Rapports de Human Rights Watch

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V.   Protection insuffisante des populations civiles

L’offensive du gouvernement en novembre 2004 contre le nord contrôlé par les rebelles et l’attaque du 28 février 2005 par les milices contre la ville de Logouale tenue par les rebelles ont permis de rappeler les risques d’abus massifs contre les droits humains dirigés contre les populations civiles, en cas de reprise complète des hostilités armées entre les forces rebelles et pro-gouvernementales.

Les deux actions militaires ont comporté des attaques alarmantes contre des civils. Toutes les deux ont mis à jour les failles de la société ivoirienne et ont montré le risque existant que des groupes armés se livrent à des châtiments collectifs contre des opposants présumés,  et que des groupes ethniques en conflit profitent des hostilités armées pour s’entre attaquer. Ces actions ont également mis en lumière le besoin désespéré de soutenir auprès des Nations Unies la demande de renforts de troupes et d’équipement, pour pouvoir protéger plus efficacement les groupes vulnérables de civils.

L’offensive gouvernementale en novembre 2004

Au début du mois de novembre 2004, le cessez-le-feu de dix-huit mois entre le gouvernement de Côte d’Ivoire et les rebelles basés au nord, ainsi que le processus de paix entamé au même moment, ont été rompus lorsque l’aviation ivoirienne a opéré des bombardements sur les principales villes tenues par les rebelles, de Bouaké, Korhogo Vavoua et Séguéla.

Deux jours d’attaques aériennes ivoiriennes ont fait au moins 55 victimes civiles et beaucoup plus de blessés.67 Après que neuf soldats français aient été tués au cours d’un raid aérien ivoirien sur Bouaké, la France a riposté en détruisant la minuscule force aérienne nationale. Lorsque de violentes émeutes anti-Français ont éclaté à Abidjan, les forces françaises se sont redéployées sur Abidjan pour protéger les citoyens et les propriétés françaises, enlevant aux Nations Unies une grande part de leur capacité à réagir rapidement.

La rupture du cessez-le-feu a déclenché deux sortes de violences.68 Les premières dans la campagne entre groupes indigènes et personnes venues de l’extérieur – Dioulas et immigrés. Les deuxièmes à Abidjan contre les Français en particulier et les résidents non-Africains en général.69

L’offensive du gouvernement a ravivé les violences entre communautés dans la région occidentale de Gagnoa, région natale du Président Gbagbo. La région – cœur de l’industrie nationale vitale du cacao et du café – est une poudrière. Les conflits entre les indigènes Beté et les groupes immigrés tels que les ouvriers des plantations Burkinabé sur la propriété de la terre et sur les ressources sont courants. Ces conflits sont exacerbés par le déclin économique du pays. Pendant la nuit du 6 novembre 2004, des groupes de jeunes gens se désignant eux-mêmes comme des « patriotes » ont pillé des boutiques appartenant en majorité à des Dioulas et des Africains non-Ivoiriens à Gagnoa. D’après des défenseurs des droits humains qui se trouvaient à ce moment-là à Gagnoa, la police ivoirienne n’est pas intervenue pour faire cesser les pillages ni pour arrêter les personnes impliquées.70 Les Burkinabé et d’autres se sont organisés en groupes d’autodéfense. Dans les affrontements qui ont suivi, des défenseurs ivoiriens des droits humains ont signalé dix victimes, dont huit au moins étaient des immigrés, et trente-trois blessés. Les fonctionnaires locaux ont estimé le bilan des victimes à six.71

La crise de novembre 2004 a montré qu’une offensive militaire soutenue sur plusieurs fronts est un défi extrême pour la capacité des forces françaises et des Nations Unies à fournir une protection à leur propre personnel, leurs citoyens et leurs bases, ainsi qu’aux civils de Côte d’Ivoire qui se retrouvent en danger imminent d’être attaqués.72 Pendant la crise, aussi bien les forces françaises que celles des Nations Unies positionnées dans le nord et l’ouest se sont rapidement déplacées sur Abidjan pour offrir aux civils qui s’y trouvaient l’attention dont ils avaient grand besoin. Cependant, ce-faisant, elles ont laissé les civils vivant dans ces zones à la merci de la violence des groupes armés et au cours de heurts antérieurs entre communautés, vulnérables aux attaques.

Les forces françaises se sont concentrées en priorité sur la protection des civils français et d’autres étrangers qui étaient attaqués par les milices pro-gouvernementales. Ceci a privé l’UNOCI d’armement lourd et d’une force de réaction rapide dont l’intervention aurait été nécessaire si des tirs éclataient simultanément dans plusieurs endroits et pour évacuer les civils hors des zones de conflit. “Novembre a montré que Licorne n’était pas notre force de réaction rapide. Ils se sont redéployés pour protéger les Français et d’autres ressortissants étrangers à Abidjan,” a observé le commandant des forces de l’UNOCI, le Major-Général Abdoulaye Fall.73 

Pendant ce temps, l’UNOCI avait retiré 600 hommes de la zone tampon en novembre pour protéger ses installations à Abidjan. Celles-ci s’étendent sur six sites dans la ville, ce qui les rend difficiles à défendre.  Fall a constaté cette faiblesse au sein de ses propres forces ainsi que des problèmes logistiques qui les exacerbaient. “La deuxième leçon c’est que nous non plus ne sommes pas assez forts. Nous avons dû envoyer des soldats pour protéger nos sites dans la région d’Abidjan,” a déclaré Fall.74

Tandis qu’environ 2000 personnes envahissaient les camps de l’UNOCI à Abidjan cherchant à se protéger pendant les émeutes --et certains sont restés plusieurs semaines-- les soldats étaient trop occupés à protéger leurs installations, pour pouvoir faire grand chose d’autre. Par exemple, il a fallu plusieurs jours à l’UNOCI avant de pouvoir effectuer des patrouilles régulières dans les quartiers d’Abidjan et de l’ouest qui sont lourdement peuplés de groupes vulnérables, essentiellement  des personnes venues du nord du pays, des musulmans et des immigrés Ouest-Africains qui sont fréquemment la cible des attaques des milices pro-gouvernementales, qui les accusent de soutenir la rébellion installée dans le nord du pays.

“Notre capacité à protéger les personnes extérieures est limitée. Les Français sont ici pour s’occuper surtout des Français. Il y a des Africains étrangers, des Libanais et d’autres qui seraient vulnérables à nouveau,” a déclaré un fonctionnaire supérieur des Nations Unies. “Si nous avions une explosion grave de violence entre communautés à Abidjan et si cela impliquait des militaires ou des éléments criminels, nous n’aurions pas la capacité de les contrôler. C’est un véritable souci,” a ajouté le fonctionnaire.75

L’attaque gouvernementale de février 2005 sur Logouale

Dans la matinée du 28 février 2005, une force irrégulière de “patriotes” auto-proclamés a attaqué un poste avancé rebelle à l’extrême ouest explosif du pays. Du point de vue militaire, l’attaque du village de Logouale ne sera rien de plus qu’une anecdote dans l’histoire du conflit civil en Côte d’Ivoire. A la suite de l’attaque de Logouale, les forces de maintien de la paix Bangladeshi ont capturé quatre-vingt-sept combattants, dont deux enfants libériens, qui quelques jours plus tard ont été remis au gouvernement dans le bastion occidental des milices de Guiglo. L’armée française a déclaré que de quarante à cinquante personnes avaient été tuées dans l’attaque de Logouale, des miliciens pour la plupart. Les Nations Unies ont estimé le bilan des victimes à vingt-huit.76

Mais Logouale est un avertissement glacial à la communauté internationale que, en cas de reprise des hostilités à grande échelle, il y a un grand risque de violence xénophobe ou ethnique contre les civils. Pendant l’attaque de Logouale elle-même, il y a eu peu d’informations sur des violations commises contre les lois humanitaires internationales, cependant, elle a déclenché une série d’attaques à caractère ethnique entre des groupes indigènes et des ouvriers agricoles immigrés portant sur les droits d’usage de la terre et qui ont provoqué plusieurs victimes, mis en fuite plus de 13 000 personnes et laissé plusieurs villages en flammes.

Les médias ivoiriens et internationaux ont déclaré qu’au moins 16 personnes avaient été tuées pendant les heurts entre communautés au cours des quatre semaines ayant suivi l’attaque de Logouale, qui selon des travailleurs humanitaires s’étaient produits dans les villages de Fengolo, Toa, Zeo et Diahouin proches de la ville de Duekoue.77 Un fonctionnaire d’un organisme international d’aide humanitaire a déclaré que le personnel de cet organisme avait signalé avoir vu des personnes blessées le long de la route de Man à Bongolo le lendemain de l’attaque de Logouale.78 Un autre travailleur humanitaire a exprimé ses préoccupations quant au fait que les forces de maintien de la paix avaient été incapables d’empêcher une attaque par les mêmes milices contre un village voisin d’ouvriers agricoles immigrés Burkinabé qui avait été incendié.79

Un rapport de situation du 16 mars 2005 du Bureau des Nations Unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires (OCHA) décrit la situation à Logouale et dans ses environs comme suit :

“Les autorités locales ont signalé que plus de 13 000 personnes sont déplacées. Leur déplacement est dû aussi aux tensions ethniques entre le groupe ethnique local des Guéré et d’autres communautés. On estime que de nombreux villages dans cette zone sont vides tandis que d’autres ont été incendiés. Des meurtres et autres violations des droits humains, des maisons incendiées et autres actes de représailles ont été perpétrés par les deux camps. Des postes de contrôle tenus par des hommes jeunes armés ont surgi entre Guigle et Bloequin depuis l’attaque de Logouale.”80

L’incident a illustré la volonté apparente des dirigeants locaux d’exploiter cyniquement les différences ethniques et les ressentiments économiques. Les heurts qui ont suivi l’attaque ont eu lieu entre des indigènes Wé et des groupes d’immigrés ouest-africains, surtout issus du Burkina Faso. Etant donné le niveau de tension ethnique dans cette zone, ces attaques ont suscité des craintes quant aux possibilités de violences à grande échelle et, dans l’éventualité d’attaques multiples, quant à savoir si les forces de maintien de la paix des Nations Unies seraient en mesure de protéger les civils comme le stipule leur mandat. 

En effet, le centre et l’extrême ouest de la Côte d’Ivoire, le cœur de l’industrie nationale vitale du cacao et du café, est une région où l’instabilité couve et si elle s’enflammait elle pourrait engloutir toute la sous-région. Les immigrés venus du Burkina Faso, du Mali, du Niger et de  Guinée ont fourni une main d’œuvre bon marché aux propriétaires terriens locaux pour faire surgir des plantations de la forêt tropicale pendant les dizaines d’années qui ont suivi l’indépendance et ont aidé la Côte d’Ivoire à devenir le plus gros producteur mondial de cacao. Mais la guerre civile et le déclin économique ont aiguisé les différends existant depuis longtemps sur les droits à la terre.

Des groupes indigènes ont attaqué les ouvriers agricoles immigrés, souvent juste après la récolte de cacao lorsque la récolte est emportée.81 Les ouvriers agricoles se sont organisés en groupes d’autodéfense et ont riposté,82 ce qui a donné une dynamique mortelle d’actions de représailles entre les deux groupes. “C’est une évolution très inquiétante,” a dit un travailleur humanitaire au sujet de la violence consécutive à l’attaque de Logouale. “Nous avons vu des attaques contre des immigrés après les combats. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’incidents isolés ou des signes précurseurs d’une offensive militaire plus vaste.” 83

Les forces armées ivoiriennes et le gouvernement d’Abidjan ont à plusieurs reprises nié toute implication dans l’attaque de Logouale, qui a été décrite dans les médias pro-gouvernementaux comme une tentative spontanée de la part de fermiers locaux frustrés pour récupérer leurs terres occupées par les rebelles.84 Un groupe de milices inconnu jusqu’ici et se présentant comme le Mouvement pour la Libération de l’Ouest de la Côte d’Ivoire (MILOCI) sous la direction du pasteur Diomande Gammi a revendiqué son implication dans l’attaque.85 Gammi a déclaré que son mouvement représentait des membres du groupe ethnique des Yacoubas dans la partie occidentale de la Côte d’Ivoire.86

Cependant, des fonctionnaires occidentaux et des Nations Unies n’ont aucun doute quant au fait que le gouvernement ait été derrière cette attaque. Des soldats français ont arrêté un lieutenant ivoirien et d’autres combattants suspectés d’être des soldats ivoiriens ayant pris part à l’attaque.87 Un officier supérieur de l’armée française a accusé les forces du gouvernement d’être derrière l’attaque de Logouale : “Nous avons des preuves que l’attaque de Logouale était planifiée, organisée et financée par le pouvoir central à Abidjan,” a déclaré le Colonel Eric Burgaud, chef des forces françaises dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. 88

Le Général Abdoulaye Fall, commandant de la force des Nations Unies, a déclaré que certains des individus faits prisonniers avaient dit avoir été envoyés d’Abidjan par le dirigeant des Jeunes Patriotes, Blé Goudé. “Il y avait une large représentation de différents groupes ethniques,” a déclaré Fall. “Et certains d’entre eux ont affirmé être des Jeunes Patriotes agissant pour Blé Goudé qui étaient venus d’Abidjan,” a-t-il noté.89 Blé Goudé a parcouru la région occidentale du 10 au 13 février 2005.  Dans les discours qu’il a prononcés dans la région, il semble avoir essayé de motiver les jeunes gens du groupe ethnique à combattre. Il les a priés de faire preuve de “courage et de détermination pour débarrasser la région de la rébellion.”90

Cinq Libériens – dont trois enfants – qui ont participé à l’attaque de Logouale ont déclaré à Human Rights Watch que si quelques membres des FANCI et de nombreux Jeunes Patriotes avaient participé à l’attaque, la majorité des combattants étaient des Libériens faisant partie des milices des supplétifs de Lima. Ils ont dit que les Ivoiriens servaient avant tout à les guider à travers la zone tampon dite Zone de Confiance, mais que les Libériens avaient des connaissances supérieures des tactiques de guérilla et étaient de ce fait utilisés ‘comme avant-garde’. Ils ont dit aussi qu’ils avaient été recrutés au Liberia pour combattre avec les milices Lima au cours des mois d’octobre et novembre 2004, et qu’ils étaient partis pour Logouale depuis leurs bases situées à la périphérie des villes occidentales de Guiglo et Blolequin.

Certains des attaquants avaient des fusils d’assaut AK-47 récents et d’autres armes dont l’armée française a dit qu’elles étaient fournies par les services de sécurité ivoiriens. “Nous avons saisi des Kalachnikovs AK-47 qui sont relativement récentes,” a confirmé Fall.91

Le dirigeant du FLGO Maho a accusé les Burkinabé d’être à l’origine des affrontements et à juré de riposter. “Nous ne pouvons pas rester là et laisser nos familles se faire tuer par des étrangers. C’est pour cela que nous avons organisé des patrouilles afin de rassurer les villageois… nous savons que ce sont des gens du Burkina Faso qui les attaquent, aussi nous allons lancer des opérations dans ces zones pour arrêter le massacre,” a déclaré Maho aux villageois de Ziglo, à 25 km de Guiglo, à l’enterrement d’un combattant du FLGO tué dans un affrontement.92

A la suite de l’attaque, les milices du MILOCI ont également juré d’intensifier leur campagne pour déloger les rebelles.  “Notre combat est un combat pour la liberté. Nous voulons que les nôtres qui sont sous le contrôle des rebelles retrouvent leur dignité. La terre appartient à nos ancêtres et personne ne peut nous la prendre,” a déclaré le pasteur Gammi. 93 Il a également accusé les troupes françaises d’avoir bloqué l’avance de ses combattants à Logouale et a menacé de faire de la force française Licorne la prochaine cible du MILOCI.94

Cette menace a été reprise par le dirigeant du FLGO Maho ; “Le FLGO se réserve le droit d’administrer une réponse musclée à la France ainsi qu’à ses intérêts et ses symboles sur le territoire ivoirien tout entier, proportionnellement au mal énorme fait à la Côte d’Ivoire par [le Président français] Jacques Chirac et ses soldats meurtriers,” a-t-il déclaré. 95

Nécessité de renforcer la présence des Nations Unies

Les attaques des milices contre les immigrés considérés comme des sympathisants des rebelles illustrent les problèmes rencontrés dans la protection des populations civiles par les forces de maintien de la paix trop déployées. Les fonctionnaires des Nations Unies disent que la force légère des 6250 casques bleus permet de gérer des incidents isolés tels qu’une incursion dans la zone tampon qu’ils patrouillent entre les forces gouvernementales au sud et les rebelles des Forces Nouvelles au nord.  Mais, comme l’ont montré les suites de l’attaque contre Logouale et les violences de novembre 2004 contre les groupes immigrés –comme le massacre de Dioulas à Gagnoa et les graves émeutes anti-françaises à Abidjan96 – les casques bleus sont trop lâchement étalés et légèrement équipés pour faire face à des attaques  multiples accompagnées d’agitation civile ou de violences entre communautés.97

Après les combats de novembre, le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan a demandé au Conseil de Sécurité d’envoyer 1200 soldats supplémentaires en Côte d’Ivoire mais cette demande se heurte à l’opposition des Etats-Unis pour des motifs budgétaires. 98 Annan a insisté à nouveau sur la nécessité de renforts dans son rapport de mars 2005 au Conseil de Sécurité : “La nécessité de ces renforts a été encore dépassée du fait de la détérioration de la situation  de la sécurité, en particulier dans la Zone de Confiance, et exige l’attention et le soutien urgents du Conseil.”99

En février 2005, la France a soumis un projet de résolution au Conseil de Sécurité demandant des renforts de 1226 soldats de maintien de la paix comprenant un bataillon d’infanterie de 850 hommes, soutenu par une flotte de huit hélicoptères d’attaque, 125 policiers et 270 personnels de soutien. “Les Français ont recours à toutes sortes de ruses diplomatiques pour faire passer la résolution mais il semble qu’elle ait peu de chances d’aboutir,” a déclaré un diplomate européen.100

Ce sont des nouvelles très préoccupantes pour les milliers d’immigrés ouest-africains, les personnes déplacées et les réfugiés du Liberia qui seraient en danger si la Côte d’Ivoire glissait à nouveau dans la guerre. Cela réduirait aussi la capacité de l’UNOCI à remplir son mandat à l’égard de la protection des civils “sous la menace imminente de violences physiques.” Nous pouvons réagir à de petits incidents plutôt bien,” a dit un fonctionnaire supérieur des Nations Unies. “Mais en cas de combats entre le gouvernement et les FN, en même temps que des attaques contre des zones civiles, ce qui serait probablement le cas, alors nous n’aurions pas la capacité de les contenir.”101

L’élargissement des “règles d’engagement” de l’ONUCI, qui en novembre 2004 ont été étendues pour inclure la prévention de “toute action hostile, en particulier à l’intérieur de la Zone de Confiance,” soulignait cependant une autre raison pour les renforts proposés. Fall remarquait que ses hommes remplissaient déjà ce mandat et se trouvaient maintenant dans une position plus forte pour pouvoir répondre aux attaques et les arrêter, qu’elles soient le fait des forces du gouvernement ou des rebelles. 102 Il a souligné l’arrêt des incursions des milices à Logouale comme un exemple de la façon dont les nouvelles règles avaient été appliquées.

Cependant, dans son rapport de mars 2005, le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan a remarqué que les forces étaient beaucoup trop lâchement déployées et il a lancé un avertissement contre les dangers de laisser les forces de l’UNOCI à leurs niveaux actuels.103 Le commandant sur le terrain à Man, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, a approuvé. “Nous, dans l’ouest, sommes déployés sur une zone étendue et je pense que les Nations Unies devraient déployer davantage d’hommes parce que la situation peut changer rapidement,” a déclaré le Colonel Mohammed Shahidul Haque, commandant environ 750 militaires du Bangladesh à Man. 104 “Les problèmes que vous avez un jour ne sont pas les mêmes que vous aurez le lendemain.” Les fonctionnaires de l’UNOCI ont fait remarquer que leur mission souffre de sous-effectifs par rapport à la population de la Côte d’Ivoire qui est de 16 millions. “En Sierra Leone, qui représente le tiers de la Côte d’Ivoire en termes de population, nous avions un effectif trois fois supérieur,” a déclaré le fonctionnaire des Nations Unies.105

Selon un membre du personnel des Nations Unies, l’objectif de la mission a changé radicalement. Elle était déployée pour contrôler la bande tampon de la Zone de Confiance, après l’accord de paix Linas-Marcoussis de 2003. “Nous avons été placés ici comme une force légère pendant que l’accord de paix devait être mis en œuvre, mais rien de ce que prévoyait l’accord de Marcoussis n’est arrivé. L’objectif de la mission a changé radicalement.” a-t-il déclaré.106

L’action de l’UNOCI s’est attiré les foudres du Président Gbagbo, qui a dit que la principale tâche des Nations Unies était de désarmer les rebelles. Le Président Gbago a ouvertement remis en question l’avenir des forces de maintien de la paix tandis que ses partisans organisaient des manifestations réclamant le départ des Français.107 “J’ai plus de 10 000 soldats du monde entier dans mon pays auxquels j’ai demandé de m’aider à mettre un terme à la rébellion,” a déclaré le Président Gbagbo. “Ceux qui viennent ici doivent exposer clairement la raison de leur présence – ou ils sont ici pour nous débarrasser de la rébellion, auquel cas ils désarment les rebelles, ou ils nous laissent les désarmer nous-mêmes et ils repartent d’où ils sont venus.”108

L’attaque de Logouale a alarmé les défenseurs ivoiriens des droits humains et les organismes humanitaires internationaux qui notent que les patrouilles de l’UNOCI et de l’Opération Licorne ne s’aventurent pas assez fréquemment dans les zones où des violences entre communautés pourraient éclater au cours d’une offensive de l’armée ou des milices. L’une de ces zones est Gagnoa au centre ouest de la Côte d’Ivoire, le fief des Beté et le pays natal du Président Gbagbo. Si les Nations Unies n’ont pas techniquement besoin de demander la permission de se déployer dans ces zones, trois fonctionnaires des Nations Unies ont déclaré à Human Rights Watch que l’UNOCI doit encore établir une présence permanente dans la région explosive de Gagnoa parce que le gouvernement ivoirien leur a refusé de le faire.109

L’action des forces de maintien de la paix est tout à fait importante étant donné la nature partisane des forces locales de sécurité. Par exemple, selon une organisation locale de défense des droits humains, les 6 et 7 novembre 2004, des groupes de jeunes Beté et des membres des milices ont attaqué des personnes originaires du nord et des “étrangers” sous les yeux de la police et de la gendarmerie, tuant quinze personnes, et pillant des boutiques, des entreprises et des maisons.110 Certains des Dioulas se sont regroupés pour riposter.111

Des fonctionnaires des organisations humanitaires sont également préoccupés de la sécurité des réfugiés libériens et des Burkinabé déplacés dans la partie ouest de la Côte d’Ivoire où certains font porter la responsabilité de la reprise des combats à des ressortissants étrangers. Selon Fati Kaba, le porte-parole régional de l’Office des Nations Unies du Haut Commissariat aux Réfugiés, “[les] tensions dans la partie ouest de la Côte d’Ivoire présentent le risque d’affecter négativement la protection des réfugiés, parce que chaque fois qu’il y a un conflit en Côte d’Ivoire, la population locale a tendance à être hostile aux réfugiés, à cause de l’implication passée des Libériens dans les combats.”112

Il y a environ 17 000 réfugiés libériens en Côte d’Ivoire qui ont fui leur propre guerre civile, qui s’est terminée en 2003.  Environ 5000 d’entre eux sont hébergés dans le camp “Ville de la paix “ dans le district occidental de Guiglo. A proximité, se trouvent 7000 Burkinabé déplacés au Centre d’Assistance Temporaire des Déplacés.113

Abdoulaye Mar Dieye, le coordinateur des Nations Unies pour les affaires humanitaires en Côte d’Ivoire,  a déclaré que les tensions rendaient difficile pour les travailleurs humanitaires l’accès aux populations vulnérables. “Du fait de la situation de la sécurité, certaines ONG ont réduit leur effectif,” a-t-il dit.114

En plus de la violence politique, l’une des plus grosses préoccupations pour la police des  Nations Unies (CIVPOL) est le manque de sécurité à Abidjan où l’économie a été frappée par les émeutes de novembre 2004 qui ont provoqué le départ de plus de 8000 expatriés, dont beaucoup d’entrepreneurs. “La situation de la sécurité va s’aggraver avec l’appauvrissement des gens “ a dit un fonctionnaire de sécurité des Nations Unies. “Ajouté à ça, vous avez 3500 détenus qui se sont échappés de la prison MACA d’Abidjan en novembre… ce qui signifie que des centaines de meurtriers ou de criminels violents errants viennent aggraver le manque de sécurité.” 115

Sachant cela, des fonctionnaires des Nations Unies se sont dits frustrés devant le manque de fonctionnaires de la CIVPOL déployés pour cette mission. Même si les policiers de la CIVPOL ne sont pas armés et n’ont pas de pouvoirs pour faire appliquer la loi, leur présence sur le marché agité de Adjamé semble avoir induit une réduction du harcèlement des commerçants de la part des milices et des services de sécurité. 116 La CIVPOL dispose de 221 personnes déployées dans le sud de la Côte d’Ivoire mais a du mal à trouver suffisamment de policiers qualifiés parlant Français pour porter ces effectifs au nombre autorisé de 350.117

Les critiques virulentes du gouvernement à l’égard de la présence française ont aussi amené la  France à remettre en question son rôle dans son ancienne colonie. La France a envoyé la force Licorne après que la guerre ait éclaté en septembre 2002, une action qui a été perçue alors comme ayant empêché les Forces Nouvelles de prendre Abidjan. Mais le sentiment anti-Français dans le sud s’est développé depuis l’offensive gouvernementale avortée de novembre 2004.

Les fonctionnaires de l’UNOCI réalisent qu’en augmentant leur présence en Côte d’Ivoire ils pourraient être accusés de contribuer à la partition de facto du pays. Mais ils soutiennent que sans les casques bleus il pourrait y avoir un bain de sang. “Certains pourraient dire qu’en augmentant les effectifs, ce que nous faisons c’est créer une solution de deux états, une division du pays. Ce n’est pas notre intention. Mais si on devait retirer ces troupes, cela pourrait conduire à des centaines sinon des milliers de personnes tuées,” a observé un fonctionnaire des Nations Unies.118

L’embargo sur les armes

Les Nations Unies ont aussi un embargo sur les armes qu’elles ont appliqué aux deux camps dans le conflit ivoirien. Le Conseil de Sécurité a voté en février 2005 le renforcement de l’embargo et autorisé un panel d’experts pour le contrôler, qui a été nommé le 1er avril 2005. Les Nations Unies ont autorité pour conduire des inspections sans avertissement mais le chef de l’armée ivoirienne a déclaré qu’il exigerait d’être prévenu avant les fouilles.

Des sources des Nations Unies estiment que l’UNOCI a besoin d’inspecteurs de l’armement et d’officiers des douanes expérimentés, ainsi que d’une unité de protection, pour pouvoir contrôler efficacement les ports et les frontières poreuses de la Côte d’Ivoire à la recherche de cargaisons d’arme. Ces sources remarquent également que les deux camps ont déjà acquis suffisamment d’armes  – sur le marché international dans le cas du gouvernement ou par le biais de pays comme le Burkina Faso pour les rebelles – pour pouvoir poursuivre le conflit pendant longtemps.119



[67] D’après un rapport du Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH), Abidjan, Décembre 2004, les raids aériens ont fait 16 victimes parmi les civils à Bouaké et 39 à Vavoua et Séguéla.

[68] Rapport sur la situation des violations des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire suite aux bombardements des zones des Forces Nouvelles. Rapport de SOS Racisme Afrique, Décembre 2004.

[69] Ibid.

[70] Rapport du Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH), Abidjan, Décembre 2004, pages 23-26.

[71] Rapport du Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH), Décembre 2004, pages 23-26.

[72] Voir Résolution 1528 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (2004), 27 février 2004, 6(i).

[73] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 1er mars 2005.

[74] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 1er mars 2005.

[75] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 25 Février 2005.

[76] Ange Aboa, “Entretien-Attaque organisée par le gouvernement de Côte d’Ivoire contre l’armée française à l’Ouest,” Reuters, 24 mars 2005.

[77] Déclaration OCHA 10 mars 2005.

[78] Entretien de Human Rights Watch avec un travailleur humanitaire international, Abidjan, 2 mars 2005.

[79] Entretien de Human Rights Watch  avec un travailleur humanitaire international, Abidjan, Mars 2005 et rapport de l’agence de presse IRIN.

[80] Document d’actualité humanitaire de OCHA sur la crise en Côte d’Ivoire occidentale, Abidjan, 16 Mars 2005, page 1.

[81] Entretiens de Human Rights Watch avec des opposants politiques et des travailleurs humanitaires internationaux, Abidjan, Février 2005.

[82] Ibid.

[83] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 1er mars 2005.

[84] Journaux ivoiriens pro-gouvernementaux, Abidjan, 1er mars 2005.

[85] Articles de la presse ivoirienne, Abidjan, 1er mars 2005.

[86] Les Yacouba ont sympathisé avec les rebelles depuis que l’ancien chef militaire, le Général Guei, lui-même Yacouba, a été tué, apparemment par des forces favorables à Gbagbo quand la guerre civile a éclaté en septembre 2002. Des diplomates à Abidjan ont considéré l’émergence du MILOCI comme une tentative du gouvernement pour briser le soutien des Yacouba aux rebelles.

[87] Ange Aboa, “Entretien -Attaque organisée par le gouvernement de Côte d’Ivoire contre l’armée française à l’Ouest,” Reuters, 24 mars 2005. 

[88] Ibid.

[89] Remarques à des reporters citées dans le journal pro-PDCI Nouveau Réveil, Abidjan, 3 mars 2005.

[90] Journal pro-gouvernemental Fraternité Matin, Abidjan, 15 février 2005.

[91] Rapport dans le journal pro-PDCI Nouveau Réveil, Abidjan, 3 mars 2005

[92]Ange Aboa, “Les milices à l’ouest de la Côte d’Ivoire jurent de continuer à se battre,” Reuters, 22 mars 2005.

[93] Ibid.

[94] Reportages d’agences de presse ivoiriennes et internationales, Abidjan, Mars 2005.

[95] Rapport de l’IRIN, Dakar, 4 mars 2005.

[96] Rapports des groupes ivoiriens des droits humains Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH) et SOS Racisme Afrique, Décembre 2004.

[97] Entretiens de Human Rights Watch avec des fonctionnaires des Nations Unies, New York, Dakar et Abidjan, Février-Mars 2005

[98] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec des fonctionnaires des Nations Unies, New York, 11 mars 2005.

[99] Quatrième rapport de progression du Secrétaire général de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, 18 mars 2005, S/2005/186.

[100] Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec des fonctionnaires des Nations Unies, New York, 11 mars 2005.

[101] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 2 mars 2005.

[102] S/PRST/2004/42 : Déclaration du Président du Conseil de Sécurité ; 6 novembre 2004.

[103] Quatrième rapport de progression du Secrétaire général de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, 18 mars 2005, S/2005/186.

[104] Ange Aboa, “Avertissement des Nations Unies sur la possibilité d’une nouvelle guerre en Côte d’Ivoire.” Reuters, 24 mars 2005.

[105] Entretien de Human Rights Watch avec un fonctionnaire des Nations Unies, Abidjan, Mars 2005.

[106] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 1er mars 2005.

[107] Plusieurs milliers de jeunes gens ont manifesté dans les villes de Duekoué et Guiglo, à l’Ouest de la  Côte d’Ivoire, le 19 mars 2005, réclamant le départ des forces de l’Opération Licorne.

[108]Discours, Abidjan. Février 2005.

[109] Entretiens de Human Rights Watch, Novembre 2004, Février 2005.

[110] Rapport du Mouvement Ivoirien des Droits Humains (MIDH), “Reprise des Hostilités en Côte d’Ivoire en Novembre 2004,” Abidjan, Décembre 2004.

[111] Ibid.

[112] Rapport de la Voix de l’Amérique, Abidjan 5 mars 2005.

[113] Chiffres de l’OCHA et du UNHCR, Mars 2005.

[114] Ibid.

[115] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 24 février 2005.

[116] Entretiens de Human Rights Watch avec des sources de la CIVPOL, Abidjan, 1 et 2 mars 2005.

[117] Ibid.

[118] Entretien de Human Rights Watch avec une source des Nations Unies, Abidjan, 25 février 2005.

[119] Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates occidentaux et des analystes militaires, Abidjan, Février-Mars 2005.


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