Rapports de Human Rights Watch

Conséquences des violences sexuelles pour les survivantes et besoins en matière de services

Presque toutes les survivantes de violences sexuelles interrogées par Human Rights Watch ont fait état de sentiments de profonde anxiété, de honte, de colère, de dépression et de peur. Trois femmes ont dit à Human Rights Watch qu’elles envisageaient régulièrement le suicide. D’autres ont évoqué des problèmes psychosomatiques fréquents, par exemple des maux de tête, des insomnies et des cauchemars. Beaucoup ont conservé des séquelles de l’agression sexuelle, sous forme de graves handicaps physiques, parfois incapacitants. Human Rights Watch a interrogé des femmes qui ont été violées avec tant de violence qu’elles ne pouvaient pas marcher pendant les mois qui ont suivi leur épreuve. Pour d’autres, le simple fait de s’asseoir et de se pencher pour accomplir des tâches ménagères courantes entraînait une douleur extrême. Des femmes se sont plaintes couramment de saignements, de profondes douleurs au ventre, et de sensations de brûlures quand elles urinaient ou tentaient d’avoir des relations sexuelles avec leurs partenaires. Des médecins et autres professionnels de santé ont dit avoir soigné de nombreuses survivantes dont les tissus reproductifs et génitaux avaient été déchirés et lésés, ou qui avaient fait des fausses couches, ou d’autres encore qui avaient eu des difficultés pour accoucher du fait des agressions sexuelles subies. D’autres souffraient des suites d’avortements illégaux ratés, qu’elles avaient faits après être tombées enceintes à la suite de leur supplice.

Pas une seule des survivantes interrogées par Human Rights Watch n’a mentionné que les criminels avaient utilisé un préservatif quand ils les avaient violées, leur faisant courir des risques élevés de contracter des infections sexuellement transmissibles (IST), y compris le VIH/SIDA. Les traitements médicaux disponibles pour le VIH/SIDA et autres IST étaient tout à fait insuffisants pour les victimes de viol, de même que presque tous les services médicaux gynécologiques, de santé de la reproduction et psychologiques.

Bien trop souvent, les familles et les communautés ont rejeté ou sanctionné les survivantes de viol, en particulier celles qui ont parlé ouvertement des exactions subies. Si les ONG ont fait preuve de courage dans le feu de l’action, elles n’ont pas pu faire face aux besoins de santé et de soutien de ces survivantes.

Ce témoignage d’une personnalité de la société civile sur son travail avec des survivantes de violences sexuelles résume les multiples conséquences physiques et psychologiques de l‘agression :

Les filles venaient nous voir toutes déchirées, battues, traumatisées, effrayées par les hommes… Il y avait une fille qui était gravement blessée. Elle avait été prise à la gare de bus de Logoualé sur la route de Man, enlevée par des Libériens, attachée, violée, droguée… elle avait vu des gens se faire tuer et égorger. Son vagin était terriblement abîmé, elle ne pouvait pas marcher. Elle devait porter des couches… Personne ne voulait manger avec elle ; tout le monde pensait qu’elle avait le SIDA.167

Impact physique du viol

Traumatismes subis par les organes reproductifs

Les femmes particulièrement gravement blessées du fait du viol avaient du mal à marcher, et présentaient des saignements et des pertes dans la région génitale. La plupart des femmes interrogées ont ressenti des douleurs intenses pendant des semaines, des mois, voire des années après le viol, surtout dans l’abdomen et le vagin.

Des femmes ayant subi d’autres types d’atteintes à leur intégrité physique ont également éprouvé des souffrances du fait des tortures ou des coups reçus. Une femme qui avait été violée pendant plus d’un an par des rebelles à Bouaké durant la guerre a décrit la terrible condition physique dans laquelle elle se trouvait après avoir réussi à s’échapper :

Je pouvais à peine marcher, je saignais tout le temps. Je n’avais pas d’argent pour acheter des tissus pour arrêter les saignements, ni même pour la nourriture… J’ai souvent envie de me suicider. Un jour j’ai décidé vraiment de me tuer… J’étais si malade, ils m’ont chassée de l’hôpital. Mes conditions de vie étaient horribles, je sentais mauvais, je ne pouvais pas dormir, je rampais comme un bébé parce que je ne pouvais pas marcher, je me sentais si mal, je n’avais personne pour m’aider.168

Une femme a expliqué que ses deux filles étaient au supplice après avoir subi un viol collectif de la part des rebelles, et que ceux-ci leur avaient enfoncé des bouts de bois dans le vagin, pendant la guerre dans la région des 18 Montagnes. Elle a dépeint le sang formant littéralement une flaque sur le sol en dessous ses enfants.

Les docteurs travaillant auprès des victimes de viol ont mentionné certaines des conséquences physiques les plus graves comme étant les saignements internes et externes, les pertes, et les prolapsus utérins, quand l’utérus descend dans le vagin ou au delà.169

Décès à l’accouchement, fausses couches, et difficultés à accoucher

Les professionnels de santé, aussi bien dans les zones rebelles que gouvernementales de la Côte d’Ivoire, ont remarqué que les abus sexuels infligés aux femmes auraient eu des conséquences graves pour la santé des mères, conséquences souvent aggravées les déplacements de population, la pauvreté croissante liée à la guerre, et la destruction des centres de santé et des hôpitaux. Ils ont signalé que de nombreuses femmes avaient donc fait une fausse couche, ou bien étaient mortes pendant l’accouchement.170

D’autres ont souffert de complications liées au viol pendant la grossesse ou au moment de l’accouchement. Une femme a raconté qu’elle avait failli mourir après un viol collectif perpétré par des rebelles dans la ville de Danané, dans l’ouest du pays, alors qu’elle était enceinte de neuf mois :

[J’ai] marché vers le Libéria pendant trois jours et trois nuits…Et je saignais beaucoup par en bas. Ça faisait si mal que je pouvais à peine marcher ; ils m’ont fabriqué une canne…J’ai vu que j’allais accoucher, je suis arrivée à la frontière et mon cas devenait très grave. Ils m’ont portée à la clinique à Logouato. J’ai eu des contractions pendant deux semaines mais je ne pouvais pas accoucher, il y avait du sang et du pus qui sortaient mais pas les eaux. Une jeep de Save the Children m’a amenée au camp de Campleu…Je ne pouvais toujours pas accoucher. L’ONU m’a apportée à Monrovia et ils m’ont fait une césarienne. J’ai accouché de jumelles, mais ensuite je suis tombée sans connaissance comme dans un coma. Je suis sortie du coma et j’étais seule, sans connaître personne.171

Une sage-femme à Danané a raconté à Human Rights Watch qu’en 2002-2003 elle avait aidé à mettre au monde les enfants de nombreuses femmes qui avaient été contraintes de fuir leurs maisons et leurs villages durant les périodes d’hostilités actives.

Pendant la guerre, quand les femmes fuyaient, beaucoup d’entre elles ont dû accoucher sans aide, et même dans la brousse. Beaucoup sont mortes, et leurs bébés aussi. Alors on a créé le Comité des sages-femmes. Nous avons fait des formations et aussi nous avons donné à nos membres des kits d’accouchement. J’ai aidé à des accouchements au milieu de la brousse, il n’y avait rien, c’était un miracle que les bébés et les mères ont vécu.172

La recrudescence et les dangers des avortements illégaux

Depuis le début du conflit armé, des professionnels de santé ont noté une recrudescence des avortements, en dépit du fait que cette pratique est illégale. La plupart des gynécologues et des sages-femmes traditionnelles interrogées par Human Rights Watch ont déclaré avoir soigné un grand nombre de femmes et de filles qui avaient tenté de se faire avorter, suite à quoi elles avaient eu des complications. Les médecins et les sages-femmes traditionnelles ont tous évoqué une recrudescence des cas d’avortements illégaux ratés leur parvenant dans une condition médicale déplorable, depuis que le conflit a commencé.

D’après leurs conversations avec leurs patientes, beaucoup pensent que cette augmentation est liée au conflit armé et aux pratiques croissantes de violence sexuelle, d’exploitation sexuelle, et de sexe de survie, ainsi qu’aux pressions économiques liées à la guerre qu’un enfant non désiré exercerait sur des familles qui luttent déjà pour survivre.173 Une sage-femme d’un hôpital de Guiglo a dit à Human Rights Watch à quel point les demandes d’avortements et les urgences résultant d’avortements mal pratiqués avaient augmenté considérablement dans son hôpital au moins, depuis le début de la guerre :

[Il y a] tant de cas d’avortements maintenant. Le conflit a fait monter ça, beaucoup même. Ça arrivait un peu avant, mais maintenant c’est beaucoup. Des filles sont violées et le père est inconnu, ou bien elles vendent leur sexe pour de l’argent. Elles ont peur d’être rejetées par leur famille, et ne peuvent pas faire face aux dépenses pour un enfant. J’ai 15 à 20 filles par semaine qui demandent un avortement, ou qui viennent ici après des avortements ratés où elles se sont mutilées. Ça arrive parce qu’il n’y a plus d’éducation sexuelle pour les filles. Elles se disent entre elles des choses vraiment trop bêtes et elles essaient de s’avorter elles-mêmes. 174

Le Code Pénal prévoit dix ans d’emprisonnement pour les personnes qui pratiquent des avortements et pour celles qui les aident, ainsi que des amendes allant d’environ 300 US$ à 16 000 US$.175 Les femmes qui se font avorter encourent aussi des peines de prison et des amendes. Le Dr Lassina Sanogo, médecin généraliste dans la ville de Bouaké sous contrôle rebelle, a remarqué que les avortements clandestins ont atteint la côte d’alerte dans les hôpitaux durant ces quatre années de crise, tant du côté rebelle que gouvernemental.176

Les femmes qui cherchent à se faire avorter illégalement par des praticiens non qualifiés courent des risques sérieux, par exemple la stérilité, des infections, des déchirures génitales et la mort. Une étude menée en 2005 par une organisation locale non gouvernementale a révélé que sur les 2400 femmes interrogées pour l’enquête, 34 pour cent avaient avorté au moins une fois. D’après l’étude, 30 pour cent des femmes et des filles parmi celles qui voulaient avorter dans le nord étaient obligées de recourir à des pratiques clandestines qui entraînaient souvent des complications, dont certaines étaient fatales.177 Dans ce contexte, il est crucial de réformer les lois de la Côte d’Ivoire sur l’avortement.

Infections sexuellement transmissibles, en particulier le VIH/SIDA

L’un des problèmes les plus courants associés à la violence sexuelle est la vulnérabilité aux infections ; les survivantes du viol présentent un risque particulièrement élevé de contracter des infections sexuellement transmissibles (IST), dont le VIH/SIDA, qui peuvent entraîner des complications majeures de la santé de la reproduction, ou même la mort. Un rapport de 2005 de Médecins Sans Frontières (MSF) a décrit le cas d’une enfant qui est morte de IST dans leur hôpital :

Une patiente arrive presque inconsciente à l’hôpital de Danané, dans le nord-ouest de la Côte d'Ivoire, avec des douleurs abdominales et une tension artérielle indécelable. La sage-femme qui s’en occupe a dit que les parois vaginales de la patiente sont incrustées d’un dépôt épais, solide, et que c’était l’un des pires cas d’IST qu’elle ait vu au cours de ses 20 ans d’expérience. Malgré une prise en charge immédiate par le personnel de l’hôpital, la patiente fait un arrêt cardiaque et meurt de choc septique. Elle avait 13 ans.178

De nombreuses survivantes de viol ont parlé à Human Rights Watch de troubles physiques qui sont typiques des IST : pertes, malaises, manque de contrôle des mictions, impossibilité d’être enceinte, et autres symptômes qui perturbent leurs vies et leur occasionnent une terrible anxiété.

Les praticiens de MSF ont constaté des taux élevés alarmants de IST dans les cliniques qu’ils gèrent dans l’ouest de la Côte d’Ivoire : dans certains endroits, environ 20 pour cent des adultes qui fréquentent leurs cliniques sont infectés. Les équipes sont convaincues que la véritable prévalence est plus élevée et que beaucoup de IST, y compris le VIH/SIDA, sont rarement diagnostiquées ou soignées. Comme beaucoup d’autres prestataires de soins médicaux, MSF fait cette analyse de la situation : « Les séparations familiales et l’afflux de soldats ont rendu beaucoup de femmes et de filles vulnérables à la violence sexuelle, à la prostitution, aux grossesses non désirées et aux IST. » 179

Déjà grave par lui-même, le taux élevé de IST accompagne une augmentation parallèle de la prévalence du VIH/SIDA dans toute la Côte d’Ivoire, rendant les efforts de prévention et de traitement d’autant plus urgents. La prévalence approximative du VIH/SIDA est évaluée entre 7 et 10 pour cent, ce qui signifie que la Côte d’Ivoire est considérée comme ayant une épidémie généralisée de VIH et la prévalence de VIH la plus élevée en Afrique de d’Ouest.180 Ces chiffres ont probablement augmenté depuis le début de la guerre, étant donné son impact destructeur sur le système de santé.181 Selon l’ONUCI, la pandémie du VIH en Côte d’Ivoire est de plus en plus féminisée, avec 300 000 femmes contaminées en 2005.182

Le risque de contamination par le VIH/SIDA augmente quand un viol blesse une femme si gravement que ses tissus génitaux sont déchirés ou saignent. Évidemment, les déchirures des tissus vaginaux au cours de viols répétés ou collectifs augmentent grandement les risques que les violeurs contaminent leurs victimes avec des IST. Il est très probable que de nombreuses femmes et filles violées par des soldats et autres hommes armés aient contracté le VIH/SIDA, en particulier du fait que la prévalence de la contamination par le VIH parmi les militaires est en général supérieure au taux moyen de contamination de la population dans beaucoup de conflits, et que les agressions violentes augmentent le risque de contamination par les déchirures et lésions des tissus génitaux.183

Impact psychologique du viol

Le viol ainsi que d’autres formes d’agressions sexuelles provoquent souvent des effets sociaux et psychologiques dévastateurs, non seulement sur les victimes, mais aussi sur leurs familles et leurs communautés. Quasiment toutes les survivantes du viol interrogées par Human Rights Watch ont éprouvé des douleurs psychosomatiques (maux de tête, d’estomac, apathie, et insomnies), ainsi que des sentiments de profonde anxiété, des attaques de panique, de la honte, de la colère, de la dépression, une perte d’estime de soi, et la peur des hommes ou du sexe. L’un des aspects les plus tragiques de l’anxiété psychologique de ces femmes est que beaucoup d’entre elles souffrent seules, sans avoir accès à un soutien ou de la compréhension. Terrifiées par l’éventualité du divorce, de l’ostracisme, de la contamination par le VIH/SIDA, ou d’être abandonnées par leur famille et leur communauté, les survivantes du viol luttent de leur mieux pour affronter leurs problèmes de santé mentale dans le silence et l’isolement.

Une femme violée par les rebelles pendant la guerre dans la région de 18 Montagnes a déclaré qu’elle pouvait à peine vivre avec la colère qui la rongeait.

Je ne peux pas oublier tant que je suis dans la souffrance. Je ne peux pas oublier… Avec ce que je vis aujourd’hui, je ne peux pas. Je suis en colère. Oui, même je vois des hommes je veux leur sauter dessus, toujours parce que mon cœur n’est pas en paix, mon cœur n’est même pas en paix, je ne suis pas en paix à l’intérieur de moi.184

Encore plus que de la colère, les survivantes du viol ont exprimé un désespoir et une anxiété extrêmes. Une femme ivoirienne vivant dans un camp de réfugiés au Libéria a expliqué ce qu’elle ressentait après avoir été violée par des rebelles en Côte d’Ivoire :

Mon cœur ne va pas bien maintenant. Quelquefois je vois des gens et mon cœur fait boum. Mon cœur même quelquefois commence à, même commence à, commence à…Je pense que je deviens folle…Je dis que mon cœur brûle. Je ne sais pas quoi faire. Même si des gens parlent seulement, je veux aller me cacher en brousse. Vous voyez. Alors mon cœur n’est pas à sa place…J’ai ma vie ici mais c’est tout changé, changé, changé. C’est pas juste pour moi, je dis que c’est la même chose pour d’autres femmes, on est dans la même chose. Je n’ai plus de bonheur dans ma vie.185

De nombreuses survivantes d’agressions sexuelles se sont senties prises au piège par leur passé, incapables d’aller de l’avant. Une femme violée par des rebelles pendant la guerre a dit :

Ma vie n’est vraiment pas libre. Je suis toujours gênée, comme si j’étais en prison, je ne suis pas libre. Je suis gênée et j’ai honte, quand j’y repense, quand je pense au passé, quand je pense à mon histoire.186

Plusieurs personnes interrogées, comme cette jeune femme qui a été violée par des rebelles dans la région des 18 Montagnes, ont dit qu’elles envisageaient sérieusement de commettre le suicide.

Je veux me tuer. Je veux me tuer. Je ne peux pas m’en sortir. Je n’étais pas comme ça avant. Je souffre. Je veux me tuer. Je veux me tuer [sanglotant]. Je suis assise ici, je ne fais rien, j’ai des idées, des mauvaises idées qui viennent dans mon coeur. Je veux me tuer. Parce que je ne peux rien faire.187

De nombreuses survivantes ont dit à Human Rights Watch que leur honte, leur dépression, et leur peur les empêchaient d’avoir des relations sexuelles normales, et plusieurs ont exprimé une anxiété extrême par rapport au fait que leur mari pourrait les quitter à cause de cela.

D’autres ont connu des dépressions causées par une stérilité, parfois temporaire, qu’elles pensaient serait liée à l’agression sexuelle qui leur avait été infligée. Les règles des survivantes de viol ont souvent été interrompues soit par le traumatisme physique du viol, soit par les IST contractées durant les rapports non protégés avec leurs violeurs. Certaines femmes et filles qui ont été violées se sont retrouvées incapables d’être à nouveau enceintes, ce qui a entraîné une terrible angoisse psychologique dans une culture où la fertilité est considérée comme vitale et détermine une certaine « valeur » sociale.

Impact social du viol : Rejet familial et social

Une étude réalisée en 2005 par une ONG internationale en Côte d’Ivoire a établi que 58 pour cent des victimes d’agression sexuelle étaient blâmées et rejetées par leur famille ou leur communauté à la suite de l’agression. Seulement 35,9 pour cent des victimes interrogées ont qualifié la réaction de leur famille ou de leur communauté de réconfortante.188

A la suite d’une agression sexuelle, des victimes de viol ont souvent été rejetées par leur famille, en particulier quand elles dénoncent le criminel ou cherchent à obtenir justice pour l’agression dont elles ont été l’objet. Certaines ont été quittées par leur mari, ou, si elles n’étaient pas mariées, n’ont pas pu trouver un mari. Une femme de vingt-cinq ans qui a été violée collectivement à Abidjan en 2005 a expliqué qu’elle avait été abandonnée par sa famille après avoir parlé ouvertement contre ses violeurs :

L’oncle chez qui je vivais avant n’a pas voulu m’accueillir après. Il m’a reproché d’en avoir parlé ouvertement [d’avoir été violée]. C’était pareil avec tous mes amis et ma famille… Sans le soutien de ma famille, le danger a grandi autour de moi… Je suis allée me cacher chez une famille que je ne connaissais pas. Mais ils n’étaient pas gentils avec moi : quand ma tutrice m’a mise dehors ; aucun membre de la famille ne voulait de moi…J’étais à la rue, seule et malade.189

La situation des femmes et des filles qui se sont retrouvées enceintes suite au viol peut être encore plus terrible. Celles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se faire avorter luttent pour trouver des moyens de vivre avec des enfants nés du viol, en particulier si elles sont rejetées ainsi que leurs enfants par la famille, ce qui est souvent le cas.

Une fois qu’une famille a rejeté une victime de violence sexuelle, il peut s’avérer difficile de permettre sa réinsertion dans l’unité familiale. Un travailleur social communautaire explique :

Nous avons fait des recherches tout autour de Man dans les villages et nous avons trouvé des endroits pour loger les filles traumatisées qui sont venues nous voir, et leurs enfants — des enfants illégitimes des rebelles habituellement. 90 pour cent [des enfants des filles mères que nous aidons] sont des enfants des rebelles. Certaines [des mères] sont elles-mêmes des enfants. Dès l’âge de neuf ou dix ans, c’est déjà courant de voir des filles être victimes de viol – d’inceste ou à l’école aussi, pas seulement les rebelles…Nous aidons les filles qui n’ont pas de maison ou qui sont rejetées par leur famille. Nous allons dans les maisons, souvent nous sommes humiliés, mais nous parlons quand même à la famille, ou nous apportons quelque chose, parce que notre mission c’est la réinsertion familiale et sociale. C’est difficile parce que les filles qui ont couché avec les rebelles sont souvent rejetées par des familles qui les voient comme des rebelles elles aussi. Et il est vrai que de nombreuses filles sont traumatisées et très agressives. Mais ensuite les familles voient que les filles changent de nouveau et les parents finissent par être contents de les garder. C’est dur quand même. Nous devons passer beaucoup d’appels dans les maisons. Au moins cinq interventions par fille pour les réinsérer dans les familles.190

L’impact social et culturel serait nocif non seulement pour les victimes de violences sexuelles, mais aussi pour les familles et les communautés au sens plus large. La plupart des femmes et des hommes interrogés pour ce rapport ont évoqué ou révélé un trouble profond quand ils étaient questionnés à propos du viol, révélant et disaient la répugnance culturelle entourant la question des violences sexuelles. La plupart ne pouvaient pas désigner clairement le mot « viol » dans un langage local. Les personnes interrogées ont utilisé des mots pour décrire le viol qui reflétaient non seulement la nature violente, « révoltante » et « embarrassante » du crime et son effet destructeur sur la survivante, mais aussi l’impact négatif sur la famille et la communauté de la survivante dans son ensemble.

De nombreux Ivoiriens francophones utilisent l’expression « gâter l’enfant » (gâter, comme dans « détruire »). A Guiglo, des hommes Guérés ont utilisé le terme O Pkaké, qui signifie « forcée, » pour désigner le viol…renvoyant à la notion de force physique. Les femmes ont préféré le terme O Kôhô, qui signifie « abîmée » ou « souillée, » et qui souligne les notions de rupture et de destruction de la personne violée. En Yacouba, dans la région des 18 Montagnes, un terme fréquemment utilisé est Yanshiyi quand il s’agit du viol d’une enfant, et Yene Whompi quand une femme est violée. Les deux termes renvoient à la destruction et à la violence.191

Services médicaux et psychologiques inexistants ou insuffisants

La pauvreté, les services médicaux inexistants ou coûteux, et la stigmatisation des victimes de viol semblent avoir empêché nombre des personnes ayant subi des agressions sexuelles de se faire soigner et, de ce fait, les exposent à un plus grand risque d’infection et de souffrance psychologique.

Les travailleurs sociaux et de santé interrogés estiment que la majorité des survivantes de violences sexuelles ne reçoivent que peu ou pas de soins médicaux à la suite de leur agression.192 C’était certainement le cas pour les victimes de violences sexuelles interrogées par Human Rights Watch. La plupart d’entre elles se sont plaintes de problèmes physiques et psychologiques liés aux viols mal soignés ou pas soignés.193 Le défaut de soins médicaux pour les victimes d’agressions sexuelles semble pouvoir être attribué à plusieurs facteurs.

Premièrement, la pauvreté et le coût élevé des services médicaux empêchent certaines survivantes d’agressions sexuelles de se faire soigner et, de ce fait, les exposent aux risques élevés d’IST et donc de souffrance psychologique. Seules quelques-unes peuvent payer les coûts de transport dans une clinique.

Deuxièmement, le système de santé en Côte d’Ivoire a été ravagé par le conflit armé, en particulier dans le nord sous contrôle rebelle. Déjà en 1998, environ 30 pour cent de la population ivoirienne seulement avait un accès assuré aux services de santé de base.194 Avec le déclenchement des combats en 2002-2003 beaucoup d’infrastructures médicales dans le nord ont été pillées et partiellement détruites. Au moins 90 pour cent du personnel de la santé publique travaillant dans les territoires sous contrôle des Forces Nouvelles auraient été réaffectés dans le sud du pays contrôlé par le gouvernement. De nombreuses survivantes du viol, en particulier celles qui vivent dans des zones rurales, n’ont donc pas pu avoir accès aux services médicaux même élémentaires.

Troisièmement, la stigmatisation sociale liée au viol empêche les femmes de se faire soigner, de peur qu’une visite médicale ne fasse connaître leur viol publiquement. Par exemple, quasiment tous les leaders locaux, le personnel médical local, et les travailleurs humanitaires interrogés dans la ville de Guiglo, dans le sud-ouest du pays, pensaient que les femmes et les filles venues faire soigner des problèmes gynécologiques cachaient le fait qu’elles avaient été violées parce qu’elles avaient honte.195

Quatrièmement, de nombreuses femmes préfèrent les guérisseurs ou guérisseuses traditionnels au personnel médical occidental mal connu. De nombreux professionnels de santé reconnaissent que bon nombre de survivantes de violences sexuelles ne viennent se faire soigner dans des cliniques ou des hôpitaux qu’en cas d’urgence, préférant plutôt se taire ou consulter un guérisseur traditionnel.196 La plupart des guérisseurs traditionnels sont des femmes qui ont une assez bonne connaissance de l’anatomie féminine et des plantes locales. Toutefois, elles n’ont que peu ou pas de connaissances, ni d’accès, en matière de médecine moderne. Par exemple, aucune des guérisseuses traditionnelles interrogées par Human Rights Watch n’avait jamais entendu parler du traitement court et abordable par les anti-rétroviraux connus sous le nom de prophylaxie post-exposition (PPE). L’administration rapide de la PEP réduit le risque de transmission du VIH. La PPE peut être administrée en même temps qu’une contraception d’urgence, qui réduit fortement le risque qu’une femme qui a été violée sans préservatif soit enceinte.

Les services médicaux inexistants, insuffisants ou coûteux mettent les survivantes d’agressions sexuelles en danger. Elles encourent d’habitude sans assistance des graves problèmes médicaux, en particulier dans le cas de survivantes de viol qui ont contracté le VIH.  

Malgré les taux élevés de prévalence estimée du VIH en Côte d’Ivoire, peu d’efforts sont faits pour le combattre en dehors des principaux centres urbains. Vu l’état de délabrement du système de santé, même dans les endroits où les bâtiments sont encore intacts, il y a une pénurie de médicaments, d’équipement et de personnel pour fournir les services, quand ils ne sont pas complètement absents.

Etant donné les signalements de violence sexuelle et les conséquences dévastatrices de la contamination par le VIH/SIDA, les cliniques médicales devraient rechercher systématiquement les possibilités de violence sexuelle ; traiter les signalements de violence sexuelle ; et fournir systématiquement des informations aux patientes sur la transmission, le dépistage volontaire, l’aide psychologique et le traitement du VIH/SIDA. Il est vital de développer l’éducation, la prévention, et le traitement des IST, ainsi que la prévention de la transmission mère enfant du VIH, le traitement des maladies opportunistes, et le traitement du SIDA par un traitement médical efficace.

De plus, il y a peu d’abris pour des urgences, et pratiquement aucun abri pour l’accueil de survivantes de violences sexuelles en danger, de centres pour l’accueil de femmes victimes de violences conjugales, ni de numéros d’urgence pour le viol.

Des dizaines d’organisations humanitaires ivoiriennes et internationales comme MSF, l’International Rescue Committee (IRC), et Save the Children ont tenté d’intervenir pour combler ces lacunes. Elles oeuvrent dans tout le pays et fournissent des services aux survivantes de violences sexuelles, à savoir un soutien psychologique, une aide juridique, des soins médicaux, et des tests de dépistage du VIH/SIDA. Cependant, malgré leurs efforts louables et souvent importants, ces groupes manquent de capacités financières, logistiques et autres pour faire face à l’ampleur et au degré de gravité des cas locaux. Par exemple, un centre de santé d’Abidjan qui fournissait des tests de dépistage du VIH et du soutien psychologique, a fermé en 2006 par manque de fonds. Confrontées à des contraintes de ressources, des menaces de restrictions budgétaires, et des menaces de la part de groupes armés, bon nombre d’organisations humanitaires ne peuvent donc pas octroyer les services aux grands nombres de femmes et de filles qui en ont besoin.




167 Entretien de Human Rights Watch avec une personnalité de la société civile, Man, septembre 2006.

168 Entretien de Human Rights Watch, Monrovia, Libéria, octobre 2006.

169 Entretiens de Human Rights Watch avec le directeur intérimaire de Médecins Sans Frontières - Belgique (MSF-B), le directeur de MSF-B, et d’autres membres de MSF-B, Abidjan et Man, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

170 Entretien de Human Rights Watch avec des professionnels de santé, tant dans les zones de Côte d’Ivoire sous contrôle des rebelles que du gouvernement, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

171 Entretien de Human Rights Watch, Monrovia, Libéria, septembre 2006.

172 Entretien de Human Rights Watch avec une activiste des droits des femmes, Danané, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

173 Entretiens de Human Rights Watch avec des gynécologues et des sages-femmes traditionnelles, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

174 Entretiens de Human Rights Watch avec une professionnelle de l’hôpital de Guiglo, Guiglo, Côte d’Ivoire, 29 septembre 2006.

175 L’avortement est toujours illégal en Côte d’Ivoire. Notamment, l’Article 366 stipule que quiconque, par des aliments, des boissons, des médicaments, des pratiques chirurgicales, des violences, ou tout autre moyen, procure ou tente de procurer un avortement d’une femme enceinte, avec ou sans son consentement, sera puni d’une peine d’emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 150 000 à 1 500 000 francs CFA ((238,78 à 2387,81 US$). Une femme qui se procure l’avortement à elle-même ou tente de se le procurer, ou qui consent à faire usage des moyens administrés à cet effet, est passible d’une peine de prison de six mois à deux ans, et d’une amende de 30.000 à 300.000 francs CFA (47,76 à 477,56 US$). Les personnes exerçant une profession médicale ou une profession relative à la santé publique qui favorisent ou procurent les moyens de provoquer un avortement, sont passibles d’une peine de un à 10 ans de prison et d’une amende de 150.000 à 10.000.000 francs CFA (238,78 à 15.918,75 US$). Ces personnes peuvent aussi se voir interdire l’exercice de leur profession. (Code Pénal, Art. 366). La seule situation dans laquelle un avortement est légal est quand il est nécessité par la sauvegarde de la vie de la mère. (Code Pénal, Art. 367.)

176 Aly Ouattara, Séguéla, « Côte d'Ivoire : L’avortement - Illégal, recherché, parfois mortel », Inter Press Service (Johannesburg), 23 août 2006. ( « Avortement » ).

177 “Objectif santé”, étude non publiée 2005.

178 Médecins sans frontières, Rapport d’activité international 2005, Côte d'Ivoire : Violence renouvelée approfondit la crise, (International Activity Report 2005, Ivory Coast: Renewed violence deepens crisis), 2005, [traduction de Human Rights Watch] disponible en ligne à http://www.doctorswithoutborders.org/publications/ar/i2005/ivorycoast.cfn.

179 Médecins sans frontières, « Les dix urgences humanitaires laissées pour contre de 2005 : la crise s’aggrave en Côte d'Ivoire » (“Top 10 Most Underreported Humanitarian Stories of 2005: Crisis Deepening in Ivory Coast,” 2005 [traduction de Human Rights Watch], disponible en ligne à http://www.doctorswithoutborders.org/publications/reports/2006/top10_2005.html#ivorycoast, et Médecins sans frontières, Violence renouvelée.

180 Pour une évaluation de 7 pour cent, voir le rapport de l’Organisation mondiale de la santé sur le VIH/SIDA par pays : http://www.who.int/countries/civ/en/. Voir aussi, Programme commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA) Profil par pays pour la Côte d’Ivoire : http://www.unaids.org/en/Regions_Countries/Countries/côte_d_ivoire.asp. Pour une évaluation de 10 pour cent, voir Médecins sans frontières, Violence renouvelée. Les Centres pour le contrôle des maladies (Centers for Disease Control ou CDC) du Département de la Santé des Etats-Unis, « Le plan d’urgence pour la Côte d'Ivoire » (“The Emergency Plan in Côte d'Ivoire,”) http://www.cdc.gov/nchstp/od/gap/countries/Côte d Ivoire.htm, [traduction de Human Rights Watch].

181 Organisation mondiale de la Santé, Côte d’Ivoire, Résumé de profil par pays pour l’évaluation du traitement du VIH/SIDA, Décembre 2005, p. 2. « La crise politique et militaire en Côte d’Ivoire a limité la capacité nationale à répondre à l’épidémie de VIH/SIDA ces dernières années. Le personnel de santé qualifié manque, et la situation a été aggravée par le déplacement des ressources humaines existantes vers les régions non occupées. Les interventions existantes relatives au VIH/SIDA sont largement concentrées à Abidjan et dans quelques autres grandes villes. Les prix des médicaments sont prohibitifs pour la plupart des gens qui viennent dans les centres accrédités. Les installations pour le contrôle en laboratoire sont insuffisantes. » [traduction de Human Rights Watch]. Voir aussi, Betsi NA, Koudou BG, Cisse G, Tschannen AB, Pignol AM, Ouattara Y, Madougou Z, Tanner M, Utzinger J., « Effet d’un conflit armé sur les ressources humaines et les systèmes médicaux en Côte d'Ivoire : Prévention et soins pour les personnes vivant avec le VIH/SIDA » (“Effect of an armed conflit on human resources and health systems in Côte d'Ivoire: prevention of and care for people with VIH/SIDA,” AIDS Care, Mai 2006; 18(4), pp. 356-65, [traduction de Human Rights Watch].

182 ONUCI, Division des Droits de l’Homme, Situation des droits de l’homme en Côte d’Ivoire, Rapport n° 4.

183 Human Rights Watch, RDC – La guerre au sein de la guerre : Violence sexuelle contre les femmes et les filles à l’est du Congo, Juin 2002, http://www.hrw.org/reports/2002/drc/CoONG0602.pdf, p. 77; Pieter Fourie (Conférencier en politique à l’université Rand Afrikaans, Johannesburg) et Martin Schönteich (Chercheur principal pour le Programme de justice criminelle à l’ISS), « La nouvelle menace sécuritaire planant sur l’Afrique : Le VIH/SIDA et la sécurité humaine au sud de l’Afrique » (“Africa's New Security Threat: VIH/SIDA and Human Security in Southern Africa”), African Security Review Vol. 10 No 4, 2001, http://www.iss.co.za/Pubs/ASR/10No4/Fourie.html, [traduction de Human Rights Watch]; Timothy Docking, « Le SIDA et les conflit violents en Afrique » (“AIDS and Violent Conflit in Africa”), United States Institute of Peace Special Report No. 75, 15 octobre 2001, http://www.usip.org/pubs/specialreports/sr75.html, [traduction de Human Rights Watch].

184 Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

185 Entretien de Human Rights Watch, Comté de Nimba, Libéria, octobre 2006.

186 Entretien de Human Rights Watch, Comté de Nimba, Libéria, octobre 2006.

187 Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

188 ONG anonyme, Violence sexuelle dans les 18 Montagnes,.

189 Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, Côte d’Ivoire, septembre 2006.

190 Entretien de Human Rights Watch avec un leader de la société civile, Man, Côte d’Ivoire, Septembre 2006.

191 ONG anonyme, Violence sexuelle dans les 18 Montagnes.

192 Entretiens de Human Rights Watch avec des professionnels de santé et membres d’ONG, Côte d’Ivoire, septembre 2006. Un atelier animé par une ONG internationale en 2006, à l’attention de 20 ONG locales travaillant dans le domaine des droits de l’enfant, a constaté qu’il n’existe pas de système formel pour aider les victimes de violences sexuelles en ce qui concerne les services médicaux, psychosociologiques ou juridiques, non plus que de système de coordination ni de plan national.

193 Entretiens de Human Rights Watch, Côte d’Ivoire, Libéria, Mali, Burkina Faso, septembre - novembre 2006.

194 Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP), L’État de la Population Mondiale, (The State of World Population), (FNUAP: 1998), p. 70.

195 Entretiens de Human Rights Watch avec des responsables locaux, des professionnels de santé locaux et des travailleurs humanitaires, Guiglo, Côte d’Ivoire, Septembre 2006.

196 Entretiens de Human Rights Watch avec des représentants de Médecins Sans Frontières - France, Médecins Sans Frontières - Belgique, et Médecins Sans Frontières - Hollande, Abidjan, Côte d’Ivoire, Septembre 2006.