Contexte général du conflit en Côte dIvoireL« ivoirité » et le début de la crise en 2000Depuis près de sept ans, la Côte dIvoire considérée autrefois comme un pilier de stabilité en Afrique de lOuest souffre dune crise politique et militaire enracinée dans des luttes de pouvoir économique, politique, religieux et ethnique. En un premier temps, de lindépendance du pays en 1960 jusquaux années 90, la Côte dIvoire a connu une stabilité économique et une harmonie relatives. Elle devint une puissance économique clé en Afrique de lOuest, leader mondial de la production du cacao et dans une moindre mesure du café, et de ce fait, attira une main duvre immigrée qui finit par représenter environ 26 pour cent de sa population. Sous la longue présidence de Félix Houphouët-Boigny, catholique et appartenant à lethnie Baoulé, plus de 60 groupes ethniques coexistèrent avec plus de 3 millions dimmigrés de la sous région ouest africaine. Suite au décès de Houphouët-Boigny en 1993, et à la détérioration progressive de léconomie, quelques hommes politiques mirent un nouvel laccent sur la question de la nationalité et développèrent la notion de l« ivoirité » un discours politique ultranationaliste qui marginalisait les personnes considérées comme étrangères et leur refusait la citoyenneté.2 Ces hommes politiques exploitèrent des divisions ethniques pour évincer leurs rivaux politiques aux élections. À cette fin, ils instrumentalisèrent lappareil de lÉtat pour réprimer leurs opposants et incitèrent à la peur ou à la haine des populations qui avaient vécu en relative harmonie pendant des décennies. Cest en 2000 que les candidats aux élections présidentielles ont ouvertement joué la carte de livoirité. Ce choix savéra explosif. La ferveur nationaliste désormais alimentée par les politiques retourna le sentiment populaire dans certaines circonscriptions contre les « étrangers », les musulmans et les ivoiriens du nord. Deux vagues de violence sans précédent se déferlèrent, faisant plus de 200 morts.3 Les tueries et les abus de tout type de cette année-là choquèrent les ivoiriens comme les membres de la communauté internationale, et soulignèrent le danger que présente la manipulation des solidarités ethniques et des préjugés latents. Ce processus déboucha sur des élections soldées par la victoire contestée de lactuel Président Laurent Gbagbo. Le conflit armé et limpasse politico-militaireLe 19 septembre 2002, des hommes armés attaquèrent Abidjan, la capitale commerciale et de facto de la Côte dIvoire, ainsi que les villes de Bouaké et Korhogo au nord. Par la suite, la rébellion engendra plusieurs groupes à louest qui vinrent finalement se souder aux premiers rebelles. Ceux-ci proclamaient que leurs objectifs étaient de revoir les récentes réformes militaires, de mettre un terme à lexclusion politique des et la discrimination contre les ivoiriens du nord, dorganiser de nouvelles élections, et de renverser le Président Gbagbo, dont la présidence était considérée comme illégitime du fait dirrégularités dans les élections de 2000.4 Bien quils naient pas réussi à semparer dAbidjan, les rebelles rencontrèrent peu de résistance au nord et parvinrent rapidement à occuper et contrôler la moitié nord du pays. Rapidement rejoints par deux autres factions rebelles à louest,5 ils formèrent une alliance politico-militaire appelée les Forces Nouvelles. Leur progression fut alimentée et facilitée par la circulation darmes et de mercenaires du Libéria voisin, et par le bon vouloir du Burkina Faso à apporter son soutien aux forces rebelles - dimensions du conflit ivoirien qui soulignèrent la fragilité de la sous région et entraînèrent la Côte dIvoire dans un bourbier régional complexe.6 Accords de paixLes tentatives pour résoudre le conflit entre le gouvernement au sud et les Forces Nouvelles au nord se sont soldées par une série daccords de paix bafoués,7 par la mise en place de plus de 11.000 soldats des forces de maintien de la paix étrangères sur le terrain pour empêcher une guerre totale et pour protéger les civils, et par limposition dun embargo de lONU sur les armes, ainsi que quelques rares sanctions onusiennes économiques et de déplacement. Le 27 février 2004, le Conseil de sécurité des Nations Unies a mis en place une mission de maintien de la paix en Côte dIvoire. Cette force, déployée le 4 avril 2004, comportait environ 8.000 soldats de maintien de la paix de lONU (« casques bleus ») et près de 1.000 officiers de police, et elle était appuyée par les 3500 soldats français plus lourdement armés appartenant à lOpération Licorne. Ces soldats de maintien de la paix contrôlèrent une zone tampon appelée la « Zone de confiance » qui traversait le pays dest en ouest et séparait les forces ivoiriennes opposées. La mission de maintien de la paix de lONU en Côte dIvoire a été chargée daider le gouvernement à mettre en uvre un plan national de désarmement, de démobilisation et de réintégration (DDR), ainsi que de protéger les civils se trouvant sous la menace imminente de violences physiques, selon ses capacités et ses zones de déploiement. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a aussi imposé à la Côte dIvoire un embargo sur les armes en novembre 2004, et en février 2005 nomma un panel dexperts pour contrôler cet embargo. Les accords de paix et la mission de maintien de la paix de lONU appuyée par la France entraînèrent une cessation des hostilités actives sans apporter la paix ni lunité. Le résultat fut une impasse, une situation de « ni paix, ni guerre, » dans laquelle les Forces Nouvelles refusèrent le désarmement parce quils ne faisaient pas confiance au gouvernement pour organiser des élections libres et équitables dans lesquelles les ivoiriens du nord et ivoiriens dorigine immigrée seraient autorisés à voter. Pendant plus de quatre ans, la Côte dIvoire est donc restée divisée entre le sud contrôlé par le gouvernement et le nord contrôlé par les rebelles, avec une zone tampon au milieu patrouillée par les forces de maintien de la paix françaises et des Nations Unies. Un nouvel accord de paix signé le 4 mars 2007 à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, (« LAccord de Ouagadougou »), puis approuvé ensuite par lUnion africaine et le Conseil de sécurité des Nations Unies,8 constitue la plus récente tentative négociée pour réunifier le pays et mettre un terme au conflit. Contrairement aux accords de paix précédents, lAccord de Ouagadougou est le fruit de négociations directes entre le président ivoirien Laurent Gbagbo et les Forces Nouvelles. LAccord décrit six dispositions clés : un nouveau gouvernement de transition, la reprise dun processus interrompu didentification des citoyens qui conduira à linscription sur les listes électorales et à loctroi de cartes nationales didentité, le désarmement des combattants Forces Nouvelles dans le nord et des milices pro-gouvernementales dans le sud, la création dun nouveau centre de commandement militaire intégré pour les armées rebelle et gouvernementale, le redéploiement du personnel administratif au nord, et lélimination progressive de la zone tampon, la sécurité y étant désormais assurée par des forces ivoiriennes plutôt que les forces onusiennes ou françaises. Bien que nombre dobservateurs politiques estiment que lAccord de Ouagadougou présente le meilleur espoir jusquici pour la résolution de la crise ivoirienne, il nest pas exempt de risques ni dimperfections. En particulier, lAccord de Ouagadougou ne prévoit pas de compensation ni de services pour les victimes de la guerre. Il nétablit pas non plus de plan pour exiger des comptes aux responsables des violations des droits humains. En fin de compte, lAccord pourrait laisser les civils sans la protection des soldats de maintien de la paix français et de lONU, tandis que lappel à la fin de lembargo pourrait conduire à la prolifération des armes et à de nouvelles violences. Au moment de la rédaction de ce rapport, plusieurs dispositions de lAccord ont été mises en application, entre autres le démantèlement initial de la zone tampon patrouillée précédemment par les soldats de maintien de la paix français et de lONU, et la création dun centre de commandement militaire intégré. Cependant, on na vu que peu ou pas de progrès sur les points essentiels du désarmement, de linscription sur les listes électorales, ou de lidentification.9 Selon le programme fixé originellement par lAccord, les élections étaient prévues environ dix mois après la signature. Toutefois, du fait de retards dans la mise en uvre, il est probable que les élections seront repoussées dau moins plusieurs mois, voire même plus. Peu des problèmes au cur du conflit ivoirien ont été résolus tels que léligibilité à la citoyenneté de millions dhabitants dorigine immigrante et les problèmes fonciers entre « allogènes » (terme péjoratif utilisé pour désigner les étrangers) et « autochtones » dans louest instable. Impact de la guerre et de limpasse ultérieure : atteintes aux droits humains et déplacement massif des populationsLes retombées de la crise en matière de droits humains pour les personnes ordinaires vivant au nord comme au sud ont été et sont toujours dévastatrices. Lagitation politique et limpasse qui ont suivi le conflit armé de 2002-2003 entre le gouvernement et les rebelles basés dans le nord ont été ponctuées datrocités et de graves violations des droits humains imputables aux deux côtés, à savoir des exécutions extrajudiciaires, des massacres, des disparitions forcées et de nombreux cas de torture. Les rebelles en Côte dIvoire se livrèrent à des abus largement généralisés contre des civils dans certaines régions sous leur contrôle. Ces abus comprenaient des exécutions extrajudiciaires, des massacres, des actes de torture, de cannibalisme, des mutilations, le recrutement et lutilisation denfants soldats, ainsi que des violences sexuelles telles que le viol, le viol collectif, les tortures sexuelles, linceste forcé, et lesclavage sexuel. Des combattants libériens luttant aux côtés des groupes rebelles ivoiriens se sont rendus souvent coupables des pires crimes. Toutefois, même après leur départ, diverses formes de violence ont continué. Parallèlement, en réponse à la rébellion, les forces gouvernementales et les mercenaires libériens recrutés par le gouvernement ont eux aussi fréquemment exécuté, détenu et attaqué des personnes soupçonnées de soutenir les forces rebelles du fait de leur appartenance ethnique, nationale, religieuse et politique. Le sud-ouest de la Côte dIvoire en particulier fut durement touché, quoique les forces pro-gouvernementales commèrent des abus dans toutes les zones sous leur contrôle. Les milices civiles, tolérées sinon encouragées par les forces de sécurité gouvernementales, se livrèrent à des attaques fréquentes contre la communauté « étrangère », en particulier contre les ouvriers agricoles Burkinabés habitant à louest du pays. Le conflit déclencha également une forte escalade de la violence intercommunautaire et interethnique dans louest et ailleurs, dressant souvent des groupes supposément non natifs, tels que les Burkinabés, les Maliens, ou les Dioulas,10 désignés de façon péjorative comme « allogènes » contre les groupes supposément indigènes (appelés « autochtones »), tels que les Guérés, les Bétés ou les Krous. Même après la fin des hostilités actives, les forces de sécurité de lÉtat, renforcées par des milices soutenues par le gouvernement telles que les Jeunes Patriotes (ou JP), ont régulièrement harcelé et intimidé la population. En particulier, ils ciblèrent les personnes considérées comme sympathisantes des Forces Nouvelles ou de lopposition politique. Les forces de sécurité dans les zones gouvernementales extorquèrent et maltraitèrent régulièrement des musulmans, des personnes originaires du nord et des immigrés dAfrique de lOuest, souvent sous le prétexte de contrôles de sécurité aux barrages routiers. La violence exercée par les hommes armés de tous bords a déclenché des déplacements massifs des populations et un bouleversement économique. Au moins 700.000 personnes sont déplacées uniquement dans une partie des régions contrôlées par le gouvernement et on estime à 1,7 million les personnes déplacées à lintérieur du pays à léchelle nationale.11 Une évaluation conservatrice dautres déplacements de populations mentionne quau moins 350 000 personnes ont fui le sud contrôlé par le gouvernement pour se réfugier au Mali, pays dans lequel beaucoup dentre elles nétaient jamais allées.12 Environ 450 000 personnes dorigine Burkinabé seraient dans une situation similaire, sétant réfugié au Burkina Faso.13 Nombre de ces personnes sont des travailleurs immigrants maliens ou Burkinabés, tandis que beaucoup dautres sont des immigrés de la seconde ou troisième génération. Des dizaines de milliers dautres ont fui la Côte dIvoire pour dautres pays de la sous région et au delà. La Côte dIvoire demeure une nation divisée, plongée dans la crise politique et militaire la plus grave de son histoire depuis lindépendance. La violence sexuelle liée au conflit sest produite et continue à se produire dans ce contexte dinstabilité, de violence, et dimpunité. 2 A la mort de Houphouët-Boigny en 1993, Henri Konan Bédié est devenu le second président de Côte dIvoire. Après avoir assumé la présidence pendant quelques années et remporté les élections programmées en 1995, Bédié et ses conseillers ont inversé la « politique de portes ouvertes » aux immigrants de Houphouët-Boigny, pour la remplacer par la philosophie de « livoirité », lançant cette nation autrefois terre daccueil des immigrants dans une spirale descendante de discrimination ethnique. On peut trouver une analyse succincte de cette période dans louvrage de Thomas Hofnung, La Crise Ivoirienne: Dix clés pour comprendre (Paris: La Découverte, 2005), pp. 29-31 (Dix clés). 3 Les élections parlementaires et présidentielles en Côte dIvoire en octobre et décembre 2000 ont été marquées par des violences politiques qui ont fait plus de 200 morts et des centaines de blessés. Human Rights Watch, Côte d'Ivoire Le nouveau racisme : La Manipulation politique de lethnicité en Côte d'Ivoire, vol. 13, no.6 (A), Août 2001, http://www.hrw.org/reports/2001/ivorycoast/. 4 Un argument crucial en faveur de son illégitimité était que les élections de 2000 avaient été truquées parce que 14 sur les 19 candidats présidentiels avaient été exclus. 5 Le Mouvement Patriotique de Côte dIvoire (MPCI) a été rejoint par deux groupes de louest : le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP) et le Mouvement Populaire Ivoirien du Grand Ouest (MPIGO). 6 Lanalyse de la situation dans ce paragraphe sappuie sur un rapport publié antérieurement : Human Rights Watch, Pris entre deux guerres : Violence contre les civils dans lOuest de la Côte dIvoire , août 2003, vol. 15, no. 14 (A), http://www.hrw.org/reports/2003/Côtedivoire0803/. 7 Accords de Linas-Marcoussis négociés par le gouvernement français en janvier 2003 ; Accords de Accra III négociés par les pays ouest africains et par le Secrétaire général de lONU, Kofi Annan, en juillet 2004 ; et lAccord de Pretoria négocié par le Président sud-africain Thabo Mbeki au nom de lUnion africaine et signé en Afrique du Sud le 6 avril 2005. 8 « La situation en Côte dIvoire », Déclaration présidentielle du Conseil de Sécurité des Nations Unies, 28 mars 2007 S/PRST/2007/8 (2007). 9 Environ 3 millions dIvoiriens nont pas de documents de nationalité ou de cartes délecteurs. Voir, « Côte dIvoire: le processus pré électoral crucial didentification retardé » (Côte dIvoire: Key pre-electoral identification process delayed), IRIN, 31 mars 2006, http://www.irinnews.org/report.asp?ReportID=52549&SelectRegion=West_Africa. Cette question a fini par être considérée par beaucoup comme la raison dêtre de la rébellion, selon les responsables des Forces Nouvelles interrogés par Human Rights Watch à Abidjan et Bouaké en mars 2006, entre autres. 10 Le terme « Dioula » renvoie à une simple description dune ethnicité se trouvant essentiellement dans la partie nord-est de la Côte dIvoire. Toutefois, il peut aussi être quelque peu péjoratif et au cours des dernières années, le terme « Dioula » a fini par signifier plus quun quelconque groupe ethnique, comme celui des « Baoulé » . Maintenant, il désigne souvent des personnes du nord tels que les Malinké, Sénoufo et autres ethnicités, aussi bien que des étrangers et des personnes dorigine étrangères comme des ivoiriens dorigine Burkinabé et malienne. Dans ce rapport, Human Rights Watch utilise le terme Dioula tel quil est couramment employé par beaucoup divoiriens : pour désigner des ivoiriens qui, même sils habitent dans le sud, appartiennent à lorigine aux groupes ethniques du nord Mande et Gur, y compris des membres des groupes ethniques Malinké, Sénoufo et Bambara. 11 Bureau des Nations Unies pour la Coordination des Affaires humanitaires (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, OCHA). « Urgences - Côte d'Ivoire » (Emergencies - Côte d'Ivoire), http://ochaonline.un.org/webpage.asp?Page=2355; publication commune du Ministère de la Solidarité et des victimes de guerre, de lÉcole Nationale Supérieure de Statistique et d'Économie Appliquée (ENSEA), et du Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP), « Conditions de vie des personnes déplacées et des familles daccueil en zone gouvernementale de la Côte dIvoire résultats de lenquête », janvier 2007, (« Conditions de vie des personnes déplacées » MSVG/ENSEA/UNFPA). 12 Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, Côte dIvoire, Septembre 2006. 13 Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, Côte dIvoire, Septembre 2006. |