Africa - West

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VI. "LORSQUE DEUX ELEPHANTS SE BATTENT. . .": LA GUERRE CONTRE LES POPULATIONS CIVILES AU BURUNDI


Dans les nombreuses interviews de civils burundais effectuées pour le présent rapport, il est un message qui revient sans cesse: les civils se sentent pris entre deux feux. Depuis le début du conflit en 1993, relativement peu de confrontations directes entre les troupes gouvernementales et les forces rebelles ont eu lieu. Les deux parties au conflit ont plutôt axé leurs attaques sur la population civile. Les deux camps ont exigé le soutien des civils et ont puni ceux qui refusaient de coopérer. Les deux camps ont mené des attaques aveugles contre des civils non armés et se sont livrés à des viols, des tortures et des exécutions extrajudiciaires (y compris des assassinats). La guerre civile au Burundi a été par-dessus tout une guerre contre les civils.

Le proverbe qu'un informateur burundais a cité à Human Rights Watch exprime parfaitement la situation tragique des civils burundais: "Lorsque deux éléphants se battent, c'est l'herbe qui est piétinée." (288) Alors que les forces armées burundaises et les FDD luttent pour le pouvoir, c'est la population civile non armée qui souffre.


Une Population Civile Prise entre Deux Feux

Dans tout le Burundi, les gens ont déclaré à Human Rights Watch qu'ils se sentaient pris entre deux feux dans cette guerre civile. Tant les forces armées burundaises que les troupes rebelles ont tué et volé les civils et les gens ont déclaré à plusieurs reprises qu'ils craignaient les deux camps. Beaucoup ont dit qu'ils se trouvaient face à un dilemme tragique: soit ils soutiennent les FDD et ils peuvent alors subir les représailles du gouvernement, soit ils refusent de soutenir les FDD et ils peuvent être pris pour cible par ces dernières. Ce que nous a déclaré une personne à Karuzi semble bien être l'expression d'un sentiment général: "Nous ne faisons confiance à personne, à aucun des deux camps, ni aux soldats ni aux assaillants". (289)

Le scénario typique des violences au Burundi a consisté en attaques contre des cibles déterminées (généralement civiles) par un camp, suivies d'attaques de représailles menées par l'autre camp, presque invariablement dirigées contre les civils. Lorsque les FDD ont attaqué des postes militaires et tué des soldats, l'armée a réagi en tuant des civils hutus. Lorsque l'armée a tenté d'affirmer son contrôle dans une zone, les FDD ont réagi en tendant des embuscades aux véhicules. Un expatrié qui a vécu au Burundi pendant le conflit a déclaré à Human Rights Watch, "C'est toujours la même chose. Les assaillants arrivent et volent les vaches et d'autres choses. Puis les soldats viennent, ils brûlent les maisons et tuent des gens." (290)

Un certain nombre d'attaques qui étaient l'oeuvre des forces armées et sont décrites au chapitre quatre avaient été menées en guise de représailles suite à des attaques des FDD. Ce type d'attaque et de contre-attaque est une réalité sur tout le territoire burundais. Une personne de Bururi a déclaré à Human Rights Watch, "En mai, les rebelles sont passés ici au-dessus et en-dessous. Ils ont volé plein de vaches. Au bout du compte, ils ont fait quelques morts et quelques blessés, mais très peu. Ce sont les militaires qui sont responsables d'un nombre énorme de massacres. Les militaires tuent toujours des civils." (291)

Le week-end des 12 et 13 juillet 1997, l'armée et les FDD ont tué vingt civils pendant et après des combats à Kabezi, une ville située juste au sud de la capitale à Bujumbura-Rural. Selon des témoins cités par l'agence Reuters, les FDD ont attaqué le centre de Kabezi la nuit du 12 juillet, faisant quatre morts. Elles ont tué deux autres personnes dans les environs. D'autres témoins ont ajouté que l'armée avait tué d'autres civils parce qu'elle accusait la population civile de soutenir les FDD. (292)

Un informateur de Magara, une ville sur le Lac Tanganyika à une quarantaine de kilomètres au sud de Bujumbura, a dit à Human Rights Watch, "En février 1997, les militaires ont emmené le chef d'une colline de Magara. Ils l'ont emmené au poste militaire de Gataza et l'ont tué. Le 17 février, les rebelles sont arrivés, ils ont pris le chef de la zone de Magara et l'ont tué chez lui. Ils ont dit que c'était une riposte. Nous ne comprenons plus rien. Un camp tue, l'autre aussi. Que se passe-t-il donc?" (293) Après l'assassinat par les FDD du chef de la Zone de Magara, les militaires ont forcé la population de la région à s'établir dans un camp de regroupement pendant un mois pour la punir de l'action des FDD.

Beaucoup ont dit à Human Rights Watch que même lorsque l'occasion se présentait, il était rare que l'armée affronte directement les rebelles. Les forces armées ont mis cinq heures pour arriver à Buta, qui n'est qu'à dix minutes de Bururi, une importante ville de garnison. Lorsque les FDD ont attaqué le centre catholique de Kiryama, les soldats ont mis quarante minutes pour réagir alors que leur poste se trouvait à quelques centaines de mettre de là. (294) Certains ont dit à Human Rights Watch, "On n'entend jamais parler de combats directs. C'est toujours les assaillants qui viennent pour voler, ils doivent le faire pour survivre, et puis l'armée arrive et s'attaque à la population. Elle n'attrape jamais les rebelles. C'est toujours les civils qu'elle tue." (295)

La menace d'être attaquée par les deux parties belligérantes donne à la population civile le sentiment d'être prise au piège. La situation décrite à Human Rights Watch par les habitants du secteur de Mpira (Muramvya) est typique de la situation des Hutus dans bon nombre de régions du pays. Selon eux, les forces armées ont tué un grand nombre de personnes lorsqu'elles ont établi les camps de regroupement à partir d'octobre 1996. Un homme raconte, "Lorsque l'attaque a commencé, nous sommes partis nous cacher dans la forêt. Nous avons passé des jours et des jours dans les collines. Mais sans couvertures ni vivres. Tout a été volé ou brûlé." (296) Chacun des quinze hommes du groupe interrogés par Human Rights Watch avait quelqu'un de sa proche famille qui avait été tué par les forces armées. Un vieil homme avait perdu son fils de vingt-cinq ans. Un autre avait perdu son père, âgé de soixante-quinze ans, son frère aîné âgé de quarante-cinq ans, son oncle, âgé de soixante ans, et son cousin, âgé de trente-cinq ans. Un autre avait perdu son frère, âgé de quarante ans. (297)

Malgré les persécutions commises par les troupes gouvernementales, l'ensemble des informateurs hutus ne soutenaient pas avec ferveur le CNDD. Ils affirmaient au contraire qu'ils avaient aussi souffert lorsque les FDD opéraient dans la région:


Il y a eu une période où il y avait des infiltrations rebelles. Nous entendions des échanges de coups de feu. Les rebelles réclamaient des vivres en recourant à la force. Si vous refusiez, vous pouviez être tué. Nous avons deux problèmes -- nous avons peur de l'armée et peur des assaillants. Ils [les rebelles] ont exigé des vivres, puis du bétail. Ensuite, ils ont tué, même quand on leur donnait ce qu'ils demandaient. Si vous n'aviez pas la même idéologie qu'eux, ils vous tuaient. (298)


Ils ont cité des noms de personnes tuées par les rebelles: Venerant Nzibindavyi, quarante-cinq ans, Mbunuza, cinquante-cinq ans, et Gaspar Ntifihizina, trente-cinq ans, tous des Hutus. La population craint les deux camps et se sent oppressée par les menaces dont elle fait l'objet tant de la part des forces armées que de la part des FDD.

Des personnes de Cibitoke ont expliqué à Human Rights Watch qu'elles se sentaient menacées tant par l'armée que par les rebelles. Plusieurs femmes interrogées dans un poste sanitaire de Kanyanza ont signalé que les FDD arrivaient la nuit et s'attaquaient à des gens qui vivaient dans les zones contrôlées par le gouvernement ou qui, selon elles, appuyaient le gouvernement. Elles les dévalisaient et en tuaient certains. Les soldats, quant à eux, arrivaient pendant la journée et attaquaient les civils "qui n'étaient pas avec eux", ceux qui vivaient dans les zones contrôlées par les FDD ou qui, selon eux, étaient des partisans des FDD. (299)

Un habitant de Bururi a dit à Human Rights Watch, "Il y a des pillages pendant la nuit et des pillages pendant la journée mais les acteurs sont différents. Le jour, ce sont les soldats, la nuit, ce sont les assaillants. ... Les assaillants en sont au même point que les militaires. Ils menacent les gens, exigent de l'argent et de la nourriture. Ils forcent les jeunes à rejoindre leurs rangs." (300)

Une série d'attaques lancées au cours de la première semaine de 1998 contre les faubourgs nord de Bujumbura montre bien le type d'attaques et de contre-attaques qui accablent la population civile. Le jour du Nouvel-An, de 3 à 8 heures du matin, les troupes FDD ont attaqué l'aéroport de Bujumbura et le camp militaire voisin de Gakumbu avec des tirs au mortier nourris. Les combats ont fait plusieurs centaines de morts parmi les civils qui étaient pris entre l'armée et les rebelles dans le village de Rukaramu. Tant l'armée que le CNDD ont nié toute responsabilité dans les pertes civiles. (301) Suite à l'attaque, 7.000 civils ont fui la région entourant l'aéroport, beaucoup d'entre eux se rendant dans la communauté toute proche de Maramvya. Le 6 janvier 1998, les FDD ont attaqué la base militaire de Maramvya, entraînant la fuite de quelque 8.000 personnes à Bujumbura, parmi lesquelles 3.000 avaient déjà fui Rukaramu auparavant. La semaine suivante, les forces armées ont attaqué la région au nord de Bujumbura, utilisant des hélicoptères de combat et des avions munis de lance-roquettes pour forcer les rebelles à quitter la région, provoquant un nombre indéterminé de victimes. (302)

L'établissement de camps de regroupement a placé la population civile hutue devant un singulier dilemme. Human Rights Watch tient d'une source ce qui suit:


Dans certaines communes, la population a peur des militaires mais aussi des FDD. Les FDD ont dit, "Si vous allez dans les camps, nous vous abattrons." Puis les militaires sont venus et ont dit, "Si vous n'êtes pas partis d'ici deux jours, nous vous tuerons." Certains sont donc restés chez eux parce qu'ils ont dit que s'ils devaient de toute façon mourir, ils préféraient mourir à la maison. (303)


Bien souvent, les gens ne savent pas très bien qui les a attaqués. Une femme de Rugano (Cibitoke) a déclaré à Human Rights Watch, "Nous avons été attaqués mais nous ne savons pas par qui. Ils portaient des bottes militaires, mais pas tous. Certains portaient des uniformes militaires." Après l'attaque, sa famille et d'autres de la communauté ont fui dans la forêt. Trois membres de sa famille sont morts suite aux blessures par balles qu'ils avaient reçues et six autres sont morts de faim ou de maladie. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi elle ne rentrait pas simplement chez elle, elle a répondu, "Personne ne vit chez soi dans ma zone. L'armée vient toujours nous déloger." (304)

Dans un petit centre commercial qui avait été complètement détruit par le feu à Kigamba (Makamba), des témoins ont signalé à Human Rights Watch qu'ils ne savaient pas quel camp avait incendié les bâtiments. L'attaque a eu lieu en mai 1997, à un moment où les gens passaient leurs nuits à se terrer hors de chez eux en raison de l'insécurité régnante. "C'était pendant la nuit et il pleuvait. Nous n'avons pas pu voir qui l'a fait parce que nous étions cachés dans les marais. C'était aux alentours de 2 heures du matin un jeudi et nous avons vu les bâtiments brûler." (305) Suite à cette attaque, la population de la zone s'est enfuie à Nyankara, Kayogoro et Mubera, et lorsqu'ils sont revenus, les habitants ont trouvé beaucoup de maisons incendiées mais comme ils n'étaient pas présents lors des faits, ils ont dit ne pas savoir qui était responsable. (306)


Troubles Causés par la Guerre

Le fait que les civils aient été constamment pris pour cible par toutes les parties belligérantes au Burundi a eu une série d'effets extrêmement dommageables sur la population. Des familles se retrouvent progressivement décimées à mesure que ses membres disparaissent les uns après les autres, sont abattus ou bien meurent de maladie. Ceux qui survivent sont de plus en plus épuisés et découragés car ils se sentent pris au milieu du conflit, sans aucun refuge possible.

Un des résultats de la guerre a été les énormes déplacements de population. Les combats ont poussé des centaines de milliers de Burundais à chercher refuge soit à l'intérieur du Burundi, soit dans les pays voisins. On estime à 350.000 le nombre de Tutsis qui vivent dans des camps pour PDI (personnes déplacées à l'intérieur du pays) sur tout le territoire. Bien que certains Hutus se trouvent également dans des camps pour PDI, tels ceux de Bujumbura et autour de Bujumbura, beaucoup d'autres sont éparpillés à travers le pays, vivant avec de la famille lointaine ou cherchant asile où ils le peuvent. Les travailleurs humanitaires à Bujumbura-Rural signalent qu'ils travaillent avec bon nombre de familles qui ont fui Cibitoke et Bubanza au début de la guerre, lorsque les combats étaient surtout concentrés dans ces régions, et qui se sont retrouvées bloquées dans les campagnes aux alentours de Bujumbura lorsque les combats se sont étendus à cette zone. Elles ne peuvent pas rentrer chez elles à cause des combats qui font rage mais par ailleurs, elles vivent aussi dans l'insécurité là où elles ont trouvé refuge et elles ont difficilement accès aux vivres et aux soins de santé. (307) Dans certains cas, comme il est expliqué au chapitre quatre, le gouvernement burundais a forcé des Hutus à quitter les camps de PDI et à rentrer chez eux où ils se sont trouvés exposés à un risque d'attaques aveugles, d'exécutions sommaires et autres menaces.

Depuis le début de la guerre civile, beaucoup de Hutus ont fui le Burundi pour chercher refuge au Rwanda, en Tanzanie et en République Démocratique du Congo (autrefois le Zaïre). Quelque 230.000 Burundais ont été logés dans des camps en Tanzanie et 200.000 autres dans l'ex-Zaïre. (308) Toutefois, des réfugiés ont été chassés de chacun de ces pays. Un certain nombre de réfugiés hutus burundais ont été impliqués dans le génocide rwandais en 1994 et lorsque le Front Patriotique Rwandais à dominante tutsie a pris le contrôle du Rwanda, les Hutus burundais ont quitté le Rwanda pour se réfugier en Tanzanie, au Zaïre ou pour retourner au Burundi. Lorsque l'Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre (AFDL) a lancé sa campagne qui a abouti au renversement du Président Mobutu et a installé Laurent Kabila à la présidence, elle s'est attaquée à des camps de réfugiés au Sud-Kivu où vivaient des Hutus rwandais et burundais, faisant fuir des milliers de Hutus burundais plus à l'intérieur du Zaïre ou les repoussant au Burundi. (309) A la fin 96 et de nouveau à la fin 97, la Tanzanie a également fermé des camps de réfugiés. Bien que ces camps abritaient surtout des réfugiés rwandais, le gouvernement tanzanien a aussi forcé des milliers de réfugiés burundais à rentrer chez eux.

Dans certains cas, les gens ont été chassés d'un endroit vers un autre à la recherche d'un asile. Des Hutus vivant dans le camp de regroupement de Gahongore, au sud de la ville de Bubanza, ont raconté à Human Rights Watch comment ils avaient dû fuir maintes fois pour échapper à la violence. En juin et juillet 1996, l'armée burundaise a attaqué des gens qui vivaient dans leurs communautés dans la commune de Mpanda, tuant un certain nombre de civils et incitant les survivants à fuir au Zaïre. Puis, en octobre et novembre 1996, l'AFDL a attaqué les camps de réfugiés à Uvira et Fizi au Zaïre, faisant de nombreuses autres victimes. Les civils hutus ayant survécu à ces attaques sont retournés au Burundi et une fois qu'ils ont eu traversé la frontière, l'armée burundaise les a à nouveau attaqués, faisant des victimes. Les survivants se sont installés pendant une courte période dans des camps près de la frontière zaïroise avant d'être transférés dans leur province d'origine, Bubanza. Dans ce camp, ils n'ont pas accès à leurs champs en raison de l'insécurité régnante et l'approvisionnement en eau est insuffisant, ce qui fait que les gens meurent de faim et de maladie. (310)

Les déplacements continus de population ont créé une situation humanitaire inquiétante. Ne pouvant accéder à leurs champs, les gens ont peu d'options pour trouver de la nourriture pour leurs familles. A Kayanza, beaucoup de personnes sous-alimentées qui avaient fui Cibitoke afin de se faire soigner ont dit à Human Rights Watch qu'elles vivaient dans des familles d'accueil ou dans des camps de réfugiés de fortune dans la forêt. Une femme gravement sous-alimentée a dit qu'elle vivait dans la forêt depuis plus de deux ans, depuis que les soldats avaient attaqué et brûlé sa maison et tué son beau-père, son beau-frère et d'autres. (311) Un autre homme gravement sous-alimenté a expliqué qu'il avait fui sa communauté de Masango un an plus tôt et était hébergé dans une famille. "Mais à cause de la pauvreté, il n'y a rien à manger." La petite fille de trois ans et demi qui l'accompagnait était ravagée par la gale et couverte de plaies. Elle avait les jambes, les pieds et les mains très gonflés en raison d'une carence en protéines. Lui-même avait perdu une grande partie de ses cheveux et il avait le visage émacié à tel point que bien qu'âgé de vingt-trois ans, il paraissait beaucoup plus jeune. (312)

Les travailleurs sanitaires et humanitaires ont rencontré des situations analogues dans les provinces de Bujumbura-Rural et de Bururi, les gens qui ont souffert des déplacements de longue durée venant chercher de l'aide lorsqu'il est presque déjà trop tard. En août 1997, Action Contre la Faim (ACF), qui dirige un centre alimentaire à Maramvya, a signalé qu'une vingtaine de personnes mouraient chaque semaine de malnutrition, pour la plupart des réfugiés de Bubanza et de Cibitoke. (313) En novembre 1997, le Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies a annoncé que 46.000 enfants étaient inscrits pour recevoir une alimentation thérapeutique ou complémentaire au Burundi, nombre qui dépasse largement les capacités des centres d'alimentation du pays. (314) Une travailleuse sanitaire à Bujumbura-Rural a expliqué à Human Rights Watch qu'il y avait tant de personnes qui mouraient de faim qu'ils avaient du mal à trouver de la place pour les enterrer. Au début juin 1997, elle avait été frappée à la vue d'un groupe de douze corps. "Ils étaient morts comme ils avaient vécu, complètement abandonnés. Leurs yeux étaient ouverts parce que personne n'avait pris soin de les leur fermer. On aurait dit des fantômes, avec rien que la peau sur les os." (315)

Les problèmes causés par la guerre ne touchent pas seulement les Hutus. A mesure que se prolonge la guerre civile, les Tutsis déplacés se sentent de plus en plus frustrés. Beaucoup de Tutsis déplacés ont vécu dans des camps depuis les massacres qui ont secoué le pays après l'assassinat du Président Ndadaye en 1993.

Human Rights Watch a visité des camps pour personnes déplacées à Muramvya, Gitega, Ruyigi, Ngozi, Kayanza et Makamba et elle a rencontré des résidents qui faisaient montre d'une frustration croissante. Des Tutsis se trouvant dans les camps de PDI ont expliqué à Human Rights Watch qu'ils sentaient qu'il n'était pas prudent de retourner chez eux et qu'ils avaient peu d'espoir que la sécurité s'améliore au point de pouvoir rentrer à la maison dans un avenir prévisible. Selon le gouverneur de Gitega, ces craintes sont probablement justifiées vu que des Tutsis forcés de rentrer chez eux à Gitega en 1995 ont ensuite été tués. (316) Dans certaines provinces, telles que celle de Karuzi, la population tutsie a été tellement décimée par les violences de 1993 que le nombre de Tutsis y est devenu insignifiant. (317) Les Tutsis déplacés ont manifesté beaucoup de frustration et de colère face aux bouleversements qui perturbent sans cesse leur vie. Parallèlement, il faut noter que les camps de PDI tutsies ont bénéficié d'un traitement de faveur du gouvernement. En comparaison avec les camps de regroupement, les camps de PDI sont relativement bien approvisionnés et protégés. Les logements sont plus spacieux, la malnutrition et les maladies ne semblent pas poser de sérieux problèmes.

La persistance du conflit au Burundi a créé un cycle de tensions interethniques. Les Hutus sont frustrés de voir qu'ils sont sans cesse les victimes d'atteintes aux droits de l'homme et ils pourraient réagir en attaquant les civils tutsis, comme ils l'ont d'ailleurs fait à différents moments de leur histoire récente. Les civils tutsis, se sentant en danger, encouragent les forces armées à réprimer les Hutus de plus en plus violemment. En conséquence, dans la plupart des régions du pays, les deux groupes vivent dans la crainte de l'autre. Bien que Human Rights Watch ait trouvé quelques communautés multiethniques à Gitega, Bururi et Makamba, les tensions interethniques dans ces régions restent vives. Il n'y a qu'à Bujumbura, où il reste très peu de Hutus, que les Tutsis se sentent généralement en sécurité et beaucoup de Tutsis résidant à Bujumbura ont peur de quitter la ville.

La population civile semble vivre une tragédie après l'autre. Un homme de Gashanga a expliqué à Human Rights Watch qu'il avait été blessé par des coups de feu avant de fuir au Zaïre. "J'étais avec une vingtaine de personnes lorsque les soldats ont attaqué, cherchant des assaillants. Ils ont fait feu et nous nous sommes mis à courir. J'ai été touché mais j'ai continué à courir. J'ai vu six personnes mortes sur le bord du chemin. Je me suis réfugié au Zaïre pour me faire soigner." (318) Suite à ses blessures, il a perdu une main. Il a fui le Zaïre lorsque l'AFDL a attaqué son camp. Il est resté à Cibitoke pendant une courte période et est alors arrivé à Bubanza en février 1997.

Dans une commune de la province de Bururi, l'école secondaire communale comptait 250 étudiants avant Pâques mais moins de cent étudiants sont revenus après les vacances de Pâques. La fréquentation du poste sanitaire local est également descendue brutalement. (319) L'éducation et les soins de santé ont été perturbés dans la plupart des régions du pays.


Mines Terrestres

Un des facteurs qui a contribué à la détérioration de la situation de la population civile burundaise est l'utilisation des mines antipersonnel et antichars qui a considérablement augmenté au cours des douze derniers mois, faisant un nombre croissant de victimes et de blessés parmi les civils. Aucune des parties belligérantes ne reconnaît qu'elle utilise des mines terrestres. Le porte-parole de l'armée, le Colonel Nibizi, a déclaré à Human Rights Watch que les forces armées burundaises n'utilisent jamais de mines terrestres, "parce qu'elles tuent des innocents". (320) Pourtant, un nombre croissant de civils ont été tués ou blessés par des mines terrestres depuis le début de l'année et nous avons des raisons de croire que toutes les parties impliquées dans le conflit pourraient avoir fait usage de ces mines.

A l'hôpital de Bubanza, Human Rights Watch a parlé avec un certain nombre de personnes qui avaient été blessées par des mines, dont plusieurs jeunes enfants. La plupart des victimes provenaient de Musigati, un camp de regroupement situé près de la Forêt de la Kibira, mais des mines ont également fait des victimes à Ngara et dans d'autres parties de la province de Bubanza. Les blessés hospitalisés pour des blessures causées par des mines ont raconté que des explosions surviennent presque quotidiennement aux alentours des camps de regroupement de Bubanza. (321)

Les incidents liés aux mines sont en augmentation dans d'autres parties du pays également. Nous présentons ci-après un échantillon d'incidents survenus en 1997 et 1998:


Le 12 janvier 1998, deux personnes ont été blessées lorsque leur véhicule, appartenant à l'Action Internationale Contre la Faim (AICF), une ONG internationale, a heurté une mine à Maramvya (Bujumbura-Rural), près de l'aéroport de Bujumbura. (322)


Le 27 octobre 1997, neuf personnes ont été tuées et quarante-sept autres blessées lorsqu'un camion a heurté une mine terrestre près de la plantation de thé de Teza. (323)


En octobre 1997, six personnes ont été tuées lorsqu'un minibus appartenant à une ONG internationale a fait exploser une mine terrestre sur une route non macadamisée dans la commune de Gihanga (Bubanza). (324)


Le 17 août 1997, douze personnes ont été tuées et cinq autres blessées lorsqu'un minibus à bord duquel elles se trouvaient a roulé sur une mine antichars sur la route du Lac Tanganyika entre Rumonge et Bujumbura. (325)


Le 4 août 1997, une mine antichars près de Ndava (Cibitoke) a tué neuf personnes dans un minibus. (326)


Le 1er juillet 1997, l'épouse du président du Parlement, Léonce Ngendakumana, a été blessée et son garde du corps tué lorsque son véhicule a roulé sur une mine près de chez elle. Bien que ne visant pas directement l'épouse du parlementaire, la mine avait été placée dans une rue où vivent de nombreux responsables du Frodebu. (327)


En mars, avril et mai 1997, un certain nombre d'incidents causés par des mines ont eu lieu à Bujumbura. La radio officielle burundaise a annoncé que sept personnes avaient été tuées par des mines à Bujumbura le 12 mars 1997. (328)


La guerre par mines interposées semble avoir été adoptée par différentes parties au conflit dans différentes zones. A Bujumbura, la pose des mines a été largement attribuée aux forces tutsies loyales à l'ancien président Bagaza qui voulaient affaiblir Buyoya et protester contre sa participation aux pourparlers avec les FDD. Le porte-parole de l'armée a déclaré à l'Agence France Presse: "Nous avons des raisons de croire que les mines ont été mises en place par le PARENA [le parti politique de Bagaza]", (329) et différentes sources diplomatiques et autres se rallient à ce point de vue.

Les mines posées sur la route du Lac Tanganyika semblent s'inscrire dans la stratégie des FDD de décourager le commerce et d'ébranler l'activité économique, stratégie qui s'est traduite également par des embuscades tendues aux véhicules. Les chercheurs de Human Rights Watch ont voyagé sur cette route et peuvent témoigner de la facilité avec laquelle les combattants des FDD pourraient opérer librement dans la zone, profitant du couvert de la forêt et de l'isolement de la région.

Les troupes gouvernementales, quant à elles, semblent avoir d'excellentes raisons d'utiliser des mines terrestres dans les provinces de Bubanza et de Cibitoke. Un certain nombre de fonctionnaires ont dit à Human Rights Watch que les FDD traversaient le nord du Burundi, de la Tanzanie jusqu'à la République Démocratique du Congo (RDC), suivant un corridor qui comprenait Bubanza et Cibitoke. Etant donné que la Forêt de la Kibira est reconnue pour être une importante base des FDD, miner Bubanza et Cibitoke pourrait servir à couper le passage des FDD de la Kibira à la RDC.

En septembre 1997, le gouvernement tanzanien a accusé l'armée burundaise d'avoir placé des mines le long de leur frontière commune à Makamba. Selon le Ministre de l'Intérieur tanzanien, Ali Amir Mohamed, la pose de mines à la frontière est une riposte aux attaques menées dans la région et a interrompu le rapatriement volontaire des réfugiés burundais. Les réfugiés qui continuent à fuir vers la Tanzanie pour échapper aux combats incessants dans le sud du Burundi risquent d'être touchés par les mines. Dans une interview accordée à Voice of America, un Burundais qui s'est réfugié en Tanzanie a expliqué comment l'un de ceux qui fuyaient avec lui avait marché sur une mine et avait été tué: "Les autres, nous avons été blessés mais nous avons continué à marcher lentement, très lentement en direction de la frontière... Partout où vous allez, il y a des bombes... même sur les petits sentiers." (330)

Le gouvernement burundais est l'un des 123 gouvernements à avoir signé la convention sur l'Interdiction de l'Utilisation, du Stockage, de la Production et du Transfert de Mines Antipersonnel et sur Leur Destruction à Ottawa, au Canada, en décembre 1997. Ce traité global interdit, en toute circonstance, tout usage de mines terrestres antipersonnel. Il demande également que les stocks soient détruits dans un délai de quatre ans à partir de l'entrée en vigueur du traité et que les mines déjà en place soient retirées et détruites dans un délai de dix ans.

Il est un principe bien établi du droit international selon lequel un Etat a l'obligation de s'abstenir de tout acte qui compromettrait l'objet et le but d'un traité qu'il a signé en attendant la ratification ou l'entrée en vigueur dudit traité. (331)

Ce traité ne prévoit aucune restriction ou interdiction sur les mines antichars. Néanmoins, il ressort que dans de nombreux cas, l'usage des mines antichars s'est fait en violation des interdictions portant sur les attaques menées sans discrimination à l'encontre de civils contenues dans le droit international humanitaire coutumier et dans les Protocoles Additionnels de 1977 aux Conventions de Genève de 1949.

Human Rights Watch appelle le gouvernement du Burundi à ratifier le traité d'interdiction dans les plus brefs délais et à respecter les termes du traité jusqu'à ladite ratification. Human Rights Watch estime que l'usage des mines terrestres antipersonnel par toutes les parties au conflit est déjà interdit en vertu des dispositions du droit international humanitaire coutumier qui protègent les civils contre les attaques menées sans discrimination et qui obligent les parties au conflit à mettre en balance l'utilité militaire que l'on attend d'une arme et le nombre de victimes que cette arme pourrait provoquer. (332)





288. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bururi, le 1er juillet 1997.

289. Témoignage recueilli par Human Rights Watch à Bihemba, Bugenyuzi, Karuzi, le 13 juin 1997.

290. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bujumbura, le 15 juin 1997.

291. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bururi, le 21 juin 1997.

292. "More than 70 reported killed in Burundi", Reuters, le 17 juillet 1997.

293. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bujumbura-Rural, le 28 juin 1997.

294. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Bururi, le 20 juin 1997.

295. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bujumbura, le 15 juin 1997.

296. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, zone de Mushikamo, Rutegama, Muramvya, le 11 juin 1997.

297. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, zone de Mushikamo, Rutegama, Muramvya, le 11 juin 1997.

298. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, zone de Mushikamo, Rutegama, Muramvya, le 11 juin 1997.

299. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, commune de Muruta, Kayanza, le 24 juin 1997.

300. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bururi, le 21 juin 1997.

301. "Burundi capital hit in New Year's Eve attack", Agence France Presse, 1er janvier 1998; "Burundi: Rebel Spokesman: Airport Attack Lesson to Arms Traffickers", La Une Radio Network, 2 janvier 1998; Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, IRIN, "Update No. 324 for Central and Eastern Africa", 2 janvier 1998.

302. "Civilians flee as Burundian army mops up after rebel attack", Agence France Presse, 3 janvier 1998; Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, IRIN, "Update No. 326 for Central and Eastern Africa", 6 janvier 1998; "15 Burundian rebels killed in raid: army", Agence France Presse, 6 janvier 1998; "More than 50 killed in Burundi fighting", CNN, 12 janvier 1998.

303. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bujumbura, le 6 juin 1997.

304. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, commune de Muruta, Kayanza, le 24 juin 1997.

305. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, zone de Kigamba, Kayogoro, Makamba, le 19 juin 1997.

306. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, zone de Kigamba, Kayogoro, Makamba, le 19 juin 1997.

307. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Bujumbura, le 15 juin 1997.

308. Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, Integrated Regional Information Network, "Emergency Update on the Great Lakes," no. 85, 23 janvier 1997.

309. Pour une analyse plus détaillée des attaques contre les réfugiés, voir Human Rights Watch et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme, "Attacked by All Sides: Civilians and the War in Eastern Zaire," mars 1997.

310. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Gahongore, Bubanza, le 27 juin 1997.

311. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, commune de Muruta, Kayanza, le 24 juin 1997.

312. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, commune de Muruta, Kayanza, le 24 juin 1997.

313. Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, Integrated Regional Information Network, "IRIN Weekly Roundup 18-97 of Main Events in the Great Lakes Region, covering the period 19-25 August 1997," 25 août 1997.

314. Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, IRIN, "Emergency Update No. 285 on the Great Lakes", 5 novembre 1997.

315. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bujumbura, juin 1997.

316. Entretien de Human Rights Watch avec le Colonel Murengera, Gouverneur de Gitega, Gitega, le 14 juin 1997.

317. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Karuzi, le 13 juin 1997.

318. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Gahongore, Bubanza, le 27 juin 1997.

319. Témoignage recueilli par Human Rights Watch, Bururi, le 21 juin 1997.

320. Entretien de Human Rights Watch avec le Col. Isaie Nibizi, porte-parole de l'armée, Bujumbura, le 27 juin 1997.

321. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Bubanza, le 27 juin 1997.

322. "Un Véhicule de l'AICF Saute sur une Mine Anti-Char", Net Press, 15 janvier 1998.

323. Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, IRIN, "Emergency Update No. 279 on the Great Lakes", 28 octobre 1997.

324. Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, IRIN, "Emergency Update No. 271 on the Great Lakes", 16 octobre 1997.

325. Panafrican News Agency, "Twelve Die in Burundi Mine Explosion," 18 août 1997.

326. Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, "Humanitarian Situation Report," 31 juillet-6 août 1997.

327. Témoignages recueillis par Human Rights Watch, Bujumbura, le 2 juillet 1997.

328. Cité dans "Emergency Update on the Great Lakes", no. 127, 13 mars 1997, Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, Integrated Regional Information Network.

329. Cité dans "Emergency Update on the Great Lakes", no. 127, 13 mars 1997, Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies, Integrated Regional Information Network.

330. Scott Stearns, "Burundi Land Mines," Voice of America, 11 septembre 1997.

331. Ce principe est inclus dans la Convention de Vienne sur le Droit des Traités, Article 18.

332. Pour une analyse juridique circonstanciée de l'usage des mines antipersonnel, voir Landmines: a Deadly Legacy (New York: Human Rights Watch, 1993), p. 261-318.

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