Rapports de Human Rights Watch

VI. L’impact sur les communautés musulmanes de France

Lutter contre le terrorisme, c'est aussi et peut-être surtout gagner sur le long terme la bataille des idées.

—Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur215

C’est normal qu’ils protègent leur pays, mais il y a la façon! Il faut éviter l’injustice.  Et puis il y a les a priori, comme être musulman est égal à être activiste.

—Bilal M., homme qui a purgé une peine d’emprisonnement de six mois pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste216

La lutte contre le terrorisme islamiste ou international a pris pour cible une communauté précise, bien que large et diversifiée,—les musulmans—comme jamais aucune lutte contre d’autres types de terrorisme ne l’avait fait auparavant. La France compte entre trois et cinq millions de musulmans, soit jusqu’à 10 pour cent environ de sa population totale et la plus importante population musulmane d’Europe occidentale. On estime que cinquante à soixante pour cent d’entre eux sont des citoyens français tandis que les autres sont des ressortissants d’autres pays (même s’ils vivent peut-être en France depuis des dizaines d’années, voire depuis toujours).

Le Livre blanc du gouvernement français sur la sécurité intérieure face au terrorisme, publié en 2006, affirme l’engagement du gouvernement à « ne jamais céder sur les valeurs fondamentales de l’État de droit » dans la lutte contre le terrorisme, à refuser l’amalgame entre islam et terrorisme et à mener une politique de communication publique destinée à « bâtir un consensus large, intégrant au premier chef la fraction de la population dont se réclament les terroristes … »217

Les abus commis au nom de la prévention du terrorisme, même si cette lutte est menée dans le cadre du système de justice pénale, risquent d’être contre-productifs car ils aliènent des communautés entières de musulmans plutôt que d’isoler les extrémistes de l’ensemble de ces communautés.

La marge de manœuvre considérable offerte par le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste pour arrêter et placer des personnes en détention provisoire, ainsi que les mauvais traitements et le harcèlement basé sur la religion infligés pendant la garde à vue, créent chez les musulmans le sentiment que tous les musulmans sont suspects aux yeux des autorités françaises. Pendant la garde à vue, les interrogatoires de personnes soupçonnées de terrorisme comprennent souvent des questions sur leurs croyances et pratiques religieuses.218 Aux femmes qui portent un foulard religieux, on demande invariablement pourquoi ; on demande aux hommes leur point de vue sur l’égalité de la femme.

En fait, les mesures abusives et discriminatoires risquent de servir à radicaliser des personnes déjà sensibles aux vues extrémistes, pour des raisons personnelles, socioéconomiques ou politiques. Un responsable de la lutte contre le terrorisme a reconnu ce risque, se souvenant que,

Il y a un mec qui a été interpellé car il figurait dans le carnet d’un autre. J’ai eu l’occasion de parler avec lui pendant sa garde à vue de 4 jours. Il travaillait dans un garage. [Après l’interpellation] il a perdu son travail, perdu sa copine. Il était diminué aux yeux de sa mère pour la  honte d’avoir ramené des policiers à la maison. S’il n’était pas terroriste avant, cette expérience l’a radicalisé. Si avant il est allé en Bosnie pour faire l’important, maintenant il sera prêt à aller en Irak. Et ce sera notre faute.219

Plusieurs avocats ont également signalé à Human Rights Watch qu’ils avaient vu des clients être de plus en plus aliénés et exposés au radicalisme après une période de détention provisoire, tandis que des ex-détenus et leurs épouses ont aussi parlé des effets sur les enfants.

Salima Benmessahel, l’épouse d’un homme qui a passé trois ans en détention provisoire avant d’être condamné à exactement trois ans de prison pour ce qu’elle considère être des accusations de terrorisme forgées de toutes pièces, nous a confié, « Moi, je comprends les mecs condamnés pour terrorisme qui n’ont rien fait, qui sortent et qui veulent se faire sauter.  Ils rentrent normaux et ils sortent enragés. » Elle a raconté la fois où son fils de cinq ans voulait laisser fermées toutes les fenêtres de la voiture en dépit de la chaleur qu’il faisait ce jour-là parce qu’il avait peur que si la police les entendait écouter une cassette du Coran, « elle nous envoie aussi en prison ». Deux ans après que l’époux de Benmessahel eut été remis en liberté en mars 2005, les autorités françaises l’ont déchu de la nationalité française qu’il avait acquise et l’ont expulsé vers l’Algérie en avril 2007.220

Lors de la première des quatre arrestations d’Abdul N. pour suspicion de terrorisme, il a passé quatre mois en détention provisoire et a ensuite été relaxé lors de son procès. La deuxième fois, il a passé six mois et demi dans l’attente d’un procès et a ensuite été déclaré coupable d’avoir revendu des marchandises volées sans aucun lien avec un délit de terrorisme. La troisième fois, il a été placé sous contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’il bénéficie d’un non-lieu. Sa dernière arrestation date de juin 2006. À cette occasion, son épouse a également été interpellée et a passé un jour en garde à vue avec son bébé de deux mois. Abdul N. a passé neuf mois et demi en détention provisoire avant d’être remis en liberté sous contrôle judiciaire. Il est actuellement en attente de son procès. « Chaque fois qu’on m’arrête, ils me disent, ‘on sait que tu n’es pas méchant, mais tu connais des personnes’ ».

Abdul N. dit qu’il veut quitter la France, pour son bien et celui de ses six enfants. « Mes enfants sont en train de payer pour tout ça.  Mon aîné, il en a marre de la France. Il ne veut plus aller à l’école. Il est carrément déboussolé, il a vécu toutes les arrestations. »221

Un homme qui a été arrêté et placé en garde à vue pendant vingt-quatre heures avant d’être remis en liberté sans être inculpé a expliqué, « Ce n’est pas tant la garde à vue … c’est la manœuvre qu’ils font au nom de la lutte contre le terrorisme. Ils auraient pu m’envoyer la convoc, j’y serais allé, pourquoi ce spectacle ? On viole nos principes mais on l’accepte pour défendre les droits de certains. Ce n’est pas en harcelant les personnes qu’on va éviter des problèmes, ça va susciter les rancoeurs et la haine—c’est que je crains moi. »222

Les mesures de sécurité abusives qui affectent de façon disproportionnée les musulmans risquent de miner la confiance dans les forces de l’ordre et de sécurité au sein des communautés dont la coopération s’avère cruciale dans la lutte contre le terrorisme. La coopération du public et en particulier les informations sur toute activité suspecte sont nécessaires pour réussir à maintenir l’ordre et pour prévenir et poursuivre le terrorisme. Les voisins, les connaissances et les proches seront beaucoup moins susceptibles de faire part de leurs inquiétudes s’ils n’ont pas l’assurance que les autorités agiront de façon juste.




215 Discours prononcé lors de la journée d’étude « Les Français face au terrorisme », 17 novembre 2005.

216 Entretien de Human Rights Watch avec Bilal M. (pseudonyme), Paris, 25 février 2008.

217 Dominique de Villepin, La France face au terrorisme: Libre blanc du Gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, La Documentation Francaise, 2006, p. 117, http://www.ambafrance-dk.org/IMG/pdf/livre_blanc.pdf (consulté le 18 mars 2008). C’est le premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, qui a commandé cette évaluation interservices de la menace terroriste et de la politique antiterroriste française.

218 Entretiens de Human Rights Watch avec Salima Benmessahel, 29 janvier ; Rachida Alam, Paris, 29 janvier ; Abdul N., 25 février ; Bilal M., 25 février ; et Emmanuel Nieto, 28 février 2008.

219 Entretien de Human Rights Watch avec un responsable du contre-terrorisme qui a souhaité garder l’anonymat, Paris, 12 décembre 2007.

220 Entretien de Human Rights Watch avec Salima Benmessahel, 29 janvier 2008.

221 Entretien de Human Rights Watch avec Abdul N., 25 février 2008.

222 Entretien de Human Rights Watch avec Doudou F. (pseudonyme), Paris, 11 décembre 2007.