Rapports de Human Rights Watch

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VII. Justice pour les crimes commis par les forces rebelles et pro-gouvernementales

Le conflit armé de 2002-2003 et l’agitation politique qui l’a suivi ont entraîné de nombreuses atrocités tant du fait du gouvernement que des forces rebelles, en violation des droits humains et des normes internationales humanitaires.  Des meurtres, des violences sexuelles contre les femmes, et le recours à des enfants soldats ont été courants aussi bien dans les zones contrôlées par les rebelles que par le gouvernement. Les forces de sécurité de l’Etat ivoirien et les milices pro-gouvernementales ont fréquemment et parfois systématiquement exécuté, arrêté et attaqué des partisans présumés des rebelles sur la base de leur appartenance ethnique, religion, nationalité et appartenance politique. Les milices, soit tolérées soit encouragées par les services de sécurité de l’Etat, se sont livrées à des violences politiques et de l’intimidation et ont largement pris pour cible les communautés immigrées, en particulier les fermiers Burkinabé dans les villages de l’ouest du pays.

Ni le gouvernement ivoirien, ni les chefs rebelles n’ont pris de mesures concrètes pour enquêter et exiger des comptes aux principaux responsables de ces crimes. Ceux qui les perpètrent ont sans aucun doute été encouragés par le climat actuel d’impunité qui permet à de graves abus de rester impunis.

Un rapport de mars 2005 de la section des droits humains de l’UNOCI sur la situation des droits humains en Côte d’Ivoire durant les mois de janvier et février 2005, a relevé de graves abus commis tant par les forces pro-gouvernementales que par les rebelles. Ce rapport notait “une intensification des activités des milices et des groupes armés responsables d’actes de violence et de vengeance, telles que des exécutions sommaires et sans jugement” dans les zones contrôlées par le gouvernement.  Dans la zone des Forces Nouvelles, ce rapport qualifiait de courants les problèmes de détention arbitraire, de torture et de disparitions de partisans supposés du gouvernement, y compris dans les propres maisons des chefs locaux.131 Un observateur international a noté que les dirigeants des rebelles ont peu d’autorité réelle et de contrôle sur leurs soldats, d’où des attaques fréquentes contre des villages. “Beaucoup de chefs de villages locaux envoient maintenant leurs femmes dormir dans la brousse afin d’éviter d’être la cible des rebelles.”132

Les Nations Unies, dont le Secrétaire général, le Conseil de sécurité et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les droits humains (OHCHR) ont joué un rôle actif dans la dénonciation et les enquêtes sur les graves crimes internationaux commis en Côte d’Ivoire. En réponse à la gravité de la situation des droits humains en Côte d’Ivoire, le OHCHR a envoyé trois commissions d’enquête indépendantes dans le pays : la première à la suite des violences au moment des élections d’octobre 2000 ; la  seconde à la suite de la répression violente d’une manifestation de l’opposition en mars 2004 ; et la troisième, à la suite de la demande de toutes les parties de l’accord de Linas-Marcoussis pour enquêter sur toutes les graves violations des droits humains et du droit international humanitaire perpétrées en Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002. 

Le gouvernement de Côte d’Ivoire demeure le principal garant de la responsabilité des violations des droits humains, cependant les Nations Unies devraient prendre plusieurs mesures concrètes qui permettraient avec plus de certitude que les individus soupçonnés de violations des droits humains soient maîtrisés et tenus pour responsables de leurs crimes.

Premièrement, le Conseil de Sécurité des Nations Unies devrait rendre publics les résultats du rapport d’enquête d’une commission des Nations Unies sur les violations des lois internationales humanitaires commises en Côte d’Ivoire depuis septembre 2002. Deuxièmement, dans un effort pour empêcher les actions futures des présumés auteurs de violations des droits humains, les Nations Unies devraient sans délai appliquer des sanctions économiques et  des restrictions de voyager aux individus “déterminés comme responsables” de violations graves des droits humains. Enfin, dans un effort pour rendre justice aux victimes de ces violations, le procureur de la Cour Pénale Internationale devrait procéder sans délai à la préparation du terrain pour une éventuelle investigation de crimes de guerre par toutes les parties au conflit ivoirien.

Rapport de la Commission d’enquête

Le Conseil de Sécurité des Nations Unies doit encore discuter des résultats du rapport de la dernière commission d’enquête. Le rapport, remis au Secrétaire général des Nations Unies en novembre 2004, a mis des mois à être publié, bien qu’un exemplaire en français ait fait l’objet d’une fuite en janvier 2005.133 Des fonctionnaires des Nations Unies disent que le retard dans la publication du rapport est d’ordre technique, mettant en avant des retards de traduction. Le rapport contenait une annexe secrète avec une liste de personnes accusées de violations des droits humains qui pourraient éventuellement être traduites en justice. Radio France Internationale (RFI) a affirmé en janvier 2005 que la liste contenait 95 noms dont celui de Simone Gbagbo, la femme du Président, qui est aussi le chef parlementaire du FPI, celui de Kadet Bertin, un ancien ministre de la Défense et principal conseiller de sécurité de Gbagbo, et celui du chef rebelle Soro. RFI a déclaré que la femme du Président était accusée d’organiser des escadrons de la mort, tandis que Soro était chargé d’ordonner des exécutions illégales.134

Interdictions de voyager et sanctions économiques autorisées dans la Résolution 1572 du Conseil de Sécurité des Nations Unies 

Une autre liste de personnes ayant commis des violations des droits humains est en train d’être établie par un comité de sanctions des Nations Unies. Le Conseil de sécurité a autorisé dans la Résolution 1572 de novembre 2004 l’application de sanctions d’un an contre les Ivoiriens ayant commis des violations des droits humains, rompu un embargo sur les armes, s’étant livrés à incitations à la haine ou ayant bloqué le processus de paix.135 Ces sanctions comportent des interdictions de voyager et le gel des biens des individus qui “constituent une menace pour le processus de paix et de réconciliation nationale en Côte d’Ivoire, en particulier qui bloquent la mise en œuvre des Accords de Linas-Marcoussis et Accra III.” Des diplomates qui travaillent sur la voie politique ont suggéré que le retard apporté dans la prise de mesures concrètes pour mettre un frein par des sanctions et pour tenir pour responsables par la voie judiciaire les principaux acteurs identifiés comme ayant commis des abus répétés contre les droits humains est politique : que poursuivre l’un ou l’autre objectif peut seulement entraver les efforts de paix en s’aliénant des personnalités dirigeantes jugées nécessaires à la mise en œuvre du processus de paix.

De nombreuses sources diplomatiques ont confirmé à Human Rights Watch que Mbeki et l’Union Africaine semblaient avoir un pouvoir de veto quant à imposer ou non des sanctions. Comme l’a remarqué un des diplomates, “Sauf si Mbeki déclare qu’il a échoué ou s’il recommande spécifiquement des sanctions, il est peu probable que la question arrive devant le Conseil.”136 Ils affirment que les sanctions contre les individus ont été suspendues indéfiniment.137 La Chine et la Russie ont fait objection, Beijing ayant exprimé le plus fortement son opposition.

La plupart des diplomates et des fonctionnaires des Nations Unies interviewés par Human Rights Watch ont contesté cette position et soutenu l’utilisation de la menace de poursuites judiciaires et de l’imposition de sanctions individuelles en guise de “bâton politique” pour faire pression sur les deux camps afin qu’ils respectent le processus de paix et qu’ils répriment d’autres violations des droits humains. “Le véritable objectif de la Résolution 1572 était de pousser les personnes vers le processus de paix,” a déclaré un fonctionnaire supérieur des Nations Unies à New York. Un ambassadeur occidental à Abidjan a approuvé. “Nous nous trouvons dans une situation très sérieuse et nous devons utiliser tous les moyens qui nous permettent d’exercer une pression,” a déclaré l’envoyé.138

La Cour Pénale Internationale

Human Rights Watch est préoccupé par la politisation de la justice et estime que tenir pour responsables de leurs actes les individus de toutes les parties qui se sont rendus coupables des crimes internationaux les plus graves depuis 2002 au moins, est un élément indispensable pour lutter contre la culture de l’impunité qui prévaut sur place et pour garantir un enracinement de la paix et de la stabilité en Côte d’Ivoire.  De plus, cela exercerait un effet dissuasif contre de futurs abus. Si Human Rights Watch salue les efforts pour maîtriser les individus accusés de crimes graves contre les droits humains, tels que l’application de sanctions économiques et d’interdiction de voyager, ces efforts ne vont pas assez loin. La recherche de la justice pour les victimes doit jouer un rôle central dans tous les futurs sommets sur la paix, négociations et autres efforts de la communauté internationale pour mettre un terme au conflit.

Etant donné de sérieuses inquiétudes quant à la capacité et à la bonne volonté des tribunaux nationaux ivoiriens de juger ces crimes ainsi que les préoccupations quant au degré d’instabilité politique et sociale dans le pays, la justice pour les victimes de graves crimes internationaux en Côte d’Ivoire exige un soutien et un engagement significatifs de la part de la communauté internationale.139

Le procureur de la Cour Pénale Internationale devrait prendre des mesures concrètes pour préparer dans les meilleurs délais le terrain pour une investigation sur des crimes de guerre commis par les deux camps dans le conflit armé ivoirien. Le Procureur de la Cour Pénale Internationale a annoncé le 20 janvier 2005 qu’il enverrait une équipe en Côte d’Ivoire pour préparer le terrain pour une éventuelle investigation de crimes de guerre.140 Le Procureur, Luis Moreno Ocampo, agissait sur la base d’une demande antérieure adressée à la Cour Pénale Internationale par le gouvernement ivoirien en septembre 2003 qui avait sollicité son aide pour traduire les rebelles devant la justice. Ocampo a déclaré que des responsables du gouvernement pourraient aussi faire face à d’éventuelles poursuites.141



[131] Rapport sur la situation des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire: Janvier et Février 2005, UNOCI Mars 2005.

[132] Entretien téléphonique de Human Rights Watch, Abidjan, 13 avril 2005.

[133] Commission d’enquête internationale sur les allégations de violations des droits de l’homme en Côte d’Ivoire, Rapport sur la situation des droits de l’homme en République de Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002 jusqu’au 15 octobre 2004 conformément aux dispositions de l’annexe VI de l’Accord de Linas-Marcoussis et à la Déclaration du Président du Conseil de Sécurité du 25 mai 2004 (PRST/2004/17).

[134] Philippe Bolopion, “Soro et Simone Gbagbo sur la liste de l’ONU”, Radio France International, 16:39 (Paris), 28 janvier 2005. Egalement disponible sur www.rfi.fr.

[135] Résolution 1572 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, adoptée le 15 novembre 2004, paragraphes 9-11.

[136] Entretien de Human Rights Watch avec un fonctionnaire des Nations Unies, New York, 28 mars 2005.

[137] Entretiens avec Human Rights Watch, 11 mars 2005.

[138] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 1er mars 2005.

[139] Voir, Document préparatoire de Human Rights Watch, Côte d’Ivoire: la responsabilité pour les graves crimes contre les droits humains est la clé pour résoudre la crise d’octobre 2004.

[140] John Chiahemen, “ICC Could Probe Ivory Coast Abuses – Prosecutor”, Reuters, 28 janvier 2005.

[141] Ibid.


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