VI. Limpact sur les communautés musulmanes de France
La lutte contre le terrorisme islamiste ou international a pris pour cible une communauté précise, bien que large et diversifiée,les musulmanscomme jamais aucune lutte contre dautres types de terrorisme ne lavait fait auparavant. La France compte entre trois et cinq millions de musulmans, soit jusquà 10 pour cent environ de sa population totale et la plus importante population musulmane dEurope occidentale. On estime que cinquante à soixante pour cent dentre eux sont des citoyens français tandis que les autres sont des ressortissants dautres pays (même sils vivent peut-être en France depuis des dizaines dannées, voire depuis toujours). Le Livre blanc du gouvernement français sur la sécurité intérieure face au terrorisme, publié en 2006, affirme lengagement du gouvernement à « ne jamais céder sur les valeurs fondamentales de lÉtat de droit » dans la lutte contre le terrorisme, à refuser lamalgame entre islam et terrorisme et à mener une politique de communication publique destinée à « bâtir un consensus large, intégrant au premier chef la fraction de la population dont se réclament les terroristes »217 Les abus commis au nom de la prévention du terrorisme, même si cette lutte est menée dans le cadre du système de justice pénale, risquent dêtre contre-productifs car ils aliènent des communautés entières de musulmans plutôt que disoler les extrémistes de lensemble de ces communautés. La marge de manuvre considérable offerte par le délit dassociation de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste pour arrêter et placer des personnes en détention provisoire, ainsi que les mauvais traitements et le harcèlement basé sur la religion infligés pendant la garde à vue, créent chez les musulmans le sentiment que tous les musulmans sont suspects aux yeux des autorités françaises. Pendant la garde à vue, les interrogatoires de personnes soupçonnées de terrorisme comprennent souvent des questions sur leurs croyances et pratiques religieuses.218 Aux femmes qui portent un foulard religieux, on demande invariablement pourquoi ; on demande aux hommes leur point de vue sur légalité de la femme. En fait, les mesures abusives et discriminatoires risquent de servir à radicaliser des personnes déjà sensibles aux vues extrémistes, pour des raisons personnelles, socioéconomiques ou politiques. Un responsable de la lutte contre le terrorisme a reconnu ce risque, se souvenant que,
Plusieurs avocats ont également signalé à Human Rights Watch quils avaient vu des clients être de plus en plus aliénés et exposés au radicalisme après une période de détention provisoire, tandis que des ex-détenus et leurs épouses ont aussi parlé des effets sur les enfants. Salima Benmessahel, lépouse dun homme qui a passé trois ans en détention provisoire avant dêtre condamné à exactement trois ans de prison pour ce quelle considère être des accusations de terrorisme forgées de toutes pièces, nous a confié, « Moi, je comprends les mecs condamnés pour terrorisme qui nont rien fait, qui sortent et qui veulent se faire sauter. Ils rentrent normaux et ils sortent enragés. » Elle a raconté la fois où son fils de cinq ans voulait laisser fermées toutes les fenêtres de la voiture en dépit de la chaleur quil faisait ce jour-là parce quil avait peur que si la police les entendait écouter une cassette du Coran, « elle nous envoie aussi en prison ». Deux ans après que lépoux de Benmessahel eut été remis en liberté en mars 2005, les autorités françaises lont déchu de la nationalité française quil avait acquise et lont expulsé vers lAlgérie en avril 2007.220 Lors de la première des quatre arrestations dAbdul N. pour suspicion de terrorisme, il a passé quatre mois en détention provisoire et a ensuite été relaxé lors de son procès. La deuxième fois, il a passé six mois et demi dans lattente dun procès et a ensuite été déclaré coupable davoir revendu des marchandises volées sans aucun lien avec un délit de terrorisme. La troisième fois, il a été placé sous contrôle judiciaire jusquà ce quil bénéficie dun non-lieu. Sa dernière arrestation date de juin 2006. À cette occasion, son épouse a également été interpellée et a passé un jour en garde à vue avec son bébé de deux mois. Abdul N. a passé neuf mois et demi en détention provisoire avant dêtre remis en liberté sous contrôle judiciaire. Il est actuellement en attente de son procès. « Chaque fois quon marrête, ils me disent, on sait que tu nes pas méchant, mais tu connais des personnes ». Abdul N. dit quil veut quitter la France, pour son bien et celui de ses six enfants. « Mes enfants sont en train de payer pour tout ça. Mon aîné, il en a marre de la France. Il ne veut plus aller à lécole. Il est carrément déboussolé, il a vécu toutes les arrestations. »221 Un homme qui a été arrêté et placé en garde à vue pendant vingt-quatre heures avant dêtre remis en liberté sans être inculpé a expliqué, « Ce nest pas tant la garde à vue cest la manuvre quils font au nom de la lutte contre le terrorisme. Ils auraient pu menvoyer la convoc, jy serais allé, pourquoi ce spectacle ? On viole nos principes mais on laccepte pour défendre les droits de certains. Ce nest pas en harcelant les personnes quon va éviter des problèmes, ça va susciter les rancoeurs et la hainecest que je crains moi. »222 Les mesures de sécurité abusives qui affectent de façon disproportionnée les musulmans risquent de miner la confiance dans les forces de lordre et de sécurité au sein des communautés dont la coopération savère cruciale dans la lutte contre le terrorisme. La coopération du public et en particulier les informations sur toute activité suspecte sont nécessaires pour réussir à maintenir lordre et pour prévenir et poursuivre le terrorisme. Les voisins, les connaissances et les proches seront beaucoup moins susceptibles de faire part de leurs inquiétudes sils nont pas lassurance que les autorités agiront de façon juste. 215 Discours prononcé lors de la journée détude « Les Français face au terrorisme », 17 novembre 2005. 216 Entretien de Human Rights Watch avec Bilal M. (pseudonyme), Paris, 25 février 2008. 217 Dominique de Villepin, La France face au terrorisme: Libre blanc du Gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, La Documentation Francaise, 2006, p. 117, http://www.ambafrance-dk.org/IMG/pdf/livre_blanc.pdf (consulté le 18 mars 2008). Cest le premier ministre de lépoque, Dominique de Villepin, qui a commandé cette évaluation interservices de la menace terroriste et de la politique antiterroriste française. 218 Entretiens de Human Rights Watch avec Salima Benmessahel, 29 janvier ; Rachida Alam, Paris, 29 janvier ; Abdul N., 25 février ; Bilal M., 25 février ; et Emmanuel Nieto, 28 février 2008. 219 Entretien de Human Rights Watch avec un responsable du contre-terrorisme qui a souhaité garder lanonymat, Paris, 12 décembre 2007. 220 Entretien de Human Rights Watch avec Salima Benmessahel, 29 janvier 2008. 221 Entretien de Human Rights Watch avec Abdul N., 25 février 2008. 222 Entretien de Human Rights Watch avec Doudou F. (pseudonyme), Paris, 11 décembre 2007. |