Rapports de Human Rights Watch

Réponses du gouvernement aux attaques des milices

En réponse à l’escalade de la violence communautaire et aux attaques transfrontalières récurrentes des milices au Dar Sila, le gouvernement du Tchad a souvent accusé le gouvernement soudanais d’orchestrer les attaques.175 Cependant, c’est de la responsabilité de l’Etat de prendre des mesures noramales pour assurer la sécurité et la protection de ses  citoyens. Il s’en est acquitté dans peu de cas seulement, les officiers tchadiens ordonnant à leurs troupes de protéger les civils dans des zones de conflit. 

Etant donné la pauvreté du Tchad, la taille immense du pays176 et la menace constante représentée par les groupes rebelles tchadiens, ce n’est pas une mince tâche pour le gouvernement tchadien d’assurer la sécurité de ses citoyens dans le sud-est rural. Cependant, les forces de l’ANT ont réussi à maintenir un certain ordre le long de la frontière avant d’être redéployées hors de cette zone, vers Adré et Abéché fin 2005. En août 2005, la prévalence du banditisme et du vol de bétail a diminué en large mesure le long de l’axe Adré-Adé-Tissi après que l’ANT ait déployé des brigades « antiterreur » pour rechercher et saisir les armes.177 En septembre 2005, les forces de l’ANT ont poursuivi une milice arabe après un raid transfrontalier sanglant contre Modoyna, à l’est de Adé, et ont engagé une fusillade nourrie contre la milice, tuant et capturant plusieurs de ses membres.178 

Cependant, du fait des redéploiements loin de la frontière fin 2005, les forces de l’ANT ont eu beaucoup moins de moyens pour répondre aux besoins de protection des civils. Après le raid de milices arabes contre Djimeze le 4 octobre, il a fallu cinq jours à l’ANT pour y envoyer des troupes de la garnison de Daguessa, qui n’est qu’à 15 kilomètres. Entretemps, les milices ont attaqué près d’une dizaine de villages.179 Quand la violence a explosé à Kerfi et Bandikao début novembre 2006, le gouvernement tchadien a répondu en envoyant immédiatement à Goz Beida une délégation ministérielle de haut niveau, mais les forces d’élite antiterroristes de l’ANT qui accompagnaient la délégation180 ont été moins promptes à agir pour protéger les civils. Des dizaines de villages ont été attaqués par les milices et les hôpitaux locaux débordaient de civils blessés, mais l’ANT ne s’est pas risquée à l’intérieur avant près d’une semaine.  Le 13 novembre, sous pression intense des autorités locales, six véhicules chargés de soldats de l’ANT lourdement armés ont atteint Bandikao, à 40 kilomètres au sud de Kerfi, où 41 personnes qui avaient été blessées le 4 novembre lors d’une attaque des milices attendaient toujours de recevoir des soins médicaux, du fait de l’insécurité des routes. D’autres déploiements de l’ANT, plus efficaces, ont eu lieu à la suite des attaques contre Tiero en octobre et contre Habile en décembre.

Cependant, ces actions des forces de sécurité tchadiennes pour assurer la protection sont loin du compte.181 Le 13 novembre 2006, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence au Dar Sila et ailleurs, mais sans les mesures d’accompagnement qui protégeraient le bien-être des civils de façon spécifique .

« Le gouvernement du Tchad ne lutte pas contre les Janjawid ; ils se battent pour rester au pouvoir, mais pas pour le peuple, » a dit un dirigeant Dajo de la région. « L’ANT a beaucoup de soldats, mais ils ne veulent pas entendre parler des Janjawid. Ils disent que c’est un problème entre les agriculteurs et les pastoralistes. »182

Les dirigeants communautaires à l’est du Tchad indiquent qu’ils ont sollicité une assistance sécuritaire auprès des gendarmes et des forces armées tchadiennes, mais qu’ils l’ont rarement ou jamais obtenue.

« L’ANT a peur de s’éloigner à plus de quelques kilomètres de ses bases, » a dit un dirigeant communautaire à Koukou-Angarana. « Adé est plein de soldats, mais pour quoi faire ?  Nous demandons qu’on nous envoie des soldats mais nous n’obtenons rien. Les Janjawid nous encerclent, mais que pouvons-nous faire ? L’Etat ne vient pas. »183

L’insuffisance de l’engagement du gouvernement est néanmoins perçue localement comme plus profonde qu’un simple manquement au devoir de protection. Les Arabes tchadiens préoccupés par les attaques des Tora Boro contre leurs communautés pensent que l’intervention de l’Etat est partiale.

« Les Tora Boro attaquent les fariks, mais le gouvernement du Tchad dit : « Non, ils n’ont pas attaqué un farik, ils se sont seulement défendus contre les Janjawid, » a dit un dirigeant communautaire arabe Salamat à Kerfi.184

Le rôle des mouvements rebelles du Darfour

Confrontés à des problèmes de sécurité qu’ils n’ont pas été capables ou bien peu désireux de résoudre, les responsables gouvernementaux tchadiens ont de fait sous-traité certains aspects de la protection des civils au Dar Sila à des mouvements rebelles soudanais. Ceux-ci ont aidé à armer et à organiser des groupes d’autodéfense dans cette région. Les témoignages de dirigeants rebelles soudanais ainsi que d’autres sources indiquent que les responsables tchadiens ont sollicité l’assistance en matière de sécurité d’au moins certains groupes rebelles soudanais actifs dans cette région.185 Cependant, les rebelles soudanais opèrent manifestement dans la région avec un fort degré d’autonomie, et de la même façon que les activités des rebelles soudanais ne sont pas toutes menées sous la direction du gouvernement tchadien.  Les leaders politiques du MJE prétendent que le travail d’organisation des groupes d’autodéfense au Dar Sila a été motivé par un sentiment de loyauté envers les Dajo, dont certains se battent aux côtes des rebelles du Darfour au Darfour, et par le désir de protéger les civils tchadiens contre les attaques menées par les milices arabes.186 D’après un militant de l’ALS qui a aussi été en contact avec les groupes d’autodéfense au Dar Sila, l’intérêt du MJE pour les Dajo n’est pas tout à fait désintéressé.

« Le MJE a beaucoup d’armes, mais il n’a pas autant de soldats sur le terrain, alors ils ont simplement besoin de se procurer des soldats auprès des Dajo, » a-t-il dit. 187

Quelle que soit la motivation, le rôle croissant joué tant par le MJE que par l’ALS dans la région semble exacerber les tensions et les attaques, plutôt que les diminuer. Ce rôle a entraîné la militarisation des communautés civiles. Des allégations ont été également faites selon lesquelles des groupes d’autodéfense auraient été responsables d’attaques contre les civils. En créant et en armant ces groupes d’autodéfense, le MJE et l’ALS engagent leur responsabilité pour des violations des droits humains ou du droit humanitaire commises par les groupes d’autodéfense, comme par exemple des attaques contre des civils.

Selon le chef d’un groupe d’autodéfense, le premier rebelle soudanais à avoir pris contact avec les communautés Dajo était un commandant du G-19, Bechir Djabir,188 qui a organisé des réunions dans des villages de la région de Dogdoré en avril et mai 2006.

« Bechir rassemblait les gens du village, et leur disait qu’il avait besoin d’hommes, et qu’ils les aideraient à se défendre contre les Janjawid, » a-t-il dit. « Il est allé à Djimeze, à Tiero, et il a parlé aux gens. »

Bechir a aussi aidé à prélever des impôts. Chaque membre de la communauté a dû contribuer à l’achat d’armes légères, de munitions et autres équipements pour les groupes d’autodéfense, qui allaient être désignés localement comme des Tora Boro.  A Tiero, l’impôt s’est élevé à un versement unique de 1000 CFA (environ 2 $) par famille. A Dogdoré, il a été plus élevé : 500 CFA pour une femme et 1000 CFA pour un homme. En cas de difficulté financière, une famille pouvait payer l’impôt avec un montant équivalent en céréales. Tout membre de la communauté ayant un revenu régulier, par exemple un travail pour une agence d’aide humanitaire internationale, devait très probablement verser une  portion de son salaire pour l’effort de guerre.189  Un travailleur de l’aide humanitaire au courant de la situation s’est dit préoccupé que cela puisse être considéré comme une preuve de collaboration, ou comme une affiliation à une milice Tora Boro, et puisse exposer un travailleur tchadien d’une organisation humanitaire au risque d’une agression violente.

« Ils sont payés, mais cet argent pourrait être dangereux, » a-t-il dit.190

Avant que Bechir Djabir arrive à Tiero, le groupe d’autodéfense du village était déjà considéré comme le plus fort de la région, ne serait-ce que parce qu’il était dirigé par Hassan Yunis Isaak, un militant Dajo célèbre localement tant pour sa compétence sur le champ de bataille que pour sa capacité à échapper aux blessures, souvent attribuée à de puissants gri-gri.191  Né à Djimeze, Yunis était le chef du groupe d’autodéfense qui a défendu Djawara, un village le long de l’axe Dogdoré-Koukou qui a été attaqué brutalement par des milices arabes en avril 2006.192 A Tiero, Yunis commande une unité Tora Boro qui comporte une dizaine d’hommes, tous munis d’armes automatiques dont il dit qu’elles ont été achetées avec l’argent des impôts collectés localement. Yunis dispose d’un téléphone satellite dont il dit qu’il lui a été donné par Nourene Minawi, un chef rebelle du Darfour qui affirme être chargé des opérations du MJE dans le département du Dar Sila.193

Les rebelles du MJE ont opéré dans le département du Dar Sila au début de la saison des pluies en juin 2006, ouvrant des camps d’entraînement à Koloy, Adé, Tiero, Kerfi, Djorlo et Am Kharouba (à 15 kilomètres à l’est de Koukou-Angarana, près du camp de réfugiés de Goz Amir administré par l’ONU).194 Beaucoup de ces localités hébergent des populations importantes de personnes déplacées, qui sont des recrues recherchées pour les groupes Tora Boro et les rebelles soudanais. Des sources proches des groupes rebelles soudanais à Goz Beida ont signalé qu’un groupe Dajo Tora Boro maintenait une présence à Gouroukoum pour recruter des personnes déplacées.195  Dogdoré, qui accueille près de 10 000 personnes déplacées, est une zone majeure d’activité des rebelles soudanais, avec des forces armées importantes qui font périodiquement apparition pour recruter des personnes déplacées et pour collecter des impôts.196 Les rebelles soudanais auraient dopé le recrutement à Dogdoré en promettant aux leaders locaux de leur fournir des armes en échange de leurs recrues.197 

Human Rights Watch n’a pas pu établir dans quelle mesure le gouvernement du Tchad fournit un soutien direct aux groupes d’autodéfense au Dar Sila. Le gouvernement du Tchad est connu pour aider directement une milice qualifiée localement de Tora Boro qui se trouve sous le commandement de Hisseine Bechir Hisseine, membre de la Garde Nationale et Nomade du Tchad (GNNT). D’après l’un des associés de Hisseine, l’armée tchadienne a fourni à Hisseine une aide matérielle dont des armes légères, des munitions et dix pick-up trucks Toyota, dont quatre équipés d’armes lourdes, à savoir un fusil sans recul 106 mm, une mitrailleuse DShK, un lance-roquettes 107 mm multiple (MBRL), tous constatés par Human Rights Watch à Dogdoré.198  La mission de Hisseine était d’affronter les milices arabes responsables des attaques le long de l’axe Ade-Koloy-Modoyna. Des sources proches de Hisseine disent qu’il a échangé des munitions avec des groupes d’autodéfense, Hassan Yunis le confirme, disant que Bechir lui a donné des munitions prises sur celles fournies par le gouvernement tchadien, mais en quantité dérisoire, totalement inadaptée à ses besoins.

Yunis est l’auteur présumé d’attaques non provoquées contre des villages arabes de la région.199 Bien que ces attaques n’aient pas pu être confirmées par les chercheurs de Human Rights Watch, le HCR a fait état de tensions croissantes dans la région de Dogdoré début septembre, les milices Tora Boro et Dajo menaçant les personnes d’origine arabe à l’extérieur de Dogdoré, poussant certains civils à se déplacer à Koukou-Angarana le 14 août.200 Human Rights Watch n’a connaissance d’aucune source de parrainage externe pour le groupe d’autodéfense  de Djorlo responsable de l’attaque contre le village arabe de Amchamgari. Les forces du MJE ont reconnu qu’elles y dirigeaient un camp d’entraînement.201




175 Voir, par exemple, “Chad says Darfur-linked violence kills over 100,” Reuters, 7 novembre 2006, http://www.reliefweb.int/rw/RWB.NSF/db900SID/KKEE-6VBTCS?OpenDocument&rc=1&cc=tcd (consulté le 20 décembre 2006).

176 La superficie du Tchad est de 1 284 000 kilomètres carrés. World Fact Book de la CIA. https://www.cia.gov/cia/publications/factbook/geos/cd.html#Geo (consulté le 22 décembre 2006).

177 HCR, “Sudan/Chad Situation Update 29,” 8 septembre 2005, http://www.reliefweb.int/rw/RWB.NSF/db900SID/EGUA-6G9LV2?OpenDocument (consulté le 26 décembre 2006).

178 Des sources locales évaluent de 53 à 72 le nombre de civils tués dans les violences ; la plupart des comptes-rendus des médias indiquent 36 morts — voir par exemple “Chad: Government says Sudanese insurgents killed 36 herders in east,” IRIN, 27 septembre 2005 http://www.reliefweb.int/rw/rwb.nsf/db900SID/KKEE-6GMS5S?OpenDocument&rc=1&cc=tcd (consulté le 21 décembre 2006). Un nombre inconnu des victimes a été tué du fait de l’action des forces de sécurité tchadiennes. Les autorités locales de Modoyna ont dit que les affrontements entre l’ANT et les Janjawid s’étaient étendus sur une large zone, dont certaines zones civiles.  Entretien de Human Rights Watch, Modoyna, Tchad, 28 janvier 2006.

179 Entretien de Human Rights Watch, travailleur de l’aide humanitaire internationale basé à Dogdoré pendant les attaques du mois d’octobre, Goz Beida, Tchad, 15 novembre 2006.

180 Des soldats du Premier bataillon de l’ANT, entraînés par des forces spéciales des Etats-Unis dans le cadre de l’Initiative Pan-Sahel, faisaient partie de l’unité de sécurité de la délégation. L’ Initiative Pan-Sahel était un programme commencé en 2002 et financé par le Département d’Etat des Etats-Unis pour entraîner les soldats dans les pays du Sahel pour lutter contre le trafic d’armes, le trafic de drogues, et l’activité des terroristes internationaux.  Ce programme a été élargi depuis et rebaptisé Initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme.

181 Voir “Chad: Government declares state of emergency after clashes,” Reuters, 13 novembre 2006, http://www.reliefweb.int/rw/RWB.NSF/db900SID/STED-6VHL33?OpenDocument&rc=1&cc=tcd (consulté le 20 décembre 2006).

182 Entretien de Human Rights Watch, lieu confidentiel dans le département de Dar Sila, 16 mai 2006.

183 Entretien de Human Rights Watch, Koukou-Angarana, Tchad, 13 novembre 2006.

184 Entretien de Human Rights Watch, Goz Bisher, Tchad, 21 novembre 2006.

185 Entretiens de Human Rights Watch, rebelles soudanais et sources confidentielles, avril à novembre 2006.

186 Entretien de Human Rights Watch, leader politique du MJE, N’djamena, Tchad, 23 octobre 2006.

187 Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec un leader politique de l’ALS, N’Djamena, Tchad, 21 décembre 2006.

188 En mars 2006, Djebir, un Zaghawa tchadien, a contribué à organiser une camapgne de recrutement forcé dans les camps de réfugiés soudanais administrés par le ONU de Treguine et Bredjing, sous la direction du chef de l’ALS Khamis Abdulah.  En novembre 2006, Djabir opérait sous la direction du dirigeant du G-19 Adam Shogar à N’djamena.  Entretiens de Human Rights Watch, rebelles soudanais et chefs de groupes d’autodéfense tchadiens, différents endroits du Tchad, avril et novembre 2006.

189 Entretien de Human Rights Watch, travailleur de l’aide humanitaire internationale, lieu confidentiel département du Dar Sila, Tchad, novembre 2006.

Entretiens de Human Rights Watch, divers membres des milices d’autodéfense Dajo, Dogdoré et Tiero, Tchad, 21 et 23 novembre, 2006.

190 Entretien de Human Rights Watch, travailleur de l’aide humanitaire internationale, lieu confidentiel, département du Dar Sila, Tchad, novembre 2006.

191 Petites amulettes de cuir qui contiennent des citations du Coran, censées protéger du mal la personne qui les porte. 

192 Yunis a amené les chercheurs de Human Rights Watch sur le site du massacre du 8 mai 2006. Le massacre de Djawara a peut-être été une vengeance suite à un incident antérieur au cours duquele le groupe d’autodéfense villageois avait essayé de récupérer du bétail volé.  Voir Human Rights Watch, “Violence au-delà des frontières.” 

193 Entretien de Human Rights Watch, Nourene Minawi, Ndjamena, Tchad, 23 octobre 2006.  D’après Roland Marchal, Minawi est un Tchadien, ancien membre du Mouvement Patriotique du Salut (MPS), le parti politique du président Déby, et il est le secrétaire du NMRD, un groupe dissident du MJE.  Voir Marchal, “Chad/Darfur: How Two Crises Merge.”

194 Bien que les chercheurs de Human Rights Watch n’aient visité aucun de ces camps d’entraînement, il est peu probable que ce soit des installations officielles, ni même qu’ils comportent des infrastructure, si l’on en croit des conversations avec des rebelles soudanais au Tchad. Entretien de Human Rights Watch, dirigeants politiques et commandants sur le terrain des rebelles du MJE, Tchad, octobre à novembre 2006.

195 Cela fait normalement partie des responsabilités des chefs traditionnels, les chefs de canton, de collecter les impôts  auprès des populations rurales.

196 Entretien de Human Rights Watch, chef de groupe d’autodéfense tchadien, Tiero, Tchad, 21 novembre 2006.

197 Human Rights Watch, communication confidentielle, octobre 2006.

198 Entretien de Human Rights Watch, Dogdoré, Tchad, 22 novembre 2006.

199 Entretiens de Human Rights Watch avec des civils arabes de la région de Dogdoré, 22-23 novembre 2006.

200 HCR “Sudan/Chad Operations Update 62.”

201 Entretien de Human Rights Watch, commandants de terrain et leaders politiques rebelles du MJE, Tchad, octobre à novembre 2006.