DESTRUCTION DES QUARTIERS PAUVRES AUTOUR D'ABIDJAN - UNE TRAGÉDIE HUMANITAIRESuite aux attaques du 19 septembre, les forces de sécurité ivoiriennes, apparemment parfois accompagnées de jeunes hommes armés en civil, ont commencé à attaquer plusieurs quartiers d'Abidjan, prétendument pour y déloger ceux qui avaient lancé les attaques ainsi que leurs partisans. Ce qui avait en apparence débuté comme une opération de sécurité a immédiatement dégénéré en une série de graves violations des droits humains, accompagnées d'une force excessive, d'extorsions, d'arrestations arbitraires et de destructions de biens avec pour conséquence le vaste déplacement d'un nombre important d'habitants d'Abidjan. La Croix Rouge ivoirienne a estimé qu'entre le 21 et le 24 septembre, environ 12 000 personnes avaient été déplacées de dix quartiers d'Abidjan. Parmi ces personnes, environ 80 pour cent étaient des étrangers20. Huit autres quartiers supplémentaires ont été désignés pour être détruits mais n'avaient pas encore reçu la visite de la mission d'évaluation rapide inter-agence qui a fait cette estimation. Se lancer dans un processus d'éradication de certains quartiers pauvres d'Abidjan, alternativement appelés « quartiers précaires » ou « bidonvilles »21 relève de la politique définie par le Président Gbagbo auprès de ses forces de sécurité (y compris l'armée, la gendarmerie et la police). Début octobre 2002, le gouverneur de la ville d'Abidjan est allé encore plus loin. Il a déclaré : « Tous les quartiers précaires d'Abidjan - ces repaires pour les armes et les drogues des assaillants - seront rasés. Dans un mois, il n'y aura plus de quartiers précaires à Abidjan22. » Environ un million de personnes à Abidjan vit dans de tels quartiers. Selon cette politique, de nombreux quartiers d'Abidjan (plus de vingt dans le district de Cocody seulement) étaient destinés à être soit rasés au bulldozer, soit brûlés. Dans de rares cas, les habitants ont reçu des avis d'éviction avant les destructions. Dans la plupart des cas, les attaques se sont produites sans aucun avertissement, souvent au beau milieu de la nuit. Des témoins ont raconté que dans la plupart des cas, des gendarmes (mais dans certains cas, la police23 et dans de rares cas, des individus en civil) ont pénétré dans leurs districts de nuit, cognant aux portes et les détruisant fréquemment, ordonnant en criant aux habitants de quitter les lieux immédiatement. Certains sont partis avant que leurs districts ne soient effectivement envahis, effrayés après avoir entendu courir des bruits selon lesquels leur district serait le prochain visé. Cependant, la plupart des gens sont restés et étaient présents quand les forces de sécurité ont fait irruption. Les témoins interrogés par Human Rights Watch ont rapporté que les forces du gouvernement avaient brûlé leurs maisons avec toutes leurs possessions à l'intérieur, y compris leurs papiers d'identité et qu'ils avaient, dans la plupart des cas, tout perdu. Dans certains districts, les maisons ont été détruites au bulldozer, apparemment parce que la destruction par le feu attire davantage l'attention ou parce qu'elle est plus difficile avec les pluies. Les quartiers visés sont tous situés dans des zones défavorisées d'Abidjan. Beaucoup, mais pas tous, sont composés de constructions ad hoc faites de planches de bois et de bâches de plastique et tous semblent surpeuplés. L'élément clef de la politique du gouvernement semble être que ces quartiers sont habités majoritairement par un mélange d'Ivoiriens du Nord, d'immigrés du Burkina Faso, du Mali, du Niger, de la Guinée et de réfugiés de Sierra Leone et du Libéria. La plupart des immigrés vivaient en Côte d'Ivoire depuis des années si ce n'est des générations. Le 21 septembre 2002, les gendarmes ont détruit une partie du quartier Moscou de Washington, dans le district de Cocody, à Abidjan. Un chef communautaire a ainsi expliqué les faits :
D'autres habitants ont témoigné de leurs propres expériences. L'un d'eux a dit :
Une autre personne du quartier Moscou a raconté :
Les réfugiés libériens faisaient partie des personnes brutalement délogées de leurs maisons, dans le district des Deux Plateaux, à Abidjan. Un jeune homme a raconté à Human Rights Watch :
Un autre réfugié libérien, une femme de trente-deux ans a raconté à Human Rights Watch :
L'un des quartiers détruits dans lequel se sont rendus les chercheurs de Human Rights Watch existait à cet endroit depuis plus de vingt-cinq ans, ce qui n'est pas exceptionnel. Awoussa (ou Hausa), dans le district Yopougon d'Abidjan a été pris pour cible début octobre. Il est divisé en deux parties, définies comme étant proches, soit du premier pont sur la route (1er pont), soit du second (2ème pont). Les deux sections ont été détruites sur deux jours consécutifs. Human Rights Watch a rencontré les habitants une semaine après. Bien que leurs maisons, leurs magasins et leurs mosquées aient été détruits, beaucoup étaient retournés vivre là-bas, cherchant refuge sous les arbres. Awoussa Bougou 2ème pont a été détruit en premier, comme l'a décrit à Human Rights Watch un chef communautaire :
Awoussa Bougou 1er pont a été démoli le vendredi 4 octobre. Une femme musulmane du Nord de la Côte d'Ivoire qui vivait dans le quartier depuis vingt-cinq ans a raconté à Human Rights Watch :
Le gouvernement ivoirien prétend que les districts qui ont été détruits sont peuplés ou abritent des « assaillants » et/ou des armes utilisées par les « assaillants » et que s'en prendre à ces quartiers est nécessaire pour garantir la sécurité nationale. Personne parmi les gens interrogés par Human Rights Watch n'avait vu les armes découvertes lors des nombreux raids. Le gouvernement ivoirien aurait fait la promesse électorale de supprimer ces districts, en apparence pour améliorer les conditions de vie des résidents actuels33. Cependant, il n'avait rien entrepris en ce sens avant les attaques de septembre. Dans son discours du 8 octobre, le Président Gbagbo a déclaré que le processus continuerait autour des installations militaires et de sécurité et a donné instruction à son ministre des finances de chercher de l'argent pour fournir de nouveaux logements aux personnes concernées. Il a également affirmé que les étrangers n'étaient pas visés. Aucune raison avancée ne justifie les violations très complètes et extrêmement graves des droits humains commises par les autorités ivoiriennes contre les civils résidant dans ces districts. Premièrement, si face à une menace sur la sécurité nationale, un gouvernement peut avoir des raisons de rechercher tant des armes que des criminels supposés, de telles recherches doivent se faire d'une façon qui protège les droits des civils. Ainsi, les recherches ne doivent pas être conduites de façon sélective sur la base de l'appartenance ethnique, de l'origine nationale ou de l'opinion politique des habitants. Ces recherches doivent être conduites de jour sauf si l'état d'urgence a été déclaré de façon formelle et ne doivent jamais inclure d'extorsions, d'arrestations arbitraires, de mauvais traitements de quelque sorte que ce soit, de violence physique ou sexuelle. Toutes ces violations ont été commises lors des recherches menées par les forces de sécurité ivoiriennes. Deuxièmement, le fait que certains districts abritent des infrastructures bâties à l'origine sans permis de construire, sur cette zone, ne donne pas le droit au gouvernement d'agir avec la brutalité avec laquelle il a détruit ces maisons. Si Human Rights Watch reconnaît le droit au gouvernement ivoirien de réglementer l'usage de l'espace public (ou privé) pour des raisons de politique publique, une telle régulation devrait respecter le droit qu'ont les personnes résidant dans les quartiers affectés de faire entendre, de façon libre, leurs droits à occuper ces espaces ou à demander des compensations. Cette régulation devrait aussi éviter le recours à une force arbitraire et excessive. 20 Informations fournies par les agences humanitaires à Abidjan. 21 Politique réitérée par le Président Gbagbo dans son discours du 8 octobre 2002, rapporté dans le numéro du Jour (Abidjan) du 10 octobre 2002. « Je voudrais vous dire que les armes qui ont servi pour attaquer, les 18 et 19 septembre, sont entrées en Côte d'Ivoire depuis longtemps, d'après ce que les enquêtes nous révèlent. Ce ne sont que celles qui ont servi à attaquer le camp de la gendarmerie d'Agban, qui étaient précisément cachées, camouflées dans les bidonvilles autour de Cocody et d'Adjamé-Williamsville. C'est pourquoi, dès la découverte de cette vérité, il a été procédé à la destruction de ces bidonvilles." 22 Déclaration de Pierre Amondji rapportée dans Soir Info et 24 heures, 4 octobre 2002, comme cité dans "Les quartiers précaires d'Abidjan vont être rasés (gouverneur)," AFP, 4 octobre 2002. 23 Certains témoins étaient incapables de faire la distinction entre gendarmes et police et peu étaient capables de décrire les uniformes en détail alors qu'ils fuyaient pendant les invasions. Cependant, la plupart ont affirmé que les forces qui étaient entrées étaient en uniformes, composées d'individus armés, certains portant des bérets rouges et que tous ceux qui portaient un uniforme étaient armés soit de pistolets, soit de mitrailleuses. 24 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 11 octobre 2002. 25 Entretien conduit par Human Rights Watch avec une Burkinabaise, Abidjan, 11 octobre 2002. 26 « Ils ont dit qu'ils vont nous arroser. » 27 Entretien conduit par Human Rights Watch avec deux femmes, toutes les d'eux d'environ cinquante ans, Abidjan, 11 octobre 2002. 28 Ce terme est largement utilisé et semble faire référence en général à des bidonvilles en bois plutôt qu'à un endroit spécifique. L'endroit évoqué dans ce rapport se trouve derrière le supermarché Sococe, aux Deux Plateaux. 29 Entretien conduit par Human Rights Watch avec un réfugié libérien de dix-huit ans, Abidjan, 8 octobre 2002. 30 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 8 octobre 2002. 31 Entretien conduit par Human Rights Watch avec un chef communautaire, Abidjan, 10 octobre 2002. 32 Entretien conduit par Human Rights Watch avec une habitante, Abidjan, 10 octobre 2002. 33 Entretien conduit par Human Rights Watch avec un journaliste ivoirien à Abidjan, 8 octobre 2002. |