huit autres militants des droits des minorités, ainsi que le programme de transition vers un gouvernement civil annoncé par le Gén. Abacha le 1 octobre 1995.


Une mission d'enquête s'est donc rendue au Nigéria du 27 mars au 14 avril 1996. Elle était composée du Juge Atsu-Koffi Amega, ancien ministre des affaires étrangères et président de la Cour Suprême du Togo et membre de la Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples; du Juge V.S. Malimath, membre de la Commission Nationale des Droits de l'Homme d'Inde; et de John P. Pace, chef de la Section Législation et Prévention de la Discrimination du Centre des Nations Unies pour les Droits de l'Homme à Genève. La mission a visité les Etats de Lagos, Abuja, Port Harcourt (de là, elle s'est rendue en pays ogoni), Enugu, Osun, Borno et Kano et elle a rencontré tant des partisans du gouvernement que des défenseurs de la cause démocratique. Les enquêteurs ont rencontré quatre détenus politiques - Moshood Abiola, Gani Fawehinmi, Femi Falana et Nosa Igiebor - mais le gouvernement ne les a pas autorisés à rencontrer des personnes condamnées dans le cadre du procès pour tentative de coup d'Etat en 1995, sous prétexte que les entretiens avec ces personnes n'entraient pas dans les termes du mandat confié à la mission. La mission a présenté son rapport au secrétaire général le 23 avril 1996 et il a été remis au président de l'Assemblée Générale le 23 mai. (75)


Le rapport a examiné en détail le procès de Ken Saro-Wiwa et des autres militants ogoni, estimant que, vu qu'il ne remplissait pas les conditions du Décret de 1987 relatif aux Troubles Sociaux (Tribunaux Spéciaux) en vertu duquel le tribunal était constitué: "Le tribunal spécial mis sur pied pour juger M. Ken Saro-Wiwa et autres, constitué en violation de la section 1 de la Loi, n'était pas compétent pour juger M. Ken Saro-Wiwa et les autres." (76) Par ailleurs, les enquêteurs ont estimé que les procédures suivies au cours des procès n'étaient pas équitables pour un certain nombre de raisons:

(a) Refus d'accès à un conseil pendant une longue période avant l'ouverture des procès. La mission signale que M. Saro-Wiwa et les autres ont été arrêtés la nuit de l'incident, soit le 21 mai 1994, sans chef d'accusation, et ont comparu le 6 février 1995. Pendant cette période, ils ont été détenus dans des conditions inhumaines et n'ont pu avoir accès à un conseil;

(b) Quoique après l'ouverture du procès le tribunal ait accordé deux semaines aux avocats de la défense pour préparer leur dossier, l'accès aux conseils était limité de par le fait que les accusés étaient détenus dans une base militaire;

(c) L'armée a participé à toutes les étapes du procès, suite à quoi de sérieuses allégations ont été faites concernant la crédibilité des témoins, la liberté d'accès au tribunal et des intimidations contre les accusés, leurs proches et d'autres membres du public;

(d) Les avocats de la défense ont subi des harcèlements de la part des militaires qui ont exigé qu'ils demandent une autorisation pour pénétrer dans le tribunal et en ont profité pour leur faire subir des tracasseries, des affronts et des pertes de temps;

(e) Au lieu de fournir les copies des dépositions des témoins enregistrés pendant l'instruction, seul un résumé des dépositions des témoins a été remis aux accusés;

(f) Une cassette vidéo sur laquelle la défense comptait en tant que preuve importante n'a pas eu l'autorisation d'être projetée devant le tribunal;

(g) M. Ken Saro-Wiwa avait préparé une déposition qu'il a voulu remettre à la commission pour qu'elle soit prise en compte comme étant sa déposition. Le Tribunal a refusé de recevoir cette déposition;

(h) Des déclarations présentées par la défense qui avaient été écrites sous serment par quelques-uns des témoins interrogés par le ministère public et qui affirmaient qu'ils avaient été payés par les autorités pour faire leur déposition n'ont pas été acceptées comme preuves;

(i) Le tribunal a refusé de surseoir aux poursuites bien qu'une requête ait été déposée en ce sens au motif qu'un appel avait été interjeté, demandant à la Cour d'Appel de surseoir aux poursuites devant le tribunal au motif que les membres dudit tribunal faisaient preuve de partialité à l'encontre des accusés. (77)


Par ailleurs, la mission a été extrêmement critique vu que la procédure devant le tribunal chargé des troubles sociaux "ne prévoit pas de nouvel examen judiciaire au moyen d'un pourvoi en appel ou d'une révision." En outre, la procédure d'entérinement par le PRC prévue n'était dans ce cas "ni légale ni valable," car "l'entérinement a été enregistré sans que les membres du Conseil n'étudient le procès-verbal du dossier." Vu que la période écoulée entre la date du jugement et celle de l'entérinement n'était que de huit jours et que la période écoulée entre la date d'entérinement et celle de l'exécution n'était que de deux jours, le gouvernement nigérian a en plus violé le droit international, car "aucune norme raisonnable ne peut considérer ce délai comme était raisonnablement suffisant pour que les personnes reconnues coupables puissent présenter une demande de clémence." (78) Enfin, la mission est d'avis que "la composition du tribunal spécial n'est pas conforme aux normes d'impartialité et d'indépendance établies dans la législation des droits de l'homme applicable ici, notamment la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples (article 7(1)(d) et article 26) et le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (article 14(1)). La présence dans le tribunal d'un officier de l'armée est, d'après la mission, contraire à ces dispositions." (79)


En ce qui concerne l'engagement formel de l'armée nigériane de rétablir un régime civil dans le pays, la mission a estimé qu'il existait "un consensus général sur ce qui suit: (a) le régime militaire doit arriver à son terme et un régime civil démocratique doit être rétabli; (b) le processus électoral doit impliquer la participation d'observateurs/superviseurs internationaux; et (c) les personnes détenues sans qu'aucune charge ne soit retenue contre elles et celles se trouvant actuellement en prison pour des raisons ou délits politiques doivent être remises en liberté avant les élections, "mais chose étonnante, les enquêteurs ont fini par avoir "l'impression que le Chef de l'Etat est sincère quand il parle de rétablir le régime civil démocratique pour le 1 octobre 1998 conformément à son engagement formel." (80) Les militants de la cause démocratique ont critiqué la mission pour sa crédulité à cet égard.


Bien que le rapport ait omis d'aborder le problème central de la transition au Nigéria, c'est-à-dire l'annulation des élections du 12 juin 1993 et le sort réservé actuellement aux résultats de ces élections, il a en fait souligner l'importance de "mesures redonnant la confiance" pour assurer le succès du programme de transition actuel. Ces mesures comprennent en particulier la libération des prisonniers politiques, notamment le Chef Abiola, le présumé vainqueur des élections du 12 juin, la mission faisant aussi remarquer que:


L'abrogation du Décret No. 2 de 1984, concernant l'arrestation sans procès des opposants politiques au régime, et de l'article 6 du Décret No. 1 de 1996 concernant la promulgation du programme de transition et qui prévoit des amendes et des peines d'emprisonnement pour ceux qui critiquent le programme, ainsi que d'autres décrets limitant les activités et libertés politiques est une mesure indispensable pour aboutir à une réconciliation nationale. (81)


Le rapport de la mission d'enquête se terminait par un certain nombre de recommandations, notamment par l'abrogation du Décret de 1987 relatif aux Troubles Sociaux (Tribunaux Spéciaux), ou "comme alternative" une série d'amendements pour rétablir à l'avenir des protections minimales en matière d'équité face aux tribunaux constitués en vertu du décret. La mission a proposé que "le gouvernement nigérian envisage la création d'un comité de juristes éminents, nommés par le Président de la Haute Cour de Justice du Nigéria, pour établir les modalités qui détermineront dans quel cas et dans quelle mesure une aide financière pourrait être accordée aux personnes à charge de la famille des personnes décédées." (82) Elle a également recommandé la formation d'un comité composé de représentants de la communauté ogoni et d'autres groupes minoritaires vivant dans les régions de production de pétrole en vue d'améliorer les conditions socio-économiques de ces communautés.


En ce qui concerne le programme de transition, la mission a recommandé que le nombre de membres dans les différents comités et commissions mis sur pied pour diriger le programme soit élargi; qu'une équipe internationale d'observateurs de l'ONU et/ou de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) soit mise en place au Nigéria pour superviser la transition et les élections; qu'un comité d'examen présidé par un juge soit constitué pour examiner tous les décrets militaires et recommander leur abrogation lorsqu'ils empiètent sur les dispositions en matière de droits de l'homme de la constitution ou alors font obstacle à la suprématie de la loi"; que le gouvernement veille à ce que le pouvoir exécutif et surtout les diverses agences de sécurité respectent et exécutent dans le plus court délai les décisons de justice; que toutes les personnes détenues en vertu du Décret No. 2 de 1984 soient remises en liberté, et qu'une amnistie soit accordée aux personnes condamnées pour des délits politiques; que les restrictions imposées aux associations politiques et professionnelles et aux syndicats soient levées; que les limitations aux droits à la liberté d'expression de la presse soient levées et que les journalistes emprisonnés soient libérés; et que le projet de constitution de 1995 soit rendu public partout. (83)


En réponse au rapport de la mission d'enquête, le gouvernement nigérian a écrit au secrétaire général le 21 mai 1996, promettant que le Décret relatif aux troubles sociaux serait amendé de façon à empêcher les membres des forces armées de faire partie d'un tribunal et de façon à ce que le verdict et la condamnation du tribunal "puissent être réexaminés devant une juridiction d'appel avant d'être entérinés par l'autorité chargée de l'entérinement." Ces modifications ont été exécutées par le Décret (Amendement) de 1996 relatif aux Troubles Sociaux (tribunaux Spéciaux). Le gouvernement a déclaré que l'habeas corpus serait rétabli pour les personnes détenues en vertu du Décret No. 2, et le cas de toutes les personnes actuellement détenues en vertu du Décret No. 2 serait revu, tandis qu'une instance serait mise en place pour procéder à un examen des détentions futures tous les trois mois. Comme il est mentionné plus haut, l'habeas corpus a été en principe rétabli par l'abrogation du Décret No. 14 de 1994 (bien que les arrêts ordonnant que les détenus soient traduits devant un tribunal sont encore souvent bravés dans la pratique et la disposition du Décret No. 2 empêchant les tribunaux de statuer sur la légalité d'une détention est toujours en vigueur). Une commission de révision aurait été mise sur pied et certains détenus ont été libérés en juin 1996, au moment de la réunion du Commonwealth qui allait surtout être axée sur le Nigéria. Le gouvernement nigérian a également promis que la Commission pour le développement des régions de production de pétrole et de minéraux (OMPADEC - Oil and Mineral Producing Areas Development Commission) serait chargée "d'étudier s'il existe des problèmes écologiques et environnementaux particuliers dans la région ogoni en vue d'y pallier." (84)



75. Annexe I au Document A/50/960 de l'ONU.

76. Ibid., paragraphe 45.

77. Ibid., paragraphe 47.

78. Ibid., paragraphes 52 et 53. L'Article 6(4) du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques stipule que: "Tout condamné à mort a le droit de solliciter la grâce ou la commutation de la peine. L'amnistie, la grâce ou la commutation de la peine de mort peuvent dans tous les cas être accordées."

79. Ibid., paragraphe 55.

80. Ibid., paragraphes 66 et 73.

81. Ibid., paragraphes 59 et 60.

82. Ibid., paragraphe 77.

83. Ibid.

84. Annexe II au Document A/50/960 de l'ONU.

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